Plus que jamais, nous avons besoin d’histoires. D’histoires à notre portée, accessibles et résonantes. La principale qualité de l'écrivain, paradoxale pour un créateur de fictions, réside dans sa capacité à montrer ce qui est, à débarrasser les faits et les individus des artifices derrière lesquels ils se cachent.
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© Pierre-Yves Roubert. Tous droits réservés.
23 décembre 2022
Un Noël en Ukraine
(environ 12 minutes de lecture)
– Maman, qu’est-ce qu’on va faire à Noël ?
Cette question de ses enfants désespérait Oksana. Et plus la date approchait, moins elle avait de réponse à fournir. Car comment acheter des cadeaux quand on peut à peine se nourrir et que les magasins sont détruits ? Comment préparer un repas et une belle table sans électricité ? Comment passer une soirée de fête dans un appartement noir et glacial, menacé par les missiles que l’on entend siffler puis exploser à intervalles irréguliers ?
Depuis 2017, dans un but de dé-russification, l’Ukraine avait fait du 25 décembre un jour férié, afin que l’on puisse fêter Noël ce jour-là, alors que traditionnellement il était célébré le 7 janvier, selon le rite orthodoxe encore basé sur le calendrier julien (remplacé en Europe par le calendrier grégorien à la fin du XVIe siècle). En cette fin d’année 2022, alors que les Russes avaient lancé leur monstrueuse entreprise d’extermination, personne en Ukraine, à part quelques fascistes du Donbass et de Crimée, ne voulait plus dépendre des ordres du patriarche de Moscou, qui encourageait les tortures et les tueries de Poutine.
– Maman, mon copain Marko ira faire Noël chez sa grand-mère…
– Eh ben moi, Klara m’a dit qu’ils allaient quand même se réunir, toute la famille, et qu’ils allaient jouer de la musique et danser.
La pression était forte sur Oksana, et compréhensible. Luba, 9 ans, et Bohdan, 7 ans, étaient en âge de réclamer un moment de chaleur à Noël. Surtout en cette année d’horreurs. Surtout après les semaines qu’ils venaient de vivre, terrés chez eux comme des rats, dans un abri qui ne se réchauffait jamais, dans lequel on se couchait à 19 heures, pour avoir enfin un peu chaud, une douzaine de degrés sous les couvertures, c’était toujours mieux que les –10° dehors et les +7° à l’intérieur de l’appartement. Mais que les journées et les nuits étaient longues, d’autant que la lumière du jour disparaissait à 16 heures pour ne réapparaitre qu’à 8 heures le lendemain… Et ces bruits toujours, ces missiles, et les morts et les souffrances qu’ils impliquaient… Comment ne devenaient-ils pas fous ? Oksana se le demandait parfois, même si elle savait que l’heure n’était pas aux questions. Il fallait tenir, lutter, résister, le Président Zelensky le répétait, combattons et nous gagnerons. Anton lui-même, son mari, était sur le front ; il prenait sa part, il risquait sa vie pour repousser ces hordes qui voulaient les tuer. Elle devait aider Anton, et pour cela elle devait assurer à l’arrière, prendre soin des enfants, ainsi que de ses parents à elle, qui vivaient avec eux depuis l’été, depuis que leur maison avait été détruite, non loin de Boutcha ; ils avaient échappé au massacre, mais ils avaient été traumatisés et ne voulaient plus rester seuls.
Alors Oksana développait des trésors d’imagination pour remplir les matinées, les après-midi et les soirées, afin que chacun.e se sente utile et occupé.e. La solidarité entre voisins battait son plein, heureusement, chacun comprenait qu’aider les autres c’était s’aider soi-même en rendant le monde un peu moins moche ; au moins la guerre avait-elle le mérite de rappeler cette évidence, que l’on oubliait quand on n’avait pas à se battre pour survivre. Trouver des endroits pour allumer des feux et de quoi faire du feu occupait un nombre incalculable d’adultes et d’enfants, ramasser les décombres après des destructions en occupait tout autant, sans parler des visites permanentes chez les uns et les autres, afin de se soutenir, de se divertir, d’apporter peut-être un peu d’eau, de nourriture, ou de quoi se soigner. Beaucoup de personnes toussaient, le froid causait des ravages, déjà des bébés et des personnes âgées mouraient prématurément. Monstruosité de Poutine, et terrible complicité de la majorité des Russes, qui plébiscitaient le monstre depuis 20 ans et affirmaient leur soutien à « l’opération spéciale en Ukraine ». Il avait fallu la mobilisation en masse depuis septembre pour que quelques opposants se manifestent, davantage pour éviter d’être enrôlés que par compassion pour les Ukrainiens, dont le calvaire n’émouvait pas les Russes.
– Maman, on pourrait au moins inviter mes amis, faire un gâteau et mettre des bougies ?!
– Maman, on pourrait pas allez chez oncle Pavel ? Je pourrais voir ma cousine, ce serait moins triste.
Oksana retenait ses larmes. Noël, il fallait qu’elle trouve une idée pour Noël. Une messe était prévue, suivie d’un rassemblement avec les voisins autour d’un vin chaud, mais ça ne suffisait pas. Il fallait qu’en rentrant chez eux quelque chose se passe. Quelque chose de familial. Conçu par eux et pour eux.
C’est son mari qui lui en donna l’idée lors d’un des échanges téléphoniques qu’ils arrivaient à organiser, quand Anton avait un moment de répit sur le front, et qu’elle avait pu recharger son téléphone au point d’électricité du quartier alimenté par un générateur de l’aide internationale. Elle se sentit mieux une fois qu’ils eurent trouvé cette idée ; au moins pourrait-elle promettre « une surprise » pour le 25 décembre, qui peut-être redonnerait à Luba et Bohdan le sourire qu’ils n’auraient jamais dû perdre.
Elle essayait de relativiser leur situation, pensant aux enfants qui étaient arrachés à leur famille par les soldats russes et emmenés en Russie. Oui, Mesdames et Messieurs les habitants du monde, avait-elle envie de hurler, on déporte des enfants qu’on a séparés de leurs parents, quand on n’a pas tué ces derniers, pour éliminer un peuple ! Des dizaines de milliers d’enfants sont enlevés par les Russes, à Donetsk, à Marioupol, à Zaporijia, et vous voulez encore discuter avec Poutine, trouver un compromis, négocier ? Hitler est là, devant vous, et vous lui trouvez des circonstances atténuantes, vous le comprenez, vous ne faites rien ?! Vous ne voulez pas entrer en guerre avec lui ?! Ô égoïsme, ô lâcheté ! C’était à hurler.
– Maman, on aura quand même un petit cadeau ?
– Maman, il faudra téléphoner à Papa.
Le matin de Noël arriva enfin, aussi attendu que redouté. Il était glacial, mais au moins n’y avait-il pas de brouillard. Oksana sortit dans la cour avec le samovar afin de faire chauffer l’eau pour le thé sur le brasero collectif installé dans la cour. Déjà, un homme et une femme étaient là, discutant autour du feu qui ne réchauffait guère tant le froid était mordant.
– Bon Noël Oksana.
– Bon Noël, les amis. Allez-vous à la cérémonie religieuse de 11 heures ?
– Oui. Je ne suis pas croyant, répondit l’homme. Mais cette année, nous devons tous croire, en nous, en Dieu pourquoi pas, et nous rapprocher les uns les autres, être ensemble pour atteindre notre objectif commun. La paix, la liberté…
– Le chauffage, l’électricité…
Oksana remonta son samovar fumant et prépara le petit-déjeuner pour ses parents et ses enfants. Aujourd’hui, on allait ouvrir un pot de confitures, il y aurait des fruits au sucre sur les biscottes.
Avec son père, elle retourna ensuite au brasero avec deux bassines en fer remplies d’eau, qu’ils firent chauffer elles aussi.
– Aujourd’hui, on se lave et on change ses vêtements. On se fait beau pour Noël !
C’était dérisoire, presque mensonger, mais il fallait donner du rythme, se fixer des objectifs, chaque jour, pour ne pas succomber à l’horreur et à l’absurdité du monde. Se laver à 5 dans deux fonds de bassine tiède, la guerre leur avait appris ça. Au moins avaient-ils une idée de la manière dont on vivait dans certains bidonvilles d’Inde ou du Brésil. Oui, mais là-bas il faisait chaud. Ici il faisait froid : mon dieu qu’il faisait froid.
La cérémonie avait lieu dans un gymnase, uniquement chauffé par le souffle des paroissiens et les bougies qu’ils avaient apportées. Il devait y avoir un bon millier de chaises, et pourtant de nombreuses personnes durent rester debout. Les officiants étaient deux popes orthodoxes et deux prêtres catholiques ; cet œcuménisme était bienvenu en ce jour, en cette année, en ce pays.
Oksana chanta comme jamais elle n’avait chanté, ce qui fit rire Bohdan et Luba.
– Maman, qu’est-ce qu’il t’arrive ?!
Le rire de ses enfants décupla ses forces et elle chanta encore plus fort. Sa mère tentait de la suivre et son père souriait. Que ressentaient-ils tous, en ce moment, chacun.e ? Et Anton, où était-il ? Il sembla à Oksana que les officiants trouvèrent les mots dans leurs sermons, l’un prononcé par un prêtre, l’autre par un pope. Même si le premier était plus clair que le second, les deux condamnaient les violences et ne confondaient pas l’agresseur et l’agressé.
À la fin, les religieux appelèrent chacun à empiler les chaises sur le côté de la salle, tandis que les personne mandatées alignèrent une rangée de tables au centre du gymnase, sur lesquelles serait servi le vin chaud. « Et du chocolat chaud pour les enfants », annonce qui entraina une rumeur de satisfaction. En restant dans la salle où avait eu lieu l’office, on profiterait de la chaleur accumulée, et on serait bien.
Ce fut le cas, en effet. En plus du vin et du chocolat chaud, il y avait des bretzels et des morceaux de saucisson, qui furent distribués progressivement, afin que tout le monde pût en profiter. Quelques femmes avaient pu confectionner des gâteaux, qui furent très appréciés. Alors que la salle se remplissait des effluves d’alcool et de cannelle, les cœurs se rapprochaient et se gonflaient, on reprenait espoir, on vantait le courage des soldats, on renforçait les réseaux de résistance et de solidarité. De nouveaux chants retentirent, davantage patriotiques que religieux, mais il n’y avait pas grande différence. Ce sont de simples balades et des chansons d’amour qui apportèrent le plus grand réconfort. Pendant que les enfants couraient en tous sens, les adultes retrouvaient un peu de la douceur qui leur manquait tant depuis que les barbares avaient apporté la destruction, la mort et la torture.
La salle se vida petit à petit à partir de 14 heures. Certains allaient profiter du soleil, qui n’empêchait pas le froid mais apportait une lumière fondamentale pour la peau et pour le mental. Les parents d’Oksana rentrèrent, mais elle et ses enfants, avec une autre mère et ses enfants, allèrent jusqu’à un parc en centre-ville. Ils ne purent éviter la vue d’immeubles éventrés par des missiles : ce qu’il était advenu des habitants était trop horrible pour être mentionné.
Les deux mères et les quatre enfants se séparèrent à 15 h 45, peu avant que le nuit tombe. Oksana, Luba et Bohdan prirent le chemin du retour, slalomant entre les plaques de verglas qui demeuraient sur la neige sale.
– Maman, tu n’oublies pas la surprise, hein ?
– Tu as dit vers 17 heures, c’est bientôt !
Non, elle n’oubliait pas la surprise. Elle y pensait même beaucoup, car elle n’était pas sûre de son coup. Elle y croyait pourtant, il fallait que ça marche, pour tout le monde. Elle avait mis ses parents dans la confidence, qui devaient jouer le jeu.
Ils se changèrent en rentrant et se séchèrent comme ils purent. Dans ces moments, l’absence de chauffage était très dure à supporter. Le froid du dehors n’est rien quand on rentre dans un appartement bien chauffé ; mais quand aucune chaleur ne vient remonter la température de votre corps, le physique et le moral en prennent un coup. Pourtant ce jour, il ne fallait pas penser au froid, et il fallait rester dans la lumière.
– Comme pendant l’office, allumons des bougies, c’est Noël. Et si vous refaisiez un dessin ou deux, pour décorer ?
– Mais Maman, répondit Luba, nous n’avons plus de feuilles et tous mes crayons sont usés !
Oksana se mordit les lèvres, se maudissant de son erreur, qui rappelait leur dénuement au plus mauvais moment. Elle ne devait pas craquer, il fallait rester positive.
– Tant pis, mettons juste les bougies. Et rangeons un peu. Nous devons garder notre appartement propre et agréable.
Ils en étaient là quand un toc-toc retentit à la porte. Bohdan se précipita, et quelle ne fut pas sa stupeur de se retrouver face à saint Nicolas, qui, comme il était de coutume en Ukraine, n’avait pas de cape rouge et blanche comme le père Noël, mais une chasuble de pope et une grande barbe lui aussi.
– Maman ! C’est le Santa Claus !
– C’est vrai ?! C’est ça, la surprise ? demanda Luba qui accourait.
Oui, c’était ça la surprise. Dans la pénombre atténuée par les bougies qu’on avait allumées, on fit entrer saint Nicolas, qui eut ses mots :
– Merci de m’accueillir chez vous. Je viens de loin et j’ai beaucoup travaillé, j’ai besoin de me reposer.
Il parlait avec une voix éraillée, peut-être avait-il pris froid. Comme il faisait sombre, on voyait mal son visage mangé par la barbe et couvert par un bonnet enfoncé jusqu’aux yeux. Cela n’empêchait pas les enfants, comme la mère et les grands-parents, de le dévisager. La tunique religieuse détonnait avec ce visage et au-dessus de chaussures énormes qui ressemblaient à des souliers de montagne.
Saint Nicolas avait aussi un sac informe, prêt à craquer. Il l’ouvrit péniblement.
– Est-ce que je pourrais avoir un thé bien chaud ? demanda-t-il de sa voix cassée. En échange, j’ai un cadeau pour chacun.
– Un cadeau ?! s’exclamèrent en chœur les petits.
Tandis que le grand-père, comme il avait été convenu, descendait avec le samovar faire chauffer l’eau dans la cour et qu’Oksana et sa mère apportaient sur la table des verres, du sucre, des assiettes et le gâteau qu’elles avaient réussi à préparer pour ce jour, saint Nicolas dit aux enfants suspendu à ses paroles :
– Venez à côté de moi.
Ils s’empressèrent. Alors il attrapa d’abord un sac en papier, rempli semblait-il de plusieurs éléments rectangulaires, qu’il offrit à Luba.
– Il n’y a pas de papier cadeau, mais j’espère que ça te plaira.
La petite saisit le sac et, jetant un coup d’œil à sa mère pour obtenir son approbation, en tira l’un après l’autre deux cahiers à dessin et une boîte de 24 crayons de couleur.
– Des crayons ! Et des cahiers ! J’en avais plus !
Elle s’écarta aussitôt pour les essayer, tout en regardant ce qui allait suivre pour son frère.
– Pour toi, je n’ai même pas d’emballage, mais je ne crois pas que c’est utile.
Saint Nicolas se pencha vers son sac de voyage et des deux mains saisit un ballon de foot flambant neuf qu’il remit dans les mains de Bodhan.
– Waouh ! Un ballon de foot ! Je vais pouvoir jouer avec Taras et Bohuslav ! Maman !
Maman avait les larmes aux yeux.
Elle pleura complètement quand saint Nicolas sortit une petite bouteille et la poussa vers elle. C’était une eau de toilette.
– Ce n’est pas un grand parfum, mais il sent bon et t’ira très bien.
Enfin il prit une boîte de thé qu’il poussa vers la grand-mère, un paquet de tabac et une pipe qu’il tendit au grand-père.
– Merci.
– C’est trop. Il ne fallait pas.
– Où as-tu trouvé tout ça ? questionna Oksana malgré sa gorge nouée.
– Les jeux pour les enfants, c’était dans un village près de Mykolaev. Les Russes y avaient fait des ravages. Dans l’épicerie dévastée, il restait quelques articles qui n’avaient pas été pillés. J’ai donné les kopecks que j’avais au pauvre vieux pour ce ballon et ces crayons.
– Et le parfum ?
– Le parfum, c’était à Zaporijia, dans une petite galerie marchande. Le tabac et le thé aussi. Je voulais des oranges et des chocolats, mais il n’y en avait pas.
– C’est parfait.
Elle avait envie de se serrer contre saint Nicolas mais elle devait attendre encore un peu. Bohdan, avec la spontanéité des enfants, lui facilita la tâche, en remarquant :
– Maman, tu as tutoyé le Santa-Claus !
Ce qui entraina un éclat de rire et détendit l’atmosphère dans la pièce fantomatique où dansaient les ombres crées par les bougies.
– Sais-tu pourquoi elle a tutoyé le Santa-Claus ? demanda celui-ci avec une voix différente de celle qu’il avait utilisée jusque-là.
Les enfants se figèrent, comme s’ils reconnaissaient quelque chose. Et quand le personnage enleva son bonnet, puis délicatement retira sa barbe de gauche à droite, Luba et Bohdan crièrent en même temps :
– Papa !
Arrivant chacun d’un côté de la table, en la bousculant, ce qui fit vaciller les bougies, ils vinrent se presser contre lui en répétant :
– Papa ! Papa !
Saint Nicolas les prit sur ses genoux, les embrassa et les câlina : il était redevenu un homme. Mais, en cette période si sombre, il avait accompli un miracle, un miracle de joie et de lumière. Un miracle de Noël en Ukraine.
16 décembre 2022
Une beauté difficile à porter
(environ 18 minutes de lecture)
Quand elle se retournait sur sa vie, Sophia parvenait à une conclusion un rien déstabilisante : sa beauté l’avait induite en erreur, lui avait fait prendre de mauvaises décisions. N’était-ce pas surprenant ?
Il n’était pas si facile de bien utiliser sa beauté. Cela pouvait même devenir une source d’angoisse. Car lorsqu’on est doté.e d’un talent ou d’un atout, on ne peut prétexter de n’en avoir aucun pour justifier une vie ratée. Parenthèse sur cette notion de vie ratée : toute vie est plus ou moins ratée, tout dépend de qui la regarde. Quand bien même la vie que l’on a eue est considérée comme réussie, par soi-même ou par d’autres personnes, cette réussite nous a empêché.e de réussir des tas d’autres vies. Sophia, qui avait été très belle, avait eu des opportunités bien supérieures à la plupart des femmes. Qu’en avait-elle fait ?
Beauté que l’on pourrait qualifier de latine, c’est-à-dire dotée de formes exagérément féminines – les lèvres, les seins, les fesses, les cheveux – et d’une manière de voir et de se mouvoir excessivement animale, Sophia fut confrontée au désir des hommes pendant quarante ans. Et presque du jour au lendemain. Dès 15 ans, quand l’androgyne filiforme se transforma en une demoiselle extraordinairement proportionnée, elle attira les regards sur sa personne qui n’en demandait pas tant. C’était si fort et si accablant que la gamine insouciante devint une jeune femme méfiante, toujours sur ses gardes, car les garçons et les hommes semblaient devenir fous quand ils se retrouvaient près d’elle.
– Non seulement tu es très belle, mais en plus tu es nature, gaie, souriante ! lui disait son amie Gabrielle. Les mecs ont l’impression que s’ils t’embrassent tu ne diras pas non.
Mais Sophia passait son temps à refuser, à repousser, à écarter des mains, à s’enfuir. Des malades, des bêtes en furie.
Elle ne se trouvait plus du tout nature, gaie et souriante, et regretta vite le temps de l’enfance où l’on se fichait de son corps tant qu’il pouvait courir dans les prés, s’ébattre dans les rivières et grimper aux arbres. Désormais, on rêvait de la coincer dans un couloir, sur une banquette de voiture, dans un cinéma ou dans une chambre, des lieux qu’elle avait en horreur, car associés aux convoitises des hommes qui semblaient vouloir la dévorer comme si elle était un pot de Nutella.
Les filles, elles, ne devenaient pas folles à son contact, mais gênées, hostiles, à la fois jalouses et attirées. Elles voulaient être avec Sophia quand celle-ci pouvait rehausser leur prestige, elles s’en éloignaient quand la superbe leur ôtait toute chance d’être la reine du bal. Certaines voulaient à tout prix devenir son amie ; elle ne disait pas non, se montrait gentille et ouverte, mais quelle déception quand elle constatait que cette soi-disant recherche d’amitié masquait une volonté de profiter de la lumière qui émanait d’elle.
D’autres filles la dénigraient ouvertement :
– Pour qui elle se prend ? C’est pas parce qu’elle a une grosse poitrine qu’elle est plus belle que nous !
– T’as vu sa bouche ?
– Elle s’étonnera d’avoir des problèmes, ensuite…
Ces gracieusetés venaient de ses congénères, de ses sœurs ; elle en était mortifiée. Ses véritables sœurs, d’ailleurs, une plus grande et une plus petite, s’étaient écartées d’elle également, comme si elle était incandescente, dangereuse. Qu’avait-elle fait pour mériter ça ? Le père, pêcheur, et la mère, ménagère, ne comprenaient pas le problème ; la psychologie n’était pas entrée dans la famille, n’était pas une composante de l’éducation.
L’être de qui elle se sentait le plus proche était son ami d’enfance, un voisin, avec qui elle avait passé des milliers d’heures assise sur les trois marches devant l’entrée de leur petite maison, Paolo.
Mais Paolo s’engagea dans la marine – « pour voyager, tu comprends ? » – et elle perdit son principal soutien, son seul ami.
À 17 ans, Sophia accepta de sortir avec un garçon pour la première fois. C’était le fils d’un client de ses parents, plus âgé qu’elle, qui étudiait à l’université. Elle l’avait choisi parce qu’il était beau et gentil, mais surtout pour avoir la paix, se disant que si les autres voyaient qu’elle était prise, la garçons l’embêteraient moins et les filles ne verraient plus en elle une concurrente. Hélas, ce ne fut vrai qu’en partie. De plus, c’est la vie de son ami qui devint compliqué – on le harcelait pour qu’il la présente… C’est d’ailleurs lui qui mit fin à leur relation, peut-être aussi parce que Sophia refusait absolument de faire l’amour avant sa majorité.
Elle subit d’incessantes propositions. Un photographe lui demanda si elle accepterait de lui laisser prendre quelques photos, affirmant qu’il pensait pouvoir les vendre un bon prix et qu’elle toucherait 50 % du prix de vente. Mais l’idée de se voir exposée sur un mur ou dans un magazine la hérissait. C’était déjà assez pénible comme ça. Si en plus elle s’exhibait, ce serait infernal.
Les mois passaient et elle savait qu’elle allait devoir faire l’amour. Il fallait y passer. Elle finit donc par céder aux avances d’un homme de 40 ans, qui avait eu le mérite, peut-être le seul, de la courtiser doucement et patiemment. Il n’insistait jamais, mais ne renonçait jamais non plus. Il était l’ami du propriétaire de la boutique de vêtements où elle travaillait. Il venait au magasin et elle l’avait connu là, en répondant à ses questions, qui n’étaient jamais insistantes. Il donnait de bons conseils pour la vente et il semblait bien se débrouiller, puisqu’il avait déjà trois boutiques et projetait d’en ouvrir deux de plus.
Un soir, par hasard, du moins rien ne prouvait le contraire, elle le croisa en haut de la grande rue piétonne du centre-ville alors qu’elle venait de fermer la boutique. Ils parlèrent un peu. Elle pensa qu’ils allaient se quitter quand, au dernier moment, presque comme s’il avait oublié ou manqué de politesse, il proposa de l’inviter à boire un verre. C’est cette hésitation, ce contre-temps, qui la fit accepter. Ce fut la première fois qu’elle remarqua que tout dépendait du moment. 9 fois sur 10, ce n’était pas le moment. Mais les hommes qui savaient trouver, ou attendre, le bon moment, pouvaient accéder à tout.
Pas ce soir-là, mais un autre, elle avait fini par faire l’amour avec lui. Ça ne s’était pas trop mal passé, elle ne pouvait pas se plaindre. Mais l’homme lui avait semblé perdre toute sa superbe pendant les ébats. Mon Dieu que c’était dégradant… La relation ne dura guère plus de quelques semaines, et un seul soir par semaine, car Sophia s’aperçut que l’homme était marié. Elle s’en voulut de ne pas y avoir songé avant, de ne même pas s’être posé la question.
L’homme, si prévenant jusque-là, prit mal le fait d’être congédié, tenta aussi bien les menaces que l’imploration à genoux :
– Tu auras ton studio, je paierai ta formation, je t’emmènerai en voyage…
Elle ne voulait pas être la maitresse d’un homme marié. Alors ce lâche s’épancha auprès de son ami, patron de Sophia, qui du coup la coinça un soir dans la réserve :
– Tu ne vas pas refuser à ton patron ce que tu as accordé à son ami, hein Sophia ?
Sophia se débattit et parvint à s’enfuir. Mais elle perdit son travail.
Un an après environ, elle accepta une autre relation, avec un homme rencontré en discothèque. Elle allait rarement en discothèque et jamais sans au moins 6 personnes à ses côtés, car sitôt qu’elle avait été repérée, une espèce de courant électrique traversait la boîte, les mecs se mettaient à bouger en tous sens, les filles criaient, la musique était plus forte et la chaleur montait de plusieurs degrés. Elle en était mortifiée. Quand il fallait danser, elle s’efforçait de neutraliser son corps, elle creusait la poitrine, fermait la bouche, limitait au maximum les déhanchements. Peine perdue : les hommes étaient aimantés, ils se rapprochaient et celles et ceux qui accompagnaient Sophia finissaient par céder sous la pression. Elle quittait alors la piste et se réfugiait dans un coin sombre et ne bougeait plus de son pouf et de sa table basse.
Un homme cependant réussit à lui prendre la main et à la faire danser sans qu’elle pût s’y soustraire. Il n’avait pas forcé, le mouvement avait paru naturel et Sophia s’était laissée emportée par ce cavalier qui la guidait si bien. Pour le coup, un cercle s’était formé autour d’eux et on les regardait avec envie, car l’homme était lui aussi d’une grande beauté. Ils n’avaient pas prononcé un mot quand, après trois danses qu’elle n’aurait jamais cru être capable d’exécuter, il la conduisit au bar où ils sirotèrent une vodka orange. Il la fit parler et elle parla. Elle remarqua son accent dans ses questions. Elle eut la réponse à ses interrogations quand il lui dit :
– Viens avec moi en Italie.
– En Italie ?
– Oui, je dirige plusieurs sociétés. Je pourrais te faire travailler si tu veux, mais je préférerais que tu t’occupes de ma maison. Pas pour faire le ménage bien sûr, pour l’organisation, les réceptions, tout ça… J’ai un grand appartement à Milan et une propriété au bord du lac de Garde.
C’était pour le moins inattendu, elle ne pouvait se décider tout de suite. Elle revit Tommaso trois fois seulement avant de lui dire oui. Et, aussi incroyable que cela pût paraitre, elle le suivit avant même qu’ils aient fait l’amour. Alors pendant un an elle vécut une vie de princesse. Il n’avait pas menti sur sa fortune et la magnificence de la maison au bord du lac de Garde. Là, avec le couple de domestiques qui s’occupaient de l’entretien, elle organisait les fins de semaine. Tommaso rentrait le vendredi soir et repartait le lundi matin, ce rythme leur convenait. Parfois, il la faisait venir à Milan pour un dîner ou une sortie quand il souhaitait qu’elle l’accompagne. Sa gentillesse et sa beauté compensaient son mauvais italien et elle ne tarda pas à être non seulement remarquée mais espérée. « La meravigliosa Sophia e il cavalier Tommaso da Sepandia » eurent plusieurs fois leur photo dans la presse people.
Bien sûr, elle dut multiplier ses tenues pour satisfaire aux exigences de la mondanité.
– Achète ce que tu veux. Dépense, fais-toi plaisir.
Le film Pretty woman sortit à ce moment-là, et elle se dit que c’est un peu ce qu’elle vivait, même si Julia semblait avoir avec les hommes autant d’aisance que Sophia de méfiance.
C’est elle qui mit fin à cette vie de rêve, quand elle s’aperçut que Tommaso avait une maîtresse à Milan et une autre à Rome. Bien sûr, pensa-t-elle, qu’est-ce que je croyais ? J’ai déjà la primeur et tous les week-ends avec lui, je ne peux guère en demander plus. C’est pourquoi elle ne parla même pas des autres femmes et dit un jour :
– Tommaso, il faut que je rentre en France. Il faut que je travaille.
Tommaso ne voyait pas le rapport entre la France et le travail, mais se montra compréhensif. Trop ? Souhaitait-il ce départ ? L’avait-il aimée ? Elle voulait à tout prix garder un bon souvenir avec un homme et se persuada qu’ils avaient vécu un amour exceptionnel.
Passer de la vie de château à la vie périurbaine n’était pas si facile et Sophia eut la gueule de bois un moment. Sa petite ville de province française lui parut très petite et très provinciale. C’est pourquoi elle succomba assez vite aux avances de Xavier, qu’elle avait connu au collège, et qui était devenu le bras droit d’un célèbre animateur télé de la fin des années 90 et du début des années 2000.
– Je t’aime, Sophia. Viens à Paris avec moi. J’ai besoin d’une assistante de production. Tu verras, Patrick est un mec adorable.
Était-ce le « Je t’aime », ou « Paris », ou « j’ai besoin », ou « Patrick est un mec adorable » ? Toujours est-il qu’elle saisit l’occasion de retrouver un espace à la hauteur de sa beauté. De fait, elle fit merveille à la télévision française, et elle aurait pu, si elle l’avait voulu, quitter ses mentors pour avoir sa propre émission sur à peu près n’importe quelle chaîne. Elle était démarchée quasiment toutes les semaines, de manière plus ou moins officielle ; on lui offrait des cadeaux, on l’invitait à déjeuner, on lui proposait un rendez-vous avec un PDG, qui annonçait des rémunérations exagérées, on louait son talent (les hommes expérimentés savent qu’on ne doit pas louer la beauté d’une belle femme, mais son intelligence). Mais elle était honnête : c’était Patrick et Xavier qui lui avaient permis de connaitre cet univers, elle ne voulait pas les décevoir. Pour marquer sa fidélité à Xavier et s’accomplir davantage, elle accepta une grossesse et devint Maman d’un Tristan qui lui fit découvrir ce qu’était l’amour absolu.
Patrick était en effet un mec adorable, mais très porté sur les femmes. Il collectionnait les maîtresses, plus ou moins célèbres, et ses aventures sentimentales faisaient le bonheur des paparazzis. Elle le tint à distance pendant 6 ans, mais un soir dans le studio d’enregistrement, alors que Xavier était en déplacement pour négocier le rachat du concept de l’émission par une chaîne étrangère, il sut la faire craquer. Le moment, toujours le moment. Il y a des moments où les défenses tombent comme par enchantement, par fatigue, par dépit, et où l’on accepte ce qu’on avait toujours refusé jusque-là.
Elle put constater que Patrick était très doué. Il eut toutefois l’intelligence de lui dire :
– Il fallait que ça se fasse ; comme ça, nous sommes sûrs que ça n’arrivera plus.
Elle pensa souvent à cette phrase, qui lui semblait résumer la manière de fonctionner de beaucoup d’hommes.
D’ailleurs, elle se surprit elle-même en répondant :
– Merci.
Le travail continua comme avant et sa relation avec Xavier ne souffrit pas de cet écart. L’émission marchait bien. Tous les samedis soirs, 3 millions de personnes la regardaient. Et de nombreux extraits étaient repris sur YouTube et sur les réseaux qui venaient d’apparaître avec le web 2.0.
À Paris comme ailleurs, elle ne pouvait entrer dans un restaurant sans qu’aussitôt les mouvements, les souffles et les yeux se figent. Instantanément, elle sentait toutes les attentions portées sur elle et le rouge lui montait au visage. Sa température corporelle augmentait d’un coup de plusieurs degrés, elle perdait son assurance et ne pensait plus qu’à s’asseoir dans un coin mal éclairé ou à fuir à toutes jambes. Tous les rendez-vous, qu’ils fussent amicaux, professionnels, familiaux ou autres, étaient gâchés par ces ruptures qu’elle créait dans le cours des choses quand elle arrivait quelque part, des éruptions silencieuses qui non seulement provoquaient chez elle un malaise mais en plus donnaient à celles qui l’accompagnaient le sentiment de ne plus exister. « Mais qu’est-ce qu’il y a, bon sang ? J’ai des seins, une bouche, des fesses, et alors ? On ne va pas en faire une maladie ». C’est elle que sa beauté rendait malade.
Ce sont encore ses formes si exceptionnellement harmonieuses qui vinrent compliquer les choses dans son boulot. À 38 ans, elle était toujours phénoménale. Cela n’échappa pas à un invité de Patrick, célèbre réalisateur, qui fit des pieds et des mains pour l’intégrer au casting de son futur film, arguant qu’elle était « exactement le corps, le visage, la voix et l’expression qui convient pour le rôle de Maria ». La Maria en question était une fille pauvre de l’Espagne des années 50 qui se débattait pour devenir autre chose qu’une mère soumise aux enfants, au mari et à Franco. Quand on disait au réalisateur que Sophia n’était pas comédienne, il rétorquait :
– Justement ! Je ne veux pas de comédienne pour ce rôle. Il faut une ingénue !
De bonne foi ou pas, le type était aveuglé par la beauté de Sophia, qui en plus avait 15 ans de plus que son personnage, tout le monde s’en rendait compte sauf lui. Comme il était aussi producteur, qu’il avait beaucoup d’argent et de relations, il convainquit Patrick, qui convainquit Xavier, qui convainquit Sophia. « Le cinéma, pourquoi pas ? » se dit-elle. Et qui aurait pu dire autre chose quand une proposition comme celle-ci vous tombait dessus ?
Non seulement le tournage fut désagréable, mais en plus le film fut mauvais, reconnu comme tel par la critique et le public. Le pire fut que la relation entre Sophia et Xavier se détériora à partir de ce moment-là, sans qu’il y ait de lien apparent. Pourtant, Sophia en était sûr, c’est ce maudit film qui avait tout cassé. Même si elle avait un petit rôle, elle avait été vue par des millions de gens et on s’extasiait sur sa beauté. Elle avait l’habitude des « Putain, la gonzesse » et des « Matte un peu la bombe », mais elle se sentait humiliée, niée dans son humanité, par tous ces hommes qui la transformaient en fantasme. Dieu sait ce qu’ils pouvaient faire en regardant les photos et vidéos d’elle qui avaient surgi sur internet sans qu’elle en ait posté une seule… Et au lieu de l’aider à supporter ça, Xavier lui en voulait. Alors que c’est lui qui l’avait poussée à faire le film !
Six mois après la sortie du navet, elle quittait Xavier, Patrick, Paris, et rentrait au bercail, son fils avec elle.
Elle s’installa chez sa mère. Son père était mort d’un cancer 5 ans plus tôt à 58 ans, une de ses sœurs vivait dans le coin, l’autre à 200 kilomètres. Avec son fils et sa mère, ils formèrent un trio duquel elle sortait le moins possible.
Au bout de trois ans, elle se décida à retravailler. Alors qu’elle aurait pu obtenir un poste dans le milieu du show business français – elle avait refusé d’innombrables propositions jusqu’à ce qu’enfin on la laissât tranquille – elle opta pour un obscur travail d’assistante de direction dans une P.M.E. du coin. Là, ses contacts étaient limités, là elle n’entrainait pas une émeute.
Malheureusement, elle suscita vite l’hostilité, quand ce ne fut pas la haine, de la plupart des autres femmes de l’entreprise, qu’elle éclipsait bien malgré elle quand elles étaient plusieurs à se trouver dans la même salle. Elle constata ainsi qu’à la quarantaine la concurrence dans laquelle on l’impliquait contre son gré ne ralentissait pas mais s’exacerbait. Parce que plus le temps passe moins on est attirante, les femmes voyant arriver une beauté hors normes qui avait le même âge qu’elles se mettaient aussitôt à la détester. On la moquait, on ne lui transmettait pas les informations dont elle avait besoin, on lançait des rumeurs infondées sur son compte, juste pour lui nuire et lui faire du mal. Jamais pourtant elle ne provoquait, et les jupes de ses tailleurs étaient coupés à l’ancienne, aux genoux. Mais rien n’y faisait : elle était un objet de désir pour les hommes, immanquablement captivés par le grain et les contours de sa peau. Chaque jour elle devait subir des regards en dessous du cou, des remarques lourdes ou légères mais immanquablement connotées, des proximités inutiles – on la touchait pour poser un dossier sur son bureau, faire une photocopie, attraper un café. Dans la rue, c’était des sifflets, des compliments en forme d’injures, des agressions sous couvert d’invitations.
Jamais cependant elle n’aurait eu l’idée d’évoquer le harcèlement ou de porter plainte. Elle trouvait abusive la mode qui se faisait jour de lyncher en public le moindre écart remontant à des années. Qu’est-ce qu’elle devrait dire, elle… Que l’on dénonce, poursuive et condamne sévèrement les viols, bien sûr elle était pour. Qu’on pénalise toute manifestation maladroite du désir, elle était contre. Chacun avait sa croix. Ne pas subir le désir des hommes était peut-être encore plus dur que de le subir et celles qui se trouvaient dans cette situation ne se plaignaient pas. Alors, un peu de décence. Sophia pensait que certaines douleurs doivent se vivre en silence, et que c’est encore le meilleur moyen de les relativiser.
Comme elle avait repris le travail, parce qu’il fallait bien vivre, elle reprit un homme. Son principal critère de sélection fut le suivant : qu’il soit capable de la protéger contre les agressions masculines, c’est-à-dire de dissuader tous ceux qui tenteraient de l’approcher de trop près. Elle choisit donc un homme qui avait de la force physique et un pouvoir social, en l’occurrence un chef d’entreprise fournisseur de la société qui l’employait, qui n’avait pu s’empêcher de l’inviter à dîner, ce qu’elle avait fini par accepter car il semblait répondre au critère. Il avait de plus une fille de 17 ans, son fils en avait 15, ça pouvait coller si jamais ils décidaient de s’installer ensemble.
Dans les premiers temps, il se comporta bien. Certes, il l’exhibait comme un trophée, mais son expérience – il avait passé la cinquantaine –lui donnait une retenue qu’elle appréciait. C’est à domicile qu’il se mit à déraper, exigeant d’elle des marques de servitude un peu trop marquées, les moindres n’étant pas celles à orientation sexuelle. Quand elle lui demanda s’il n’était pas un peu pervers, il répondit qu’il fallait bien s’amuser. Mais elle ne s’amusait pas, et même, elle s’en aperçut un peu tard, elle s’ennuyait avec lui. Il n’était pas intéressant, et il n’avait pas de curiosité sociale, culturelle, géographique. Le rugby, la chasse, la bagnole, tels étaient ses centres d’intérêts. Même son entreprise ne le passionnait pas.
Elle aurait pu le tromper 100 fois, mais rien ne l’intéressait moins que le sexe, qui n’était pour elle qu’une composante de l’amour. Encore fallait-il qu’il y ait de l’amour… Sophia attendit que son fils fût à l’université dans une autre ville pour quitter son compagnon, qui ne la retint même pas. Elle retourna chez sa mère.
Cette nouvelle désillusion lui mit un coup. Était-elle incapable de choisir l’homme qui lui convenait ? Qui pourrait comprendre ça ? « Avec ton physique »… Elle entendait déjà les réponses. Pourtant, elle allait avoir 50 ans et si elle établissait le bilan elle devait reconnaitre que sa beauté ne lui avait pas permis de trouver le bonheur. C’était même le contraire. « T’aurais préféré être moche, c’est ça ? T’as pas honte ? Tu sais pas ce que c’est ». Bien sûr… Il n’empêche, la grande beauté isole autant que la grande laideur, et elle fausse davantage les rapports avec autrui.
C’est avec soulagement que Sophia vit arriver la ménopause. Il fallut toutefois cinq ans de plus pour qu’enfin elle cesse de couper les souffles et d’accélérer les cœurs. Elle découvrit cette révolution un jour où, allant déjeuner avec une collègue, il ne se passa rien. On ne la regarda pas, les conversations continuèrent, le service ne fut pas interrompu. Deux semaines plus tard, quand elle assista à la remise de diplôme de son fils et qu’elle put s’asseoir sans que les personnes des cinq rangs et des soixante places autour d’elle soient prises de tremblements nerveux, elle comprit que quelque chose avait changé.
Pour en avoir le cœur net, elle sortit faire du shopping un samedi après-midi en plein centre-ville – ce qu’elle n’avait jamais pu faire jusque-là sans déclencher des mouvements incontrôlés. Elle reçut des sourires et des regards, mais ô miracle, pas tant que ça et plutôt bienveillants. Serait-ce possible ? Il lui fallut quelques semaines encore, mais elle dut se rendre à l’évidence : elle était devenue banale, enfin. Dès lors Sophia découvrit l’insouciance et la légèreté. Elle eut l’impression que 40 ans de mal de tête, entre 15 et 55 ans, venaient de se dissiper. Après quatre décennies de maladie, elle était guérie. Ce fut une sensation formidable, elle en pleurait, elle en riait, elle s’en émerveillait.
Logiquement, c’est à ce moment qu’elle rencontra Fabien, plombier chauffagiste, à la tête d’une petite boîte de 6 salariés. Décidément, se dit-elle en souriant, je suis abonnée aux petits patrons. Mais celui-ci fut un bon choix ; il était gentil, bosseur, paisible. Ou peut-être était-ce simplement le relâchement de sa peau et l’adoucissement de ses traits qui permirent à Sophia de ne plus causer de problèmes quand elle était mise une contact avec d’autres : on louait son attention à autrui, son bon goût, ses talents de cuisinière… Rien ne lui faisait plus plaisir. Ils devinrent un couple charmant et amoureux, bien intégré dans leur petite ville et au sein d’un groupe de bons amis.
Sophia en est là aujourd’hui. Elle est contente de ne plus faire tourner la tête que d’un seul homme, celui qu’elle aime, et de pouvoir poser son doux regard sur un monde qu’elle a l’impression de redécouvrir chaque jour.
9 décembre 2022
Le plus malheureux
(environ 5 minutes de lecture)
Patrick allait mourir et il n’y était pas arrivé. Malgré une persévérance de 45 ans. Triste réalité. Oui, mais ce fatalisme n’était pas une acceptation. C’était un sentiment d’injustice et une source d’aigreur. Ce n’était donc pas bon. Ça le minait dès que quelque chose le ramenait sur ce terrain.
Il avait écrit 20 romans, 20 longues histoires dont chacune lui avait pris plusieurs centaines d’heures de travail. Il avait envoyé chaque manuscrit à 6 éditeurs, et il avait reçu 120 lettres de refus. Il était pourtant sûr d’une chose : si certains textes publiés étaient supérieurs aux siens, beaucoup d’autres, la majorité, étaient inférieurs, en termes de style, d’émotions déclenchées, de vérités dévoilées. Il ne pouvait donc s’empêcher de penser que ses romans auraient dû se trouver dans les librairies. Ils y avaient leur place.
Et puis un jour, Patrick rencontra un homme qui avait été publié à trois reprises dans une grande maison d’édition. Le rêve. Le graal après lequel il courait depuis 45 ans. C’était à la fin d’un séminaire (c’est bien connu, lorsqu’on ne peut créer ou agir, on enseigne). Le type était venu l’aborder lors d’un cocktail et, assez vite dans la conversation, il avait fait savoir qu’il avait publié trois romans, deux chez Jean-Claude Lattès et un chez Albin Michel.
– Quelle chance vous avez…
Comme il se détendait après sa conférence et que l’écrivain semblait sympathique, Patrick ajouta :
– Je n’y suis jamais arrivé. C’est le regret de ma vie. Je ne sais pas si vous pouvez imaginer : écrire sans être lu pendant 45 ans. Essayer, essayer encore, essayer toujours, voir et savoir que vous êtes fait pour cela, et ne jamais y arriver. Je pense qu’il n’y a rien de pire.
L’écrivain le regardait avec une certaine intensité, comme si ce qu’il entendait lui apprenait quelque chose sur lui-même. Il eut un sourire un peu triste et répondit :
– Monsieur, je ne sais pas si je vais vous soulager ou vous faire du mal, mais je crois pouvoir dire que si, il y a pire. Vous avez devant vous un homme qui a plus de raisons que vous d’être désespéré.
– Vous ?! Un écrivain publié dans des grandes maisons ?!
– C’est ça. Un homme qui a été publié dans une des maisons où vous rêveriez d’entrer…
– Trois fois, en plus !
– Oui, trois fois. Trois fois, un de mes textes a été retenu par une grande maison d’édition qui a décidé de le publier. Et trois fois, ce fut un échec.
– Comment ça ? Mais non ! Même si vous avez peu vendu, vous avez été mis en place dans toutes les librairies de France et de Navarre ! Vous avez eu des articles dans la presse nationale ! Vos livres vous survivront !
– Mes livres ont dans le meilleur des cas séjourné quelques jours sur une table des grosses librairies. Mais le plus souvent, en septembre, les libraires ont tellement d’office, qu’ils ne déballent pas tous les cartons, ils ne sortent pas les romans dont personne ne parle. Il faut imaginer son livre au milieu de 60 000 autres, c’est la production annuelle de livres en France. Qui se précipite sur un livre inconnu au milieu d’une telle masse ? Personne.
– Vous avez forcément eu des critiques, qui vous ont placé parmi les auteurs reconnus !
– Dix lignes dans Le Monde une fois, dix dans Télérama une autre fois. Une invitation sur Europe 1, une autre dans un talk show culturel en semaine et en deuxième partie de soirée. Rien que de très neutre, rien qui montre un enthousiasme quelconque du journaliste. Je vous fais grâce des passages dans les radios locales et des articles dans la presse régionale, c’est plus humiliant qu’autre chose.
– On vous a invité dans des salons du livre, vous avez rencontré des lecteurs, qui sont venus parler avec vous !…
– J’ai en effet participé à quelques salons : Paris, Nancy, Brive, Saint-Étienne, Montpellier… La plupart du temps, j’ai regardé les stars de la maison d’édition signer sans discontinuer sous les regards enamourés, pendant que je restais désœuvré derrière mes piles en essayant de trouver une contenance. J’ai même vu des tas d’auteurs régionaux vendre à tour de bras du « terroir », tandis que, mon nom et mon visage ne disant rien à personne, on m’évitait avec un sourire gêné. Et croyez-moi, c’est long un week-end assis à ne rien faire devant des personnes qui défilent et vous regardent avec pitié ou condescendance.
– Mais votre famille doit être fière de vous ! Et vous devez être une star pour vos amis !
– Ma famille a été charmante avec moi, achetant le plus possible mon premier livre (pour lire mais aussi pour offrir à des anniversaires, à Noël). Pour le deuxième aussi, ils ont joué le jeu de belle manière. Mais quand j’ai vu que malgré tous leurs efforts mes ventes ne décollaient pas, je n’ai pas osé les embêter une nouvelle fois lors de la sortie de mon troisième roman. Ils ne s’en sont donc jamais aperçus. Quant aux amis, je ne vois pas ce que vous voulez dire.
– Ah… Mais… Au moins, vous resterez ! Dans les catalogues, dans les annales, à la Bibliothèque Nationale !
– Les numéros ISBN et le dépôt légal de mes livres attesteront certes d’un ouvrage et d’un auteur. Mais l’autoédition, le livre numérique, les plateformes de partage de textes, le besoin éperdu de reconnaissance font que, désormais, chacun ou presque laisse une trace écrite de son passage sur terre. Ma trace sera invisible au milieu des centaines de millions d’autres traces.
Les propos de cet homme meurtri modifièrent la conscience que Patrick avait de son état. Comment n’avait-il pas pensé à cette situation ? En effet, c’était pire d’avoir eu la chance, trois fois, de jouer dans la cour des grands et de ne pas avoir été reconnu ; pire que de ne jamais avoir eu cette opportunité. Patrick pouvait toujours croire à son talent, l’autre ne le pouvait plus. Patrick pouvait encore garder un espoir – peut-être que si un jour on finissait par le publier… – l’autre ne le pouvait plus. Quelle révélation ! Quel changement de perspective !
Au-delà d’informations intéressantes sur les conditions comparées de l’écrivain maudit et de l’écrivain raté, Patrick tira de cette conversation une nouvelle preuve du pouvoir de l’illusion sur l’équilibre des individus : tant que l’on peut se raccrocher à une fiction (je devrais, j’aurais pu, si j’avais…), on conserve une raison de s’aimer un peu qui aide à se lever et à se laver. Mais si l’on nous a ôté cette ligne d’horizon…
La conversation lui rappela une deuxième vérité qu’il se promit de ne plus oublier : il y a toujours plus malheureux que soi.
2 décembre 2022
Bordélisée, mais digne
(environ 18 minutes de lecture)
Elle n’aurait su dire pourquoi c’est ce matin-là qu’elle avait craqué. Parce qu’il fallait que ça arrive un jour ? Parce que quand un.e prof.e est bordélisé.e sa vie est un enfer ? Parce qu’elle avait accumulé trop d’agressions et d’humiliations depuis trois ans dans l’Éducation Nationale ? Oui, pour toutes ces raisons.
Cette heure de cours avait été un condensé de ce qu’elle vivait chaque semaine dans son lycée de banlieue. Dès l’entrée dans la salle, les élèves se bousculaient et bousculaient les tables. Seuls 2 ou 3 sur 30 lui disaient bonjour, la plupart ne cachaient même pas leur mépris et leur impolitesse. Elle distinguait deux catégories d’adolescents : ceux qui n’avaient aucune notion du respect de la personne humaine, ceux qui savaient qu’ils se comportaient mal mais qui le faisaient sciemment, pour ne pas être en reste vis-à-vis du groupe, pour s’affirmer, parce que c’était la norme.
Dès le début de l’heure, elle devait élever la voix. En fait, elle ne pouvait jamais parler normalement, comme un conférencier devant un auditoire. Il fallait en permanence qu’elle hausse le ton, soit pour obtenir le silence quelques secondes, soit pour passer par-dessus le brouhaha ambiant. Non seulement c’était épuisant, physiquement et nerveusement, mais en plus cela empêchait toute transmission. Car comment faire passer la logique d’un propos, l’intérêt d’une information, la force d’un message, quand il fallait crier pour se faire entendre et lutter contre une assemblée composée en majorité d’individus hostiles ou indifférents ?
Même la position des corps était ouvertement défiante. Les garçons les plus sûrs d’eux s’éloignaient de leur table en faisant couiner leur chaise, mettaient une cheville avec une jambe à l’horizontale sur un genou vertical et la regardaient en mâchant un chewing-gum avec un sourire mauvais à la bouche. Ils voulaient dire : « T’as vu comme je suis cool ? Tu pourras rien me dire. Mais moi je te louperai pas : à la première faiblesse je me moquerai de toi et je prendrai la classe à témoin ». Au bout d’un moment, ils baillaient à s’en décrocher la mâchoire, accompagnant le geste du bruit adéquat. « Putain, ce que je me fais chier… Tu vas nous emmerder longtemps ? ».
Dans les premières semaines de cours, la première année, et même au début de la deuxième, elle avait tout de suite relevé ces comportements, se disant que si elle les laissait passer ils ne feraient qu’empirer. Elle anticipait que le rapport entre élèves et prof se jouait dès la première journée, dès la première heure, dès la première demi-heure. Si la prof ne s’imposait pas au début, c’en était fini pour elle, elle perdait le contrôle de sa classe. Elle avait donc sévi :
– Messieurs, je ne connais pas encore vos prénoms, mais asseyez-vous correctement s’il vous plait. Et cessez de bavarder. Nous sommes dans une salle de classe.
Certains avaient été surpris de son ton, d’autres amusés. « Tiens, elle veut jouer, la conne ? ». La conne ne voulait pas jouer, non, elle voulait juste un peu de décence et un tout petit peu d’intelligence. Mais même cela, c’était visiblement trop demander à certains.
– Oh, Madame, on arrive à peine et vous nous agressez déjà…
– Je ne vous agresse pas, je vous rappelle les bonnes manières, le respect. Ça vous parle, le respect ?
– Vous nous charriez ou quoi ?
– Je ne vous charrie pas. Je vous invite à l’écoute, au partage, à l’apprentissage.
– Ça craint…
– Comment ?
Silence.
Elle reprit :
– Qui a dit « ça craint ? »
Nouveau silence.
– Que ce soit bien clair : je ne tolèrerai pas le désordre et l’impolitesse. Nous sommes là pour travailler. Cela peut se faire agréablement pour tout le monde. Je ne permettrai pas que quelques-uns pourrissent l’ambiance générale.
En créant d’entrée le rapport de forces, elle pensait avoir marqué des points, et en effet elle en avait marqués. Dans chacune des quatre classes dont elle avait la charge, deux Secondes, une Premières, une Terminales, elle avait posé des limites dès le début. Le problème est qu’il fallait sans cesse les rappeler, car des petits vicieux ne renonçaient jamais à vouloir les franchir. Ils essayaient sans cesse, l’obligeaient à sévir et à hausser la voix, toujours, tout au long de l’année. Chaque cours ressemblait à un combat de boxe… dans lequel elle n’avait pas le droit de donner de coups.
Cette année-là, en Premières et en Terminales, elle avait réussi à maintenir un climat si ce n’est propice, au moins présentable. Les conditions n’étaient pas bonnes, la discipline à rappeler prenait trop de place, mais elle pouvait faire cours. Avec les deux Secondes en revanche, elle rencontrait de sérieux problèmes, surtout avec l’une d’elles. Les garçons de 4e, 3e et Secondes, entre 13 et 16 ans, lui paraissaient concentrer en eux le summum de la bêtise et de la méchanceté. Même ceux qui étaient adorables avant et acceptables après, devenaient difficilement supportables entre 13 et 16 ans. La plupart ne connaissaient que trois postures : le ricanement, l’indignation, le mépris. Elle les voyait, quand parfois elle arrivait à capter leur attention, soudain se reprendre, réaliser qu’ils étaient en train de suivre la prof, et aussitôt se déconnecter par un mouvement brusque, un grognement ou un coup sur un camarade devant derrière ou à côté, afin de revenir à l’essentiel pour eux, c’est-dire à la diffusion de la bêtise entre dégénérés.
Bien sûr, il y avait toujours des exceptions, qui étaient un peu plus que des exceptions, disons une vingtaine de pour cent d’élèves intéressés ou tout au moins qui tentaient de suivre malgré le brouhaha et les tentatives de perturbation venues du fond de la classe. Ceux-là parfois, par leur concentration et leur participation, parvenaient même à entrainer de temps en temps les 60 % de moutonnants, qui, comme dans toutes les sociétés du monde, allaient en fonction du vent le plus fort. C’était la récompense de l’enseignant.e, quand une certaine harmonie se créait enfin autour du thème abordé ou de l’exercice effectué, quand les pensées étaient focalisées sur le même sujet, quand tout le monde ne parlait pas en même temps et que l’on était capable de s’écouter. Rien que de très banal a priori, mais vu ce qu’étaient devenus les élèves, moments de grâce qu’il fallait savourer comme tels car ils étaient rares.
Les problèmes s’intensifiaient quand les 20 % de méchants n’étaient pas seulement méchants mais affreux et qu’ils n’avaient pas à côté d’eux 20 % de bons et intelligents qui rééquilibraient la balance. C’était le cas dans la Seconde 4. Deux binômes de deux garçons, qui tantôt se chamaillaient entre eux tantôt s’unissaient contre elle, entrainaient dans leur sillage un trio de filles qui semblaient s’être fixé comme objectif de faire pire que les mecs, et encore trois autres garçons, trop timides pour initier le bordel, mais assez lâches pour l’entretenir et le renforcer une fois qu’il était amorcé. Ces dix là ensemble – un tiers de la classe – étaient une calamité, que malheureusement aucune dizaine positive en face n’équilibrait. Les vingt autres élèves semblaient avoir renoncé, plus ou moins gaiement selon les personnalités, mais comment les blâmer : ils étaient très peu nombreux ceux qui, à 15 ans, avaient le courage de s’opposer aux caïds des lycées.
Bien sûr, elle en avait parlé avec ses collègues. Bien sûr, elle avait alerté le proviseur et le conseiller principal d’éducation. Bien sûr, elle avait proposé un rendez-vous aux parents. Les collègues avaient déploré, comme elle, et compati. Le proviseur acceptait qu’on lui envoie les élèves à la moindre incartade, le C.P.E. les avait tous reçus à part. Les quatre avaient été mis à pied au moins une fois trois jours. Deux parents sur les huit convoqués étaient venus et s’étaient avoués démunis ; deux autres parents avaient téléphoné pour accuser la prof de ne pas « savoir les tenir » et menacer l’établissement d’un procès si l’on n’acceptait pas leur enfant au lycée du secteur.
Dans la classe, elle avait tenté toutes les formes de pédagogie, mais elle butait toujours sur le même problème : ils étaient incapables de se concentrer plus de 30 secondes – la durée d’une vidéo TikTok – et ils répugnaient à toute idée d’apprendre quelque chose qui ne soit pas immédiatement monnayable. Elle avait essayé de « partir de ce qu’ils savaient, de ce qu’ils étaient », c’est-à-dire de les faire parler d’eux, de ce qu’ils aimaient ou n’aimaient pas, mais elle n’était jamais parvenue à obtenir autre chose que des monosyllabes entrecoupés de ricanements.
La première année, elle avait fait contre mauvaise fortune bon cœur, se disant que ce n’était pas si grave, qu’elle devait pardonner à ces jeunes en difficultés, qu’elle était nouvelle dans le métier, donc sans doute maladroite, et que c’était à elle de progresser. La deuxième année, elle avait commencé à rentrer chez elle en culpabilisant, se demandant pourquoi « elle n’y arrivait pas » avec certaines classes. Elle en était venue à douter de ses compétences, de sa vocation. « Suis-je vraiment faite pour enseigner ? » L’année avait été longue et les vacances avaient à peine été un soulagement car les problèmes, et ses questions, demeuraient. En effet, cette troisième année n’était pas meilleure, elle était même pire. Chaque semaine le cauchemar recommençait et elle se demandait comment elle allait s’en sortir.
Ce matin-là, les deux binômes d’affreux avaient jeté leur pouvoir de nuisance sur une fille de la classe, pourtant placée deux rangs devant eux, mais qui apparemment avait osé les rembarrer. Ils s’étaient donc mis en tête de lui faire payer cet affront.
– Eh, on te plait pas ?… Tu nous as manqué de respect, là ? Tu crois qu’on va accepter ça ?
La prof leur avait intimé l’ordre de se taire, ce à quoi ils avaient rétorqué :
– Mdame, elle nous a cherchés, là.
– C’est vous qui la cherchez. Taisez-vous.
Ils baissèrent la voix quelques secondes, mais reprirent très vite.
Les suiveurs, l’autre binôme, les trois filles et les trois autres garçons, fidèles à leur lâcheté, ricanaient à ce harcèlement d’une plus faible.
Mais comme la victime ne répondait pas à leurs menaces, ce qui leur déplaisait, ils commencèrent à envoyer sur elle des boulettes de papier, des bouts de gomme, des stylos… Ils finirent par obtenir ce qu’ils voulaient. La malheureuse se leva soudain, éclata en sanglots, bouscula ses copines et quitta la classe en courant…
Il dut se passer quelque chose, là, dans le cerveau de la professeure, qui lui fit comprendre qu’il fallait impérativement changer de tactique, tout de suite, qu’elle ne pouvait pas tolérer ça et qu’il fallait agir d’une manière différente. Peut-être, paradoxalement, parce que ce n’était pas elle qui cette fois avait été agressée, humiliée, mais une élève, timide, isolée, elle était encore plus remontée contre les comportement de ces garçons odieux.
La prof respira et remonta la travée centrale jusqu’au fond, puis alla sur la droite jusqu’aux deux calamiteux.
– Levez-vous !
– Pourquoi ?
– Vous avez trois secondes pour vous lever. Sans quoi non seulement je demande votre exclusion définitive du lycée, mais en plus je porte plainte, en justice, contre vos agressions.
Elle n’avait pas prémédité ces propos sans doute motivés davantage par l’émotion que par la raison, mais ils furent efficaces puisque les deux garçons se levèrent et du coup, dans une sorte de paradoxe qui n’en était pas un, se retrouvèrent moins prétentieux que quand ils étaient assis :
– Écoutez-moi, tous les deux. Puisque vous ne respectez rien, puisque le respect que nous, enseignants, nous vous accordons au fil des semaines, les efforts que nous faisons pour vous intéresser et vous faire progresser, pour vous faire taire mais aussi pour vous comprendre et pour vous donner la parole, puisque tout cela ne mène à rien, puisque vous cassez tout, puisque vous refusez tout, je vais essayer une autre méthode. Je vais établir un constat plus neutre, plus objectif. Je vais vous dire qui vous êtes. Peut-être que ça entraînera une prise de conscience, sait-on jamais. Vous êtes des minables. Vous êtes idiots et fiers de l’être.
– Ça va pas, non !
– Vous avez pas le droit de nous parler comme ça.
– C’est vrai, je n’en ai pas le droit. Mais pourtant je vais continuer. Parce que c’est ce dont vous avez besoin, dont nous avons tous besoin ici dans cette classe. À cause de ce que vous nous infligez depuis le début de l’année scolaire.
Les garçons hésitaient, un s’était reculé et adossé au mur, l’autre avait fait un pas de côté. Les 28 autres élèves étaient muets, médusés par la sortie de la prof, qui reprit :
– Vous pourrissez la vie d’une classe parce que vous savez qu’il ne vous arrivera rien. Vous martyrisez celles et ceux qui n’ont pas la force et le pouvoir de s’opposer à vous. C’est ce qu’il y a de plus lâche, de plus abject. Je suis prête à parier que s’il fallait résister à l’adversité, vous seriez les premiers à vous planquer ou à collaborer. Vous avez une grande gueule, mais vous n’avez aucun courage. Vous ne savez que nuire et détruire, vous ne construisez rien, vous ne participez à rien, vous ne proposez rien. Alors vous allez nous foutre le camp, tout de suite, et vous ne reviendrez dans cette classe que quand vous vous sera excusés de vos comportements et quand vous vous engagerez à ne pas les reproduire. Allez, dégagez !
Elle passa derrière eux et les poussa.
– Ho, ça va, ho !
– Vous allez nous payer ça !
– J’espère bien. Allez, dégagez !
Ils ramassèrent leurs affaires, avec une lenteur exaspérante. Mais prise dans son élan, elle lança, en regardant les autres nuisibles :
– Est-ce que d’autres veulent partir, tant qu’on y est ? C’est le moment, on fait le ménage !
Ô miracle, pensa-t-elle, quand les deux autres affreux se levèrent, l’un renversant sa chaise, l’autre expliquant :
– Ouais, si c’est comme ça, nous on se casse !
– Parfait, allez, au revoir messieurs. Comme vos copains : vous reviendrez quand vous vous serez excusés et que vous vous engagerez à ne plus perturber la classe.
Et les quatre s’en allèrent, sacs sur l’épaule, l’air moins bravache qu’ils le souhaitaient sous les regards sidérés des 26 restants.
La prof savait qu’elle n’avait pas le droit de les renvoyer sans les envoyer chez le proviseur ; s’ils quittaient le lycée, elle serait en faute. Elle n’avait pas non plus le droit de dire ce qu’elle avait dit ; en cette ère d’aseptisation des propos et de glorification de l’enfant-roi, exprimer de telles vérités était interdit. Mais ça n’avait plus d’importance. Car elle se rendait compte que c’est sa dignité qui était en jeu, et que, dès lors, le reste importait peu. La dignité, autrement dit la survie ; sans dignité, un être humain n’est plus un être humain. La vie nous oblige à avaler des couleuvres, à laisser courir, voire à tendre l’autre joue. Mais quand vient le moment où l’on estime que cela suffit, alors une révolution personnelle avec transgression des normes est possible et même souhaitable.
Passer outre la bien-pensance et recadrer ces petits merdeux, après 2 ans et demi de souffrance et d’efforts, c’était son coup de boule à elle, comme quand Zinédine Zidane, en finale de la Coupe du monde 2006, après avoir subi 1 heure d’insultes de la part d’un défenseur italien, lui asséna en toute connaissance de cause un coup de tête bien senti, qui non seulement étala le type, mais en plus valut à Zidane son exclusion et à la France la défaite. Zidane savait ce qu’il faisait, mais il avait dit stop ; là, ce n’est plus le foot qui comptait, c’était l’homme. Si l’homme ne rétablissait pas sa dignité, alors le foot n’avait plus aucun sens. La suite de sa carrière montra que ce geste ne l’avait pas desservi, au contraire, le football non plus.
Elle en était là : ce n’était plus le règlement de l’Éducation Nationale qui comptait, c’était son intégrité en tant que personne humaine. Elle avait été beaucoup trop abîmée depuis 30 mois, il était temps d’inverser le cours des choses pour retrouver sa dignité. Les Ukrainiens affrontaient les chars et les missiles russes depuis 9 mois, si elle n’était pas capable de dire leurs quatre vérités à des insolents qu’elle avait supportés pendant des mois, alors elle ne pourrait plus se regarder en face. Et elle voulait pouvoir se regarder en face. Elle en avait marre d’avoir honte et d’avoir peur.
Tandis que ces pensées tournaient dans sa tête à toute vitesse, elle regagna sa place devant le tableau :
– Allez, on reprend !
Et là, tout de suite, elle nota le changement d’atmosphère dans la classe, non seulement parce que les affreux étaient partis, mais parce que les élèves présents n’en revenaient pas de ce qu’elle avait osé et ne pouvaient s’empêcher de l’admirer pour cela. C’était perceptible, par elle comme par eux. Rien que ça, c’était déjà une récompense.
Bien sûr, les ennuis arrivèrent très vite. D’abord – elle ne l’avait pas vu parce que c’était invisible –, mais un des élèves – elle ne sut jamais lequel car elle ne chercha pas à le savoir – avait enregistré ses propos, qui furent diffusés sur Instagram et TikTok le soir-même. L’image manquait, mais le buzz se fit quand même et les propos de « la prof qui craque et qui recadre deux élèves » se diffusa à tous les élèves du lycée, à leur famille et bien au-delà. Les parents de deux des expulsés demandèrent à voir le proviseur dès 17 h 30, qui l’appela chez elle pour recueillir sa version. Elle expliqua.
– Je comprends, répondit-il. Et je vous admire, d’une certaine manière. Vous savez donc que vous allez être sanctionnée pour vos propos et l’exclusion des élèves. Vu le bruit que fait cette affaire, ça risque de remonter très haut.
– J’entends. J’accepterai la décision disciplinaire, quelle qu’elle soit. J’ai considéré qu’on ne devait plus supporter de telles agressions, trop nombreuses, depuis trop longtemps. Et que si nous n’arrivions pas à les faire cesser par les moyens habituels, il fallait en essayer d’autres. Je ne regrette pas. La classe s’est sentie beaucoup mieux.
– Si vous le dites…
– Dois-je revenir demain ? J’ai cours avec les Premières et Terminales.
– Je dois avertir le rectorat dès ce soir. Si je ne vous appelle pas avant votre cours demain, venez.
Elle reçut dès ce soir-là de nombreux messages et appels, de sa famille, de collègues, d’amis. Et même des parents de Célia, la fille qui était sortie en pleurs du cours à cause du harcèlement des affreux.
– On ne sait pas si c’est à cause de Célia que vous avez fait cela, mais en tout cas nous vous en sommes très reconnaissants, et Célia autant que nous. Vous avez remis à leur place ces garçons qui méritaient une bonne correction. Est-ce que vous accepteriez de venir déjeuner à la maison dimanche ? Nous tenons à vous remercier à la hauteur de votre geste.
Elle en eut les larmes aux yeux.
Larmes qui revinrent plus nombreuses encore quand, le lendemain matin, alors qu’elle entrait au lycée, la nouvelle de son arrivée se répandit comme une trainée de poudre. Et chaque fois qu’elle croisait un groupe d’élèves, alors qu’elle avait tendance à accélérer le pas, elle apercevait des visages qui se voulaient respectueux et même amicaux pour certains. Elle eut droit aussi à quelques commentaires :
– Eh Mdame, ils avaient abusé, là, vous avez bien fait.
– On est derrière vous.
– Merci. Vous donnez du courage à toutes les filles !
Rêvait-elle ? Quand elle entra dans sa classe de Terminales et que des applaudissements crépitèrent, elle comprit qu’elle ne rêvait pas.
Pour autant, elle savait qu’elle n’échapperait pas à la commission paritaire transformée en conseil de discipline, et à la sanction, qui pouvait aller jusqu’à la révocation. Elle n’échappa pas non plus à l’exclusion temporaire de 15 jours, prononcée par le recteur d’académie dès ce lendemain de ses propos.
Il se passa alors quelque chose de tout à fait imprévu. Elle fut contactée par des journalistes, qui voulaient absolument obtenir son témoignage. Elle regarda à la télévision des débats sur le métier de prof dans lesquels on repassait ses propos pour savoir si elle avait eu raison ou tort. Son cas devint une affaire, et elle en était plus gênée qu’autre chose.
Tout aussi surprenantes furent les offres d’emploi qui commencèrent à arriver dans sa boîte mail. Certains émanaient d’établissements d’enseignement, à peu près de cette teneur : « Si jamais vous ne voulez ou ne pouvez plus travailler dans votre lycée, nous serons heureux d’accueillir chez nous quelqu’un de votre trempe ». D’autres provenaient d’entreprises et d’institutions diverses et variées qui disaient à peu près ceci : « Vous méritez mieux que d’être bafouée par de jeunes insolents. Vous pourriez apporter beaucoup aux ressources humaines de notre entreprise ». Elle n’était pas dupe de la déformation de la réalité entrainée par les médias et les réseaux, ces cancers de l’époque. Que connaissaient d’elle tous ces gens ?
Libérée de ses peurs, ayant retrouvé sa dignité, elle savait ce qu’elle voulait : y retourner. Car c’était important : de transmettre, d’aider ces jeunes à apprendre et à trouver leur place dans la société. Elle s’était formée pour ça. Elle avait une première expérience, douloureuse certes, qui lui donnait encore plus de légitimité pour exercer. Elle pensait qu’elle pouvait être une bonne prof, c’est-à-dire utile à se élèves. C’est ce qu’elle plaida lors du conseil de discipline :
– Admettons qu’avoir recadré ces élèves – après, j’insiste, des mois d’accompagnement et d’encouragement, qui selon moi autorisaient ces propos plus durs – soit une faute. Ne peut-on considérer que les 15 jours d’exclusion sont une sanction suffisante ? J’aimerais reprendre mon travail. Avec une seule demande : que l’on puisse séparer des élèves très difficiles dans deux classes différentes quand c’est leur présence commune qui pose problème. Il me semble qu’un établissement peut gérer cela.
Sa réintégration fut actée. De même que la séparation des deux groupes de garçons qui se cherchaient sans cesse. Elle ne voulut pas cependant casser les amitiés, ce qui déstabiliserait trop des personnalités fragiles et souhaita elle-même qu’on maintînt les binômes existant.
Quand elle se retrouva face aux deux garçons qu’elle avait exclus, elle avança vers eux.
– Levez-vous s’il vous plait.
– Oh, Madame, ça va pas recommencer ?
Les autres élèves hésitaient entre la panique et le fou rire.
– Non, ça ne va pas recommencer. C’est là-dessus qu’on va se mettre d’accord. Levez-vous s’il vous plait.
Ils se levèrent péniblement.
– Acceptez-vous de vous excuser pour vos comportements passés dans cette classe ?
– On savait que vous alliez nous demander ça.
– Alors, votre réponse ?
– On a une condition.
– Dites.
– C’est que vous vous excusiez aussi.
– D’accord, répondit-elle du tac-au-tac. Mais vous d’abord, puisque c’est vous qui avez entrainé ma réaction.
Les deux garçons se regardèrent un instant.
– D’accord, répondit le leader. On s’excuse.
– Vous vous excusez et vous vous engagez à ne pas perturber la classe ?
Hésitation.
– Oui.
– Dites-moi s’il vous plait, chacun : je m’engage à ne plus perturber la classe.
– Oh, Mdame !…
– Dites « on », si vous préférez. On s’engage à ne plus perturber la classe.
Et chacun après l’autre, ils répétèrent, sans articuler beaucoup certes, cet engagement qui leur brûlait les lèvres.
– Je vous remercie, dit-elle. Je suis sûre que vous pouvez faire des choses bien pour peu que vous le vouliez. À mon tour de m’excuser pour mes propos un peu durs l’autre fois. Vous n’êtes pas des minables, je n’aurais pas dû dire cela, d’autant que je ne le pense pas. Je m’en excuse. Vous avez été insupportables, mais comme vous vous êtes engagés à ne plus l’être, je suis sûr que vous pouvez devenir des gens bien. Allez, asseyez-vous et mettons-nous au travail.
À peine avait-elle emprunté l’allée centrale pour retourner au tableau qu’elle entendit les applaudissements crépiter. Il fallut qu’elle se pince au sang pour contenir les larmes qui de nouveau arrivaient à ses yeux.
25 novembre 2022
La promenade d'un Anglais
(environ 22 minutes de lecture)
Il faisait trop chaud dans mon appartement de Nothing Hill, qui n’était pas climatisé parce que, jusqu’à ces dernières années à Londres, la température extérieure n’obligeait pas à rafraîchir les intérieurs ; et parce que, en vertu d’un reliquat de conscience écologique, j’étais opposé à la climatisation. Une conscience, moi ? Écologique ?!
Pour tout dire, j’étais au fond du trou, « at the bottom of the hole ». Pourquoi ? Pour rien, parce que nous sommes incapables de constance, parce que nous oscillons sans cesse entre la joie et la tristesse, l’envie et l’ennui, l’hébétude et la lassitude. Ou peut-être parce qu’à 46 ans je ne m’intéressais plus à grand-chose et je trouvais que ça n’avait pas de sens de se lever le matin en occupant le temps jusqu’à la mort.
J’étais journaliste, au Guardian, s’il vous plait. Pas un tabloïd, non, une référence en matière de journalisme, de fiabilité des sources et de recherche de la vérité. C’est nous qui avions lancé les premières collaborations internationales pour aider le lanceur d’alerte Julian Assange et faire remonter les révélations de Wikileaks, et nous qui avions été les premiers à monter un journal en ligne et en continu. J’avais une petite notoriété dans le milieu. On m’invitait parfois dans des émissions télé à la suite d’un article. Quelques politiques m’appelaient… Je pouvais encore tomber une jolie fille en vue. Mais tout cela ne me faisait plus ni chaud ni froid.
Entre 20 et 40 ans, je peux dire que j’en ai profité. Le monde était à nous, pour la dernière fois. Il fallait voir Londres à la fin du XXe et au début du XXIe siècle !… En fait, c’était toujours le « swinging London » des années 1960, le libéralisme et le cosmopolitisme en plus. Les attentats de 2005 ont cassé l’ambiance un moment, mais on s’est vite remis, à l’exception des victimes et de leur famille. Les Jeux Olympiques de 2012 constituèrent l’apogée. Quelle ambiance, quelle énergie dans la ville ! Qu’est-ce qu’on a pu danser, qu’est-ce qu’on a pu boire, qu’est-ce qu’on a pu baiser ! Et plus que tout, qu’est-ce qu’on a pu parler ! Vous savez qu’il est là, le plus grand plaisir de l’être humain, le plus grand besoin aussi, les deux correspondent pour une fois : parler à des oreilles attentives. Oui, être écouté quand on parle. Le reste est anecdotique.
S’il fallait poursuivre le parallèle entre mon état d’esprit et celui de mon pays, je dirais que le vote d’il y a quelques semaines, par lequel une majorité de Britanniques a décidé que le pays devait quitter l’Europe a fini de me miner. Le Brexit !… Par quels mensonges éhontés ces épouvantables politiciens ont-ils pu convaincre une majorité de personnes qu’elles seraient mieux seules que dans la grande famille européenne pour affronter le terrorisme islamique, le changement climatique, la guerre économique, et autres joyeusetés qui nous attendent ?…. Le Brexit, c’est non seulement un non sens historique, mais aussi la banalisation du mensonge, la fin de l’unité nationale, le début des haines et des ressentiments. Je l’ai écrit, ce qui m’a valu des torrents d’insultes et des menaces de mort, mais peu importe : il me paraitrait normal que David Cameron, Nigel Farage et Boris Johnson soient renvoyés devant un tribunal et si possible condamnés à perpétuité pour toutes les souffrances et les emmerdements qu’ils vont causer aux Britanniques.
J’évoquais les années 60, quand l’Angleterre inventait la mode et la musique. Mais si je remonte plus loin, je peux ajouter l’invention du commerce, de la démocratie moderne, du libéralisme, des toilettes, du steak, de la vapeur et du chemin de fer, du sport, du téléphone, de la télévision, de l’intelligence artificielle, de la langue mondiale… Et de la reine d’Angleterre, bien sûr. Dire que le pays ne tient plus qu’à cette vieille peau… Je crois que nous sommes rassurés à chacun de ses anniversaires, car nous redoutons ce qu’il adviendra quand elle ne sera plus là. Alors, les individus ne se retiendront plus, et le pauvre Charles, qui n’est pas un mauvais bougre, ne pourra rien faire pour arrêter la violence des imbéciles.
Bref, cuisant dans mon appart en ce mois de juillet 2016, j’avais peur des jours à venir. Je débutais ma deuxième semaine de congés et je n’avais rien de prévu. J’avais utilisé la première pour aller passer 4 jours avec mes parents et ma sœur, puis trois jours dans la maison de vacances d’amis avec ma poule du moment, une petite bombe dont j’avais épuisé les charmes pourtant conséquents. À moins que ce fût-elle qui m’ait épuisé ; j’étais sans doute trop vieux maintenant pour pouvoir occuper plus de trois heures d’affilée une hystérique dévorée d’ambition.
Il me restait donc 7 jours à tirer. J’étais invité dans deux beaux cottages, l’un appartenant à un conseiller de Downing Street qui se piquait d’être mon ami, l’autre étant la propriété d’un animateur télé qui me promettait « des fêtes à tout casser toutes les nuits ». Et le patron du plus grand casino de Blackpool, la « sin city » britannique, m’avait seriné que j’avais table ouverte dans son établissement, le « all inclusive » comprenant également les nuits dans un palace avec girls à volonté.
Mais rien de tout ça ne me tentait à ce moment-là. Si j’avais été travailleur, j’aurais écrit. Ce roman que j’envisageais depuis des années, n’était-ce pas le moment idéal pour m’y mettre ? En tant que journaliste, j’aurais la chance de trouver une maison d’édition sans difficultés, car les éditeurs savaient qu’ils pouvaient négocier un renvoi d’ascenseur. Mais j’étais paresseux, j’avais toujours été trop facile, je manquais de rigueur. J’avais pu me le permettre jusque-là, mais je risquais de le payer désormais.
Soudain, je sus ce que j’allais faire : prendre ma voiture et rouler vers le sud. Je ne savais pas dans quel but, mais je comprenais que j’avais besoin de changer d’air, de quitter le cloaque londonien, de me retrouver seul. Tel était peut-être le changement que je devais opérer dans ma vie : ne plus fuir la solitude, mais l’affronter, l’accepter si possible. Go !
Je remplis un sac de voyage avec des vêtements, une trousse de toilette, deux livres de poche, mon ordinateur, des chargeurs. Je griffonnai un mot pour la femme de ménage qui devait venir le lendemain matin, j’attrapai mon portefeuille, les clés de voiture et je décampai. Il était 9 heures.
En ce lundi matin de début août, je pus sortir de Londres sans trop d’encombrements. En 30 minutes, j’étais sur la M 20 et je m’élançais à travers le Kent. La Jaguar roulait comme une boule de billard au milieu de la campagne anglaise. Seul bémol : ces champs jaunes alors qu’ils auraient dû être verts. Cette fois, on y était, sapiens avait trop fait le con sur sa planète, il allait crever de soif tout en se noyant dans la mer dont le niveau allait monter. Londres était une des villes les plus menacées… Ah ah ah !
En moins de deux heures j’étais à Folkestone. Je pris la sortie et me retrouvai devant les portiques d’embarquement pour le Shuttle. Je pus avoir un billet pour une traversée 1 h 15 plus tard. Je pestai contre les futures formalités de douane auxquelles ces connards de brexiteurs allaient nous obliger, puis passai le gymkhana jusqu’à ce que ma voiture soit sur un wagon, à la suite de quoi je me dirigeai vers la première brasserie venue, commandai un grand café et une part d’apple-pie. De la vitre, j’apercevais les voies ferrées au premier plan, la mer au second. Au lieu de l’atmosphère laiteuse habituelle en ce lieu, le soleil imposait une lumière éclatante qui indisposait les yeux. J’eus envie de fumer une cigarette et je sortis : il faisait chaud et sec, comme si je n’étais pas au bord de la Manche mais de la Méditerranée.
C’est alors que je compris où je me rendais : sur la Côte d’Azur. Eh oui, j’étais un Anglais vieillissant, il était normal que je me sente attiré par cette région qui avait aspiré tant de mes compatriotes entre 1800 et 2000.
Nous avons émergé du tunnel à Coquelles, près de Calais. À ma grande surprise, le GPS m’indiquait un itinéraire qui ne passait pas par Paris, que de toute façon je comptais éviter. Paris, c’était Londres en moins bien, en plus petit, plus mesquin, plus sale, plus fermé, plus pénible. Grâce à cette A26 dont j’ignorais l’existence, j’allais éviter ce trou, c’était parfait.
Je passai en effet par Arras, Laon, Reims, Châlons-en-Champagne, et Troyes, où je décidai de m’arrêter pour la nuit. Je pris une chambre au « Relais Saint-Jean », un quatre étoiles au prix dérisoire pour un Londonien, dans le centre ancien. J’avais une carte bleue internationale, qui me permettait de payer en euros, même si mon compte était approvisionné en livres sterling. Ce particularisme de la monnaie, imbécile également, datait d’avant le Brexit, on ne pouvait blâmer BoJo et consorts sur ce coup-là.
Réalisant que je crevais de faim parce que je n’avais pas déjeuné à midi, je m’offris un excellent repas au restaurant que m’avait indiqué la réceptionniste. Pendant le dîner, je me reconnectai au monde en consultant mon fil Twitter, en écoutant et lisant mes messages. J’envoyai quelques sms, quelques messages via WhatsApp et Telegram. Vu la distance que j’avais prise, mes démons londoniens me paraissaient moins menaçants. À celles et ceux qui me demandaient où j’étais, je répondais : « je n’y suis pas encore ».
Je flânai un peu avant de rentrer, découvrant une ville splendide, où les maisons à colombage et les rues étroites étaient en harmonie avec une rénovation urbaine de qualité. Quelques bars étaient ouverts et animés, mais je me retins d’y entrer. Non, solitude avais-je dit, je devais la goûter, la savourer, l’aimer. Peut-être était-ce cela se préparer à la mort ? Et peut-être fallait-il que je m’y mette ?
Je dormis mieux qu’un bébé, uniquement réveillé au matin par des cloches, celles de la cathédrale sans doute, que j’avais vue la veille, si particulière avec sa tour unique alors qu’elle avait été prévue pour en recevoir deux. Cet édifice troyen me fit penser au clocher cassé de l’église du Souvenir, sur le Kurfürstendamm de Berlin.
Je repris ma route vers le Sud. A5, A31, A39, A6, je longeai Chaumont, Dijon, Beaune, Chalon-sur-Saône, Mâcon. Le seul point pénible fut Lyon, puisque l’autoroute passe en pleine ville, une aberration à tous points de vue.
Je pris un sandwich et une bière sur une aire de « l’autoroute du soleil », qui portait on ne peut mieux son nom. Il n’y avait plus d’herbe sur les parterres, il ne restait que quelques brins desséchés qui faisaient peine à voir. Il y avait dans ce « restoroute » un peu trop d’Allemands et de Hollandais à mon goût, non que j’eusse la moindre acrimonie contre ces nations, simplement c’était trop dense alors que je cherchais de l’air et une humanité moins grouillante que celle que je quittais.
Valence, Avignon, Aix-en-Provence, ça y est, j’entrais dans le sud. La roche était d’une blancheur aveuglante, les arbres n’étaient que pins maritimes ou parasols, petits chênes, palmiers et cactus géants. Près de Brignoles, j’aperçus un feu de forêt, et une colonne de camions de pompiers peu après. L’Europe du sud brûlait chaque été, de plus en plus. Les lieux habitables sur la terre allaient se réduire comme peau de chagrin, alors que la population continuait d’augmenter…
À Cannes, j’hésitai. J’étais venu là une fois, au moment du fameux festival, où je m’étais fait inviter sous un prétexte fallacieux. J’avais passé une semaine inoubliable dans cet endroit de rêve où tout était fait pour satisfaire aux exigences des festivaliers, qui n’étaient que des happy few triés sur le volet. Je ne connaissais pas le monde du cinéma et j’avais découvert qu’il était composé de dingues et de génies, d’autant d’amour que de haine, d’un peu de talent et de beaucoup de vanités. Le summum de cette semaine cannoise fut sans doute ma nuit avec une actrice dont le nom ne vous dit peut-être rien alors qu’elle est une vraie star, Rachel MacAdams, vous pouvez vérifier et voir un peu la merveille qui fut mienne pendant 48 heures inoubliables. Une fille délicieuse, charmante, belle, drôle, légère, intelligente, généreuse… Elle m’a dit que je pouvais raconter notre histoire puisqu’alors elle n’était pas en couple, elle venait de rompre avec Ryan Gosling, Canadien comme elle, qui avait été son partenaire dans le film The notebook en 2004, un petit chef-d’œuvre du romantisme. Rachel, mon Dieu… J’aurais bien prolongé, pour une fois, mais elle m’avait dit « It’s now and never », que j’avais traduit par « Ce qui est à Cannes reste à Cannes ». Nous ne sous sommes jamais revus, elle tourne avec les plus grands réalisateurs. Et elle a deux enfants.
Cannes devait rester ce moment unique et je poussai donc jusqu’à Nice. Là, je ne connaissais que trois noms : Negresco, baie des anges, promenade des Anglais. Je visai donc le Negresco où j’arrivai à 20 heures. N’était-ce pas pour le coup au-dessus de mes moyens ? Quand je consultai sur leur site le prix d’une chambre standard et du moindre plat, je conclus que si, mais je me dis tant pis. Je n’avais pas beaucoup d’argent, mais j’avais des amis, ou des relations, qui en avaient. Ils me renfloueraient en échange de quelques articles ou introductions auprès de confrères et sœurs des médias. Chacun monnaye ce qu’il peut. Nous sommes tous des putes.
Je m’installai donc dans une chambre, standard mais avec vue sur la mer ; quel intérêt, sinon ? Je m’allongeai un quart d’heure pour me reposer. Puis je pris une douche fraîche, me changeai et descendis. À la réception, je demandai 300 € en espèces, à mettre sur ma note, conscient que je n’irais pas loin avec une telle somme en ce lieu hors de prix. Mais il me fallait un peu d’argent de poche.
Il était 20 h 45. Je sortis, traversai les voies de circulation automobile et me retrouvai sur la fameuse promenade, qui devait son nom à la communauté britannique présente à Nice dès le début du XIXe siècle (plus de 100 familles en 1820) qui en finança la construction. Le soleil déclinait sur la Baie des anges et la lumière était enfin moins aveuglante. Les rayons orangers arasaient la mer, la plage et la promenade. Je me sentis bien là, en phase avec mon environnement, et cette unité me parut comme une récompense à mon voyage non réfléchi.
C’est la densité de la foule qui me fit réaliser qu’on était le 14 juillet. Eh oui, la fête nationale française, « le prise de la Bastille », je l’avais oubliée. Les Français si fiers de leur révolution, de leurs sanguinaires sans-culottes, de leur hymne atroce… Alors que la nôtre, les nôtres, la Grande Rébellion et la Glorieuse révolution, avaient déjà plus d’un siècle. Sorry, les froggys, mais la démocratie libérale, c’est nous qui l’avons inventée puis mise en œuvre. Cependant, nos deux nations ont un point commun, désormais : une sorte d’inaptitude au XXIe siècle, cocktail de conservatisme et d’excentricité pour les Anglais, qui fait que nous ne trouvons jamais le bon équilibre, mélange d’arrogance et de paresse pour les Français, ce qui en fait l’autre peuple le plus désagréable au monde avec nous.
J’hésitai entre suivre la Promenade à l’est vers la vieille ville ou la remonter à l’ouest vers l’aéroport. Finalement, je pris à l’ouest pour profiter du soleil couchant avec mes lunettes noires, du moins pendant un quart d’heure. C’est là que me vint une idée, simple mais qui m’enthousiasma : j’allais ramener un reportage sur celles et ceux qui, en 2016, fréquentaient la promenade des Anglais. On ne m’avait rien demandé, mais je suis sûr que Martin, mon rédac-chef, apprécierait ce sujet pour la 3e ou 4e semaine d’août, quand l’actu était encore un peu creuse avant la rentrée de fin août début septembre. D’autant que j’allais tâcher de lui décrocher des personnages bankables en termes éditoriaux.
Pour l’heure, j’avais faim. J’aurais pu dîner au restaurant de l’hôtel, mais, après tous les kilomètres que j’avais parcourus, j’avais envie de me dégourdir les pattes avant de m’attabler. Je longeai les plages, regardant tantôt à ma gauche la mer et les galets en contrebas, tantôt à droite les majestueuses façades des immeubles. La foule était grosse, ce qui gâchait un peu mon plaisir. Je découvris sur des affiches que la mairie avait jumelé à la fête nationale une « Prom party » afin d’attirer sur la promenade non seulement des Anglais, mais des touristes du monde entier. De fait, si la langue de Molière dominait, j’en entendais beaucoup d’autres, preuve que les touristes internationaux étaient au rendez-vous.
À un carrefour, je quittai le bord de mer pour retraverser les voies de circulation et prendre une petite rue perpendiculaire qui partait vers l’intérieur de la ville, la rue Honoré Sauvan, qui croisait ensuite la rue de France, mais que je continuai tout droit sur le boulevard François Grosso jusqu’à tomber sur un établissement appelé « L’ardoise », dont les tables et chaises roses en terrasse m’attirèrent. Je me posai là et m’en trouvai fort aise. Le vin blanc glacé que je sirotai en attendant ma commande était divin. J’étais bien dans ce poste d’observation, qui me permettait de voir un Nice plus authentique, où les autochtones avaient encore droit de cité.
La nuit tombait quand on me servit un dos de julienne à l’aneth et des gnocchis maison à la tomate. Je matai quelques jolies femmes, mais bizarrement je ne me sentais pas seul : sans doute mes acquis londoniens me préservaient-ils du manque, même si les années folles étaient finies, tant en raison de mon âge que de l’époque ; en ces années 2000 et 2010, le terrorisme islamique avait réussi à casser une certaine insouciance dans les pays de la liberté : attentats de New York en 2001, Madrid en 2004, Londres en 2005, Boston en 2013, Paris en 2015, Bruxelles en ce début d’année 2016… Jusqu’à quand la litanie allait-elle continuer ?
Je ne pris pas de dessert, ne voulant pas gâcher les saveurs méditerranéennes qui enchantaient mes papilles par des excès de sucre. Je réglai avec un des trois billets que j’avais changés au Negresco et repartis en allumant une cigarette. Je m’arrêtai un temps avant de traverser les voies pour rejoindre le bord de mer, fasciné par la courbe de la corniche éclairée par des milliers de lumières. Un avion allait atterrir sur l’aéroport tout proche, les voyageurs devaient bénéficier d’une vue époustouflante. L’air était d’une douceur idéale, caractéristique d’une belle soirée d’été.
Je rejoignis la Promenade. La foule s’était encore densifiée, elle occupait non seulement le très large trottoir mais aussi les voies de circulation, interdites aux voitures sur deux kilomètres ce soir-là. Mais les gens bougeaient moins. Je ne tardai pas à comprendre : une première fusée explosa dans le ciel, marquant le début du feu d’artifice. En retrait, près d’un palmier qui fut un bon compagnon, je regardai la féérie lumineuse du début à la fin. Depuis combien de temps n’avais-je pas fait cela : vingt-cinq ans ? Trente ans ? Mieux valait que je ne pense pas à mon père et à ma mère, je risquais de pleurer. À ce moment peut-être, tenir une compagne contre moi ne m’aurait pas déplu. L’année prochaine, pensai-je ; il était temps que je me stabilise.
Il y eut de longs applaudissements après le bouquet final et, comme un imbécile, j’applaudis aussi. La musique prit le relais de la pyrotechnie. Mais à peine la foule avait-elle repris ses mouvements déambulatoires qu’une sorte de rumeur sembla venir du côté ouest ; à ce moment, il n’y avait pas de bruits particuliers, mais on eut l’impression que des micros venaient d’être posés en surplomb, qui amplifiaient les voix et les pas des dizaines de milliers de personnes qui flânaient là. Une première angoisse me saisit, et je ne sais pourquoi, je scrutai l’horizon en direction de la pleine mer. C’est en effet à un tsunami que je pensai, même si je ne le réalisai qu’a posteriori.
Ce n’était pas un tsunami. C’était un camion. Un camion blanc de 20 tonnes, du type de ceux utilisés par les sociétés de livraison de colis ou par les particuliers quand ils déménagent avec des amis, un camion plus gros qu’une camionnette mais que l’on peut conduire avec un permis de base. Le conducteur de celui-là conduisait mal, et trop vite, phares non allumés. Il était le seul véhicule à cet endroit, ce qui signifiait qu’il avait été autorisé à passer ou qu’il avait forcé le barrage placé au niveau du boulevard Gambetta, constitué d’une voiture de police, de barrières métalliques et de séparateurs de voies. Mais ?… Serait-il possible que ?… Mon Dieu…
J’entendis les premiers hurlements au moment où je vis les premiers corps tomber. Les corps tombaient mais le camion ne s’arrêtait pas. Il ne pouvait aller tout droit cependant, en raison de ceux qu’ils avaient renversés, sur lesquels il roulait. Il se mit alors à zigzaguer, des petits coups de volant à gauche et à droite, serrés d’abord, puis plus amples, puisqu’il quitta la Promenade en elle-même pour s’engager sur les voies de circulation sans voitures mais pleines d’humains, avant de revenir sur le trottoir, retourner sur les voies, revenir sur le trottoir. Les gens couraient ou s’agglutinaient, mais le camion les touchait, les tapait, les écrasait…
Tandis que les hurlements s’intensifiaient et que le moteur vrombissait, je vis des hommes et des femmes enjamber le parapet et se jeter sur la plage plusieurs mètres en contrebas, j’en vis sur les terre-pleins tenter de grimper aux palmiers comme l’auraient fait des singes, j’en vis d’autres plonger en avant comme un gardien de but, même s’il n’y avait ni ballon ni pelouse, mais du goudron et un monstrueux moteur entouré d’acier juste derrière eux. Je vis aussi des visages et des corps particuliers qui me hanteront à jamais : une vieille femme regardant vers le ciel sans bouger une seconde avant d’être percutée, un couple et deux enfants recroquevillés par terre mains sur la tête comme pour parer aux coups, trois jeunes bousculant tout sur leur passage et marchant sur celles et ceux qu’ils faisaient tomber, une tête passant sous une roue, qui aujourd’hui encore me réveillent la nuit et assombrissent mes journées. Je suis journaliste, et même si j’étais en vacances, j’aurais pu avoir le réflexe de prendre mon téléphone pour filmer ou photographier. Mais la soudaineté, l’horreur et l’incongruité de ce que je voyais m’en a empêché ; je ne le regrette pas.
Je parvins à réagir alors que la camion allait passer devant moi. J’étais côté ville, et j’eus la chance à ce moment qu’il parte plutôt de l’autre côté, causant une affreuse débandade, encore des sauts, des chutes, des chocs. Je ne sais ce qui me prit, mais, alors qu’il continuait vers l’Est, j’accélérai le pas, courus même et le suivis autant que faire se pouvait dans le chaos ambiant.
C’est alors que j’aperçus un homme, qui lui savait ce qu’il allait faire. Il courait beaucoup plus vite que moi, à tel point qu’il rattrapa le camion. Et aussi invraisemblable que cela paraisse, il réussit à attraper la poignée et à monter sur le marchepied. Qu’allait faire cet inconscient, ce héros ? Je n’eus pas la réponse car dès que sa tête se trouva à hauteur de la cabine, il relâcha la poignée et tomba. Le conducteur l’avait-il menacé avec une arme ? Il se releva, même s’il avait l’air sonné. Le camion continua et fonça même sur un groupe de quatre personnes qui toutes disparurent de mon champ de vision. Cet obus puissance 1000 continuait son œuvre de terreur et de mort.
Apparut alors un scooter. Comme il était à côté du camion, je crus une seconde qu’ils étaient de mèche. Mais je le vis essayer de doubler le camion, d’abord par la droite, ensuite par la gauche, et je compris qu’il tentait de l’arrêter. Le scootman risquait sa vie à chaque seconde. Il fit alors quelque chose d’incroyable : alors qu’il était au niveau du camion, il se pencha sur la gauche et chuta en envoyant le scooter sous les roues du camion. Les deux roues de devant étaient déjà passées, mais les roues arrière heurtèrent le scooter, qui firent cahoter la camion et le ralentirent bel et bien. Le motard lui se releva et… se mit à courir après le camion.
Il rattrapa le véhicule et je crus halluciner quand je vis ce fou monter sur le marchepied de la cabine, s’accrocher d’une main et jeter un poing à l’intérieur par la vitre, qui visiblement avait été ouverte, ou cassée lorsque le premier citoyen était grimpé sur le marchepied. Le camion reprit ses zigzags, non plus pour causer le maximum de dégâts mais pour tenter de se débarrasser de l’assaillant. Sans succès. J’entendis un coup de feu, et je m’attendais à voir l’homme tomber du marchepied. En fait, il semblait se battre ! Soudain, il prit un coup de crosse sur la tête et lâcha prise. Il se retrouva sur la chaussée mais reprit aussitôt son assaut et réussit à remonter sur le marchepied ! Il le put car, tout à son combat contre l’assaillant, le chauffeur avançait plus lentement.
Des voitures de police vinrent à la rencontre du camion. Des coups de feu partirent. Je tremblai pour l’homme sur le marchepied. Il était impossible que ce héros meure sous les tirs des policiers alors qu’il avait le même objectif qu’eux. Le conducteur sembla répondre par d’autres coups de feu. D’autres policiers le prirent en chasse, le camion ralentit enfin puis s’arrêta, au niveau du Palais de la Méditerranée. Des policiers l’encerclèrent et tirèrent dans la cabine par devant et par les côtés.
Je ne voyais plus l’homme qui avait jeté son scooter pour ralentir le camion : où était-il ? Mon Dieu, faites qu’il ne soit pas mort, je vous en prie. Ma première prière depuis des décennies… Je ne voulais pas qu’il meure. Il y avait déjà assez de morts, pas lui, non pas lui, s’il vous plait.
Il n’était pas mort. Les flics avaient gardé leur sang-froid et lui aussi : quand la fusillade avait commencé une fois le camion arrêté, il s’était laissé glisser sous le camion pour se protéger. Les policiers l’avaient vu et le sortirent de là. Sans ménagement, car ils n’avaient pas assisté au début de la scène et craignaient à ce moment qu’il soit un complice du terroriste.
Tremblant de tout mon être, je m’avançai à pas lents en direction de la mer. Ce que je voyais dépassait l’entendement : il y avait des dizaines et des dizaines de corps par terre, et sans doute beaucoup plus si l’on remontait au début de la course folle du camion. Certains de ces corps étaient immobiles, d’autres bougeaient, certains étaient seuls, d’autres entourés de personnes accroupies ou assises. Quant aux sons qui montaient de cette foule disloquée, les gémissements dominaient, même si parfois des hurlements déchiraient la nuit. Provenaient-ils des blessés, des proches des blessés, des proches des morts ? Et puis il y avait les pleurs. Tout le monde pleurait. Je n’avais jamais vu autant de personnes pleurer en même temps. Quelques personnes, hommes et femmes, me semblèrent devenus fous, vociférant des propos incohérents, maudissant qui le ciel, qui les terroristes, qui la police…
J’avançai malgré tout. Peut-être que mon métier de journaliste me guidait à ce moment-là, il faut bien trouver un moyen d’assimiler l’insoutenable. Les pompiers arrivèrent, des ambulances, la police. Les gyrophares et les sirènes deux-tons prenaient le relai des minutes d’épouvante, qu’avait précédées le feu d’artifice. Le High club, une discothèque sur la Promenade, ainsi que l’hôtel Negresco, où j’aurais dû couler une nuit paisible, furent transformés en hôpitaux de fortune, ou plutôt en centres de tri. Tant de morts, tant de blessés, tant de souffrances… Comment faire ? Quelles décisions prendre ?
Je ressentis une tristesse inconnue, générale, existentielle. Une chose cependant, une horreur par-dessus les horreurs, me tira de mon abattement. Quand j’aperçus deux jeunes hommes faire les poches de deux autres hommes morts ou agonisants, je me mis à hurler et je bondis sur eux. J’étais tellement révolté que je leur fis peur et qu’ils détalèrent, alors qu’ils m’auraient mis au tapis sans problème si l’on s’était battus. Il y avait donc des personnes qui cinq minutes après un attentat détroussaient les morts et les blessés ? Non, non, je refusais ! Non ! L’humanité ne pouvait pas être devenue si moche, je ne voulais pas ! Je tournai sur moi-même en grognant et en montrant les poings. On dut me prendre pour un de ces malheureux devenus fous. Je gueulai deux minutes puis, vacillant, je m’assis en tombant entre ces deux cadavres que j’avais défendus, et je me mis à sangloter, si fort que je crus que j’allais mourir et me désintégrer, triste à crever, écœuré, épouvanté…
Je fus emmené par deux pompiers au Centre universitaire Méditerranée, qui fut lui, je l’appris par la suite, dévolu aux personnes choquées ou traumatisées.
Ce carnage était dû à un seul homme. 458 blessés, 86 morts, en à peine 4 minutes, sur 1,7 kilomètre, avec un outil qui n’était même pas une arme. Quel sens cela avait-il ? Aucun, bien sûr. L’État islamique revendiqua l’opération le lendemain, par pure opportunité : jamais le monstrueux conducteur de Nice n’avait été missionné, il avait agi de son plein gré. Même si Al-Qaïda puis Daech avaient commencé à inciter chaque partisan du djihad à utiliser tout ce qui pouvait servir d’arme pour terroriser les mécréants et détruire leur mode de vie.
Je commençai mes reportages dès le lendemain, qui furent aussitôt publiés dans le Guardian au Royaume-Uni et repris dans plusieurs médias. J’interrogeai les deux héros que j’avais vus de mes yeux, une femme qui avait perdu son mari et son fils, un homme qui avait perdu sa femme, un patron de restaurant de la Promenade, un pompier, un couple de touristes, le chef de la police… Dans ma galerie, il manquait le terroriste, mais était-ce un manque ?
Je rentrai à Londres au bout de ma semaine de vacances françaises, qui ne s’était pas déroulée tout à fait comme prévu. J’étais sonné, et je savais que ce serait durable, que je ne serais plus jamais le même. Cela devait se voir, car mon rédacteur en chef refusa que je reprenne le travail et m’envoya me reposer, « n’importe où sauf à Nice », afin de reprendre un minimum de forces. Parmi toutes les invitations que l’on m’avait gentiment adressées, je répondis à celle d’amis chers, calmes et discrets, qui furent de parfaits psys pendant huit jours et m’aidèrent à ne pas sombrer. Je pensai beaucoup, trop, à tous ces gens que j’avais vus souffrir et mourir, ainsi qu’aux deux héros qui avaient ralenti le camion et donc sauvé de nombreuses vies : eux, qu’allaient-ils devenir ?
Précisions : Franck Terrier, qui jeta son scooter pour ralentir le camion et se battit avec le chauffeur, a été décoré de la Légion d’honneur par le Président de la République le 14 juillet 2017 sur les Champs Elysées. On peut le voir dans le clip de la magnifique chanson de Patrick Fiori, écrite par Goldman, Les gens qu’on aime (c’est le fleuriste). Alexandre N, le premier homme monté sur le camion pour tenter de l’arrêter, qui est tombé quand le chauffeur a braqué son pistolet sur lui, est volontairement resté anonyme. Ces deux hommes sont des héros, des vrais, c’est-à-dire qu’ils ne l’ont pas cherché, et qu’ils n’en tirent aucune gloire ; ils refusent de s’attribuer le moindre héroïsme et sont au contraire envahis par la culpabilité de ne pas avoir fait plus. Ils souffrent et ont vécu de douloureux moments depuis le 14 juillet 2016. Nous leur devons le plus grand respect.
18 novembre 2022
Le sable disparu de Saint-Louis
(environ 18 minutes de lecture)
Ils s’étaient donné rendez-vous au restaurant de l’hôtel Cap-Saint-Louis, un des établissements de cette langue de terre d’une vingtaine de kilomètres sur à peine 800 mètres de large, qui canalise le fleuve Sénégal avant que celui-ci aille se jeter dans l’Océan Atlantique. Ils avaient grandi non loin de là, à Guet Ndar, quartier de pêcheurs où des milliers de pirogues s’alignaient chaque jour le long de la plage, par laquelle transitaient 30 000 tonnes de poissons chaque année.
– Tu te souviens ?… furent les premiers mots que prononça Souleymane après qu’ils se furent étreints.
Oui, ils ne s’étaient pas vus depuis 15 ans, ils étaient mariés, pères de famille, plus proches des 40 ans que des 30, mais ils se souvenaient de leur enfance, des courses infinies dans les ruelles entre les animaux maigres, les calèches brinquebalantes, les voitures mal conduites et les bus tonitruants. Ils se souvenaient de l’odeur de poisson si prégnante qu’on ne la sentait même plus, des filets qui jonchaient la plage et les devantures des maisons, filets dans lesquels ils se prenaient les pieds, suscitant l’ire des adultes et le rire des enfants. Ils se souvenaient de la mer calme et apprivoisée, qu’on différenciait à peine de la terre, tant elles étaient unies et représentaient les deux faces d’une même médaille. Les enfants comme les adultes passaient de l’une à l’autre sans y penser. L’océan élargissait le terrain de jeux des plus jeunes, offrait un lieu de travail aux plus grands. Et entre la mer et la terre, il y avait le sable.
Souleymane était resté dans le poisson (on disait « le djehn »). Grâce aux quelques études qu’il avait pu faire – il gardait une vénération pour son maître d’école qui n’avait cessé de l’encourager, jusqu’à s’opposer à ses parents –, il avait acquis, d’abord au lycée Peytavin ensuite à l’université de Dakar, de solides notions de commerce et de gestion. Après avoir travaillé chez un distributeur de fruits et légumes, il était revenu à Saint-Louis et avait monté une petite affaire de pêche, en achetant à crédit un premier chalutier, puis un deuxième, puis un troisième. Investir était une chose, gérer les hommes en était une autre ; c’est là qu’il avait été fort, les échecs et les complications n’avaient pas manqué, mais il avait fini par s’imposer jusqu’à devenir un pêcheur-mareyeur respectable et respecté. Ce choix lui avait permis de réaliser la synthèse entre les origines familiales – il restait dans la pêche, ne trahissait pas son père – et l’aspiration au développement – il ne se contentait pas de sorties journalières en pirogue, mais visait plus loin, plus grand. Il allait au large de la Mauritanie au nord, de la Gambie au sud, d’autant que les eaux sénégalaises, surexploitées, étaient désormais pauvres en ressources maritimes. Et il envoyait loin ses chaluts dans l’immensité bleue, au-delà du Cap Vert.
Malick, lui, avait pris une autre voie, non moins méritante. Enfant de pêcheur lui aussi, aîné d’une fratrie de 6, il avait dès l’âge de 16 ans travaillé chez un maçon comme apprenti. Les chantiers auxquels il participait étaient assez médiocres – cabanes transformées en maison avec une partie en dur, mur de soutènement pour éviter l’affaissement d’un terrain dans la mer, petits aménagements de quartiers plus ou moins officiels… Mais il avait appris pendant 3 ans les bases du métier. Il était adroit non seulement de ses mains mais aussi de sa tête. Il savait voir et il voulait apprendre.
À 19 ans, il fut donc recruté par une entreprise de maçonnerie nettement plus importante. Là, il travailla à la construction d’immeubles pour des organismes HLM, à la réalisation du « village artisanal » de Saint-Louis, à la transformation de la nationale 2 en corniche du front de mer. En plus du bâtiment, il découvrit ainsi les travaux publics et compléta sa palette de savoir-faire. Astucieux et ambitieux, il n’hésitait pas à prendre des responsabilités, à faire davantage que ce qu’on lui demandait. Il croyait au travail comme moyen d’épanouissement et ne comptait pas ses heures. De fait, il était heureux, d’aider sa famille, et surtout de se sentir progresser, intellectuellement et socialement. « Il vaut mieux vivre un jour comme un lion que 100 ans comme un mouton » était un des proverbes de la sagesse africaine qu’il se répétait… chaque jour.
Il resta 6 ans à la Saint-Louisienne du B.T.P., jusqu’à ce que son directeur lui-même l’encourage à passer du statut d’employé à celui de concurrent.
– Je t’ai observé, Malick. Tu as la force du buffle et l’intelligence du singe. Tu es fait pour prendre des initiatives, et même diriger. D’autant que tu sais obéir. Et « celui qui refuse d’obéir ne peut commander ». Ce qui ne veut pas dire que tous ceux qui obéissent peuvent commander, bien sûr. Crée ta société, je te sous-traiterai des chantiers au début, pour t’aider à démarrer. Je te demanderai une seule chose : c’est de nous renvoyer la balle quand tu le pourras.
– Mais pourquoi ce cadeau, « Borom » ?
– « Si tu veux aller vite, marche seul. Si tu veux aller loin, marchons ensemble ». Tu iras plus vite sans nous, Malick. Et tu iras plus loin avec nous.
C’est ainsi que Malick monta sa propre entreprise de B.T.P., à 25 ans, et qu’il était désormais, 9 ans plus tard, un partenaire privilégié des promoteurs d’une part, des pouvoirs publics d’autre part, pour l’aménagement des infrastructures de la région de Saint-Louis, mais aussi de tout le Sénégal. Il avait à son actif le Musée des civilisations noires de Dakar, la construction du stade Léopold Sédar-Senghor, ou, à Saint-Louis, le Centre Hospitalier Régional. Et de nombreux programmes immobiliers de différentes games.
Les deux anciens amis s’étaient mariés tous les deux, le premier avait pour l’instant 2 fils, le second avait à ce jour 2 filles.
– Ta femme aura-t-elle autant d’enfants que ta mère ? demanda Malick en riant.
– Nos femmes ne sont pas moins fécondes, mais peut-être plus éduquées, plus urbaines. Du coup, le taux de fécondité chute, de 7 dans les années 80 à 4 aujourd’hui.
– Je sais. Nous verrons. Cela dépendra un peu de nous, aussi… La petite graine…
Ils s’installèrent à la table qu’on leur avait réservée le long des baies, en bonne partie ouvertes. La température devait encore avoisiner les 25 ou 26 degrés. Le bas de l’île était désormais un lieu touristique, dont les palmiers, les hôtels et les promenades ressemblaient aux standards en la matière. Mais juste au-dessus se trouvait Guet Ndar où ils avaient grandi, avec toujours ses pirogues, ses filets et ses cabanes qui servaient de maisons.
– Es-tu repassé voir le quartier ?
– J’avoue que j’ai fait un crochet.
– Moi je me suis arrêté à la quincaillerie, rue Réyé Fall. J’ai aussi revu Babacar D, le salon de coiffure Dardu, et le vieux Moktar… Que de souvenirs…
– Ça a beaucoup changé, non ?
– Je ne sais pas.
Ils commandèrent un apéritif, alcoolisé.
– Tu n’as pas viré musulman ?
– Dieu m’en garde !
Ils rirent.
– Ce n’est pas toi qui as construit la Grande Mosquée ?
– Non.
Le soir tombait et le soleil orangeait l’atmosphère. Il n’y avait pas de vent, pourtant un léger souffle venait de l’océan dont on entendait la rumeur. Même dans ce coin policé de Saint-Louis, on sentait la puissance de l’eau, renforcée par les milliards de formes de vie qui s’agitaient dans ses profondeurs. Des deux-roues maniés par des jeunes roulaient trop vite sur l’avenue, des automobiles avançaient lentement, soit qu’elles fussent anciennes et conduites par des adultes autochtones, soit qu’elles fussent des véhicules de luxe occupés par des touristes fortunés.
– Tu sais pourquoi je t’ai proposé ce dîner ? demanda Souleymane.
– Frère, je me doute un peu qu’il n’y a pas que le plaisir de se revoir.
– Tu n’as pas tort, « Amdidiam », excuse-moi de ne pas t’avoir prévenu avant.
– De quoi veux-tu me parler ?
– Du sable.
Malick regarda son ami, étonné. Il le laissa continuer.
– Tu n’as pas remarqué que la plupart des cabanes près de la côte avaient été détruites ? Ou sont en ruines ?
– Je le sais.
– Et la plage ? Du moins ce qu’il en reste. Tout le long de Guet Ndar, elle a rétréci d’une trentaine de mètres depuis notre enfance. 30 mètres ! Et le rythme s’accélère ! Les Wade, tu te rappelles ? Un jour de gros temps, l’eau a commencé à entrer dans leur maison. 1 mètre, 2 mètres. Ils ont juste eu le temps de prendre quelques affaires et de fuir avant qu’elle ne s’effondre.
– Nous avons des statistiques là-dessus, à la fédération : la mer avance de 1 à 5 mètres par an sur le littoral de l’Afrique de l’Ouest, c’est énorme.
– Et vous ne faites rien ?
– Que veux-tu que l’on fasse, à part construire des digues ? Nous ne pouvons rien contre la montée du niveau de la mer.
– Tu sais bien que l’érosion est accentuée par l’extraction de sable à grande échelle réalisée par l’industrie du bâtiment.
– Je le sais, Frère. Mais comment fait-on quand des dizaines de milliers de campagnards se ruent dans les villes côtières dans l’espoir d’une vie meilleure ? Ces gens ont droit à un logement, comme toi et moi. Nous avons besoin de sable. Et le sable du désert ne convient pas ; il est trop rond à cause de l’érosion éolienne.
– Le gouvernement ne fait pas assez pour maintenir les habitants chez eux, pour doter toutes les contrées du pays des services nécessaires.
– Peut-être. Mais en attendant, il y a urgence et nous devons construire.
Une serveuse vint prendre leur commande, un sommelier leur proposa de choisir un vin.
– Amdidiam, je ne t’accuse pas, au contraire. Si je t’ai demandé de venir, c’est précisément parce que je sais que, outre mon ami, tu es un entrepreneur responsable. Vois-tu, je me demande si ce n’est pas le serpent qui se mord la queue. Car quand on prend du sable pour construire les logements des malheureux qui arrivent en ville, on détruit l’écosystème de la pêche et des pêcheurs, et ce faisant on crée à moyen terme d’autres sans abris.
Malick regarda son ami. Souleymane était posé. Il n’avait rien d’agressif. Sans doute craignait-il pour ses bateaux de pêche et pour l’économie autour du « djehn », vitale pour des milliers de famille.
– Même des hôteliers mettent la clé sous la porte, reprit Souleymane, car la plage devant leur hôtel se réduit à deux ou trois mètres, accessibles seulement par temps calme. Bientôt, ce sont les établissements eux-mêmes qui seront engloutis. À ce rythme, si nous revenons là dans 10 ans, nous dînerons sous l’eau.
– N’exagère pas.
– Je ne crois pas que j’exagère. L’évolution est là. La « terenga » de notre pauvre pays ne sera bientôt plus qu’une illusion passée… Et notre lien si fort avec la mer, qui dépend du sable, c’est lui le lien, sera détruit.
– Je sais tout cela, Frère. Mais je n’ai pas la solution ; c’est un problème qui nous dépasse.
Les poissons furent servis, avec leurs nombreux assortiments : un thiéboudienne pour Souleymane, un caldou pour Malick. Les saveurs épicées se mélangeaient au-dessus de la table dans un savoureux fumet, qui effaça un moment l’humidité charriée par les embruns de l’océan.
Le sommelier avait apporté un vin blanc marocain qui se mariait avec les chairs fumées et les légumes braisés.
– Sur la Langue de Barbarie, le trait de côte recule encore plus vite. Et plus vite encore sur la Petite Côte, au sud de Dakar. Là-bas, deux écoles ont été englouties. Des écoles… Partout, les autorités marquent les maisons d’un coup de peinture rouge…
– Qui signifie qu’elles devront être évacuées dans les 3 ans au plus tard. Je sais, Frère.
– Le but est de laisser une bande d’au moins 20 mètres derrière le point de marée le plus haut. Cela signifie le déplacements de centaines de milliers de personnes !…
– As-tu vu les rocs de basalte que nous apportons et relions entre eux ? C’est un gros projet, financé par l’État et l’Agence française de développement.
– Tu sais comme moi que cela ne suffira pas.
– Cela nous donne un peu de temps. Plus bas, à Saly, des confrères placent des brise-lames pour limiter la houle et des épis perpendiculaires au rivage pour retenir les sédiments. Mais on ne peut pas le faire à Saint-Louis, le courant est trop fort. Des millions de mètres cubes de sable dérivent chaque année.
– Nous, pêcheurs, sommes confrontés à au moins quatre problèmes : la disparition des rivages et des bords de mer, qui avalent nos plages et nos maisons, la raréfaction du poisson trop exploité, les pilleurs qui sévissent un peu partout entre le Maroc et le Bénin, la corruption des fonctionnaires qui régulent à leur manière, et à leur profit, les quotas et les transactions, de poissons comme de sable. C’est trop pour des artisans, trop pour un petit pays… « Le poisson pleure aussi, mais on ne voit pas ses larmes ».
– Nous avons de la corruption, nous aussi, dans le bâtiment. Ce sable dont tu parles, plus de la moitié serait prélevé illégalement et exporté par des mafias dans toute l’Afrique, avec le concours de politiciens et de douaniers corrompus. Nous ne pourrons pas nous en sortir tant que la corruption existera. Elle encourage le pillage des ressources et détourne les richesses.
Le diner avait pris un tour assez grave, mais la situation l’était.
– Beaucoup ne voient pas l’urgence, enchaîna Souleymane, car les vagues ne sont pas très hautes et avancent lentement. Un tsunami, quand on est sur la plage et qu’il arrive, on sait qu’on a quelques secondes, que c’est déjà trop tard. Mais la mer qui monte d’un centimètre par an ou qui fait son travail de mer, elle ne déclenche pas de panique, mais elle avance autant. Et elle détruit davantage la terre, car elle ne se retire pas au bout de quelques jours. Et parce que les hommes pillent le sable qui faisait le tampon. Elle a gagné.
– « Le chameau ne voit pas sa bosse »…
– Nous devons agir, Amdidiam.
– Tu veux dire nous deux ?
– Oui. On ne peut pas tout attendre des programmes de l’ONU et de la Banque mondiale. Ni même de la Plateforme sénégalaise pour la réappropriation du littoral.
– Mais que peut-on faire ? Tu es pêcheur, je suis maçon. « Le chien a beau avoir quatre pattes, il ne peut emprunter deux chemins à la fois »…
– Nous pouvons changer de chemin, ou essayer d’en tracer de nouveaux.
– Qu’est-ce que tu proposes ?
– Que tu arrêtes le béton qui consomme trop de sable et génère beaucoup de gaz à effet de serre, et que tu construises en terre crue, le matériau traditionnel du Sénégal, une ressource inépuisable, dont la porosité permet de réguler chaleur et humidité. Une ressource que chaque être humain a sous ses pieds… Solide, en plus. Il y a, en Irak et au Yémen, des bâtiments en terre qui ont plus de mille ans. Plus près, chez nous, en Casamance, de magnifiques maisons de terre sont trois fois centenaires…
Malick regarda son ami dans les yeux :
– Dans les campagnes par chez nous, les habitants veulent du ciment et de la tôle. Dans les villes, ils veulent du verre, du béton, de l’acier. Je suis dépendant des volontés de mes clients.
– Jusqu’à un certain point. L’économie de l’offre, ça existe.
– Tu la pratiques, toi ? Tu as un exemple ?
– À mon petit niveau, j’ai renoncé à envoyer mes bateaux dans certaines zones, pour laisser à la ressource le temps de se renouveler. D’autres exploitants risquent d’y aller, bien sûr, je ne suis pas aveugle. Mais il faut prendre ses responsabilités. De même, je ne cherche plus de thon, de flétan, de mérou, car ces espèces sont menacées par la surpêche. Je propose à mes clients d’autres variétés à la place.
– C’est plus facile de répondre à la demande.
– Plus facile, Amdidiam, mais nous ne pouvons plus nous permettre cette facilité. Il y va de l’avenir de nos enfants. Et des enfants de toute l’Afrique…
– Mais notre pouvoir est dérisoire ! Nous n’allons pas changer le monde à nous deux !
– À nous deux, non. Mais si nous entraînons nos employés, nous serons trois ou quatre fois plus que deux. Si nous entrainons nos clients, nous serons encore un peu plus. Si des confrères constatent que nous avons su créer un marché, que de nombreux consommateurs sont maintenant sensibles à la préservation de la planète, alors nous serons encore un peu plus. Je crois même que nous sommes déjà un nombre significatif si l’on compte d’autres amis comme nous qui dans d’autres endroits du monde cherchent à changer de chemin, à faire mieux que ce qu’ils faisaient avant, dans leur domaine respectif. Certains ont déjà commencé. Il y a des milliers d’initiatives encourageantes, partout sur la planète. « La rivière est remplie de petits ruisseaux »…
Malick s’était arrêté de manger, il avait pris son verre de vin blanc, qu’il sirotait en regardant vers l’océan. Ce que disait son ami l’agaçait : parce que cela remettait en cause sa trajectoire, qui fonctionnait bien, et parce que cela perturbait sa conscience. Il n’avait pas besoin de réfléchir pour savoir que Souleymane avait raison : chacun devait prendre sa part à la lutte pour le maintien de la vie sur terre, chacun devait changer un peu son comportement. « Qui s’instruit sans agir laboure sans semer »…
Il se repositionna et posa son verre :
– Tu m’énerves…
– Je sais, Amdidian. Moi aussi ça m’embête. Mais nous devons faire plus, mieux, autrement. Non seulement nous le pouvons, mais nous le devons. Nous le devons parce que nous le pouvons.
– Et si nous faisons faillite ?
– Dans nos entreprises, allons-y progressivement. Par exemple, tu peux dire : à partir de maintenant, toutes les maisons individuelles, je ne les construis qu’en terre crue, sous forme d’adobe, de pisé, de brique, c’est toi qui sais. Et puis pour les bâtiments plus importants, tu incites tes commanditaires à aller dans cette voie, sans renoncer tout de suite au béton.
– Ça ne marchera pas…
– Pour enclencher le mouvement, je te propose un projet phare, qui non seulement est indispensable mais en plus pourrait frapper les consciences. Un projet dont nous serions tous les deux les principaux promoteurs, même si je suis sûr que nous allons trouver d’autres partenaires publics et privés… « Un grillon tient dans le creux de la main, mais on l’entend dans toute la prairie ».
– Je crois que je te vois venir : consolider le rivage de Guet Ndar ?
– Consolider le rivage oui, réensabler la plage avec du sable du Sahara, mais aussi reconstruire en terre toutes les maisons détruites ou à moitié détruites…
– Ça fait au moins 300 maisons…
– Plutôt 3000.
– Tu es fou !
– Les habitants de notre ancien quartier ont besoin de ces 3000 maisons, d’un quartier assaini, protégé, en phase avec les contraintes de l’époque. Et si nous réussissons cette opération, si nous montrons que l’on peut associer respect des ressources, diminution des rejets et confort, nous ferons tâche d’huile. Car l’intérieur du Sénégal doit être aménagé lui aussi, nous devons éviter l’entassement dans les villes. Si l’on offre aux habitants de l’intérieur des conditions saines et un habitat de qualité, ils seront heureux de vivre et travailler au pays.
– Là, je te suis.
– Mettons-nous en rapport avec la municipalité, l’organisme de l’habitat, la région. Et, qu’ils nous suivent ou pas, impliquons les citoyens. Si nous mobilisons les personnes concernées pour une cause juste et altruiste, alors nous serons, elles seront, invincibles. Nous trouverons des financements, nationaux ou internationaux, je ne suis pas inquiet. C’est un peu comme dans le domaine des start up ; ce n’est pas l’argent qui manque, mais les projets solides. « Le vieil éléphant sait où trouver de l’eau ».
– Mon ami, mon ami…
– Malick, mon frère, nous allons le faire ! dit Soulmeynane en tendant son verre pour qu’ils trinquent. Oui, nous allons sortir de notre confort immédiat. Mais pour une cause fondamentale. Ce sera exaltant ! Nous allons apporter notre pierre. Plutôt notre terre… Ose me dire que la terre n’est pas un matériau de qualité !
– Il est vrai que la terre permet de nombreuses utilisations : mortier, enduits, en briques, moulée, compactée, empilée… Et l’utilisation de la terre est compatible avec d’autres techniques : ossature bois, chanvre, préfabriqués, pierre de taille…
– Tu vois !?
– Nous n’en verrons pas la fin…
– Tant mieux, cela signifiera que nous avons vu juste et que notre œuvre continuera après nous. Les bâtisseurs de cathédrale qui commençaient l’édifice ne le voyaient jamais achevé. Mais on continue à les utiliser et à les admirer depuis des siècles… « On peut creuser un puits avec une aiguille »…
Il fallut encore un peu de vin et de palabre pour convaincre Malik, mais Souleymane y parvint. « Quand on est passionné, le sommet d’une montagne devient un terrain plat ».
C’est ainsi que, dans un restaurant de Saint-Louis du Sénégal, naquit l’opération « Du sable et de la terre pour Guet Ndar », qui trouva en effet plus de financements qu’il n’en fallait tant elle était porteuse de sens. On trouva dans le même panier des investisseurs aussi différents que la fondation Bill et Mélinda Gates et la tontine des « amis de Saint-Louis ».
Par leur enthousiasme, la justesse de leur analyse et l’évidence de leur solution, Souleymane et Malick surent entrainer professionnels et particuliers à leur suite. Malick n’oublia pas la Saint-Louisienne de BTP, et son patron qui l’avait encouragé à créer sa société, une décennie plus tôt. Celui-ci lui fut reconnaissant de ce retour.
– « Qui va loin revient près »…
Non seulement la consolidation du rivage, le réensablement de la plage et la reconstruction du quartier de Guet Ndar ont commencé, mais de plus plusieurs collectifs se sont formés avec des objectifs similaires. On peut citer Worofila, composé d’architectes et d’ingénieurs spécialisés dans la construction en terre, Élémenterre, entreprise de construction dédiée, Craterre, organisme devenu référence mondiale dans le domaine de l’habitat en terre, ou encore La voûte nubienne, association contribuant à la promotion d’un habitat adapté en Afrique.
La lutte contre les trafiquants de sable s’est intensifiée, au Sénégal, mais aussi au Nigéria, en Jamaïque, en Inde, en Indonésie. Et les constructions en bord de mer sont de plus en plus réglementées et limitées.
La partie est loin, très loin, d’être gagnée. Il n’est pas sûr du tout que la terre sera encore habitable en 2050. Des chefs d’État, des scientifiques, des militants, se rassemblent chaque année lors de grands sommets internationaux (48 000 personnes à Charm-el-Cheikh en novembre 2022 pour la COP 27), c’est important. Mais plus encore, les Souleymane et les Malick sont ceux qui peuvent améliorer les conditions de vie de leurs semblables et nous aider à croire qu’au final l’humanité se fera plus de bien que de mal.
« Le soleil n’ignore pas un village parce qu’il est petit ».
11 novembre 2022
Stupéfiante
(environ 5minutes de lecture)
Anna, la femme de mon copain Patrice, était d’une insoutenable beauté. Julia Roberts à côté ? Insipide. À 40 ans, Anna damait le pion à la plupart des filles de 20 ans. Quant aux trentenaires branchées, elles étaient incapables de rivaliser.
Comment cet enfoiré de Patrice, ni plus ni moins moche qu’aucun d’entre nous, avait-il pu décrocher une timbale pareille ? Personne n’aurait su le dire. C’était une nouvelle preuve des mystères de l’amour. Je décelais quand même chez lui deux traits de caractère utiles pour séduire les filles : l’humour – genre lourd, pour Patrice – et l’arrogance – « je ne sais rien mais je le dis quand même ». C’est une vérité : l’absence de sérieux et l’affirmation assumée de n’importe quoi sont pour un mec des atouts efficaces dans la quête d’une partenaire.
Patrice travaillait dans une fabrique de produits de nettoyage industriel, avec un penchant prononcé pour la fainéantise. Anna, après quelques tâtonnements, avait trouvé de quoi donner des cours dans un lycée technique. Je lui avais demandé plusieurs fois en quelle matière, sans avoir jamais pu retenir sa réponse.
J’imaginais trop bien en revanche le supplice qu’elle infligeait à ses élèves, ados mâles mal dégrossis, obligés de regarder une bombe sexuelle comme s’ils avaient affaire à un vieux barbon en blouse grise. Avec leurs yeux à hauteur de ses cuisses, qu’elles fussent nues sous des bas ou entourées dans un fuseau, galbées par des talons de diverses sortes, les pauvres gars devaient non seulement avoir toutes les peines du monde à se concentrer sur la compta, le droit, ou l’environnement, mais en plus souffrir le martyre en contemplant un corps et un visage magnifiques, que tout leur interdisait et qu’ils n’auraient jamais.
Sauf que deux d’entre eux finirent par craquer. À la fin d’un cours, ils se planquèrent dans un recoin du couloir et attendirent que leur prof quitte la salle. Ils lui laissèrent prendre quelques mètres d’avance, puis la suivirent. Ils savaient où elle allait et ils connaissaient l’établissement. Ils fondirent sur elle. Au moment voulu, l’un d’eux ouvrit une porte tandis que l’autre la poussait dans une salle de cours, vide.
Là, ils bâillonnèrent Anna et commencèrent à la peloter. Elle se débattit, mais à deux ils étaient plus forts. Ils l’embrassèrent, dans le cou, et sur le ventre. Terrorisée au début, elle reprit quelque contenance quand elle réalisa qu’ils ne voulaient pas la violer. Ils s’étaient arrêtés sur son entrejambe et sur ses seins, ils s’étaient aventurés sous son chemisier, mais ils ne l’avaient pas déshabillée. Ils n’avaient même pas passé la main sous son soutien-gorge et sa culotte.
– Tu sais quoi ? me dit-elle quand elle me confia cette histoire. Ils découvraient ! Ils voulaient découvrir ! Savoir comment j’étais faite, peut-être ce que je ressentais. Mais ils osaient à peine ! Ils avaient osé me coincer, me toucher, mais pas plus !
Le plus incroyable fut les propos du plus capable des deux, qui, après une dizaine de minutes d’exploration, eut ces paroles :
– Madame, excusez, on vous a forcée un chouilla, mais vous auriez jamais dit oui. Et on n’aura jamais une femme comme vous dans la vie. En plus, vous nous avez un peu cherchés, quand même !
Ces paroles eurent un effet magique. Malgré son état, ce sont elles qui envahirent l’esprit d’Anna. C’était une si bonne âme, une femme si honnête malgré sa beauté stupéfiante, qu’elle ne put que reconnaître leur bien-fondé.
– Ils avaient raison, me dit-elle. Tu comprends ? Ils avaient raison ! J’étais là à les provoquer, à parader avec mes jolies tenues et ma mine de quarantenaire épanouie, et ces pauvres mecs, frustrés à mort par le tour que prend leur religion en bien des endroits, étaient obligés de me mater à longueur de journée.
– M’enfin, Anna, quand même, ils t’ont…
– Réfléchis. Si j’avais eu Brad Pitt devant moi deux fois par semaine en pleine adolescence, alors que ma famille et ma vie m’empêchaient tout contact avec les garçons, j’aurais été très tentée de me jeter sur lui. Aujourd’hui encore, y’a pas mal de filles qui se jettent sur les mecs.
Elle n’avait pas porté plainte et n’en avait parlé à personne, sauf à moi.
– Si j’en parle à Patrice, il va devenir fou, tout démolir. Et personne au lycée, dans ma famille ou dans mes amis, comprendrait que je ne porte pas plainte. Ils risquent de dévoiler l’affaire et ça va faire un pataquès pas possible. Il n’y a que toi qui sais, Philippe.
Elle avait fait encore mieux. Elle était retournée en cours comme si de rien n’était ! Simplement, elle veillait à ses tenues et mettait plus de distance entre les tables de devant et elle au tableau.
Elle revit la classe de ses deux agresseurs trois jours après ce qu’elle n’appelait que « l’incident ». Elle flotta pendant deux ou trois minutes. Puis, constatant que l’ambiance n’était pas différente d’avant, elle exerça son métier comme d’habitude. À la fin du cours, elle interpella :
– Samir et Amin, venez me voir s’il vous plait.
Les garçons s’approchèrent quand les autres élèves furent sortis. L’un semblait gêné, l’autre prenait un air bravache. Elle leur tint ce discours :
– Comme vous le voyez, vous n’avez pas été arrêtés par la police. Je n’ai pas porté plainte. Ce que vous avez fait est pourtant grave. On ne peut pas l’approuver, ni même l’accepter. Mais je vous comprends. Je veux bien croire que ce n’est pas facile de résister à la tentation dans votre situation. Je ne vous ai jamais provoqués, mais je ferai encore plus attention. En échange de votre compréhension, je vous demande de me respecter.
Elle se tut un moment. Les garçons ne la regardaient pas dans les yeux, mais ne baissaient pas la tête.
– D’accord ? reprit Anna.
– D’accord, répondit l’un.
– N’empêche, Madame, vous êtes trop belle ! dit l’autre.
– Mais vous aussi, vous êtes beaux ! s’exclama Anna spontanément. Vous avez tout l’avenir devant vous. Et vous en séduirez des filles, soyez-en sûrs !
– Pas des belles comme vous.
– Bien sûr que si. Prenez votre temps, apprenez à écouter les filles, essayez de les comprendre, vous verrez…
– Faut de l’argent, des belles voitures, tout ça…
– Qu’est-ce que vous racontez ? Vous croyez que mon mari est riche ? C’est un ouvrier. On a fini par acheter une petite maison, mais on n’a même pas terminé de la payer. Et ma voiture a plus de dix ans. La télé vous fait du mal, comme tous ces objets qu’on vous pousse à acheter, je sais bien. Vous savez quelle sera votre plus grande chance, pour les filles, comme pour tout le reste ?
Ils ne dirent rien, mais ils la regardèrent dans les yeux, fixement, pour la première fois ; ils étaient avides de ses paroles.
– L’éducation, la culture. Apprenez ! Travaillez en français, en anglais et en sciences. Et lisez. Les livres vous ouvrent sur la vie, vous montrent tout ce que vous pouvez vivre. Si vous travaillez, si vous cherchez chaque jour à apprendre, à être un peu meilleur que la veille, je vous le garantis, des jolies filles vous en rencontrerez.
Ils souriaient et ils s’en furent, reconnaissants et confiants.
– Tu vas pas me croire ? me dit-elle. Ils sont devenus charmants, et ils travaillent d’arrache-pied. Je donnerai tout pour que ces deux-là deviennent de brillants ingénieurs. Ils le méritent tellement.
Stupéfiante. Absolument stupéfiante.
4 novembre 2022
Quelques nouvelles de 2032
(environ 12 minutes de lecture)
4 novembre 2032, Nouvelle France égalitaire et paritaire, région libre et dégenrée de l’AURA,
Chère Mamie,
Je t’appelle Mamie, comme tu aimes, même si c’est un peu archaïque. Tu ne montreras pas mon texte s’il te plait, on ne sait jamais.
Voici donc quelques informations sur ma vie terrestre en ce moment. Je te parle et le logiciel S&W transforme mon discours en message électronique que tu recevras dans l’espace dédié de tes lunettes. Je t’aurais bien envoyé une lettre comme tu les aimais quand j’étais petit, mais tu sais que le courrier papier n’existe plus depuis le 1er janvier. J’ai sélectionné le français bien sûr, je crois que tu n’es pas très à l’aise en langue neutre ; c’est dommage, c’est une belle langue, juste et non discriminante.
J’habite dans un quartier mixte, interdit aux véhicules il va de soi, qui mêle habitations passives, commerces équitables, services homologués, surfaces permacoles. Comme je vis avec une compagne et un enfant, nous avons droit à 75 mètres carrés couverts + 15 mètres carrés de potager dans le jardin coopératif. Il nous reste 3 ans pour arriver à la neutralité carbone.
Nous ne buvons que de la vapeur récupérée dans l’atmosphère, pourtant nous dépassons légèrement notre quota en eau et l’amende est chère. Comme les douches sont prohibées, nous nous lavons au gel hydroalcoolique. Il parait que, vu les quantités qui ont été fabriquées après la mégapandémie Covir-29 (700 millions de morts, quand même), nous avons trois années de stock ici en Eurafrique. Heureusement, nous n’avons pas encore chauffé ; le matin, il fait 16, ça va.
Quand je dois aller au central de l’entreprise, une ou deux fois par semaine, je prends ma trottinette Lexus, qui me permet de mettre Maé, mon fille, dans le pack sécurisé à l’arrière. Avec iel, je ne peux pas dépasser le 30 km à l’heure, ce que je regrette, car comme les voitures sont contenues dans les anneaux urbains, on ne risque pas grand-chose. Il y a parfois des accidents de vélos, car beaucoup de conducteurs ne respectent pas le code de la route écologique ; j’espère que le contrôle social et la carte d’identité à points, qui devraient être prochainement instaurés par l’AVPR (Assemblée virtuelle du peuple réel), permettront de régler ce problème. Le plus grave, c’est quand les infra-humains des ghettos viennent faire des rodéos urbains pour semer la terreur. Les ventes de pièces détachées sont interdites depuis longtemps, mais ils trouvent toujours le moyen de réparer leurs engins de mort terrestre.
Maé est pris.e en charge par le collectif depuis ses 6 mois. Iel a maintenant 3 ans, iel commence à être bien éduqué.e. Iel récite déjà les premiers articles de la Déclaration des droits de l’humain, iel a des camarades des deux sexes mais comprend qu’iels se sentiront tou.te.s beaucoup mieux quand enfin il n’y aura plus qu’un genre (j’ai hâte). Ses instructreur.e.s sont très bien, ielles ne le touchent jamais (je ne le supporterais pas), et lui inculquent les droits inaliénables qu’iel pourra revendiquer quand iel devra participer à ses premières manifestations (obligatoires une fois par mois à partir de 7 ans).
Sa mère, Ama, – qui hésite encore à entreprendre sa transformation – est analyste de données au Ministère de l’Égalité, un poste clé, tu t’en doutes. Certes, elle n’est qu’une parmi 1,9 million, mais il faut bien ces presque 2 millions d’agents gouvernementaux (on ne dit plus fonctionnaire depuis que l’initiative privée a été abolie et que tout est public) pour traiter les images, sons et odeurs collectées par les 12 millions de caméras de surveillance. Ama officie à temps plein, c’est-à dire 24 heures par semaine, et elle a comme tout le monde 17 semaines de « temps non contraint », en plus des 3 jours de week-ends et des 15 jours de congés républicains. Elle a subi dernièrement une amélioration de silhouette, elle est splendide. Je suis très fier d’elle. Si ça existait encore et que ce n’était pas si connoté, je dirais que je suis amoureux. Ce mot doit te parler, toi qui aimais Papi, m’as-tu dit. Elle met parfois des robes, parfois des pantalons, parfois elle se maquille, parfois non. Comme moi. On se ressemble de plus en plus, c’est bon signe, on va dans le même sens.
Ma contribution (le mot travail est à éviter) à l’université populaire marche bien : j’ai trois groupes de jeunes de 20 à 22 ans, au total 24 garçons, 28 filles et 33 transgenres. Mais c’est mixte, je te rassure ; on ne peut pas discriminer les personnes sexuées en attendant l’avènement du genre unique. Dans mon laboratoire, avec d’autres précepteur.e.s, je participe en ce moment à un programme expérimental destiné à faire évoluer le revenu social universel. Nous étudions les conséquences qu’aurait la suppression du R.S.U. aux personnes déviantes (adeptes de la liberté individuelle, de la raison, de la vérité) : est-ce que cela les inciterait à rentrer dans le rang ou est-ce qu’au contraire cela retarderait leur reconstruction ? Nous étudions différentes hypothèses et c’est passionnant.
Le cadre est sain : tout regard est interdit en dessous du cou, toute remarque genrée passible d’une exclusion ; toute parole anti-égalitaire entraine le bannissement immédiat et les travaux d’intérêt général. C’est dur pour certains, mais c’est nécessaire. Il n’y a pas 36 manières de rééduquer. Les personnes possédant un vagin sont généralement plus compréhensives que celles possédant un pénis ; il y a encore du pain sur la planche. Au restaubio 100 % vegan, un espace est réservé aux hétérosexuels récalcitrants, afin d’éviter tout risque de harcèlement. Un collègue a récemment été banni pour avoir regardé une seconde un décolleté, un autre a été condamné à la suite d’un long procès pour avoir touché le doigt d’une genrée dans un couloir, un peu étroit il est vrai.
Je ne peux pas te raconter toutes les manifestations du samedi, je te donne juste les trois dernières. Il y a trois semaines, nous avons manifesté contre les États-Unis et les survivances du capitalisme ; nous continuerons jusqu’à ce que ce pays soit rayé de la carte et que ce système asservissant soit totalement aboli. Il y a quinze jours, nous avons soutenu le collectif des épouses contre les maris non déconstruits ; ces personnes avec un vagin, assez âgées bien sûr, luttent courageusement pour obtenir les mêmes droits que ceux qui sont accordées aux plus jeunes depuis 2030 : partage strict des tâches domestiques et familiales, sous contrôle des assistants domotiques homologués.
Samedi dernier, nous avons dynamité une fabrique de vêtements intelligents, qui utilisait des matières interdites et refusait d’intégrer le logiciel conçu par le Ministère de l’Habillement libre. L’explosion a été un peu forte ; on a déploré 47 morts, 12 dans le voisinage et 35 dans l’usine ; il faut dire qu’il y avait une équipe de nuit, ce que nous n’avions pas prévu. C’est dommage, mais 47 morts terrestres, ça reste dans les limites autorisées. Toute action à but écologique, social ou sociétal approuvée par le NCSP (Nouveau Comité de Salut Public) peut faire jusqu’à 100 morts sans que les auteur.e.s soient inquiété.e.s. Au contraire, nous avons même été félicité.e.s par l.a.e Préfet.e.
Quand je pense aux manifestations et actions auxquelles m’emmenait mon ascendant n+1 quand j’étais petit – Notre-Dame des Landes, le barrage de Sivens, Bure contre les déchets nucléaires, les bassines de Saint-Soline –, c’était gentillet. On n’osait pas y aller à fond, quelle erreur… On cherchait le buzz sur ce qu’on appelait à l’époque les réseaux sociaux, Facebook, Instagram, Tik-Tok, je sais pas si tu te souviens… On manquait d’ambition, on respectait trop la vie bourgeoise et la civilisation occidentale, ces modes de vie infâmes et délétères.
Là, je me suis inscrit au Parti Rouge. Les 3 autres partis autorisés me plaisent aussi – normal, car tous ceux qui ne sont pas écologiques, égalitaires et progressistes sont interdits –, mais le vert est un peu vieux, le bleu trop lointain et le noir pas assez structuré. Et puis la Commandant-Présidente Rousseau a dit que si elle avait le droit d’adhérer de nouveau, elle le ferait au Parti Rouge. Alors autant aller là où nous l’indique notre vénérable cheffe.
Le dimanche, dans notre cellule biologique, nous nous créons une série en 3D selon nos humeurs. On choisit les personnages, le thème, l’époque… On respecte la parité, bien sûr, de genre, de couleur, de statut. L’IA nous propose des centaines de possibilités. Et le nouveau casque de réalité virtuelle est fantastique ! Quand tu viendras, tu verras, je te ferai revivre ce que tu as vécu. Et si tu apportes des photos, on pourra intégrer les personnes qu’elles représentent dans le film. Si tu veux que Papi soit un cow-boy dans le Far West, c’est possible !
Je te ferai goûter les insectes qu’on grignote en regardant nos créations vidéos. Je craque pour le molitor ail et fines herbes, le criquet à la grecque et les grillons mangue douce. Une tuerie ! Maé, luiel, avale des vers de farine en permanence. Le sachant santé du secteur affirme que c’est bon pour sa croissance. Sinon, toutes nos protéines sont végétales ou de synthèse.
Cet été, nous envisageons d’aller en vacances sur la face cachée de la lune. Il parait que Jeff Bezos a monté un nouveau complexe sensationnel, à faire pâlir les fabuleux « resorts » d’Elon Musk. On ira sans doute en Uberspace (nous devons économiser sur notre crédit transport, mais c’est jouable). Si on n’a pas assez de jetons fongibles, on se rabattra sur un SpaceBnB, mais j’espère qu’on pourra tester la nouvelle ville lunaire d’Amazon.
Et toi ? Ton logement ? J’espère que tu te plais dans ta résidence 100-120 et que ton assistant humanoïde est correctement configuré. N’hésite pas à alerter la plateforme technicomédicale de l’Agence du 5e âge si nécessaire.
D’ailleurs, permets-moi de te poser une question (si tu ne veux pas répondre, je comprendrai) : as-tu pensé à ce que tu feras quand ton cœur ne battra plus ? De mon côté, j’ai programmé mon avatar pour qu’il me survive dans le métavers, tout est prévu. Maé pourra continuer à parler avec moi, on pourra jouer et aller se promener ensemble, etc. Je crois de toute façon à la « grande connexion » : notre enveloppe charnelle n’est qu’une étape ; c’est dans d’autres dimensions que se jouent les interactions déterminantes.
Pour finir sur quelque chose de plus gai, je t’annonce que nous envisageons un 2e descendant (le bureau de la planification démographique a validé notre candidature). Ama est d’accord si la gestation est faite en couveuse ou si c’est moi qui le porte. J’hésite. La technique pour les personnes avec un pénis est au point, mais 9 mois, c’est long. Alors qu’en couveuse, c’est 3 mois seulement. On se donne encore un peu de temps pour choisir.
Voilà, ma vieille Mamie (c’est mal, mais j’aime t’appeler comme ça et je sais que tu apprécies). Accorde-toi toutes les doses de stabilisant que tu souhaites et épuise ton robot pour qu’il réponde à toutes tes envies. Je me démasque pour poser un baiser sur ton front et je te serre un peu contre mon corps. Ton petit descendant qui ne t’oublie pas, Rag.
28 octobre 2022
Les besoins de Claire et Guillaume
(environ 6 minutes de lecture)
Plus la journée avançait, plus elle attendait son retour. Le matin, après qu’il fût parti par le train de 8 h 12, elle se sentait bien. Elle était contente de s’occuper de leurs deux enfants, d’emmener le premier à la maternelle, tandis qu’elle gardait le second à la maison. Elle pouponnait, rangeait, nettoyait, préparait des repas, se chargeait des courses, assurait différentes formalités, appelait sa mère et des copines. Elle trouvait même le temps de participer aux discussions d’un groupe de jeunes mamans, qui s’était constitué de manière informelle à l’église. Elles se retrouvaient à la paroisse deux fois par semaine de 14 à 16 heures, sans obligations ; venait qui pouvait. Elle y allait le plus souvent possible.
Elle se disait que cette période de sa vie était temporaire, et elle voulait la vivre à fond. Elle avait pu s’arrêter de travailler, car Guillaume gagnait bien leur vie, et ils étaient d’accord sur la chance que cela constituait pour un enfant de pouvoir bénéficier d’une mère à temps plein pendant le premier âge. Les enfants étaient une de leur priorité ; ils en voulaient au moins trois, cinq si possible. Ils avaient de fortes convictions chrétiennes et constituer une grande famille faisait partie des tâches à accomplir pour apporter sa pierre à l’édification du royaume de Dieu.
La journée pouvait être austère dans une banlieue qui avait tout de la cité dortoir, malgré les efforts de la mairie pour donner un esprit village à l’endroit. Ces rues vides entre 9 heures et 17 heures étaient anxiogènes et vous auraient filé le bourdon. On se sentait reléguée, laissée sur place alors que tout se passait ailleurs, derrière la skyline des buildings de verre et d’acier. On se retrouvait isolée avec d’autres isolés et on se demandait qui se trouvait encore dans les rares maisons qui n’étaient pas désertées. Les passants des rues, solitaires, semblaient bizarres, pour tout dire inquiétants. Mais Claire ne voyait pas cela, du moins pas dans les premiers temps, galvanisée qu’elle était par ses maternités, par la famille qu’elle construisait, un accomplissement préparé depuis l’enfance, qu’elle était consciente de réaliser.
Non, bizarrement, c’est au moment où la ville se remplissait à nouveau, vers 17 h 30, qu’elle commençait à trouver le temps long. Pour une raison simple : il faudrait encore 3 heures avant que Guillaume ne réintègre le domicile conjugal. Expert-comptable, il travaillait en libéral dans un gros cabinet, sa charge de travail était conséquente. Il ne quittait jamais son bureau avant 19 heures. À cette heure à la maison, c’était dur pour Claire. La fatigue de la journée se faisait sentir, les enfants étaient plus nerveux, ils avaient besoin de leur père, comme elle avait besoin de son mari. Elle avait besoin d’une épaule, d’une oreille, d’un corps, mais aussi d’une voix ; elle voulait qu’il lui raconte, comment c’était là-bas, dans les tours, dans le monde, la mode, les affaires, les gens et l’argent. Elle était avide de ses mots et il semblait content de lui raconter sa journée.
Le problème est que cet échange arrivait trop tard, à un moment où elle ne pouvait plus l’apprécier, car elle était trop fatiguée, lui aussi. Certes il y avait les week-ends. Mais elle ne pouvait se satisfaire d’une vie qui consisterait à supporter cinq jours pour profiter de deux.
Cela aurait été si, quand il rentrait à 20 h 20 (train retour de 19 h 36), il se consacrait tout de suite à elle. Mais il y avait vingt minutes rituelles avec les enfants, surtout avec l’aîné, qui attendait son père pour aller au lit et qui avait mille choses à lui raconter. S’il parlait un peu moins que d’habitude, le fils réclamait une histoire, que son père lui lisait dans un de ses innombrables livres. À 20 h 45, alors qu’enfin les parents auraient pu se retrouver en tête-à-tête et partager les nouvelles de leur journée autour d’un repas préparé avec amour, Guillaume avait pris l’habitude de satisfaire un besoin naturel qui, vu les usages en vigueur chez les humains des temps modernes, exigeait un confinement peu compatible avec un échange tendre. De plus, bien que naturel, ce besoin chez Guillaume exigeait un certain temps pour être satisfait : 20 minutes au bas mot, parfois 30. Et c’est ce temps où Guillaume n’était plus accessible – alors qu’il était là – qui était trop pour Claire. C’était ce temps de défécation maritale qui l’obligeait à se taire pendant une demi-heure encore, qui repoussait le dîner et les retrouvailles à 21 h 15. C’était un horaire trop tardif, surtout vu les journées et les réveils dans la nuit qu’ils se tapaient. Ils manquaient d’énergie, ils bâclaient ce qui nécessitait de ne pas regarder la montre, ça gâchait tout. Si au moins il n’y avait pas ce passage aux toilettes.
Un soir, elle éclata en sanglots alors qu’il arrivait dans la cuisine en finissant de boucler sa ceinture.
– Je ne peux plus supporter ça !
– Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
Elle lui expliqua combien elle attendait son retour, combien ça pouvait être long de rester seule avec des enfants en bas-âge chaque jour pendant plus de 12 heures. Le moment du père avec les enfants, elle était d’accord bien sûr, elle le souhaitait même, mais la demi-heure aux toilettes avant le dîner, non elle ne pouvait plus.
– Tu ne peux pas décaler au matin ? implora-t-elle au milieu de ses larmes.
– Parfois, j’y vais le matin aussi, tu sais bien. Mais j’ai toujours envie le soir.
– Ben vas-y après le dîner, alors ! Pendant que je suis à la salle de bains. Au moins, on pourrait parler avant, se retrouver. C’est important, tu ne crois pas ?
Disant cela, elle avait cramponné ses bras et s’était serrée contre lui.
– Oui, moi aussi j’ai envie de te retrouver. Mais je ne pourrais pas dîner si je ne me suis pas soulagé.
– Tu crois ? Tu n’as pas l’air spécialement pressé quand tu y vas, puisque ça dure si longtemps…
– Je sais bien, ça peut paraître paradoxal : ça ne vient pas facilement, pourtant le besoin est pressant. Mon ventre ballonne. Je suis désolé.
– Bon, tant pis.
Ils tâchèrent de faire bonne figure pendant le dîner qui avait été compromis. La journée du lendemain fut morose dès le matin pour Claire, qui focalisait sur le soir.
Mais quand Guillaume arriva vers 20 h 20, il arborait un visage qui n’était pas le même que d’habitude. Il semblait plus détendu.
– Je couche les enfants et j’arrive, dit-il à sa femme après l’avoir embrassée.
En effet, après avoir poussé les portes des chambres – Papa, tu fermes pas, hein ? – il gagna la cuisine sans passer par la case toilettes. Claire ne put cacher sa surprise :
– Tu n’as pas besoin de…
– Non ! la coupa Guillaume enthousiaste. J’ai faim et je boirais bien un verre de vin !
– Mais… Comment tu… ?
Tandis qu’il attrapait une bouteille dans un placard, il la coupa :
– J’y ai été au bureau avant de partir.
Claire écarquilla les yeux :
– Ah bon ? Mais… c’est possible ?
– Ça ne le sera pas toujours, quand il y aura des urgences ou si j’ai le boss dans les pattes. Mais je te promets que je le ferai chaque fois que ce sera possible. Tu m’as fait comprendre hier ce que représentaient les débuts de soirée pour toi, et j’ai réalisé qu’en effet ce n’était pas drôle.
– Oh, je suis contente ! s’exclama Claire, et elle vint contre lui.
C’est ainsi que, chez Claire et Guillaume, il y eut les soirs où il avait pu y aller au bureau, et ceux où il n’avait pas pu.
21 octobre 2022
Mes tortionnaires
(environ 15 minutes de lecture)
Je n’ai jamais eu de chance avec mes voisins. Manque de pot ? Syndrome de persécution ? Évidence car il ne peut y avoir de bonnes relations avec les gens qui nous entourent de près ? Ou signe des temps, c’est-à-dire égoïsme décomplexé, bêtise et méchanceté généralisées ?
Un peu de tout, peut-être. Mais j’ai atteint le summum, à ce jour, en arrivant au 22 rue du Docteur Charcot, à Vatalin, commune de l’agglomération dijonnaise. Je n’avais eu que 2 fois 1 journée pour trouver de quoi me loger, aussi avais-je privilégié la localisation (proximité à la fois du centre de l’agglo, des autoroutes, des commerces et des services, caractère soigné de cette petite ville) à la qualité de l’immeuble dans lequel se trouvait l’appartement de 66 mètres carrés que j’allais louer.
Le déménagement ne se passa pas trop mal grâce aux deux copains qui m’aidèrent pour l’occasion. Nous avions chargé le petit camion de 20 mètres cubes la veille au soir à Reims, où j’habitais jusque-là ; nous étions partis tôt le matin, ils le ramèneraient le soir avant 18 h 30. Il avait fallu que j’insiste, mais le propriétaire, un petit retraité mesquin qui devait compter son or tous les soirs et qui présentait son trois-pièces comme un chef-d’œuvre à ne surtout pas toucher, avait accepté de me laisser m’installer le 30, plutôt que le 2, le 1er étant un dimanche. Sans doute un des plus grands actes de générosité de sa vie.
Débarrassés de ce triste sire – je ne l’ai jamais vu sourire – nous avons monté meubles et cartons comme 3 hommes un peu cabossés par la vie, mais néanmoins allègres et combatifs. Le seul prélude à ce qui m’attendait fut le voisin d’en face. Alors que nous nous coltinions le réfrigérateur, il ouvrit sa porte violemment. Apparut alors une baraque en maillot de corps – nous étions en janvier – aux cheveux courts et aux muscles tatoués. Le visage était à l’avenant : un bouledogue. De fait, ignorant nos bonjours, il renifla, crispa ses muscles faciaux, nous observa 10 secondes, grogna et referma la porte.
– Sympathique, ton voisin, me dit Stéphane.
– Tu veux que je lui en mette une ? renchérit Tristan, qui était joueur.
Je n’ai pas de souvenirs de mes premières nuits dans ce havre. J’entendais des bruits certes, en journée je croisais des gens – le bouledogue avait une femme souriante et deux enfants turbulents –, mais rien ne me paraissait trop gênant. Je ne savais pas d’où venaient les bruits, je n’avais pas encore repéré les habitudes de chacun, je ne pensais qu’à m’organiser dans cette nouvelle ville et ce nouvel appartement.
Je dus appeler le propriétaire 3 fois, car, en harpagon, il tenait à limiter au maximum les dépenses pour son locataire. Il vint donc lui-même poser un verrou, changer un robinet de radiateur, et réparer la fuite d’un robinet d’eau. Non seulement il n’eut pas un mot d’excuse pour ces trois problèmes qui auraient dû être résolus avant mon arrivée, mais en plus il n’eut pas une remarque, pas un regard, sur l’aménagement de son appartement depuis que je m’y étais installé. Me demander si je me sentais bien et n’avais besoin de rien ne lui serait jamais venu à l’idée.
Assez vite, les voisins du dessus commencèrent à me réveiller à l’aube, entre 5 heures et 7 heures. Pourtant, ils ne travaillaient pas. Il s’agissait d’un fils d’une cinquantaine d’années et de ses parents de 75-80 ans. S’ils ne faisaient que se lever, il y aurait eu moindre mal. Mais d’après ce que j’entendais ils faisaient, ou l’un d’eux faisait, le ménage dès le réveil. Je ne sais même pas s’ils buvaient du café avant. Ils ne passaient pas l’aspirateur à cette heure – je dois leur reconnaitre ça – mais ils balayaient en tapant dans les plinthes et en déplaçant chaises et tables. Des coups sur une plinthe et des crissements sur le carrelage, quand il n’y a pas d’autres sons, aucune isolation et que vous souhaitez dormir, font un bruit qu’il est impossible de ne pas percevoir.
Un autre type de bruit émanait de ces braves gens : celui de leur urine dans la cuvette des W.C. Je ne sais comment était configuré cet immeuble, je n’avais jamais rencontré ce problème dans les précédents. Là, c’est bien simple : chaque fois qu’ils allaient aux toilettes, et ils y allaient en pleine nuit, ce dont je ne pouvais les blâmer, j’avais l’impression que la cuvette jouxtait mon lit. Dieu du ciel ! Ils y allaient de bon cœur. J’en voulais davantage au père et au fils, qui auraient pu orienter leurs jets de manière à viser l’émail, si ce n’est la mouche, plutôt que le centre de la mare. Au lieu de quoi ils semblaient prendre un malin plaisir à massacrer la surface dans le but de créer un bruyant tourbillon, afin de (se) prouver leur puissance. Face à cela, je vis rapidement que je ne pourrais rien faire, du moins vu les auteurs de ces cataractes. Je m’efforçai donc de m’habituer à ces pipis diurnes et nocturnes, travaillant mes pensées pour dissocier le bruit des odeurs, matières et images qu’il impliquait.
Le ménage entre 5 et 7 en revanche, je ne pouvais y souscrire. C’était trop dur physiquement pour moi (je précise que je travaillais tous les soirs jusqu’à 21 heures), trop égoïste de leur part, et surtout évitable. Ils pouvaient soit faire moins de bruit, soit faire le ménage plus tard, soit ne plus faire le ménage tous les jours (jamais je n’avais vu ça, là encore : un ménage quotidien, dimanche compris, à partir de 5 heures du matin et qui durait toute la journée, dans un appartement de 70 mètres carrés).
Je laissai passer un mois avant de glisser dans leur boîte aux lettres un mot, aimable, m’excusant de les déranger, parlant de service qu’ils pouvaient me rendre. Le père – ou le fils ? – m’appela l’après-midi même :
– Je ne comprends pas. On ne fait aucun bruit. On parle doucement, on ne met pas la télé fort, on n’invite personne.
– Bien sûr, dis-je. C’est juste le matin avant 8 heures, si vous pouvez faire attention aux meubles déplacés sur le carrelage…
– On a du lino, c’est pas nous.
– D’accord, du lino. Et au ménage…
– On ne fait pas le ménage à cette heure. Juste un peu de rangement et un petit coup de balais.
Comment ranger le matin ce qu’on a rangé la veille au soir ?
– Justement, le balais…
– Non, je crois que vous confondez, ça doit venir d’au-dessus.
– D'au-dessus de chez vous ?
– Oui. Ou d’au-dessous. Voire d’à côté. Vous savez dans cet immeuble, ça résonne, on ne sait jamais d’où vient le bruit.
– Oui, mais celui dont je vous parle, honnêtement, je pense que…
– Ce doit être Maria, au-dessus de nous, elle a des talons.
– Écoutez, voilà, je vous ai soumis le problème. Avant 8 heures, si vous pouvez faire doucement, ça m’arrangerait.
– C’est pas nous.
Ce n’était pas gagné. Et d’autant moins qu’ils ne quittaient jamais leur appartement. Quand je dis jamais, c’est jamais. Je ne suis pas sûr qu’ils aient connu le centre de Dijon, la ville principale de notre agglomération. Ce qui n’empêchait pas le fils de sortir la voiture du garage – eux avaient un garage – tous les jours, de faire tourner le moteur pendant 10 bonnes minutes sous mes fenêtres et de la rentrer à la même place. Certains font pisser leur chien, lui aérait sa bagnole. Mais les chiens ont réellement besoin de pisser.
Où les voisins du dessus avaient raison, c’est qu’il y avait aussi un problème avec la voisine du dessous. Elle, c’était le soir, je veux dire entre 23 heures et 1 heure. Elle déclenchait un bruit chaque nuit, un autre chaque semaine, un autre deux fois par semaine.
Chaque soir, quand elle se couchait (enfin j’imagine), vers 23 h 15, elle déplaçait et replaçait son lit. Cela durait 2 X 1 seconde (son mouvement était toujours en 2 temps), mais ces pieds de sommier tirés sur le carrelage me réveillaient immanquablement, alors que je me couchais à 22 h 30 pour m’endormir vers 22 h 45. Ça, c’était le quotidien.
Deux fois par semaine, généralement vers minuit – ces soirs-là, elle ne s’était donc pas couchée à 23 h 15, ce qui ne l’avait pas empêchée de déplacer son lit, ou elle se relevait – elle se mettait au lavabo (cuisine, salle de bain, douche ?), et, pendant 1 heure, elle ouvrait le robinet, pendant 30 secondes environ, puis arrêtait. Au bout de 30 secondes, elle rouvrait 30 secondes, fermait. Puis reprenait. Et ainsi de suite, pendant 1 heure. Pendant 1 heure en pleine nuit ! Une vraie torture, car cette action engendrait trois bruits tous aussi désagréables les uns que les autres entre minuit et 1 heure : le bruit de fond de l’eau circulant dans la tuyauterie, le bruit de cette même eau s’écoulant dans le siphon, le bruit de la robinetterie qu’elle décrochait et raccrochait sans aucun souci de discrétion. Que faisait-elle ? La vaisselle ? La lessive ? La toilette ?
Je tapai une ou deux fois sur le sol avec un balai, sans équivoque, mais sans aucun effet. J’hésitais. J’avais aperçu la bonne femme une ou deux fois, et vu son air « en colère », je m’étais abstenu de toute remarque. J’avais peur que cela soit pire après, qu’elle fasse exprès d’exagérer les bruits qui m’exaspéraient.
Je craquai pourtant après une énième manifestation du troisième type de bruits qu’elle émettait : un mélange de télévision à fort volume et de commentaires avinés avec un couple d’amis qu’elle invitait souvent le week-end, dimanche soir compris. C’était si difficile à supporter que je finis par descendre et frapper à sa porte. Elle ouvrit aussitôt, comme si elle m’attendait. Cigarette à la main, elle me lança d’un air agressif :
– Oui ?
– Excusez-moi. Mais c’est dimanche soir et c’est le troisième soir de suite…
– On n’était pas là hier !
– Vous n’étiez pas là hier ?
– Non, on est sortis.
– D’accord. Est-ce que vous pourriez baisser la télé et parler un peu moins fort s’il vous plait ?
– Elle est pas forte, la télé, et on est calme, vous voyez bien !
Un homme et une autre femme était avachis dans la pièce principale de ce petit logement. En effet, maintenant que j’étais là, ils ne parlaient plus. Et ils avaient baissé le son de la télé.
– Et vous ? reprit-elle en haussant le ton. Votre fauteuil à roulettes, vous croyez que je l’entends pas ?
– Mon fauteuil ?
– Oui. Me prenez pas pour une andouille. Et laissez-nous tranquilles !
Bam ! Elle me claqua la porte au nez. Je restai quelques secondes interdit et l’entendis vociférer :
– Non mais, incroyable ! Il vient taper à la porte ! Pour qui il se prend, ce con !
Mes prudences étaient fondées, alors que cette descente était regrettable. Non seulement aucun des bruits qu’elle émettait ne cessa, mais ils augmentèrent, la colérique n’ayant de cesse de marquer son territoire et de me pourrir la vie.
Cerné au-dessus et au-dessous, je disposais, si je ne comptais pas les pipis intempestifs, d’un créneau de 4 heures pour dormir, ce qui était trop peu pour être bien. Aussi, quand une insomnie se déclarait dans ce laps, j’étais au désespoir, me disant que jamais je n’allais arriver à faire ma journée de travail le lendemain. J’y arrivais, mais je mettais ma santé en péril et mon moral en prenait un coup.
Au-dessus, au-dessous, et à côté me direz-vous ? Je croisai une fois la baraque qui avait été si désagréable le jour du déménagement. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je lançai un bonjour souriant qu’il ne pouvait éviter. Il ne cilla pas, ne broncha pas, ne dévia pas. Je n’existais pas. Bon. Il y eut une dernière « rencontre » sur le parking, car nous avions deux places côte à côte. Je sortais de ma voiture alors qu’il était déjà debout à côté de la sienne. Il put ainsi me toiser, me fixer, exprimer de manière significative avec un ensemble de rictus très expressifs que je n’étais qu’un déchet qu’il fallait éliminer, un survivant néfaste qui n’avait plus sa place dans le monde d’aujourd’hui. Heureusement que la marque de ma bagnole était moins prestigieuse que la sienne, sans quoi il l’eût détruite à coup de barre, moi à l’intérieur.
Ô miracle, ce type charmant disparut du jour au lendemain, sans que je comprisse comment. En rentrant d’un déplacement de deux jours, je m’étonnai du silence derrière la cloison de mon séjour. Je ne pus que constater les jours suivants que lui et sa famille n’étaient plus là ; ils avaient déménagé.
Il y eut trois mois de répit avant que ne débarque un samedi matin un type qui rouvrit l’appartement et se mit à taper sur les murs à coups de masse. Au bout de 45 minutes de déchaînement, le voisin au-dessus de cet appartement descendit, frappa à la porte et dit que « ça n’allait pas le faire ». L’autre répondit je ne sais quoi ; j’entendis seulement qu’il était le nouveau propriétaire et qu’il réaménageait le logement pour le louer. Comment peut-on acheter une merde pareille et y entreprendre des travaux ? me demandai-je aussitôt. Comment peut-on, quand on la chance d’avoir de l’argent, le placer aussi mal ?
Les travaux le samedi durèrent 3 mois dans l’appartement d’à côté, toujours inhabité (il faut bien qu’il y ait une chance ou deux dans le malheur). Outre les bruits de marteau, de perceuse, de ponceuse, de visseuse, et de raclette sur les murs, il y avait les voix, tonitruantes, du proprio et des copains ou de sa famille qu’il faisait venir, qui résonnaient comme pas possible dans un appartement vide. Ils devaient se croire dans leur maison, que je les entendais évoquer, puisqu’ils parlaient de piscine et de barbecue.
Ces travaux du samedi déclenchèrent un phénomène intéressant : mes voisins du dessus et ma voisine du dessous, ne voulant pas être en reste, comme s’ils étaient vexés d’avoir trouvé plus bruyants qu’eux, se mirent eux aussi à bricoler le week-end, ce qui entraînait une cacophonie de tous les diables. Ce n’était plus une cage d’escalier, mais un asile peuplé de déments.
Quand ils tapaient, il m’arrivait de taper à mon tour, avec mon poing contre le mur. Mais je compris que c’était idiot. Non, il fallait taper quand ils dormaient. Je fis cela une fois. Sciemment, je me cognais au mur, tapai dans une plinthe, fermai fort les portes d’un placard. Les représailles furent immédiates, en haut comme en bas. Non pas la nuit suivante, mais les nuits suivantes, furent un enfer avec des coups volontaires et démultipliés.
Je me dis alors qu’il fallait adoucir mes bruits volontaires (sinon je n’en faisais pas, ce qui était peut-être un tort), pour qu’ils ne sachent pas s’ils étaient volontaires ou pas. S’ils venaient me demander des comptes, je pourrais ainsi négocier, dès lors que j’avais créé un rapport de forces. Mais cette stratégie ne fonctionna pas, d’autant que j’avais scrupule à la suivre et que donc je la suivais mal.
Une chose m’aida en ces mois douloureux : les Ukrainiens. L’exceptionnel courage de ce peuple face aux monstres russes me permit de relativiser mes souffrances. Comment pouvais-je me plaindre alors qu’aucune bombe ne risquait de tomber dans ma chambre et qu’aucun de mes voisins, aussi odieux fût-il, n’allait me tuer ou torturer ma chair ? Merci et respect les Ukrainiens, on ne dira jamais assez tout ce que vous avez fait pour notre liberté, pour notre dignité.
Ici cependant, puisque je ne voulais pas tuer ou chasser mes ennemis, il n’y avait qu’une seule solution pour éviter de dépérir : me tirer. Me tirer pour échapper à l’enfer, et parce que je me sentais devenir mauvais et mesquin. Mes pensées étaient parasitées par ces mauvaises gens qui m’entrainaient dans leur bassesse et leur médiocrité. Les attaques permanentes généraient en moi de la haine et du ressentiment, un sentiment et un état détestables, qu’il convenait d’éviter à tout prix. Il y avait donc urgence à fuir ce cloaque, sans quoi je risquais de devenir aussi nauséabond que ceux qui y vivaient.
Je pensai alors au livre d’un certain Maxime Rovère, Que faire des cons ?, que m’avait fait lire une amie. Celui-ci écrit que les cons détruisent les conditions du vivre-ensemble, qu’ils nous aspirent vers le bas, qu’ils créent un « naufrage interactionnel ». Rovère montre aussi que les cons ne veulent pas négocier, qu’ils veulent la guerre. C’était ça. Et j’avais beaucoup de cons autour de moi.
J’envoyai mon préavis au mal-aimable qui était mon propriétaire, ne cachant pas la cause de mon départ. Pour ne pas que ma défaite soit totale, je me consolais en me persuadant que cette année avait été une expérience, qui malheureusement confirmait mes constats essentiels depuis 5 ans : l’humanité disparaissait, parce que la majorité des terriens avait perdu cette humanité. L’horizon se limite à son pré-carré, en l’occurrence un appartement, la vie se résume à la défense de ses privilèges et à la négation de ceux qui ne sont pas pareils ou utiles à soi. C’était sans doute mon plus grand défaut et la raison pour laquelle je suscitais tant d’antipathie : je n’étais pas comme eux. Non seulement j’étais un homme blanc de plus de 50 ans, mais en plus j’étais célibataire, je me déplaçais beaucoup pour mon travail, et je ne faisais que peu de cas de l’immobilier, qui n’était pour moi que des pierres et des ferrailles agglomérées entre lesquelles on devait passer quelques années avant de retourner dans le néant.
Je voulais cependant ne pas partir sans une petite vengeance, qui perturberait, peut-être, un peu, le reste de conscience des salopards qui m’entouraient. Il se trouve que, par des cousins qui les aidaient, je connaissais les membres d’une famille qui cherchait un logement depuis plusieurs mois. Il s’agissait d’un couple de 35-40 ans avec deux garçons hyperactifs et difficilement supportables. Le père travaillait au service voirie de la ville, la mère faisait quelques ménages. Il y avait donc un salaire fixe régulier, qui rassurerait le propriétaire, à qui j’envoyai un mail pour lui signaler cette famille méritante, qui offrait toutes les garanties, et qui serait ravie de me remplacer dès le lendemain de mon départ : « Ainsi vous ne perdriez pas un seul jour de loyer et n’auriez pas de travaux à engager avant de relouer votre bien ».
C’est assez facile de convaincre un avare. La mise en relation fut faite, le bail fut signé. Ce que j’avais omis de dire au proprio, c’est que cette famille avait été expulsée deux fois de précédents logements, pour des problèmes de « nuisances sonores ». Je le savais, car c’est le père lui-même qui m’avait confié cette information. C’était parfait : il serait comme un coq en pattes au milieu de mes ex-voisins du dessus, du dessous et d’à côté.
14 octobre 2022
Le dîner arrangé (le mufle et la vipère)
(environ 5 minutes de lecture)
Elle : C’est vrai qu’il est bien, un peu fort peut-être, mais bon. Ça valait le coup d’organiser ce dîner. Sophie mon amie, je te revaudrai ça. Attention, faut pas que je montre que je suis intéressée. On connaît la règle. Bon sang, je suis affamée pourtant, pas que de ces délicieux feuilletés.
Lui : C’était donc ça, le traquenard… Sacrée Sophie ! Elle voulait me faire rencontrer cette Albine. Mince, c’est pas très flatteur pour ma pomme. Ou alors elle cherche en moi le samaritain, le pompier, le grand cœur pas regardant sur la marchandise. Un peu je veux bien, mais là… Elle y a pas été de main morte sur le décolleté, la chérie, mais ça n’empêche pas les seins de tomber. Et surtout, ça change pas la figure.
Elle : Honnêtement, je suis la mieux des quatre, de loin. Y’a pas de concurrence, c’est déjà ça. Faut quand même que je me méfie de Sophie ; il a l’air de bien l’aimer et c’est elle qui invite. Heureusement qu’elle a 10 ans de plus que moi, sinon c’était la guerre. Je parle pas de Virginie et de Cécile, elles sont gentilles, mais bon, elles jouent pas dans la même catégorie. Et puis le mari de Cécile est là.
Lui : Elle croit quand même pas que j’en suis réduit à ça ? À elle ? Écoute chérie, t’es peut-être la plus jeune des quatre – la moins âgée serait plus juste –, mais les autres sont quasi des mamies.
Elle : Bon, à toi de jouer, Binette. Sois forte. T’as plus 20 ans, mais t’as de beaux restes et tu sais y faire.
…
Elle : Ah, il vient de me parler 5 minutes, à moi seule ! J’ai bien vu dans son regard que je le laissais pas insensible. Il doit être un peu timide avec les femmes, il faut que je l’aide à s’ouvrir, à laisser parler son cœur. J’aime bien les hommes comme ça, avec de la prestance, mais pas trop sûrs d’eux, un peu réservés.
Lui : Putain, elle me lâche pas ! Et ces questions complètement déplacées… Elle se croit dans un rendez-vous galant alors qu’on est six autour de la table. Quelle impolitesse… Et comment peut-elle s’imaginer un tête-à-tête ? Ce serait un désastre.
Elle : Albine, sois franche : qu’est-ce que tu attends de lui ? D’abord est-ce que tu coucherais avec lui ? Pff, quelle question… Tss, tss, pas de faux fuyants. Oui. Oui, bien sûr. Mais y’a pas que ça. Un homme, c’est aussi de la tendresse, des sorties, une présence. Je pense qu’il peut m’apporter tout ça. Il est drôle, costaud, plutôt calme.
Lui : Qu’est-ce qu’on ferait ensemble, ma pauvre fille ? T’es une angoissée, une cérébrale, même au lit ce serait pitoyable. Et après ? Oh, je sais bien ce que tu veux : des dîners où on s’exhiberait, des week-ends à l’océan, un voyage de temps en temps pour avoir des trucs à raconter. Mais c’est impensable ! Tu nous vois en décapotable à Arcachon ? Au ski à Méribel ou aux Antilles en février ? Je suis pas fait pour ça, crois-moi. Je n’ai ni les moyens ni l’envie.
Elle : Eh, ça fait dix minutes que Virginie le monopolise sans le lâcher des yeux ! Elle va pas essayer de me le piquer, quand même ? Non seulement elle n’a aucune chance, mais en plus ce serait d’une goujaterie infâme. Et elle se dit mon amie ! J’en parlerai à Sophie. Mince alors…
Lui : Elle est sympa, cette Virginie. Simple, modeste. Elle ne transforme pas le moindre sujet en colère ou en indignation. Comme l’hystérique en face de moi. J’aime bien Cécile aussi, elle est drôle, elle capte tout de suite la pensée de son interlocuteur et elle s’adapte. Philippe, le mari, va bien avec elle. Ils sont pince-sans-rire tous les deux, ils forment un duo efficace. Quant à Sophie, elle est pleine d’énergie, de cœur, de gaieté. Un phénomène. Je connais un peu sa réputation, et ça ne m’étonne pas qu’elle ait fait tourner la tête des hommes il y a vingt ans. Non, si l’on fait abstraction de l’aigreur et des lourdeurs de l’Albine, on passe une bonne soirée.
Elle : Quelle futilité, ces conversations… Elles ne voient pas qu’elles l’ennuient ? Qu’il ne peut pas s’intéresser à leurs bêtises de nanas, ou à leurs avis insipides sur tel film ou tel bouquin ? Comme il est poli, il ne montre rien du peu de cas qu’il fait de leurs propos, mais c’est tellement évident… J’aimerais avoir une heure, une heure seule avec lui, pour toucher l’essentiel et aller au fond des choses. Je suis sûre qu’au bout d’une heure on aurait créé une relation intéressante. Très intéressante.
Lui : Elles sont marrantes, ces trois-là. Je mets à part la névrosée… Plus les gens sont simples, plus ils sont intéressants. Ça ne parait pas compliqué, pourtant ça semble l’être dans ce milieu.
Elle : Je pourrais passer le revoir à l’atelier où il bosse avec Sophie. Je ferais semblant d’aller voir Sophie, et hop ! Le cadre sera tout sauf romantique, mais si je m’y prends bien il me proposera un rendez-vous plus tard ailleurs ou il me laissera son 06. Et alors là, j’en fais mon affaire. Une heure, je vous dis, laissez-moi une heure et il est à genoux.
Lui : Pourvu qu’elle se pointe pas demain à la boîte. Je sens qu’elle va le faire, qu’elle y pense déjà. C’est le genre de nana qui vient chercher la baffe et l’humiliation, pour s’en plaindre ensuite et dire que les gens sont dégueulasses. Bon, allez, le dessert et je m’arrache. Je me lève à 5 heures, je peux prétexter le besoin de dormir.
Elle : J’aurais dû venir à pied. J’aurais pu lui demander de me raccompagner. Faut pas hésiter à montrer ses intentions avec ce genre d’hommes. Mais y’a les filles… Le cirque qu’elles m’auraient fait… C’est pas sympa d’ailleurs : c’est pas parce qu’elles sont hors course qu’il faut gêner les copines qui doivent encore exprimer leur potentiel.
…
Elle : Est-ce qu’il est super bon pour cacher son jeu ? J’ai quand même du mal à croire à la sincérité de ce quart d’heure de répliques et de rires. Elles en pouvaient plus les chéries, j’ai même trouvé limite leurs éclats ; à leur âge quand même, on a un peu de tenue. Même Philippe, grotesque, son chic anglais en a pris un coup. Lui, il semblait apprécier et n’était pas le dernier à en remettre une couche. J’ai joué le jeu bien sûr, mais en gardant de la distance, de la réserve. Faut qu’il voie ma différence, que je la joue pas si facile. C’est vieux comme le monde : les hommes sont attirés par ce qui leur résiste. Aimer, pour eux, c’est combattre.
Lui : Et il a fallu qu’elle se pince les lèvres pour se distinguer de ses copines ! « Non, moi on me fait pas rigoler comme ça, j’en ai vu d’autres ». Pathétique. La vraie fausse bourge. Je la plains, après tout.
Elle : Mince, il s’en va. De toute façon, il pouvait rien se passer ce soir. Il fallait un premier contact, c’est tout. Demain je prends les choses en mains.
Lui : Elle est petite, en plus. Limite boulotte. Mais quand on a ce physique, chérie, on est une marrante, une légère !…Tu te pourris la vie, sinon, c’est pas jouable. Allez, je t’embrasse, je suis poli. On est amis, ok. Voilà, voilà…
Elle : Hum… il sent bon. Et il est doux. Tiens, je pourrais lui apporter un cadeau, demain. Un cadeau ? Demain ? Une bouteille de parfum au milieu des bleus de travail ? Tu déraisonnes, ma pauvre fille ! Mon Dieu, Albine, ressaisis-toi… C’est le vin. Ou alors je suis en train de tomber amoureuse. Alors là, il est mort ! Car ce que femme veut, Dieu le veut… Eh oui !
7 octobre 2022
Un cadeau pour la vie
(environ 18 minutes de lecture)
– Je ne sais pas comment te remercier.
– Tu n’es pas obligé, répondit-elle.
– J’y tiens.
– Alors il y a une possibilité.
– Super ! Dis-moi. Je tiens à te remercier. Ces travaux que tu me confies me donnent une visibilité sur un an, voire deux. Quelle que soit ton idée de cadeau, elle est acceptée !
– Puisqu’on dîne ensemble, je t’en parlerai tout à l’heure.
– Ça marche. Je passe à l’hôtel, j’envoie quelques mails, et on se retrouve à 20 heures. Sur la place ?
– Comme d’hab.
– C’est moi qui invite, ça va de soi.
Audrey était la directrice générale adjointe d’une grosse collectivité territoriale pour qui j’intervenais depuis 6 ans. C’est son prédécesseur qui avait commencé à faire appel aux services de ma petite entreprise. Mais depuis son arrivée 3 ans plus tôt, elle avait augmenté les commandes, jusqu’à ce jour où elle m’avait confié pas moins de 5 chantiers, qui se succéderaient tout au long de l’année, dans le cadre du marché public auquel j’avais postulé. C’était beaucoup. À elle seule, elle assurerait pendant 1 an ou 1 an et demi le quart de mes rentrées d’argent et la garantie d’emploi de mes 12 salariés.
Nous nous étions tout de suite bien entendus, Audrey et moi. Il faut dire qu’elle avait une personnalité qui détonnait dans un univers assez conformiste. Pour être concret, ses jeans serrés et délavés, ses chemisiers blancs qui ressemblaient à des chemises de grand-père, ses écharpes parfumées, ses cheveux blonds mal coiffés, lui donnaient l’air d’une de mes petites amies du début des années 1980, alors qu’à l’époque elle naissait juste. Elle était légère et insouciante, en raison d’une vie facile qui l’avait mise à l’abri du besoin. Il n’en fallait pas plus pour agacer ses collègues, plus expérimentées, mais plus sombres et moins charmantes.
Je ne sais plus qui de nous deux lança l’initiative – en bons pros de la com, nous avions dû faire comme si elle était commune –, toujours est-il que nous avons dîné ensemble, ce qui ne se faisait pas entre donneurs d’ordres et prestataires dans notre petit milieu. Le déjeuner oui, c’était compatible avec des relations professionnelles, le dîner non, ça sortait du cadre, c’était hors limites.
Ce premier dîner fut une réussite : humour, séduction, fluidité. Du coup, il y en eut d’autres, une fois tous les trois mois environ, quand mes affaires m’amenaient à rester le soir dans cette grande ville. En mâle basique, je me posai vite la question : a-t-elle une attirance pour moi ? Serait-il envisageable qu’après la soirée nous passions la nuit ensemble ? Pour situer les choses, je précise qu’elle avait alors 38 ans tandis que j’en avais 52, qu’elle était plutôt jolie mais peu soignée, que j’étais mal foutu mais que je m’habillais pour essayer de cacher la misère. Je la voyais comme une jeunette qui croyait travailler, elle me considérait comme un homme du passé, intéressant trois heures par trimestre grâce à son expérience et à sa bonne humeur.
Elle commença à lever l’ambiguïté au deuxième dîner, évoquant « mon compagnon ». Le compagnon d’ailleurs appela, elle décrocha, dit qu’elle était « avec Patrick » et qu’elle rappellerait plus tard. Elle eut ensuite un petit sourire que je ne sus interpréter. Ce n’est qu’au troisième dîner qu’elle dévoila l’identité du compagnon.
– Tu le connais.
Je réfléchis : il ne pouvait s’agir que d’un autre entrepreneur. À moins que…
– L’ancien directeur général ?
Sourire, yeux pétillants, approbation.
– Ça alors ! m’exclamai-je.
J’étais surpris en effet. Le type, père de trois enfants, avait 10 ans de plus qu’elle, portait des costumes et des souliers vernis, n’avait rien de l’ado attardé qui aurait pu être le pendant masculin d’Audrey. Il ne semblait pas désagréable, mais je n’aurais pas imaginé qu’elle pût être attirée par lui. Bref, c’était une fois de plus un désir insoupçonnable, un de ces mystères de l’amour, où la chimie, invisible, tient sans doute le rôle principal.
Je la félicitais pour ce « joli coup », qui les rehaussait et l’un et l’autre. Elle glosa sur les réactions au sein de la boîte quand la nouvelle de leur relation se répandit, une fois que le type avait été muté dans une autre région à 350 km de là. Ils se voyaient un week-end sur deux. De mon côté, je n’avais que des relations épisodiques avec de belles éphémères, et vivais le plus souvent seul depuis mon divorce quinze ans plus tôt.
La révélation du compagnon d’Audrey fut une excellente chose. Dès lors, il fut évident que nous ne nous attirions pas assez pour entrevoir une relation autre que professionalo-amicale. Mais nous avions plaisir à ces conversations trimestrielles dans un joli restaurant qu’elle choisissait toujours avec soin, où nous mélangions allègrement le boulot, nos histoires sentimentales, nos considérations sur tel ou tel sujet. Nous nous disions beaucoup de choses. Par moments, elle me faisait promettre de ne pas répéter ce qu’elle allait me confier, tant elle livrait des souvenirs intimes.
Nous en étions là de nos rapports quand arriva la soirée où, lors d’un de nos dîners habituels, elle allait me suggérer quelque chose en guise du remerciement que je tenais à effectuer.
Elle avait sélectionné un restaurant dont elle avait entendu parler. Elle s’était changée, remaquillée, lavé les cheveux. J’avais fait à peu près la même chose, nous étions synchrones. Pour l’occasion, nous avons commandé deux coupes de champagne.
– À toi ! dis-je en levant mon verre. Avec toute ma reconnaissance !
– À notre collaboration, répondit-elle. Efficace !
Je lui sus gré de ce mot « efficace », plus neutre et professionnel que fructueuse, qui aurait souligné surtout les conséquences financières de notre accord. Le champagne était bon, comme tous les champagnes quand on veut qu’ils soient bons. Elle m’a parlé de sa fin de journée, le bureau, le passage chez sa mère, son nouvel appartement. Il me semblait par moments qu’elle se faisait des montagnes avec pas grand-chose – privilège de la jeunesse pour elle, conséquence de la vieillesse pour moi –, mais je l’accompagnais dans ses émotions et indignations, je faisais la claque, j’arrivais à entrer dans son univers. Sans hypocrisie, avec plaisir. N’agissais-je pas ainsi en permanence ou presque ? N’était-ce pas la base des relations humaines ? Mon expérience était déjà longue en la matière, il me semble que je savais faire. Et je savais d’autant mieux que le cadre était agréable, le temps limité, Audrey intéressante et sympathique.
C’est après que nous eûmes passé commande du dîner que je repensai au cadeau, oublié depuis que j’avais quitté le bureau d’Audrey. Elle avait une idée à me soumettre si j’y tenais, mais c’était à moi de la lui demander. Je remis donc le sujet sur la table.
– Alors, dis-moi ce cadeau que je vais t’offrir pour te remercier de ta confiance dans mon travail.
L’impératif et l’indicatif de ma phrase ne laissaient aucune ambiguïté sur ma volonté.
Son sourire se modifia et elle devint plus grave. Elle commença par esquiver.
– Non, écoute, tu n’as aucun cadeau à me faire. Ces repas que nous partageons de temps en temps, l’amitié dont tu m’honores, ce sont des remerciements suffisants. D’autant que je ne fais que mon travail et toi le tien. J’ai besoin d’entreprises pour les travaux que je programme, tu es un bon entrepreneur, voilà.
Je rétorquai aussitôt :
– Tu ne t’en tireras pas comme ça, chère Audrey. Tu sais comme moi que tu m’as confié plus de chantiers qu’à la plupart des autres. Je pense proposer des prestations de qualité – à mon âge je peux me permettre de le dire – mais le travail et la compétence ne suffisent pas pour que l’on soit récompensé. Surtout en France. Tu as eu l’intelligence et la gentillesse de valoriser ce travail et cette compétence, je tiens à t’en remercier à hauteur.
Elle me fixa. Je l’ai trouvée belle soudain, les lèvres plus gonflées, les yeux plus intenses, le front et les joues d’un joli teint, bien mis en valeur par ses cheveux d’un blond plus franc que d’habitude.
En apportant les entrées, la serveuse créa une diversion. Je commençai aussitôt mon assiette, goûtai la demi-bouteille de vin blanc que nous avions commandée. Audrey prenait le temps de terminer sa coupe, qui était une flute.
– Allez, repris-je gaiement, donne-moi ton idée de cadeau pour que je puisse te remercier.
Elle posa sa flute et mit ses deux mains sur la table, comme si elle se concentrait.
– Tu connais ma situation, commença-t-elle. Personnelle, je veux dire. Sociale, familiale, sentimentale…
C’était vrai, je connaissais la proximité qu’elle conservait avec ses parents et grands-parents, sa relation avec sa sœur, son parcours professionnel avant qu’elle soit recrutée à son poste actuel trois ans plus tôt, les grandes lignes et les riches heures de sa vie amoureuse.
– … Je m’en sors, mais ça a été plutôt chaotique. J’ai l’impression de ne pas avoir maîtrisé grand-chose…
– On en est tous là, coupai-je, étonné cependant qu’elle avoue cette évidence, elle qui, comme toutes les trentenaires, tentait de se persuader qu’elle contrôlait sa vie. Mais elle ne serait plus trentenaire dans quelques mois et devenait peut-être plus lucide.
– Les règles, ou les absences de règles, sont les mêmes pour tout le monde, reprit-elle, mais on n’en est pas tous au même point. Si je suis honnête, je dois dresser le constat suivant : je vais avoir 40 ans, je ne suis pas mariée, je n’ai pas d’enfant. Ce dernier point pose un problème.
J’écarquillai les yeux, plus dans mon objectif d’empathie que sous le coup d’un étonnement, d’une part parce qu’elle avait raison, d’autre part parce que peu de propos m’étonnaient dans la bouche des êtres humains de 2020.
– Audrey, renchéris-je, toi l’originale, toi la non-conformiste, toi l’adulte qui restes ado dans le bon sens du terme, d’où te vient ce soudain besoin d’entrer dans le moule ? La liberté te pèse ?
Elle me jeta un coup d’œil pour savoir si j’étais hypocrite ou sincère.
– Ce n’est pas un besoin soudain. Et ce n’est pas un besoin d’entrer dans le moule. On en a déjà parlé, tu le sais. C’est une envie. Une envie
de m’accomplir.
– Qu’est-ce que s’accomplir ? Il me semble que tu accomplis pas mal de choses.
– Oui, mais il y a un accomplissement, essentiel pour une femme, et peut-être encore plus essentiel aux yeux des parents et de la société, que je n’ai pas réalisé. Certes, les raisons étaient bonnes : il s’agissait d’accomplir d’autres choses plus intéressantes ; et puis les hasards de la vie, cette absence de maîtrise que nous évoquions, ne m’ont pas amenée dans cette direction jusque-là.
Elle m’avait parlé parfois de son absence d’enfant, et des questions que cela soulevait dans son entourage, sans montrer de regrets pour autant. Peut-être cette légère distorsion par rapport à ce qui restait la norme était-elle appréciable tant qu’elle pouvait encore y mettre fin, mais plus difficile à supporter au fur et à mesure que le temps passait et que la possibilité d’y remédier disparaissait ?
La serveuse se rapprocha et constata l’assiette intacte d’Audrey.
– Madame, ça ne vous plait pas ?
– Si. Enfin sûrement. Mais ce dont on parle m’empêche d’avoir faim. Vous pouvez la remporter, je passerai directement au plat.
La serveuse s’exécuta, contrariée. Ma partenaire avait changé de registre : l’heure n’était plus à la légèreté.
– Je comprends, repris-je. Tu as maintenant envie d’un enfant et ça manquerait à ta vie si tu ne l’avais pas.
– C’est ça. Tu résumes bien les choses.
– Et Damien ?
– Il habite à 400 kilomètres et il en a déjà trois…
– C’est pas forcément rédhibitoire : vous en avez parlé ?
– Il m’a fait comprendre qu’il n’en voulait pas d’autre.
– Et… ça pourrait t’amener à le quitter ?
– Ça pourrait.
Ok. Elle n’était pas au mieux. Ce qui n’était pas illogique : une femme pouvait-elle être heureuse, s’accomplir comme disait mon interlocutrice, sans enfanter ? Le débat était vieux comme l’humanité.
J’allais porter un verre de blanc à mes lèvres quand je m’arrêtai net. Bon sang ! Le cadeau ! Elle avait amené ce sujet alors que je l’invitais à me faire part de sa suggestion. Et donc… Et donc… Non ?! Elle n’allait pas me demander ça ?! Je posai mon verre, le repris aussitôt et terminai ce qu’il y avait au fond.
Je me redressai. Elle me fixait avec une intensité inédite. Elle avait vu mon trouble, constaté l’interruption de la conversation. Il fallait que je parle. Mais pour dire quoi. Je parvins à sourire :
– Audrey… Est-ce que ce dont nous parlons… a à voir… avec le cadeau que je pourrais t’offrir ?
Elle se détendit d’un coup et un grand sourire lui redonna son visage.
– Oui ! Tu me vois venir ?
– Ben… C’est tellement énorme que je ne suis pas sûr.
– Ah, c’est toi qui m’as tendu la perche !
– Certes…
Il me semblait sentir neurones et synapses s’affoler sous mon crâne, testant en accéléré quelques milliards de milliards de combinaisons et connexions, afin de trouver la bonne attitude et les bons mots. La première déduction de ce mouvement fut une nécessité logique :
– Pour être sûr que je comprenne bien, peux-tu formuler la question ? Ou me préciser le cadeau auquel tu penses.
Elle ne se démonta pas :
– Eh bien j’ai pensé que tu pourrais être le père de mon enfant.
– C’est donc ça…
Elle sourit et se recula un peu. Elle n’avait plus qu’une main sur la table, elle avait retrouvé sa coolitude.
– S’il y a une personne à qui je peux demander ça, c’est toi. Tu me comprends, tu es posé, expérimenté, tu feras un très bon père.
« Tu feras » ? Ce futur ne me rassura pas. Un conditionnel aurait été préférable.
– Enfin, Audrey, on n’offre pas un enfant comme un bouquet de fleurs ! Un enfant n’est pas un « remerciement » !
– C’est beaucoup plus, en effet. Il est évident ici que le remerciement dépasserait en valeur, de très loin, ce qui l’a entraîné. J’en ai conscience.
Cette fois, c’est moi qui la fixai et me crispai. Elle reprit :
– Je précise que tu serais libre, une fois l’enfant né, de le voir ou pas. Je ne te demande pas de vivre avec moi. De même, je ne te demanderai pas un sou, aucune pension ou quoi que ce soit de ce genre. Si tu le reconnais j’en serais ravie, mais ce n’est pas une obligation non plus.
Un fou rire me prit, plus nerveux que joyeux.
– C’est dingue… Je te savais moins conformiste que la moyenne, mais là tu m’épates !
– Je te signale que j’applique tes préceptes. Combien de fois m’as-tu dit qu’il fallait oser, vivre les trucs à fond, inventer ?… Nous y sommes.
– Nous y sommes, oui… Enfin non, je n’ai pas encore dit oui.
À peine l’avais-je prononcé que je réalisai l’erreur de mon « encore ». La preuve m’en fut donnée par le visage rayonnant d’Audrey.
– Je n’ai pas dit oui, rectifiai-je. Je ne peux…
– Réfléchis une semaine, me coupa-t-elle. Et n’oublie pas ce que tu m’as dit un jour : tu aimerais beaucoup avoir un troisième enfant.
La maline, elle avait bien manigancé son coup. C’était vrai, je pensais qu’un troisième enfant m’aurait bien plu. Était-il encore temps ? Avec Audrey ? Une femme de 40 ans ? Plutôt agréable certes, mais que jamais je n’avais vue comme la mère de mon enfant ?
La serveuse apporta les plats et Audrey mangea avec appétit. Moi un peu moins. Je me rattrapai sur la bouteille.
– Tu sais, continua-t-elle, ce n’est pas nouveau, cette idée. Dès notre premier dîner, je me suis dit que je te verrais bien en père de mon enfant. En plus, il me semble que s’il a un peu de ta classe et quelques-uns de mes, disons charmes, il ne sera pas vilain. D’ailleurs, il y avait une petite ambiguïté entre nous au début…
– Ah ! Je n’avais pas rêvé. Tu l’avais remarquée, toi aussi ?
– Évidemment. J’ai réfléchi depuis. Mon envie d’enfant a muri. Et j’ai fini par la dissocier d’une relation amoureuse. Ce qui va devenir très banal, avec les progrès de la PMA et de la GPA.
Ça se tenait.
– Et si je ne t’avais pas demandé une idée de cadeau ? questionnai-je. En aurais-tu parlé à un autre homme ?
– J’aurais pris les devants. Pas avec un autre homme. Avec toi. Comme je t’ai dit, tu es le seul homme qu’il me plairait d’avoir comme coparent.
Coparent… Serait-ce mon nouveau statut ? Parlait-on ainsi de nos jours ?
– Et Damien ? Tu lui as parlé de ton projet fou ?
– Non. Je le lui dirai en temps voulu. Maintenant c’est clair dans ma tête : l’enfant avant tout. Peu importe le prix à payer.
La suite du dîner se passa en plans sur la comète : comment s’organiserait-elle pour le faire garder ? Quel type d’éducation voulait-elle lui donner ? Où habiteraient-ils ?…
Au fur et à mesure que se manifestait son enthousiasme, je me sentais adhérer à cette idée. N’était-ce pas exactement ce qu’il me fallait ? Une paternité sans quotidien, puisqu’à mon âge je risquais de n’avoir ni l’énergie – physique – ni les codes – technologiques – pour m’occuper d’un petit ? Quelle fierté, quand même, de pouvoir tenir par la main une petite fille ou un petit garçon et proclamer à qui voulait l’entendre : « C’est ma fille, c’est mon fils » ! Et si la mère était avec nous, je crois que je pourrais être fier là encore de donner le bras à une femme comme Audrey.
– C’est délirant, cette conversation !… lâchai-je en faisant tourner le verre dans mes doigts.
Elle posa alors une main sur la mienne – ce qu’elle n’avait jamais fait jusque-là – et s’approcha de moi en murmurant :
– C’est beau. C’est magique. C’est la vie.
Nous rîmes, émus. Nous avons laissé un peu de silence s’installer là, et c’était un bon silence, pour savourer ce que nous avions dit.
– Tu me donnes ta réponse dans une semaine ? reprit-elle.
– Je vais te la donner tout de suite. Une connerie aussi énorme, ça se fait sans réfléchir.
– Ça veut dire que tu acceptes ?!
Cette fois, elle m’agrippait des deux mains et m’arrachait le bras.
– Je vais dire oui, mais j’ai une condition.
– Tout ce que tu veux !
– On a oublié un truc. Comment on va le faire, cet enfant ? Tu as parlé de GPA, de PMA. Je ne connais pas grand-chose à ces trucs-là, mais je n’ai pas envie de m’y mettre. Je veux dire : j’irai pas me masturber dans un labo pour fabriquer des paillettes.
– Mais non… Je te propose qu’on fasse ça à l’ancienne.
– On est d’accord. Ce n’est qu’une partie de ma condition. Je voudrais certes qu’on le fasse à l’ancienne, mais pas qu’une fois.
Elle me regarda, les yeux brillants. Elle devait avoir la fièvre.
– Tu veux dire après que l’enfant aura été fait ?
– Après que tu auras accouché. Je veux que tu sois ma maîtresse et je veux être ton amant.
– Mais si on a quelqu’un ?
– Eh bien à part quand on sera en pleine passion amoureuse, je veux pouvoir refaire l’amour avec toi quand j’en aurai envie. À condition que tu en aies envie aussi, bien sûr. À raison, disons, d’une fois tous les deux mois.
– T’es bien un mec… dit-elle en riant.
– Je suis un mec de plus de 50 ans. Qui doit préparer ses vieux jours.
– Une fois tous les quatre mois.
– Deux mois.
– Tous les trois mois.
Nous nous fixâmes comme si nous nous tenions par la barbichette en essayant de ne pas rire. Je craquai le premier :
– Ok ! Tous les trois mois.
La serveuse demanda si nous voulions dessert, café, infusion. Nous avons décliné, mais avons redemandé deux flutes.
– Nous avons quelque chose à fêter.
Et quand nous avons quitté le restaurant ce soir-là, Audrey ne m’a pas ramené à mon hôtel, mais chez elle. Nous avions du travail. Et envie de travailler.
Voilà comment une cliente devint une amie, puis la mère de mon 3e enfant, puis ma maitresse. Le petit va bien et il s’appelle Alexandre. Il vit avec sa mère, je fais souvent la nounou et nous passons régulièrement des week-ends tous les trois. Je suis un vieux con heureux. J’écris quelques histoires sentimentales, Audrey est toujours avec Damien, qui a étonnamment bien accepté le projet de sa compagne ; je le vois de temps en temps, et nous nous organisons en bonne intelligence.
Audrey me voue une reconnaissance éternelle. De même, je lui suis infiniment reconnaissant de sa folle proposition, qui fut un des gros cadeaux de ma petite vie.
30 septembre 2022
Le bonjour qui ressuscite
(environ 6 minutes de lecture)
C’était un samedi peu après 13 heures, je venais de fermer la boutique et je rentrais chez moi pour déjeuner. La matinée n’avait pas été mauvaise, pourtant je ne me sentais pas bien. Depuis deux ou trois ans, je vivais dans une sorte d’apathie dont je n’arrivais pas à sortir. Ça tenait à plusieurs facteurs :
– la dureté des rapports humains. L’égoïsme s’affirmait haut et fort, partout. Comme tout le monde, j’en souffrais. J’avais l’impression que les gens autour de moi se foutaient de ce que je faisais, qu’on ne me voyait même pas. Même les clients ne me regardaient plus, je n’étais que le distributeur du produit qu’ils convoitaient. J’étais comme la machine qui me remplacerait bientôt ;
– l’absence de compagne. Depuis le départ de ma bonne Jenny, je n’arrivais pas à retrouver une femme qui m’aimât suffisamment pour vouloir partager ma vie, même une partie. Ça me pesait, et je savais qu’il serait chaque jour plus difficile de remédier à ce problème. J’allais vieillir et crever seul ;
– une certaine lassitude peut-être, un manque d’énergie ou de courage pour tenter de nouvelles choses, trouver de nouvelles motivations et repartir d’un meilleur pied. Peut-être qu’à 60 ans on n’avait plus le jus pour ça ? Je crois en fait que ce sont les innombrables tentatives infructueuses qui avaient fini par me décourager. Après des années d’efforts, je m’étais résigné, même si j’étais incapable d’accepter sereinement cette résignation.
Je n’étais donc pas au mieux, quand, à l’angle de la rue Franchet et du boulevard de la Tourelle, j’entendis un mot banal, prononcé d’une manière exceptionnelle :
– Bonjour !
Il n’y avait personne sur le trottoir, la circulation était fluide, et les arbres encore feuillus donnaient au lieu et à l’instant un caractère paisible, appréciable après le rush commercial du samedi matin. Ce cadre favorable influa-t-il sur la qualité du bonjour qui me fut donné et sur la manière dont je le ressentis ? Toujours est-il qu’il me sortit de mon état.
Ce n’était ni un bonjour contraint ni un bonjour minimum. C’était un bonjour clair, ascendant, généreux, qui impliquait inspiration, expiration, ouverture du corps et de l’esprit. C’était un bonjour qui se voulait un don, un partage. C’était un bonjour qui n’avait pas peur, qui se tenait prêt à accueillir la réaction quelle qu’elle fût. C’était un bonjour étonnant, unique, magnifique.
J’avais entendu avant de voir. C’est-à-dire que la personne m’avait lancé son bonjour alors que nos regards ne s’étaient pas croisés, alors que je ne l’avais même pas remarquée : elle n’était donc pas obligée de le faire. Il était assez rare de saluer quelqu’un qu’on ne connaissait pas et qui ne vous avait pas vu. Pourtant elle l’avait fait ; elle, parce que c’était une voix féminine.
Je levai les yeux. J’aperçus une silhouette qui semblait contourner une voiture garée dans une contre-allée, pour en ouvrir la porte. À cause du soleil derrière, le contrejour était fort et je ne vis pas le visage. Je distinguai des cheveux longs, châtain, qui – je ne sais pas pourquoi je remarquai ce détail alors que je voyais si mal – venaient d’être lavés et n’étaient pas encore secs. Je captai encore des dents, des lèvres, des épaules recouvertes par une robe d’été (on était en septembre).
J’avais très vite répondu au bonjour par un bonjour que je voulais du même niveau que celui qui m’avait été offert. Ce faisant, je ne m’étais pas arrêté de marcher. J’avais donc vite dépassé ma bienfaitrice, qui avait disparu de mon champ de vision, d’audition, et allait disparaître de ma vie. Combien de temps cela avait-il duré ? 2, 3, 4 secondes tout au plus.
Pourtant, il y avait eu rencontre. Pourtant cette femme m’avait touché. Je cheminai en pensant à ce mystère, et j’y pensai encore en avalant mon frichti. Je regrettai de ne pas m’être arrêté, de ne pas avoir au moins engagé la conversation sur quelques banalités. L’idéal, bien sûr, si j’avais davantage d’aisance relationnelle, aurait été de dire en toute franchise à cette femme que son bonjour était splendide et qu’il me faisait du bien. Pourquoi, mais pourquoi donc, n’étais-je jamais capable de dire spontanément ce que je ressentais, quand bien même cela aurait fait plaisir à mon interlocuteur, ou trice, de l’entendre ? Pourquoi savons-nous si mal partager nos émotions ? Pourquoi nous cachons-nous la plupart du temps ?
Je réagissais trop tard. Je comprenais ce qu’il fallait faire au moment où je ne pouvais plus le faire, comme toujours. C’était pénible, douloureux. Après avoir ressassé mon incompétence, je me mis à penser à celle qui avait si bien parlé. Qui avait pu formuler un tel bonjour ? Et pourquoi ? Cette femme était-elle dans un état d’euphorie qui l’avait poussée à exprimer sa joie auprès du premier venu ? Ou alors n’avait-elle eu d’autre but que de faire du bien au destinataire de son bonjour ? Mais dans ce cas, était-ce parce que je me trouvais là ou parce que c’était moi ? Me connaissait-elle ? Ou étais-je un inconnu à l’air si triste que je l’avais poussée à la compassion ?
En terminant de peler ma pomme, je réalisai une chose : je passais au moins quatre fois par jour à cet endroit. J’allais donc la revoir, c’était inévitable ! La reconnaîtrais-je ? En dehors d’une jolie silhouette et de cheveux longs, je n’avais guère d’indice. Et la voiture ? Mince alors : je ne me souvenais ni de la marque ni de la couleur ! J’avais été victime d’un éblouissement. Il me restait mon oreille : si elle me disait bonjour, je la reconnaitrais à coup sûr.
Hélas, trois fois hélas, je ne la revis jamais. Je scrutai chaque personne que je croisai là où j’avais été touché par la grâce. Au croisement béni, je disais bonjour à toutes les femmes qui passaient, quelles que soient leur taille et leur longueur de cheveux, dans l’espoir insensé d’entendre de nouveau le son magique. Il ne se passa rien. J’en conclus qu’elle s’était garée là une seule fois parce qu’elle avait à faire dans le coin, mais qu’elle habitait ailleurs, loin de moi.
Je dois quand même beaucoup à cet ange de passage sur la terre : elle me rendit le goût de la vie, c’est-à-dire qu’elle sauva ma vie. Grâce à son mot si bien prononcé, grâce à ce cadeau qu’elle m’avait destiné, elle m’avait montré que la douceur et la beauté n’étaient pas mortes, et, mieux encore, que les miracles restaient possibles. Je me rouvris aux autres et je pris conscience de ma chance. J’avais une vie paisible, mon métier de commerçant m’apportait du rythme et des contacts, j’aimais ma ville et ma région. L’âge qui avançait ne m’apparut plus comme une source de tristesse mais comme une occasion de sagesse et de légèreté.
Ce changement d’état d’esprit se manifesta encore dans un autre domaine : ma manière de dire bonjour. Je pris l’habitude de vouloir réussir mes bonjours, en leur donnant le maximum de chaleur et de générosité. Les conséquences sur ma relation à autrui furent spectaculaires. Par exemple : moins de six mois après avoir entendu le mot magique à un carrefour de la ville, je rencontrai Florence, avec qui je vis aujourd’hui ; elle n’est pas un ange, juste une femme aimable et aimante, mais c’est à un ange que je dois ma résurrection et mon bonheur.
23 septembre 2022
J'aurais dû
(environ 8 minutes de lecture)
Je rentrais du centre-ville où j’avais été à la banque, à la bibliothèque et à la pharmacie. Je marchais sur l’avenue de Bordeaux quand une berline gris métal venant en sens inverse a ralenti. Une vitre à l’avant s’est baissée, et un type a demandé en anglais si je parlais anglais. Je n’ai pas osé dire non.
Le mec au volant, qui était à droite, s’est garé. Et j’ai traversé, regardant à peine les voitures qui risquaient de me renverser. Le conducteur est sorti et, quand je suis arrivé sur le trottoir à côté de sa bagnole, m’a tendu la main. C’était un homme blond roux, trapu, environ 35 ans. Je n’ai pas bien vu le passager à l’intérieur, mais il avait l’air plus jeune et plus grand.
Le type s’est mis à parler à toute vitesse, puis il s’est arrêté parce que sa gorge se nouait. Il a repris et j’ai compris qu’ils s’étaient fait voler leurs affaires, papiers, argent et téléphone, que le frère – le passager – était malade, « très nerveux », et qu’ils avaient besoin d’argent pour prendre le ferry à Calais et rentrer chez eux. Comme il ne précisait pas, j’ai fini par demander combien, il m’a répondu 160. Ah…
J’étais embarrassé. Je lui ai demandé s’il n’avait pas pu appeler chez lui. Je n’ai pas compris sa réponse, si ce n’est qu’il avait tout essayé mais qu’ils se trouvaient démunis. Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas pensé à lui proposer d’utiliser mon iphone, ou de se rendre au commissariat, ou au consulat de son pays à Bordeaux. Au lieu de quoi nous avons remonté l’avenue tous les deux, pour aller jusqu’à la banque. Le frère est resté dans la voiture.
En marchant, l’Anglais me demanda quel était mon métier, si j’avais des enfants. Je baragouinai des réponses inaudibles. Quand il comprit que j’écrivais des livres, il me parla du poète Yeats – je dus le faire répéter, bien sûr – et je pigeai alors qu’il était Irlandais. Je l’interrogeai en retour sur ce qu’il faisait en France dans notre coin. Il me dit qu’il était ingénieur et cherchait des maisons dans le sud-ouest pour des clients (je n’ai pas saisi le lien entre ingénieur et les maisons du sud-ouest, mais je ne saisissais pas le quart de ses propos).
Nous sommes arrivés à la banque, où je me trouvais dix minutes plus tôt. Je me souviens avoir opté pour le distributeur à l’extérieur, de peur qu’on trouve bizarre que je revienne si vite, qui plus est avec un type qui me collait comme s’il tenait un revolver pointé sur moi sous sa veste. J’ai retiré 2 billets de 50. Je les lui ai donnés et j’ai pris dans mon portefeuille 60 € sur les 80 qu’il contenait. Il avait donc ses 160 €. Il se remit à parler et je compris gazoline. J’articulai quelque chose qui voulait signifier que je ne pouvais pas savoir s’il était honnête et si je pouvais lui faire confiance. Il certifia que si. Il faut croire que cela me suffît. Je lui donnai mon billet de 20. Il me regarda avec un air indéfinissable et j’eus le malheur de croiser son regard. Aussitôt, je remis ma carte dans le distributeur, retapai mon code, et retirai 50 € supplémentaires, que je lui donnai.
Je me sentis alors perdu. Je ne contrôlais plus rien. Je faillis oublier ma carte dans le distributeur, oubliai le ticket pour de bon, et lui demandai de me montrer les billets que je lui avais donnés car je n’arrivais pas à calculer le total. 230 €. Ok. Il me demanda une carte de visite pour qu’il puisse me contacter une fois rentré en Irlande et me rembourser. Il me tendit un formulaire administratif sur lequel figuraient son nom et son adresse. Comme je ne réagissais pas, il fit signe de prendre une photo. Je sortis alors mon vieil iphone et m’exécutai, sans voir ce que je prenais. Ma raison ne fonctionnait plus. Je n’ai pas pensé une seconde à lui demander au moins son mail…
Il me remercia chaleureusement, me redit que « Saturday » j’aurais de ses nouvelles et termina par « God bless you ». Il partit. Je le suivis à une quinzaine de mètres. Il me semble avec le recul que j’étais hypnotisé. Il m’aurait demandé de braquer la banque, je l’aurais fait. Il marchait plus vite que moi, mais je vis sa voiture sortir de la place de stationnement, exécuter un demi-tour périlleux. Juste avant que la voiture se retrouve sur l’avenue en direction des autoroutes, un bras sortit de l’habitacle et se tendit vers le ciel. Je n’aurais su dire ce que signifiait ce signe.
Je marchai encore une douzaine de minutes pour rentrer à la maison, abasourdi, réalisant petit à petit ce qui venait de se passer. Je n’étais pas sûr de regretter mon geste, mais atterré d’avoir perdu tout discernement alors qu’un étranger m’avait abordé sans violence dans une rue de ma ville. Certes, je ne comprenais pas ce qu’il me disait, mais cela n’excusait rien. Je pensai au nombre de fois où j’avais refusé 1 € à un pauvre type… Là, je lâchai 230 € à un gars qui avait 9 chances sur 10 d’être un escroc.
Je cogitai tout l’après-midi, peinant à me concentrer sur mes travaux d’écriture. La première série de conclusions auxquelles je parvins fut que l’Irlandais m’avait appris, ou réappris :
– que l’on pouvait obtenir beaucoup juste en demandant ;
– que tout dépend des circonstances ;
– que j’étais manipulable ;
– que j‘étais vulnérable ;
– que mon manque de pratique de l’anglais était une faute.
Dans un deuxième temps, mais assez vite quand même, moins de deux heures après l’événement, apparurent les « j’aurais dû » :
– j’aurais dû lui demander de me raconter lentement son histoire, pour que je la comprenne. J’aurais vu si elle était plausible ou pas ;
– j’aurais dû lui dire de me donner son numéro de téléphone pour que je l’appelle et que je voie qui répondait ou si c’était sa voix sur le répondeur ;
– j’aurais dû lui demander pourquoi il se dirigeait vers le centre-ville quand ils m’ont interpellé et pourquoi ils se sont adressés à moi ;
– j’aurais dû lui donner 50 € pour qu’il ait de quoi payer essence et péage jusqu’à Bordeaux, où il aurait trouvé secours auprès du consulat de la République d’Irlande. Ainsi j’aurais soulagé sa détresse s’il était en détresse, sans me laisser dépouiller si c’était, selon toute vraisemblance, un escroc.
Il était simple d’être courtois et attentif à autrui, sans pour autant se comporter en pigeon. Le plus déstabilisant était ce sentiment de perte de contrôle. Le type m’avait amené là où il voulait alors qu’il m’avait interpelé depuis sa bagnole. Incroyable.
Le soir, le lendemain et le surlendemain, j’espérais une bonne surprise, pas tant pour récupérer les 230 €, mais pour prouver ce que je disais souvent, qu’il fallait faire confiance. Certes on se faisait avoir quelquefois, mais globalement c’était payant.
Je crus avoir cette bonne surprise le dimanche matin, Sunday, en découvrant le mail d’Anthony O’Shea. Il me disait qu’ils avaient réussi à rentrer, mais qu’ils avaient encore dû emprunter 30 € car le péage avait coûté plus cher que prévu et ils n’avaient pas assez pour monter sur le bateau. Enfin ils étaient arrivés. Il me remerciait vivement et me demandait mes coordonnées bancaires pour pouvoir effectuer un virement sur mon compte. Je les lui transmis en disant que j’étais heureux d’avoir pu les aider à rentrer chez eux malgré leur mésaventure en France. Il accusa réception de ma réponse et m’assura qu’il s’occupait du virement dès le lendemain, Monday.
Il s’en occupa en effet, mais pas dans le sens que j’escomptais. Je consultai mon compte en ligne le mardi soir et découvris qu’il était à… 1. 1 €. Alors qu’il y avait 1700 et quelques euros deux jours plus tôt. Je cliquai, vérifiai, recliquai : aucun doute, mon compte avait été vidé, en une seule fois. Il y avait des initiales et des chiffres vers le destinataire du virement, mais je ne pus rien en déduire. Les larmes me montèrent aux yeux et je me mis aussitôt à pleurer, désespéré à la fois par ma colossale bêtise, par la nature humaine et par les conséquences de ce vol, qui allait me mettre en difficultés.
Comment était-ce possible ? Comment avait-il fait ? Pour m’embobiner à ce point et pour me dépouiller ? Je réalisai alors qu’il avait dû me regarder taper mon code au distributeur, code que j’avais composé deux fois de suite. Mais pouvait-on vider un compte avec un code de carte bleue et des coordonnées bancaires ? Il faut croire que oui ; l‘Irlandais en tout cas y était arrivé.
Une nouvelle série de « j’aurais dû » mitrailla ma pauvre tête :
– je n’aurais pas dû donner mes coordonnées bancaires ;
– j’aurais dû demander un mandat de type Western Union, en cash, qui ne nécessite pas de numéro de compte ;
– j’aurais dû m’arranger pour qu’il ne puisse pas lire mon numéro de code ;
– j’aurais dû comparer le nom sur son adresse mail et celui sur le papier qu’il m’avait tendu et que j’avais pris en photo. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, je n’y avais pas pensé au moment de la réception de son message. Je sortis mon iphone, trouvai la photo dans la galerie, la grossis. Le nom était Anthony Barcoe, avec une adresse à Kilkenny, ville irlandaise en effet. C’était Anthony, comme sur le mail, mais ce n’était pas O’Shea. Avait-il deux noms ? Étais-je plus con que la moyenne ? Oui, sans conteste.
Je passai une nuit épouvantable, désespéré comme jamais, pensant pour la première fois de ma vie à mettre fin à mes jours. À quoi bon continuer si j’étais si nul et si c’était si dégueulasse ?
Le mercredi matin, j’avertis la banque. Le conseiller ne put rien faire, si ce n’est me dire que les références du destinataire de mon argent correspondaient sans doute à un compte dans un établissement de Guernesey. Guernesey… Lieu de l’exil de Victor Hugo, mais plus encore paradis fiscal entre la France et les îles britanniques. Autant dire que je ne pourrais jamais obtenir la moindre information sur mon escroc.
Je vous passe la suite, les oppositions à mettre en place, le difficile renflouement du compte, les soucis, la honte, et la tristesse quant à ce que j’étais, quant à ce qui m’attendait. Je n’avais que 55 ans au moment de cette histoire. Si je vivais encore dans dix ou vingt ans, quelle proie serais-je pour des hommes devenant chaque jour davantage des loups ?
Le jours suivants, je m’employai à identifier la tactique de l’adversaire, à répertorier toutes mes erreurs pour les avoir en tête et ne plus les commettre. Mais il était bien tard pour m’aguerrir. J’aurais dû commencer plus tôt.
16 septembre 2022
La chance du cimetière
La première vague de décentralisation, entre 1982 et 1984, donna beaucoup de pouvoirs aux maires, et ceux-ci ne se privèrent pas de bâtir, recruter, dépenser.
La création d’une police municipale devint courante dans les villes. Les jeunes policiers municipaux ne couraient pas après les délinquants et n’enquêtaient pas sur les crimes et délits : on les dédiait à la surveillance des rassemblements commerciaux, sportifs ou culturels, aux sorties d’école et au contrôle du stationnement.
Dans ces mêmes années 90, le stationnement était en train de devenir payant dans tous les centre-villes, engorgés par les voitures, qu’il fallait bien réguler. On planta donc des parcmètres, puis des horodateurs, et on fit passer des agents pour vérifier qu’un ticket avait été payé puis posé sur le tableau de bord.
À Blois, Vincent Delflaque avait intégré la nouvelle police municipale. Comme d’autres, il avait été attiré par le prestige de l’uniforme et la nouveauté du job. Mais le contrôle du stationnement payant, qui occupait un tiers de son temps, ne lui plaisait guère. Les automobilistes pestaient, les commerçants vociféraient. Le fond paysan se réveillait chez les Français, qui ne pouvaient envisager de payer pour garer leur charrette le temps d’un approvisionnement ou d’une livraison. Moyennant quoi Vincent et ses collègues étaient pris à partie, moqués, dénigrés, interrompus pendant la rédaction de leur PV, voire empêchés de le rédiger quand le contrevenant furibard sortait d’un magasin en hurlant. Les élus locaux eux-mêmes encourageaient cet irrespect, puisque, censés défendre la mesure qu’ils avaient votée en conseil municipal, ils récupéraient chaque semaine des PV qu’on leur demandait de « faire sauter ». Les papillons verts aboutissaient sur le bureau du directeur de cabinet, qui devait se débrouiller avec le commissaire pour « arranger ça ».
Au bout de deux mois de cette comédie, l’agent Vincent Delflaque prit une décision : il cessa de mettre des PV. Il ne tarda pas à être connu comme le loup blanc dans le centre-ville.
– C’est à lui qu’on veut avoir à faire ! s’exclamaient les stationneurs.
C’est au directeur de cabinet, tiraillé entre l’application du droit et la souplesse exigée par les élus, qu’il revint de recadrer le policier municipal. Il le convoqua une fois, puis une deuxième fois. Comme rien ne changeait, le dircab prit une mesure qui semblait s’imposer : mutation d’office. En l’occurrence, au cimetière du Fréjoux.
La sanction était sévère et le jeune directeur se demanda s’il n’y avait pas été trop fort. Néanmoins, cela calma les choses à la police municipale, et le remplaçant comme les ex-collègues du policier muté furent plus fermes dans leur action.
Qu’en pensait Vincent Delflaque ? Il avait certes pris comme une injustice le fait d’être sanctionné, seul qui plus est, alors qu’il réduisait la colère de la population à l’encontre de la municipalité. Mais il n’avait pas fait d’esclandre et avait rejoint, le 1er du mois suivant, le cimetière du Fréjoux, où, après six mois de travail en binôme, il remplacerait le gardien qui partait à la retraite.
Le temps passa, les Blésiens prirent l’habitude de payer pour stationner en centre-ville, puis une bonne partie des rues du vieux-centre furent piétonnisées. Au cimetière, on accueillait toujours les morts qui continuaient d’arriver à rythme régulier, dans le calme et la dignité.
Le directeur de cabinet poursuivit sa carrière, puis devint élu au Conseil départemental et à l’Assemblée nationale. C’est en tant que député rapporteur d’un projet de loi sur la fin de vie qu’il fut invité à témoigner à l’assemblée générale de l’ADMD, Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité.
Dans l’amphithéâtre du Palais des Congrès de Paris, son intervention était prévue à 18 heures le samedi. Par politesse, il arriva un peu en avance. Prévenue par l’attaché parlementaire, la présidente de l’ADMD accueillit le député, l’invitant à monter sur la scène pour prendre place sur un des sièges disposés là, tandis qu’un orateur parlait à l’assistance depuis un pupitre.
– Qui parle ? demanda en chuchotant le député à la présidente.
– Le président-fondateur de l’ANAPEC, Association Nationale des Personnels de Cimetières, un des piliers de l’Union du Pôle Funéraire Public.
Le député s’étonna quelques secondes de ces appellations, avant de se dire qu’après tout, comme toutes les professions, les personnels de cimetières pouvaient bien se fédérer eux aussi.
Il écouta d’une oreille, et la voix lui rappela vaguement quelque chose. Il regarda l’orateur, mais il voyait surtout son dos et son profil de trois-quarts.
– Comment s’appelle-t-il ? demanda-t-il à la présidente.
– Vincent Delflaque.
Cette fois, le déclic opéra dans sa mémoire. « Ça alors, pensa-t-il. Serait-il possible que ?… »
Le député fut plus attentif. L’orateur parlait avec aisance, apportant des éléments précis sur la douleur des familles ayant dû accompagner trop longtemps une personne souffrante et dépendante.
Quand il eut fini, et tandis que les applaudissements crépitaient, Vincent Delflaque vint regagner sa chaise dans la petite rangée sur la scène. Il aperçut le député qui se levait. Avant de se croiser, les deux hommes tendirent la main et sourirent.
– Nous nous connaissons, lança le député.
– Bonjour Monsieur l’ex-directeur de cabinet, répondit le président de l’ANAPEC et de l’UPFP.
– Vous avez fait du chemin…
– Peut-être grâce à vous. Sans doute devrais-je vous remercier.
– Vous n’avez pas à me remercier. Moi, j’ai à vous féliciter.
– Je pourrais vous rendre le compliment.
– C’est à mon tour de parler, j’y vais. Je serai heureux de bavarder avec vous ensuite.
– De même. Bon discours et à tout à l’heure.
9 septembre 2022
Majesty
(environ 12 minutes de lecture)
– Eh bien, Philip, je ne suis pas fâchée de vous rejoindre.
– Bienvenue, Elizabeth. Vous n’avez pas trop tardé, merci. 15 mois, quand même… Le voyage depuis Balmoral s’est bien passé ?
– J’ai dormi tout le temps. Je me réveille à l’instant. C’est avant, que c’est désagréable. Les préparatifs… Vous savez ce que c’est. Au lieu de se dire « enfin », on prend peur, on regrette, on voudrait encore un peu de temps sur terre… Dieu merci, j’ai réussi à garder ces faiblesses pour moi.
– Vous me faites penser à ce prêtre français, qui s’occupait des sans-abris dans son pays…
– L’abbé Pierre.
– Oui, l’abbé Pierre. Alors qu’on lui demandait une réaction à la mort de mère Teresa, de Calcutta, il avait répondu en deux mots : « Quelle chance ».
– Voilà un homme cohérent. Et digne.
– Votre dignité est remarquable, tout le monde le sait.
– Avais-je autre chose que ma dignité pour tenir une monarchie d’un autre âge ?
– Ne vous sous-estimez pas. Votre rôle était fondamental.
– Allons, mon cher, pas de ça entre nous. Je suis votre femme.
– Vous êtes ma reine.
– Bien aimable. Vous serez le seul sujet qui me reste.
– On ne vous oubliera pas de sitôt. Vous n’avez pas regardé la télévision ?
– J’ai dormi, je vous dis.
– L’émotion est considérable. On s’agglutine devant Buckingham. Le Royaume-Uni est en larmes. On vous pleure jusqu’aux îles Tuvalu. Tous les chefs d’État présents et passés y sont allés de leurs communiqués… Le Premier Ministre canadien n’a pu retenir ses larmes, votre effigie a été projetée toute la nuit sur le toit de l’opéra de Sydney, les Néo-Zélandais ont dansé un haka spécial en votre honneur… Les artistes vous font des déclarations d’amour, les politologues louent votre sagesse, les journalistes font dans la dithyrambe…
– Huit jours de simagrées, puis ce sera fini.
– Au moins 3 semaines de deuil officiel. Vous allez égaler, si ce n’est battre Diana.
– Vu mon physique et vu le sien, ce serait une performance.
– C’est vrai qu’elle était belle, la pauvre garce… Et plus elle nous emmerdait, plus elle embellissait…
– Philip !
– Pardon, Majesté.
– Elle vous attirait, bien sûr…
– Quelle homme n’aurait pas été attiré par Diana ? Quand beauté, sensibilité, fragilité sont associées, c’est irrésistible. Mais vous avez été très bien dans les années 50 et 60. Et 70. Et 80. Même aujourd’hui, votre petite bouille est adorable.
– Mon ami, vous êtes fou. La mort ne vous réussit pas.
– Vous avez su faire avec ce que vous aviez, comme avec ce que vous n’aviez pas.
– N’est-ce pas le lot commun ?
– Oui, mais tout le monde n’y parvient pas. Vous n’avez jamais cherché à être autre chose que vous-même, le mieux possible.
– 40 kilos, 1 mètre 50 et reine d’Angleterre… Un rôle impossible au XXIe siècle.
– Pourtant, vous avez fait de cet anachronisme une référence universelle.
– Je vous concède que j’ai peut-être donné quelque utilité à l’inutile.
– Vous étiez la stabilité dans l’instabilité, le phare dans la tempête, le lien entre présent et passé…
– Dites, mon ami, pensez-vous qu’il serait possible d’obtenir un bon vieux scotch ? Pour fêter ça ?
– Oui, sans doute. Le service est un peu bizarre, ici. Tantôt remarquable, tantôt inexistant. Il y a une logique toute… céleste, que, plus d’un an après mon arrivée, je n’ai pas encore saisie.
– Ne sommes-nous pas au paradis ? Si l’on ne peut pas avoir son whisky chaque soir, il y a eu tromperie sur la marchandise. J’ai été cheffe de l’Église d’Angleterre, tout de même !
Un angelot apporta sur un plateau une carafe pleine d’un liquide ambré, avec deux verres et trois coupelles remplies de bricoles à grignoter. Philip fit le service. Elizabeth goûta, claqua la langue deux ou trois fois.
– Passable…
– J’ai émis une remarque un jour, mais on m’a répondu qu’il n’y avait pas le choix. Que le temps de la consommation était terminée, que d’autres valeurs étaient à l’œuvre en ce lieu. Je me suis consolé avec la phrase de… comment s’appelait-il… vous savez, cet écrivain américain que j’aimais bien…
– Raymond Chandler.
– Chandler, c’est ça. Eh bien Chandler avait écrit : « Il n’y a pas de mauvais whisky ; certains sont simplement moins bons que d’autres ».
– Pas mal ; c’est peut-être ce qu’il a écrit de mieux. Moi, je pense à Churchill. Quand il vint présenter ses hommages après mon couronnement et que je lui demandai de choisir un rafraichissement, il eut ces mots : « Majesté, l’eau n’est pas faite pour être bue. Pour la rendre buvable, nous devons ajouter du whisky. Après moult efforts, j’ai appris à l’apprécier ».
– Il savait vivre, celui-là.
– Et il avait plus de liberté que nous pour en profiter.
– Mais beaucoup plus d’embêtements. Premier Ministre, vous vous rendez compte ?
– Certes. Mais au moins il pouvait agir. Il gouvernait. Nous, nous avons régné sans gouverner. Ce qui n’a pas empêché les embêtements.
– À ce propos, maintenant que vous êtes là, après vos 70 ans de règne – 7 ans de plus que Victoria votre arrière-arrière-grand-mère, seul Louis XIV a fait mieux – après tout ce temps donc, quels sont vos meilleurs et vos pires souvenirs ?
– Comme vous y allez, mon ami… Laissez-moi un peu digérer tout ça. Je ne suis morte que depuis hier, je vous le rappelle.
– Je sais bien. Mais là, à chaud, entre nous, puisque personne ne nous entend… Votre vie a été passionnante !
Elizabeth finit son verre en grimaçant et tendit le bras pour que Philip la resserve, ce à quoi il s’empressa. Elle reprit une gorgée.
– Winston avait raison : on s’habitue. Et votre Chandler aussi : c’est bon quand même.
– Vous voyez. Allez, dites-moi.
L’ex-reine d’Angleterre se cala sur son fauteuil – guère plus confortable qu’un trône, pensa-t-elle – et réfléchit tout haut :
– J’ai bien peur, si je dois être honnête, que les événements privés aient eu plus d’importance que les événements publics. Ce qui n’est pas très glorieux.
– Nous en sommes tous là.
– Oui, mais j’étais reine. Je devais penser à quelque 2 milliards de sujets plus qu’à ma petite personne. Tiens, ça c’était une difficulté de ma tâche : être considérée comme froide, sans cœur parfois, parce que je m’efforçais simplement de ne pas laisser paraître mes émotions personnelles. Surtout depuis ces épouvantables réseaux sociaux, où tout n’est qu’émotion et exagération. Il faut s’indigner, prendre partie, émettre un avis, juger, encenser, condamner… Tout ce que, précisément, je ne pouvais et ne devais pas faire.
– C’est là que vous avez été remarquable. Vous donniez un exemple de maîtrise de soi, de sagesse, de raison. Vous avez contribué à ce que l’on ne tombe pas dans le chaos le plus complet.
– J’ai retardé la fin d’une civilisation de quelques années, tout au plus.
– Alors, vos souvenirs marquants, quels sont-ils ?
– Oh, vous les connaissez, puisque vous avez eu la bonté de les partager avec moi.
– Mais encore ?
– Eh bien, les débuts n’ont pas été simples. L’abdication de mon oncle en raison de son mariage avec une Américaine divorcée, Papa qui devint roi quand j’avais 10 ans, et moi qui du coup devenait l’héritière du trône britannique…
– N’était-ce pas exaltant ?
– Bien sûr. C’était un privilège exorbitant. Mais enfin, vous connaissez mon caractère ; les sunlights ne m’ont jamais attirée, le pouvoir non plus. Que d’angoisses. Je ne m’appartenais plus. J’étais protégée, guidée, observée. Je n’ai pas eu d’adolescence, pas de jeunesse. Passons. Heureusement, vous êtes arrivé, Monsieur le Duc d’Édimbourg, et nous avons eu la chance de nous apprécier.
– Heureux de vous l’entendre dire.
– Ne versez pas dans le larmoyant, s’il vous plait. Quand Papa est mort, j’avais 25 ans. Et je suis devenue reine. J’avais eu 15 ans pour me préparer, mais tout de même, j’étais bien jeune.
– Il a fallu attendre 16 mois avant de pouvoir vous couronner, mais cette première cérémonie en mondiovision…
– Que Sir Winston ne voulait pas…
– C’est vrai. En tout cas, cette cérémonie vous a imposée comme une souveraine incontestable.
– J’avais pourtant tout à prouver.
– J’ai souvenance que, les premières années, nous avons beaucoup voyagé…
– Eh oui, l’Empire… Le Commonwealth, pardon. Qui n’était composé que de 9 pays à mon arrivée. C’était avant les indépendances africaines. Il me semblait qu’il fallait aller à la rencontre à la fois des chefs de gouvernement et des peuples qui le composaient.
– Vous avez été remarquable. S’inviter à danser avec le président du Ghana en 1961 pour ne pas qu’il bascule tout à fait du côté de l’U.R.S.S., il fallait oser. Vous avez osé.
– C’était drôle…
– Si on veut…
– Et puis il y eut les indépendances, c’était le sens de l’histoire. Nous nous sommes mieux comportés que les Français. Même en Inde. Le Commonwealth a survécu, ce qui n’en finit pas de m’étonner. 56 États en libre association aujourd’hui, dont 36 sont des républiques.
– Et 5 ont un autre souverain que vous !
– Donc 15 me reconnaissaient encore comme leur reine. L’Australie par exemple. N’est-ce pas surprenant ? Bon, nous avons dû faire des concessions, comme le rapatriement de la constitution du Canada ou la dévolution du pouvoir au Royaume-Uni, mais le Commonwealth a tenu.
– Vous avez excellé dans l’art de concéder. Pour ne pas céder. Comment s’appelle cet historien israélien, l’auteur d’Homo Sapiens et Homo Deus…
– Yuval Noah Harari.
– Harari, c’est ça. Eh bien Harari montre bien que le monde tient grâce aux fictions. Le dollar, c’est une fiction. Le jour où l’on ne croit plus que ce bout de papier a de la valeur, le système économique mondial s’effondre. Une nation, c’est une fiction. Dieu, c’est une fiction.
– Mon cher, vous devriez vous abstenir d’une telle remarque en ce lieu.
– C’est vrai, pardon. Eh bien, le Commonwealth, c’est une fiction. Mais qui marche.
– Comme la reine d’Angleterre.
– En quelque sorte. Bon. Ensuite !…
– Vous êtes pénible…
– C’est que je ne vous ai pas eue près de moi depuis 15 mois.
– Mais nous avons le temps, maintenant, non ?
– Sait-on jamais ? L’endroit est un peu mystérieux. Continuez, je vous prie.
Elizabeth tendit son verre, signifiant qu’elle ne poursuivrait pas sans un breuvage approprié.
– En 1981, vous vous en souvenez, on a failli me tuer. Par deux fois. Une fois le 13 juin lors du salut aux couleurs…
– 6 coups de feu alors que vous paradiez à cheval ! Et vous n’êtes même pas tombée…
– C’était des balles à blanc.
– Vous ne le saviez pas.
– La deuxième fois le 14 octobre en Nouvelle-Zélande. Là, le fusil était chargé. Mais le jeune homme était mauvais tireur. Bref, j’ai pris conscience d’une violence qui montait, de ma fragilité aussi. J’avais 55 ans… Mais ce n’était rien par rapport à ce qui allait suivre…
– Je crois percevoir ce qui va venir.
– 1992, bien sûr. L’annus horribilis. Nos enfants. 3 divorces sur 4 mariages, et surtout les calomnies et les scandales associés. Andrew et Sarah, Anne et Mark, Charles et Diana. Et puis des petites misères. À Dresde, en Allemagne on m’a jeté des œufs pourris au visage. John Major, Premier Ministre, nous humilia en réduisant notre liste civile et en nous obligeant à payer des impôts. Comme si nous abusions des biens de la Couronne… Et, comme un symbole de cette année maudite, l’incendie du château de Windsor… La mort de Diana a eu lieu 5 ans plus tard, pourtant je l’associe à cette sale période. La rupture avec Charles, ses accusations, ses liaisons… Que ce fut difficile… Vous vous souvenez ?…
– Bien sûr… Aurions-nous dû laisser Charles aller au bout de son amour de jeunesse avec Camilla ?
– Nous n’avons pas fait grand-chose pour l’en empêcher.
– Un peu quand même… Nous aurions alors évité Diana. Quel personnage, en même temps !… Quelle histoire !…
– Oh, vous étiez séduit, vous aussi…
– Encore une fois, comment ne pas l’être ?…
– Le seul homme au monde qui n’a pas été amoureux de Diana fut son mari ! N’est-ce pas étonnant ?
– Étonnant, en effet. Ou très banal… D’autant qu’elle était amoureuse, au début tout au moins. Mais au moment de sa mort, Diana n’était, par sa volonté, plus membre de la famille royale. Il était donc logique que l’on ne prévoie pas de funérailles royales, que l’on ne mette pas le drapeau en berne… Mais voilà, l’opinion a été la plus forte. C’était pourtant avant internet…
– Il ne s’est passé que 5 jours entre le décès de Diana, le 31 août au soir dans ce tunnel de Paris, et mon allocution du 5 septembre. Pourtant, on m’a reproché mon silence, mon manque de cœur. L’immédiateté déjà, la primeur à l’émotion, le court terme, l’absence de hiérarchie et de priorités…
– Les adultes sont devenus des enfants…
– Oui. Des irresponsables… Bref, avec l’aide de ce bon Tony Blair, j’ai su trouver les mots et la manière.
– Vous avez été très bien, une fois de plus. Face à une concurrente de classe exceptionnelle, vous êtes restée vous-même. Et regardez : votre popularité n’a cessé de croître depuis.
– Notre famille s’est un peu mieux conduite, peut-être. Même s’il y a eu, tout récemment, le départ de Harry et Meghan, et cette interview à la télévision américaine. Ce n’est pas tant les propos blessants sur les contraintes de la monarchie que de les voir se ridiculiser en crachant dans la soupe qui m’a fait mal. Que voulaient-ils : jouir à la fois des avantages et de la popularité sans aucune contrainte en termes d’étiquette ou de comportement ? Le beurre et l’argent du beurre ? Comme s’ils découvraient cela… Meghan s’est mariée en connaissance de cause, elle ne peut pas dire qu’on ne l’a pas prévenue qu’une vie de princesse comportait aussi quelques contraintes. À cet égard, Kate est remarquable.
– Si vous aviez lu les journaux depuis hier, vous auriez vu que Harry continue à louer la « relation spéciale » qu’il entretenait avec sa grand-mère.
– Tant mieux. Cela me réconforte.
Elizabeth but une nouvelle gorgée de whisky.
– On est loin de nos tourbes écossaises, dit-elle en contemplant le fond de son verre, mais je m’y ferai.
– Et d’un point de vue plus politique, quels épisodes marquants vous viennent en tête, là, maintenant ?
La reine morte prit une respiration.
– Il y en a beaucoup. La guerre des Malouines, peut-être, en 1982.
– Parce que notre fils était engagé.
– C’est vrai. Cela ajoutait à l’inquiétude. Mais il fallait le faire. Et nous l’avons bien fait. Il me semble aussi ne pas avoir été trop en décalage avec l’Afrique du Sud, dans le rôle, limité par nature, que nous avons joué pour mettre fin à l’apartheid et pour réintégrer l’Afrique du Sud ensuite dans le concert des nations.
– Mandela, quel type…
– Et puis il y eut le voyage en Irlande en 2011. Première visite d’un souverain britannique depuis l’indépendance de 1921. J’avais mon oncle en mémoire, Lord Mountbatten, assassiné par les républicains irlandais en 1979.
– Votre dépôt de gerbe au Jardin du souvenir de Dublin, qui honore ceux qui vous ont combattue, c’était très fort.
– Je crois qu’il fallait le faire. D’ailleurs, ça n’a pas été trop mal depuis, entre l’Angleterre et l’Irlande, même si cet affreux Brexit est venu tout remettre en cause en créant une nouvelle frontière entre les deux Irlande.
– Connerie…
– Oui… Mon souci maintenant, c’est Charles. Il arrive dans un monde violent, instable, peuplé d’individus abrutis par les écrans et de tyrans affreux. Comment peut-il s’en sortir ? Il a 73 ans… Commencer son règne à cet âge, ce ne sera pas simple. J’en avais bien conscience, mais…
– Vous avez bien fait de ne pas abdiquer. Il fallait aller jusqu’au bout. C’est dans la logique de la monarchie.
– Mais du coup, il n’a jamais pu s’imposer. Il a toujours été au second plan. Les Britanniques, sans parler des autres, l’accepteront-ils comme chef ? Comme leader ? Il est parfois un peu gauche, il faut le reconnaître.
– Il est… Anglais. Je crois, ma chère, que comme les Français, mais d’une manière très différente d’eux, nous sommes inadaptés au monde actuel. Notre temps est fini. Nous serons bientôt engloutis.
– Vous y allez fort…
– Le chiffres, la démographie, la jeunesse qui est ailleurs, nos paresses et nos faiblesses… Les faits sont là.
– Et la force de la fiction ? Que vous rappeliez à juste titre ? L’Angleterre a inventé le commerce, la démocratie moderne, le libéralisme, les toilettes, le steak, la vapeur et le chemin de fer, le sport (disons 80 % d’entre eux), le téléphone, la mode, la musique, la télévision, l’intelligence artificielle, la langue mondiale…
– Ce n’est pas rien, vous avez raison. Puisse notre capacité d’innovation continuer à opérer. Quoi qu’il en soit, vous aurez fait de votre mieux. Je ne sais plus quel journaliste a dit hier que les souverains britanniques qui avaient été le plus aimés sont ceux qui n’auraient pas dû régner ; pour vous en tout cas, cela a été vrai.
La reine prit la dernière gorgée du mauvais whisky offert par le tout-puissant et posa son verre sur le plateau.
– Si nous allions nous coucher ?
– Mais ma pauvre amie, c’est impossible. Il n’y a plus de jour et de nuit, et vous n’avez plus besoin de vous reposer.
– Ah… Mais que va-t-on faire, alors ?
– Regarder le monde…
– Oh… J’en ai un peu assez, du monde, pour tout vous dire.
– Je le comprends fort bien.
– Alors quoi ?
– Alors, il reste la zenitude.
– La zenitude ?
– Le rien, le néant. C’est un coup à prendre.
– Je ne suis pas sûre de m’y faire.
– Il le faudra.
– Le devoir toujours… La dignité…
– Vous serez parfaite. Et, si vous l’acceptez, je resterai près de vous.
2 septembre 2022
Consultation d'un autre siècle
(environ 5 minutes de lecture)
– Docteur, je vais mal.
– Qu’est-ce qui va mal ?
– Tout.
– Mais encore ?
– Le physique et le moral.
– Quel endroit du physique ?
– Partout.
– Un endroit plus douloureux que les autres ?
– La tête, peut-être.
– La tête abrite le physique et le moral.
– C’est pour ça.
Bien…
– Nous allons procéder par déduction. Mettez-vous en sous-vêtements et venez vous allonger sur la table s’il vous plait.
– Vous croyez ?
– Si vous avez mal partout, c’est un minimum.
La femme s’exécuta. Quand elle fut en place, le médecin saisit ses membres les uns après les autres et vérifia toutes les articulations.
– Bon, vous n’avez rien de cassé.
– Ah, mais je le savais !
– On n’est jamais trop prudent. Passons aux organes internes.
Il palpa toutes les parties du corps, ponctuant parfois ses pressions d’un « sensible, ici ? », auquel elle ne répondait ni oui ni non. En revanche, quand il mit une main dans sa culotte et appuya sur son sexe, elle se récria :
– Mais qu’est-ce que vous faites ?
– Vous m’avez dit que vous aviez mal partout, il faut bien que je regarde partout.
– Mais pas ici, enfin !
Elle avait attrapé le poignet du docteur, mais le docteur écarta d’autorité la main qui voulait l’enserrer.
– Ne bougez pas.
Il appuya sur son pubis et en dessous :
– Pas de douleurs de ce côté-là ?
– Non !
– Ça vous fait du bien, quand je presse doucement, là ?
– Mais…
– Vous aimez ça, hein, cochonne ?
– Mais pas du tout ! Qu’est-ce que vous racontez ?
– Tsss… Tsss…
Il passa à d’autres parties du corps puis conclut :
– Bon. Pas d’épanchements, pas de grosseurs, pas de torsions.
– Ah, mais je le savais !
– J’entends, Madame. Vous ne savez toujours pas où vous avez mal ?
– Partout, je vous dis !
– C’est vrai, excusez-moi. Ouvrez la bouche s’il vous plait ?
– Mais qu’est-ce que vous allez faire ?
– Vérifier votre gorge, votre langue, votre palais.
Craintive, elle entrouvrit la bouche qu’il dut forcer avec le bâton adapté. Pour se venger, il appuya fort et loin sur la langue, ce qui manqua la faire vomir.
– C’est désagréable.
– Au moins nous sommes rassurés, tout va bien de ce côté-là.
– Ah, mais je le savais !
– Maintenant je le sais aussi.
Il regarda ses oreilles, ses narines – « C’est désagréable » – puis il prit sa tête des deux mains, la leva, la tourna.
– Vous m’avez bien dit que c’est la tête qui était la plus douloureuse ?
– Oui. Enfin… Qu’est-ce que vous faites ?
– Je vérifie l’état des vertèbres cervicales. Et je cherche les tumeurs.
– Les tumeurs ? À cet endroit ?
– Bien sûr. On trouve souvent des tumeurs au milieu des cervicales. Très dangereuses. Et très douloureuses.
– Vous êtes sûr ?
– Absolument.
Il appuyait avec trois doigts de part et d’autre du cou.
– Mais…
– Taisez-vous. Je dois me concentrer.
– Mais…
– Chut, je vous dis.
Il la tritura un moment. Puis :
– Non, ça va. Il y a une malformation à la quatrième, mais ce doit être de naissance.
– Une malformation ? Mais vous êtes fou !
– Pas du tout. Votre vertèbre cervicale C4 n’est pas dans l’alignement des autres. Vous avez une bosse.
– C’est bien la première fois qu’on me dit ça. Traitez-moi de bossue tant que vous y êtes !
– Une petite bossue alors… En tout cas, ce n’est pas cette bosse qui vous fait mal.
– Ah, mais je le savais !
– Redressez-vous et asseyez-vous.
– Mais qu’est-ce que vous allez faire ?
– Écouter votre cœur.
Elle se mit jambes pendantes tandis qu’il prenait son stéthoscope.
– Respirez bien fort, la bouche ouverte.
Elle respira normalement.
– Plus fort.
– Pfff… C’est pénible.
– Vous avez eu un problème cardiaque ?
– Qu’est-ce que vous racontez ? Jamais de la vie !
– C’était juste pour savoir.
– Vous entendez quelque chose ?
– Peut-être. Vous avez souvent mal au cœur ?
– Jamais.
– Je croyais que vous aviez mal partout.
– Pas au cœur. Pas au cœur.
– Bon, venez vous peser.
– Oh, c’est pas la peine.
– C’est moi le médecin.
Elle monta de mauvaise grâce sur la balance.
– 62. Vous avez grossi.
– Pas du tout.
– Hmmm… Mais votre peau est correcte, vous ne faites pas vos 60 ans ; on vous donnerait facilement 5 de moins.
– Mais je n’ai que 49 ans !
– Ah bon ?
Il lui claqua une fesse :
– Bon, allez, rhabillez-vous.
Pendant qu’elle reprenait ses vêtements et ses esprits en maugréant, il rédigea une ordonnance, qu’il lui tendit quand, habillée, elle fut assise devant lui.
– Je vous ai mis un fortifiant, un relaxant, un tonifiant et un tranquillisant. Comme ça on est tranquille.
– Mais qu’est-ce que j’ai ?
– Rien, Madame.
– Comment ça, rien ? Mais vous ne comprenez pas ? C’est une sensation, docteur. Une sensation !
– Je ne soigne pas les sensations, Madame.
Il se leva et alla ouvrir la porte qui menait au secrétariat. Elle prenait le temps de fermer son sac et avançait à reculons :
– Au revoir, Madame.
– Je suis déçue, Docteur.
– Je vous conchie, Madame.
– Oh !… Je ne reviendrai plus.
– Il vaut mieux, car je ne vous reprendrai pas.
– Oh !… C’est un monde, ça… Mais où est-ce qu’on va, où est-ce qu’on va ?…
26 août 2022
Le postillon
(environ 10 minutes de lecture)
Âgé de 36 ans, divorcé depuis un an, j’avais retrouvé le chemin du but d’abord avec une Audrey, ensuite avec une Laetitia, deux jeunettes qui m’avaient redonné confiance en moi et qui avaient bien voulu se laisser séduire par le rigolo que j’étais à l’époque.
Éloïse, elle, s’était présentée dans mon champ de vision à un arrêt de bus. Attiré par sa beauté, je n’avais pu que tourner la tête et, le cerveau des hommes ayant les particularités que l’on sait, chercher à entrer en contact avec elle.
Il m’avait fallu la pister, changer mes horaires, prendre des bus dont je n’avais pas besoin, perdre du temps, pour qu’enfin elle me calcule et comprenne mes intentions.
– Vous avez un problème ?
– Vous.
– Désolée, mais je n’y suis pour rien.
– C’est vrai.
– Alors au revoir.
– Au revoir quand ?
Elle me regarda pour la première fois, d’un air méprisant.
– Vous me draguez, là ?
– On peut dire ça comme ça.
– Le culot…
C’était avant le gauchisme féministe et violent, je précise, avant MeToo et Sandrine Rousseau, avant la chasse aux hommes, avant qu’on lynche des ministres parce qu’ils avaient posé la main sur le genou d’une fille au cinéma quand ils avaient 17 ans.
– Un verre, repris-je.
– Ça m’apportera quoi ?
– Un moment agréable.
– J’ai peut-être pas besoin de vous pour siroter un mojito.
– Je n’en doute pas. Mais pour découvrir de nouvelles sensations, vous avez besoin d’un nouveau cadre et d’un nouveau partenaire.
– D’un nouveau partenaire ?!
– Un partenaire pour une heure dans un bel endroit.
Elle me regarda encore. J’étais sapé, heureusement, je veux dire ni trop bien ni trop mal, enfin on était à peu près en phase question vestimentaire. Elle, son physique ? Très supérieur au mien. Disons des cheveux, des yeux, une bouche, des seins, des jambes. Et 5 ans de moins que moi, facile.
– Je ne sais pas pourquoi, mais je vais vous dire oui. Peut-être pour récompenser l’audace. Les mecs sont tellement coincés, aujourd’hui.
– Vous avez un jour ou une heure qui…
– Vendredi à 19 heures.
– Vendredi 19 heures ?…
– À prendre ou à laisser.
– Je prends !
Cette exclamation était mal venue, je faisais mort de faim, là, ou le noyé qui se raccroche à la première bouée venue. Ceci dit, vu le mic-mac que j’avais fait pour obtenir ce rendez-vous, ce n’était pas la peine de la jouer détaché, ça ne passerait pas. J’étais invité par ailleurs vendredi soir, j’allais annuler dare-dare, ce serait malpoli, mais les occasions étaient rares d’approcher le graal, il ne fallait pas les laisser passer.
C’est ainsi que je retrouvai la belle près de la fontaine où nous nous étions donné rendez-vous. Elle m’avait consenti son prénom : Éloïse. Elle sortait du boulot. Elle portait un jean de qualité sur des talons fins, une veste ouverte sur un tee-shirt blanc. Ses cheveux châtain clair qu’elle avait relevés en chignon commençaient à prendre leur liberté, c’était sans doute volontaire. Ses pommettes étaient rosies et ses yeux soulignés par le maquillage, léger car elle en avait à peine besoin. Mince alors, elle était vraiment jolie !
– Vous travaillez dans quoi, au fait ?
– Dans le marketing. Pour une enseigne de décoration d’intérieur. Nos bureaux sont juste là.
Je n’avais jamais compris en quoi consistait le marketing, dont les adeptes parlaient une des langues les plus absconses qui soit. La vente je voyais, la gestion aussi, la publicité très bien, mais le marketing… Bref. Je m’en fichais au demeurant ; elle aurait pu être couturière ou avocate, ça n’aurait rien changé au désir que j’avais de passer un moment avec elle. Une heure à l’entendre et à la regarder, à lui parler aussi, j’avais intérêt à être bon si je ne voulais pas qu’elle s’ennuie, premier objectif, et si je voulais lui donner envie de me revoir, deuxième objectif.
Se fixer un objectif : c’est quelque chose que j’avais compris assez vite. Pour donner le meilleur de soi-même, pour progresser, pour obtenir ce que l’on souhaitait, il fallait se fixer des objectifs. À court, à moyen et à long termes. Alors on mobilisait les moyens nécessaires pour les atteindre. En l’occurrence, mon but était qu’elle passe un bon moment et qu’elle veuille en passer un deuxième. Alors peut-être pourrait-on envisager une relation amoureuse. Chaque chose en son temps.
– Je vous emmène sur un rooftop.
– Lequel ?
Mince, elle connaissait. Non, crétin, elle est sortie du couvent ce matin !
– Le Skybar. La vue est superbe, les cocktails sont à tomber, et ils ont des planches avec plein de bonnes choses. Avec un peu de chance, il y aura un pianiste.
– C’est l’endroit où vous emmenez les filles que vous harcelez dans le bus ?
– J’y ai été une fois avec un client et son épouse.
– C’est quoi votre métier ?
– Je suis coach sportif.
– Ah ouais ?
Je ne savais pas s’il fallait voir une marque d’intérêt ou de moquerie dans ce « Ah ouais ? ». Si ça se trouve elle pensait : c’est original mais pas crédible. Le pauvre mec doit déguiser son chômage sous un vague statut d’auto-entrepreneur. Peut-être même qu’elle ajoutait : pas de bol, je suis tombée sur un con qui a la loose.
Nous arrivâmes au Skybar après avoir pris un ascenseur ultra-rapide. La vue était en effet spectaculaire, la ville en dessous, les montagnes autour, les lumières, fixes ou mouvantes, permanentes ou intermittentes, des rues, des maisons, des voitures, ces flashs orangés qui donnaient à la nuit tombante sa profondeur et ses reliefs. J’avais pris la peine de réserver, contre la baie côté sud, dont la partie haute était ouverte car il faisait doux. Il n’y avait pas de pianiste, mais une musique d’ambiance adaptée.
Je me sentis tout de suite bien. Et même, tandis qu’Éloïse s’asseyait et que, enfin, j’allais l’avoir pour moi tout seul pendant un moment, je me disais que nulle part ailleurs je ne pourrais être mieux. Elle, que pensait-elle ? Elle n’était pas tout à fait détendue, mais enfin elle était là ; j’avais une heure pour la séduire, la balle était dans mon camp.
Nous commandâmes, non sans avoir fait revenir le serveur, car une première fois nous n’avions pas eu le temps de choisir. Les cocktails furent servis comme il se devait, la planche de charcuteries et de fromage avait bel aspect. Je ne sais pas ce qui me prit, mais je pensai et dis tout haut :
– J’aurais bien fumé une cigarette, là, maintenant.
– Moi aussi, dit-elle.
Bingo. Cet aparté pouvait laisser entrevoir une connivence, un moment ultérieur autour d’un plaisir tabagique quasiment interdit. Après l’amour, peut-être…
Je me claquai intérieurement pour revenir à la réalité, mais en me disant qu’il fallait continuer sur le chemin de la spontanéité, de la sincérité, de la légèreté.
De fait, ça ne marcha pas trop mal. Alors que j’avais prévu de la faire et de la laisser parler, je me lançai dans des récits plus ou moins imaginaires, des considérations drôles mais oiseuses. Je me souviens de quelques répliques. Moi :
– Ces indécents millionnaires en culotte courte, simulateurs, égoïstes et vaniteux, m'ont dégoûté d'un sport que j'ai pratiqué 10 ans.
– La tolérance, je suis contre : elle traduit la lâcheté des adultes, et elle prive les enfants de repères indispensables. Nous en mourrons bientôt.
– Les résistants ne disent pas résistance, les savants cherchent et tâtonnent, les artistes ne se présentent jamais comme tels, les maîtres écoutent avant tout : ce sont les usurpateurs qui revendiquent.
Elle :
– Certaines personnes savent transformer chaque moment de leur vie en une histoire à raconter.
– La recherche de la vérité n'intéresse plus. Chacun s'accroche à ses affirmations, peu lui importe qu'elles soient vraies ou fausses.
– La 1ère objection n'est jamais la véritable. Inutile de la réfuter : c'est sur d'autres points que l'on va vendre, séduire, convaincre.
Je veillais à la couper souvent afin de la laisser sur sa faim, de ne pas jouer le psy, de paraître limite poli. J’essayais d’être le plus drôle possible. L’alcool m’aidait bien, comme d’habitude. À la fin du cocktail, je donnais le meilleur de moi-même. À la fin du second que je m’apprêtais à commander, j’allais être meilleur que moi-même et je me sentais apte à faire craquer la belle, qui, je le voyais, riait, s’intéressait, se confiait. Dieu qu’elle me plaisait !
Hélas, trois fois hélas, le drame survint, l’impossible se produisit et annihila ces bonnes dispositions. Alors que, pris par mon enthousiasme je continuais à pérorer tout en grignotant, un mélange de jambon cru et de fromage de chèvre sortit de ma bouche, en quantité infime certes, mais suffisante pour que je voie deux gouttes peu transparentes se diriger droit sur Éloïse sans que je pusse rien faire pour reprendre ce qui était parti. La première goutte frappa la belle au visage, tandis que la deuxième s’écrasa sur le revers de sa veste. Tout ça ne dura pas plus d’une seconde et demie mais elle comme moi perçûmes parfaitement la trajectoire et le contenu des projectiles.
Je me bloquai instantanément, constatant sidéré les deux taches devant moi, petites mais bien visibles. Bien sûr, Éloïse seule ressentit les chocs. D’un revers de doigts, elle écarta le magma sur sa joue. Après quoi elle saisit de sa main gauche le pan souillé de sa veste qu’elle libéra de la nourriture qu’il contenait. Il resta cependant une tache blanchâtre indélébile sur le rose de la veste.
Avec le recul, je vois maintenant ce que nous aurions pu et dû faire à ce moment-là : ou continuer comme si de rien n’était ; ou éclater de rire ; ou décrire ce qui venait de se passer, l’accepter et reprendre le fil de notre discussion.
Au lieu de quoi, nous nous mîmes à bafouiller l’un et l’autre.
– Vous voulez un deuxième cocktail ?
– Non, c’est bon.
– Quelle vue on a ! Même la nuit c’est beau.
– Oui. Bon, il faut que j’y aille…
– Ah…
– Oui.
C’était fini, je le savais, elle le savait. Nous avions voulu forcer le destin, cela aurait pu marcher, si un postillon, un double postillon, n’était pas venu interrompre le cours de la soirée. Désormais, elle ne pourrait plus me voir sans m’associer à ce postillon. J’étais le type qui lui avait craché à la figure. Je n’avais pas 36 ans, mais 72.
Je payai, nous descendîmes, nous sortîmes.
– Je crois que je vais prendre un taxi, dit-elle.
Elle avait dit « Je » tout en sachant que nous allions à peu près au même endroit. Je compris ce qui me restait à faire.
– Je vais marcher un peu, tant pis s’il n’y a pas de bus tout de suite.
Elle me remercia pour la soirée et me tendit la main. Je n’attendis même pas qu’elle trouve un taxi, elle ne voulait plus me voir, je la dégoûtais.
Je la croisai une ou deux fois par la suite à l’arrêt de bus ; nous nous saluâmes comme deux étrangers ou presque. Je ne cherchais pas à renouer, au contraire même je l’évitais.
Cette déconvenue me montra que l’amour est bien fragile, le désir encore plus. Et qu’un rien détermine notre avenir.
19 août 2022
Qui êtes-vous ?
(environ 3 minutes de lecture)
Une chambre d’hôpital.
– Maman, c’est moi, Daniel.
– Daniel ?
– Daniel, ton fils. Ton fils aîné.
– J’ai un fils, moi ?
– Bien sûr que tu as un fils. Tu en as même deux.
– Deux fils ?… Mais… j’ai quel âge ?
– Tu as 85 ans, Maman.
– 85 ans… C’est pas possible. Mais… où est-ce que j’habite ?
– Tu habites Reims. Mais tu as grandi à Strasbourg.
– Strasbourg, oui, ça me dit quelque chose. Il n’y avait pas des Allemands ?
– On peut dire ça comme ça, oui.
– Je vois des Allemands.
– Et qu’est-ce qu’ils faisaient, les Allemands ?
– Ils mangeaient des gâteaux.
– Des gâteaux ?
– Oui, des gâteaux. Avec de la crème, ils s’empiffraient.
– Bon. Et de quoi te souviens-tu d’autre ?
– Je sais pas. Je dois me souvenir de quelque chose ?
– Généralement, oui, on se souvient de certaines choses. De Papa par exemple. Est-ce que tu te souviens de Papa ?
– Papa était sévère. Il naviguait sur le Rhin. Quand il rentrait, ça bardait.
– Non, Maman, ça c’est ton père à toi. Je te parle de Papa, ton mari. Le père de tes enfants.
Une infirmière entra, qui salua, regarda, la malade, les perfusions, le moniteur. Elle prit le pouls. Puis sortit.
– Qui c’est, celle-là ?
– C’est une infirmière. Elle est là pour te soigner.
– Mais je ne suis pas malade. J’ai une excellente santé. Sauf quand j’ai eu la coqueluche.
– Tu as eu la coqueluche ?
– Oui, quand j’avais 10 ans. J’ai failli mourir. Maman était très inquiète.
– Tu as donc eu une mère.
– Ben, bien sûr ! Tout le monde a une mère !
Elle riait presque, d’un air de dire : « Qu’il est bête, celui-là ! ».
– Parle-moi de ta mère.
– Maman était petite.
– Et quoi d’autre ?
– Je sais pas. Pas très grande.
– Tu avais des frères et sœurs ?
Elle fit une drôle de mimique avec sa bouche, en cul-de-poule, comme pour signifier la bêtise de la question.
– Tu ne sais plus ?
– Je sais pas.
Ses yeux fixaient le plafond. Elle avait du mal à regarder son fils, parce qu’elle semblait ne pas le voir. Comme elle ne répondait pas, il reprit :
– Tu as mal ?
– Mal ? Non. Pourquoi j’aurais mal ?
– Parce que tu as fait un malaise, Maman, plutôt sévère.
– Papa était sévère.
– Oui, ton père était sévère, d’accord. Quoi d’autre ? De quoi te souviens-tu ?
– Ah, mais j’en ai marre ! Je veux sortir !
– Sortir ? Mais tu ne peux pas. Il faut te soigner.
– Je veux me lever !
Elle s’agita, se mit à tourner la tête de droite et de gauche. Elle battait des pieds, qui faisaient comme des pistons sous le drap. Elle tenta de bouger les bras, peut-être pour se redresser, mais elle n’en avait pas la force.
– Calme-toi, je suis là. Donne-moi la main.
– Non !
– Maman, je suis là. Et Géraldine va arriver aussi. Didier sera là demain.
Des larmes apparurent sur les joues de la vieille dame tandis qu’il serrait ses poignets. Il se rendit compte qu’il la maintenait à plat dos, qu’il l’empêchait de bouger. Elle forçait, son visage se tordait affreusement. Il paniqua. Il lâcha un poignet une seconde pour appuyer sur la sonnette. Il avait besoin d’aide.
L’infirmière revint.
– Elle veut se lever. Elle veut partir !
L’infirmière ne dit rien. S’activa auprès d’une des perfusions. Ensuite, elle prit un cachet dans la table de nuit et le colla sous la langue de la malade, qui regimba.
– Elle ne va pas s’étrangler ?
– Impossible. Ça fond tout de suite.
– C’est un calmant ?
L’infirmière ne répondait pas, il l’aurait claquée. Elle prit un des pouls de la vieille dame, qui de fait se calmait, même si elle ne fermait pas les yeux et fixait toujours le plafond, ce qui était déstabilisant. L’infirmière s’en alla.
C’est alors que l’alitée réclama :
– J’ai soif.
Tiens oui, pensa-t-il, l’infirmière ne l’a même pas fait boire. Or, ses lèvres étaient sèches.
Il remplit un quart de verre avec la carafe. Il essaya de redresser la tête maternelle, afin que la déglutition fût possible. Mais ça ne marcha pas. L’eau coula dans le cou et le peu qui passa dans le gosier créa un étranglement.
Quand elle put parler, la vieille dame dit :
– Je préférerais du vin.
– Du vin ?
Il sourit tristement. C’est vrai que sa mère buvait son quart de vin à chaque repas.
– Bientôt, tu pourras de nouveau boire du vin, affirma-t-il sans y croire.
Elle semblait de pas avoir entendu. Elle regardait maintenant de biais, un angle entre fenêtre et plafond. C’est comme si sa crise d’angoisse et sa volonté de partir n’avaient jamais existé.
– Ça va mieux ? demanda-t-il doucement en esquissant une caresse sur le dos de la main de sa mère.
Elle paraissait vouloir agripper quelque chose. Il prit sa main, qu’elle serra. Mais alors qu’il s’attendait à une confession, ou une reconnaissance, elle dit :
– Excusez-moi, Monsieur, vous êtes bien aimable, mais… qui êtes-vous ?
8 juillet 2022
Brothers in arms : redemption cube
(environ 18 minutes de lecture)
C’est en mai 2022 que Billy Andersen avait pris conscience de la gravité du problème et changé d’avis. Quand la presse avait publié, à titre posthume, l’objectif écrit sur son cahier d’un adolescent de Chicago : « atteindre mon 21e anniversaire ». Le pauvre garçon n’y était pas arrivé. Il avait été tué dès 16 ans d’une balle en pleine poitrine par un autre jeune avec qui il s’était disputé pour une broutille.
Ce même mois, le 14 mai 2022, un suprémaciste blanc tuait 10 personnes de couleur noire dans un supermarché Tops de Buffalo (État de New York). Le 24 mai, un lycéen de 18 ans assassinait au fusil d’assaut 19 élèves et 2 enseignantes dans une école primaire de la petite ville d’Uvalde, au Texas.
Là, Billy Andersen, père d’une fille de 9 ans, s’était dit que quelque chose n’allait pas, qu’il fallait tout revoir, et tant pis si l’on touchait à l’origine même des États-Unis, construits depuis 400 ans à coups d’armes à feu, d’autodéfense et de lutte pour la propriété.
Ces deux attentats étaient pourtant les énièmes massacres de séries infinies, que, selon lui, on pouvait diviser en deux catégories : les tueries d’enfants et les tueries racistes. Dans la première catégorie, quelques années avant Uvalde, il y avait eu Colombine dans le Colorado, deux lycéens tuant 1 prof et 12 de leurs camarades ; la fusillade à l’université Virginia Tech, un étudiant terrorisant le campus pendant une matinée entière et ôtant la vie à 33 de ses camarades ; le massacre de Sandy Hook dans le Connecticut, un jeune de 20 ans tuant 28 personnes dont 20 enfants dans une école primaire ; la fusillade de Parkland, en Floride, 17 personnes assassinées dans un lycée. Et bien d’autres encore.
Parmi les attentats racistes, Billy se souvenait d’El Paso, au Texas, le tueur ayant abattu 23 hispaniques, après avoir affirmé qu’il voulait tuer le plus de Mexicains possible ; de Charleston, en Caroline du Sud, le jeune Dylann Roof avouant sans regret le meurtre de 9 paroissiens noirs dans une église ; de Pittsburgh en Pennsylvanie, où Robert Bowers, un antisémite de 46 ans, fit irruption dans la synagogue Tree of Life avant d’ouvrir le feu au cri de « Tous les juifs doivent mourir », 11 morts et davantage de blessés. Il se souvenait encore de Sutherland Springs (26 morts, 20 blessés dans une église baptiste), du festival country de Las Vegas (58 morts, 527 blessés), et de tant d’autres lieux et de tant d’autres morts… Une litanie de l’horreur, qui nécessiterait des milliers de pages s’il voulait la consigner dans son intégralité.
Si, dans le cas des crimes scolaires, les auteurs étaient de jeunes « loups solitaires » – adolescents gravement perturbés –, ils étaient plutôt des adultes conscients et violents organisés en réseaux dans le cas des crimes racistes. Les deux catégories étaient en plein développement. L’addiction aux écrans et l’abêtissement qui en découlait déstructuraient des millions d’individus pour qui le passage à l’acte après une pulsion de haine devenait de plus en plus naturelle. La banalisation de la violence dans les rapports sociaux – dramatiquement exacerbée par Donald Trump et ses affidés – encourageait les plus aigris et vindicatifs des petits blancs à trouver des coupables à leurs angoisses et à les éliminer.
Le point commun entre ces crimes de masse ? L’usage des armes à feu. Et c’est bien ça qui embêtait Billy : car il possédait une arme à feu – même trois – et il s’en était toujours vanté jusque-là. Une arme à feu, c’était l’esprit pionnier qui demeurait, la conquête, la responsabilité individuelle, les moyens assumés de protéger sa maison et sa famille. C’était une sécurité, une liberté, une fierté. C’était ce qui faisait que les États-Unis n’étaient pas l’Europe et ne le seraient jamais. Ici, on n’attendait rien de l’État, on n’était pas des assistés. En Amérique, chacun conduisait sa vie comme il l’entendait et en assumait les risques. Certains réussissaient plus que d’autres, d’autres en bavaient, c’était normal. Il fallait se battre. C’est ce qui tirait la société vers le haut. La satisfaction de l’intérêt individuel était naturelle. Dieu n’était pas socialiste.
Mais ce raisonnement ne tenait plus. Du moins il tenait pour lui et pour la majorité des détenteurs d’armes à feu – adultes responsables capables de se maîtriser – mais il ne tenait plus pour les millions d’individus déstructurés incapables de réfléchir aux conséquences de leurs actes, pleins de ressentiment, drogués à la bêtise et à la violence. Une arme dans les mains de ces despérados, c’était de la bombe. On en avait la preuve chaque semaine. Et ça n’allait pas s’arrêter de sitôt.
Ça n’allait pas s’arrêter pour une raison simple, qui lui sauta aux yeux après quelques recherches : le nombre d’armes à feu en circulation aux États-Unis était effrayant et il ne cessait d’augmenter. Début 2022, il y avait aux États-Unis 450 millions d’armes à feu (pour 330 millions d’habitants) ! Chaque mois, 2,5 millions d’armes supplémentaires étaient mises en circulation ! Circonstance aggravante : depuis 2020, selon la National Shooting Sports Foundation, 40 % des armes acquises l’étaient par des individus qui n’en possédaient pas auparavant. L’armement entrainait l’armement, c’était un phénomène vieux comme le monde.
Les conséquences étaient épouvantables. Non seulement des tueries de masse endeuillaient toutes les communautés et tous les coins du pays au fil des années, mais en plus des milliers de contentieux se réglaient par un meurtre en bonne et due forme, pas seulement à Chicago. Car – c’est une des statistiques qui le surprit le plus – les tueries de masse ne représentaient que 2 % des victimes d’armes à feu. En 2020, 45 222 Américains avaient été tués par balles, ce qui représentait 124 décès par jour, record historique ! Selon le Center for Disease Control and Prevention d’Atlanta, agence publique, 54 % de ces morts étaient des suicides et 43 % des meurtres, soit près de 20 000 par an, 55 par jour ! 55 personnes étaient assassinées avec une arme à feu chaque jour aux États-Unis. Dieu du ciel, comment était-ce possible ?
C’était possible grâce à la stratégie adoptée par la NRA, National Rifle Association, principal organe du lobby des armes aux USA. En lisant le livre de Ryan Busse, ancien cadre chez le fabricant Kimber, Billy comprit ce qui s’était passé. Après la fusillade de Colombine en 1999, la NRA hésitait sur la ligne à suivre : assouplir ou durcir sa position ? C’est finalement la seconde ligne qui l’emporta. Du pain bénit pour tous les fabricants d’armes, communiquant sans vergogne sur les engins de mort, quitte à insérer une prière pendant quelques jours après un massacre, qui ne devait pas arrêter la progression du business, as usual.
De plus, dans ces années 2000, deux phénomènes se conjuguèrent : d’abord les images des interventions militaires en Afghanistan et en Irak, qui présentaient les soldats en opération bardés d’équipements dernier cri comme des héros de la nation ; ensuite le développement des jeux vidéos, beaucoup ultra-violents, transformant en divertissement le meurtre à l’arme lourde aux yeux d’adolescents aussi abrutis qu’ébahis.
En 2004, le président George W. Bush signait une loi conférant l’immunité aux fabricants en cas de procès dans lequel une de leurs armes serait en cause. En 2008, l’élection du Noir Barack Obama à la présidence ranimait les théories du complot, le racisme et la peur de la dépossession chez les Blancs.
C’est ainsi que, alors que les ventes concernaient jusque-là l’autodéfense, la chasse et le tir sportif, on était passé à une culture quasi militaire, en tout cas de combat, concrétisée par l’apparition sur le marché du meurtre du fusil semi-automatique AR-15, arme de prédilection des tueurs de masse, développée par les sociétés ArmaLite puis Colt, et bien d’autres entreprises depuis, si efficace qu’elle avait été déclinée en versions militaires, M16 et M4. Selon le chargeur, un AR-15 pouvait tirer entre 45 et 600 balles par minute… Pour la NRA, il s’agissait de l’arme à posséder, car elle était simple d’utilisation et relativement bon marché, 600 $. Alors qu’elle était quasi absente du marché en 2000, il s’en écoulait 7 millions en 2020.
Dès lors, tout était parfaitement prévisible, se dit Billy. Et les horreurs à venir l’étaient tout autant. 450 millions d’armes chez des particuliers, des milliards de balles… La nausée le prit.
– Ça ne va pas, honey ? lui demanda son épouse.
– Je vais aller faire un tour, j’ai besoin d’air.
– Tu m’inquiètes.
Il pensa qu’elle ne s’inquiétait pas du bon problème. Il prit sa casquette et sa parka, enfila ses chaussures de marche. Alors qu’il s’apprêtait comme d’habitude à prendre son revolver dans le placard de l’entrée, son bras s’arrêta. Le battant ouvert, il regarda l’arme ; il oscillait entre dégoût et incrédulité. Il ne la toucha pas. Il referma le placard et sortit, bouleversé.
En marchant dans les bois derrière chez lui, Billy réfléchit à ce qu’on pouvait faire. Il constata d’abord que les politiques étaient sur ce point au-delà du lamentable. C’est-à-dire qu’ils étaient irresponsables et coupables. Les Républicains étaient certes beaucoup plus pro-armes que les Démocrates, mais même quand ces derniers avaient disposé de la majorité au Sénat et à la Chambre des Représentants, ils n’avaient rien fait. Et aucun président n’avait jamais porté haut et fort l’interdiction ni même la limitation des ventes d’armes à feu. Seul Joe Biden – même s’il avait fallu attendre les derniers massacres de mai 2022 – avait demandé l’interdiction des fusils d’assaut et des chargeurs à grande capacité, la vérification des antécédents de tous les acheteurs d’armes, et l’obligation pour les particuliers de garder leurs armes sous clé.
Hélas, il n’avait pas été entendu. Sénateurs et représentants s’étaient contentés de voter, le 24 juin 2022, une loi « sur la santé mentale et la sécurité scolaire », n’imposant aucune restriction aux propriétaires d’armes à feu. Le texte se limitait à demander une vérification des antécédents judiciaires pour les acheteurs de moins de 21 ans (on considérait donc qu’il était normal d’acheter une arme avant 21 ans) ; et il offrait une possibilité, à la discrétion des États, de retirer une arme à une personne jugée dangereuse. Seule cette disposition, peut-être, ouvrirait la porte à un premier contrôle, rien n’était moins sûr. Déjà l’aile droite des Républicains et la NRA faisaient valoir le 2e amendement à la constitution des États-Unis, qui garantissait le droit de porter une arme (le texte exact était celui-ci : « Une milice bien organisée étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit du peuple de détenir et de porter des armes ne doit pas être transgressé »). Comme s’il n’était pas possible d’abolir ou de mettre à jour un texte datant de 1791…
Depuis la mort de George Floyd, tué par le policier Derek Chauvin à Minneapolis en mai 2020, la méfiance s’était encore accrue entre les habitants des « quartiers » et la police, entrainant à la fois une augmentation des ventes d’armes et, plus étonnant, un nombre important de démissions et de départs à la retraite anticipée chez les policiers. Peur contre peur, rien de bon ne pouvait en sortir. Les municipalités faisaient ce qu’elles pouvaient, pas toutes, pour développer des actions de prévention et d’aménagement du territoire, mais ces actions paraissaient dérisoires face à l’ampleur du phénomène.
Alors lui, citoyen américain soudain éclairé, possesseur d’armes en plein repentir, comment pouvait-il agir ? Les mots lui vinrent à l’esprit en même temps que l’action qu’ils commandaient : déposer les armes. Il fallait inviter les Américains à déposer les armes. Et il fallait que cet acte soit public, afin qu’il ait un effet à la fois de catharsis et d’entrainement.
Il habitait Saint-Louis, dans le Missouri, en bordure du fleuve Mississippi, « la porte vers l’ouest », d’où étaient partis des millions de colons tout au long du XIXe siècle. Totem de la ville et de cette marche vers l’ouest, la Gateway Arch, sculpture d’acier inoxydable qui culminait à 192 mètres d’altitude, dans laquelle on pouvait entrer et monter, en chariots élévateurs, pour admirer la ville et ses alentours. C’est là, pensa-t-il, sous l’Arche, symbole américain par excellence, qu’on doit inviter les citoyens à venir déposer leurs armes. Il faut placer là un immense container, en verre, transparent, qui, espérait-il, aurait besoin d’être souvent vidé, afin que tous ceux qui le veulent puissent se débarrasser des engins de malheur qui tuaient et blessaient tant de ses compatriotes et faisaient tant de mal au pays.
Et puis, s’excita-t-il, il faut prévoir une plateforme en ligne et des écrans tactiles sur place, sur lesquels les gens pourront expliquer leur geste, ou formuler un vœu, ou prononcer une prière… Il s’emballait, mais il était sûr que ça pouvait marcher, qu’une prise de conscience en entrainerait une autre, et ainsi de suite. Tous les possesseurs d’armes ne suivraient pas, bien sûr, mais suffisamment peut-être pour encourager les responsables politiques à enfin légiférer. Et cela stopperait cette spirale infernale de toujours plus de gens armés. De toute façon, il fallait essayer quelque chose, il ne pouvait rester inactif maintenant qu’il avait compris le problème.
Par chance, le maire de Saint-Louis était démocrate, femme et noire, 3 bonnes raisons d’être plus intelligente et plus courageuse, sur la question des armes tout au moins, qu’un individu homme, blanc et républicain. De fait, quand Tishaura Jones entendit son administré présenter son idée, elle adhéra tout de suite :
– On va le faire. Ça va mettre le feu à la ville, je serai menacée, ça me coûtera ma réélection, mais peu importe. C’est une question de vie et de mort pour notre pays. Un pays devenu fou, dont la Cour suprême redonne aux États la possibilité d’interdire l’avortement – l’État de l’Ohio vient d’obliger une fille violée de 10 ans à aller au bout de sa grossesse forcée ! – mais qui permet à chaque imbécile d’assassiner ses voisins en toute facilité.
C’est ainsi que dans le Parc national de Gateway Arch, ancien Mémorial Jefferson de l’expansion nationale, pile sous la Grande Arche, à quelques encablures des berges du Mississippi, fut installée une immense boîte transparente en plexiglass de 10 mètres sur 10 sur 10, soit 1000 mètres cubes, dans laquelle par quelques marches extérieures sur deux des quatre côtés toute personne le souhaitant pouvait venir jeter son ou ses armes, par une ouverture coulissante qui ne pouvait être actionnée que par un des préposés à cette tâche. Le « cube de la rédemption » (redemption cube) ouvrirait tous les jours de 8 heures à 20 heures, et serait gardé en permanence par une équipe de 10 hommes du SLPD, le Saint-Louis Police Department. L’évacuation des armes était prévue par le sous-sol, le cube s’ouvrant par en dessous et rejoignant les couloirs souterrains de la Grande Arche, hautement sécurisés.
Dès que le projet fut discuté au conseil municipal, presse et réseaux sociaux s’en emparèrent, dans la ville, dans l’État et bientôt dans tout le pays. Les enthousiastes – « idée géniale », « enfin une initiative pour arrêter les massacres », « le premier pas dans le bon sens » – et les opposants – « irresponsable et inefficace », « nouvelle offensive liberticide », « la bonne conscience à peu de frais » – s’équilibrèrent à peu près, même si les pro-armes étaient plus virulents que les pro-désarmement. Mais il était difficile aux anti-cube de trouver une prise pour contester le projet, puisqu’il était basé sur le volontariat et qu’il ne remettait pas en cause la législation en cours, c’est-à-dire l’absence de législation.
Billy était inquiet mais confiant. En fait, que 3 armes, 300 000 ou 3 millions soient déposées, il avait déjà fait bouger les lignes. Il recevait des messages d’inconnus qui lui écrivaient qu’ils allaient faire la même chose dans leur comté. Et en effet, la presse recensait déjà 47 projets de « redemption cube », presque un par État. C’était une excellente nouvelle. Remarquable aussi fut la mobilisation des écoles grâce à des enseignant.e.s qui relayèrent mieux que personne l’initiative visant à « sauver nos élèves ». Des parents trumpistes hurlèrent, mais les enseignant.e.s tinrent bon, soutenu.e.s par le Secrétaire à l’Éducation Miguel Cardona, premier ministre américain de l’Éducation depuis des lustres à s’engager pleinement pour un combat fondamental.
L’effervescence s’empara de la ville de Saint-Louis, placée sous la protection d’un bataillon du principal régiment du Missouri déployé autour du parc de la Gateway Arch. Le cube, photographié par tous les médias du pays, fut installé sous la Grande Arche le 23 décembre 2022. Pendant les 8 jours qui suivirent, on vérifia in situ que le plan pour la réception et l’évacuation des armes était correct. 5 personnes furent embauchées, qui s’ajouteraient aux effectifs détachés par la municipalité. Les 30 et 31 décembre 2022, les policiers prirent place et commencèrent leurs rotations.
Personne ne savait exactement combien de personnes se présenteraient, même si l’on pressentait une certaine affluence, au moins la première journée. Le Saint-Louis Herald avait inscrit en une : « Un grand jour pour l’Amérique ». Même le Washington Post avait titré : « Un espoir pour la sécurité des enfants et des communautés ». Et il était certain que le premier dépositaire serait filmé par une bonne dizaine de chaines d’informations nationales.
Le cube de la rédemption devait ouvrir à 8 heures le dimanche 1er janvier 2023. Dès 6 heures du matin, des mouvements inhabituels furent signalés aux abords de Saint-Louis. Les routes en provenance de Chicago au Nord, d’Indianapolis, de Louisville et de Cincinnati à l’est, de Nashville et de Memphis au Sud, de Kansas City à l’ouest, se remplirent davantage qu’à l’accoutumée. À 7 heures, toutes les entrées de la ville étaient congestionnées. Des hélicoptères décollèrent aussitôt, davantage pour les médias que pour la police.
Une impression se dégagea tout de suite des premières images : la bonne humeur des conducteurs, nonobstant les embouteillages. Les premiers témoignages recueillis donnèrent le ton :
– On est venu en famille, disait en souriant un trentenaire au volant d’une Ford Focus. J’ai deux revolvers dans le coffre. Mes enfants vont en jeter un chacun. J’ai compris mon erreur. God bless America.
– Je suis un connard, affirmait un gros barbu au volant d’un énorme pick up. Si vous saviez ce que j’ai dans la malle arrière, vous prendriez peur. Qu’est-ce que j’allais faire avec ça ? Tuer la moitié de mon quartier ? Tous ceux qui ne me plaisent pas ? Ceux qui ne se comportent pas comme il faut ? Ce n’est pas comme ça qu’on résoudra les problèmes. Billy Andersen est un héros.
– Il était temps que quelqu’un nous montre la voie, expliquait une soixantenaire au volant, son mari à ses côtés. Il y a trop d’armes en circulation et trop de gens qui n’ont plus la moindre notion du bien et du mal. Ce n’est pas notre cas, mais ceux qui ont encore un cerveau doivent donner l’exemple.
Etc. Tishaura Jones, la maire de Saint-Louis, avait heureusement anticipé les choses, même si elle ne s’attendait pas à une telle affluence. Elle fit ouvrir l’espace qu’elle avait réservé sur les berges du fleuve, qui permettrait d’accueillir 2000 véhicules, en complément du Levee parking, le souterrain habituellement utilisé par les visiteurs de l’Arche.
C’est un habitant de Saint-Louis, venu à pied, sur place depuis 5 heures du matin, qui fut le premier autorisé à grimper un des escaliers du cube et à se présenter au préposé posté en haut. Avant qu’il mette le pied sur la première marche, les journalistes lui demandèrent ce que contenait son étui tout en longueur :
– Un Glock, une Remington, des munitions.
– Pourquoi vous en débarrassez-vous ?
– Parce que c’est dangereux.
– Ça ne l’était pas avant ?
– Ça ne l’était pas quand il y avait encore une morale, et une éducation.
– Vous n’avez pas de regrets ?
– Si, de ne pas l’avoir fait plus tôt. Merci à Billy Andersen et à Madame Jones.
Arrivé en haut des marches, l’homme ouvrit son étui et en sortit les armes. Il les montra à la foule qui applaudissait en bas. Après quoi, le préposé ouvrit la trappe et l’homme jeta la Remington d’abord, le Glock ensuite. On entendit les métaux toucher le fond et s’immobiliser.
Il ouvrit deux boîtes qu’il retourna. Des balles s’en échappèrent, qui rebondirent sur le fond du cube et les parois. Gros effet médiatique.
Les larmes aux yeux, l’homme demanda enfin :
– Je peux jeter l’étui aussi ?
La réponse à cette question avait été prévue en amont par les initiateurs :
– Oui.
Il jeta la caisse de cuir qui tomba dans un bruit sourd.
En quittant les lieux, sur l’écran digital prévu à cet effet, il écrivit son nom (facultatif), la date et ces six mots : « Mort aux armes, Vie aux enfants ».
C’est ainsi que commença une invraisemblable procession, qui, aussi incroyable que cela puisse paraître, six mois après l’ouverture du cube, ne s’est encore jamais arrêtée, alors même que d’autres cubes de la rédemption ont ouvert dans 60 autres lieux des États-Unis.
Il faut dire que, le 16 janvier 2023, le grand Clint Eastwood, 92 ans, connu pour ses sympathies républicaines et grand utilisateur d’armes à feu, au moins dans ses films, vint en personne déposer 4 revolvers et 3 fusils. Mitraillé par les appareils et caméras des journalistes, il expliqua :
– Les armes sont maintenant trop perfectionnées, tandis que les cerveaux ne le sont plus assez. Nous devons remettre en question nos modes de vie. Moi comme les autres. Il y a eu trop de morts inacceptables.
– Pensez-vous que d’autres acteurs feront de même ?
– Oh… Ils n’ont pas besoin de moi. Je sais que Robert de Niro et Robert Redford n’ont pas d’armes. George et Leonardo non plus, ils n’aiment pas ça. Et je pense que Matt et Brad eux aussi répondront à l’appel de Billy Andersen.
Bien entendu, il avait fallu organiser la destruction des armes. Dans un premier temps, Billy Andersen et Tishaura Jones avaient pensé qu’elles pourraient être envoyées aux Ukrainiens afin qu’ils puissent continuer à tenir face à l’agresseur russe. Mais c’était remettre des armes en circulation quand bien même la cause était juste.
– Les armes aux militaires, pas aux civils, avaient-ils répondu à la presse qui les questionnait au sujet de cette idée qui avait fuité.
Du coup, il avait fallu organiser un circuit de destruction et de récupération des métaux. On fit dans un premier temps appel à une fonderie basée de l’autre côté du Mississippi, dans l’État de l’Illinois, mais la quantité d’armes déposées obligea vite à trouver d’autres solutions. On construisit une immense usine avec des fours pouvant atteindre des températures de 1500°. Le problème le plus difficile était la destruction des munitions. On construisit un immense cylindre en béton armé et acier dans lequel étaient fondues les balles de tout calibre, non sans force explosions. Tout était récupéré bien sûr, afin de construire des poutrelles et des armatures en acier.
Le drame survint le 24 mai 2023 au matin, lors d’une conférence de presse organisée à Uvalde au Texas, lieu du massacre de 19 écoliers dans une école primaire un an plus tôt. À l’occasion de ce dramatique anniversaire, l’association des parents des enfants assassinés avaient invité Billy Andersen et Tishaura Jones, pour les soutenir, les féliciter et donner un semblant de sens à la mort de leurs enfants. Malgré les mesures de sécurité mises en place, un suprémaciste blanc membre de l’Alt Right américaine, posté dans un bâtiment non loin de l’hôtel de ville, réussit à atteindre l’inventeur du redemption cube d’une balle en plein cœur tirée avec un fusil de précision à longue portée.
Arrêté par le FBI, l’assassin revendiqua son acte au nom de « la préservation des valeurs traditionnelles américaines ». Sur les sites 4chan et 8chan, il avait appelé à « éliminer ce traitre à la race blanche » et à « renforcer les capacités de défense des véritables américains ». On n’éliminerait pas la bêtise, la violence et la haine en quelques mois, le combat serait long.
Tishaura Jones, visée elle aussi, ne fut que légèrement blessée. Alors qu’ils avaient été emmenés à l’abri par les agents de sécurité, elle s’agenouilla près de Billy Andersen qui agonisait. Elle passa une main derrière sa tête.
– Ne bouge pas, lui dit-elle. Respire.
– Ce n’est pas grave, répondit-il entre deux hoquets. C’était le risque… Il valait le coup d’être couru.
– Tu peux être fier, chuchota-t-elle. Immensément.
– Dis à ma fille et à ma femme que je les aime.
– Je leur dirai.
– Et dis aux Américains de continuer à jeter leurs armes…
– Je leur dirai.
– … pour que notre pays redevienne celui… de l’accueil… et de la liberté.
Son cœur s’arrêta de battre après ses mots.
Sa mort souleva une immense émotion. Et loin d’arrêter le mouvement de dépôt des armes, elle l’amplifia. À ce jour, 8 juillet 2023, sur les 475 000 000 d’armes en circulation fin 2022 aux États-Unis, 97 523 117 millions ont déjà été déposées dans un cube de la rédemption. Et les ventes d’armes à feu ont chuté de 46 %. Oui, Billy Andersen, citoyen lambda, peut être fier de ce qu’il a accompli.
1er juillet 2022
Le costume Hugo Boss, et ce qui va avec
(environ 10 minutes de lecture)
Il avait 38 ans. Sa voiture était de catégorie moyenne, il louait son logement, qui ne contenait aucun meuble ou tableau de valeur. Il ne voyageait pas et n’allait jamais au restaurant. Selon certains critères, il était donc en train de rater sa vie. En tout cas, il ne goûtait pas aux signes extérieurs de la réussite.
Jusque-là, il s’était accommodé de l’insignifiance de son existence. Mais il supportait mal la transparence qu’il ressentait désormais, partout et tout le temps. Au travail, dans la rue, à la maison, au sein d’une assemblée familiale ou amicale, il n’existait pas. On ne le voyait pas, on ne l’interrogeait pas, on ne le contactait pas. Aucune femme ne manifestait pour lui le moindre désir et aucun homme ne souhaitait devenir son ami, même sur Facebook. Jamais son téléphone ne sonnait.
Avant de se résigner à la morne plaine qui lui tenait lieu de vie, il décida de tenter quelque chose, quelque chose dont il avait rêvé à 25, 30 et 35 ans, mais qu’il n’avait jamais pu se permettre. Ou plutôt qu’il ne s’était jamais permis : des costumes Hugo Boss. C’est-à-dire des tenues qui à la fois le distingueraient et lui iraient comme un gant, deux objectifs qu’il n’arrivait pas à atteindre. Il ne savait jamais comment s’habiller, et quoi qu’il finît par choisir, ça ne tombait pas juste, ça ne collait pas à sa personnalité, et, paradoxalement, ça renforçait sa disparition dans la masse. Or, il avait repéré le style Hugo Boss, et il savait que les vêtements de cette marque étaient ceux qu’il lui fallait.
Combien de fois en avait-il rêvé ? Mais toujours il avait renoncé, se disant que ce serait folie de claquer 800 €, a fortiori le double ou le triple, car acquérir un seul costume était impossible. Il ne pouvait se vêtir un jour, ou une semaine, en Hugo Boss, et se présenter le lendemain ou la semaine suivante avec une de ses banales vestes-pantalons si mal ajustées. Il laissait donc tomber cette idée, atténuant son regret en se persuadant que ça ne changerait rien et que le problème n’était pas là.
À présent, il comprenait qu’il ne pouvait plus retarder le moment de tirer ses cartouches. S’il attendait encore, le costume ne pourrait en effet plus rien, contre les rides, la voussure, le ventre. Il était temps d’investir, de faire confiance au pouvoir de l’apparence, auquel il croyait, mais qu’il n’avait jamais eu le courage de s’appliquer à lui-même.
Il avait repéré le magasin, dans une ville plus grande que la sienne où il se rendait souvent pour des déplacements professionnels. En plus, juste en face du magasin Hugo Boss, se trouvait la boutique Mephisto, des chaussures parfaites, que là encore il n’avait jamais osé s’offrir. Il irait donc dans la foulée. Il s’était d’abord dit qu’il attendrait les soldes, et puis il avait changé d’avis. Non, attendre les soldes, c’était encore reculer, mégoter.
Un vendredi soir donc, à 18 heures, après avoir posé son attaché-case dans sa voiture puis pris le temps d’un muffin et d’une bière avant l’acte majeur qu’il allait commettre, il poussa la porte du magasin convoité. Il fut tout de suite étourdi par la chaleur, la lumière, le manque d’air, ainsi que par la classe de la vendeuse, qui était peut-être la patronne, vu l’autorité qu’elle dégageait depuis sa hautaine quarantaine. Il s’était imaginé que, dans un magasin de vêtements pour homme, il serait reçu par un homme ; or, c’était sans conteste une femme, dotée de tous les attributs de la féminité.
Il y avait de l’espace entre les rangées de cintres, les étagères et les tables de cette boutique magnifiée par la qualité des étoffes qui s’y trouvaient ; pourtant, il se sentit oppressé.
– Bonjour Monsieur.
– Bonsoir.
Il fut soulagé que la femme ne lui demande pas ce qu’il voulait ou s’il avait besoin d’aide. Que voulait-il, en fait ? Il avait réfléchi avant de venir, bien sûr, depuis le temps… Ses critères étaient les suivants : un pantalon infroissable, ou le moins froissable possible, dont la coupe cacherait ou atténuerait la forme ovale de ses jambes ; une veste que l’on puisse porter ouverte mais qui ait de la tenue (une certaine épaisseur lui paraissait indispensable) ; du gris clair, du bleu, un peu de noir, du beige peut-être. Pour la chemise, pourquoi pas un rouge ou un blanc ? Et une ceinture large, qui ne fasse pas coincé, quelque chose de viril. Il fallait enfin que le costume puisse convenir à la fois pour ses rendez-vous professionnels et pour des sorties avec une fille, même si les premiers étaient bien plus nombreux que les secondes. Mais justement, le but du costume était de modifier ce triste état des lieux.
Il avait eu beau se dire « pas de limite en termes financiers, dans un maximum de 1000 € », il avait en fait intégré le budget suivant : 750 € pour pantalon, veste, chemise et ceinture, 150 € pour les chaussures. Ce qui représentait une multiplication par 5 de son budget habituel quand, une fois tous les deux ans, il s’achetait des fringues.
La première veste qu’il décida de décrocher fut un « blazer slim-fit en sergé de lin mélangé », de couleur bleu gris, avec des nuances de blanc et de noir lui sembla-t-il, c’était sans doute ça le « sergé ». Le lin le fit tiquer, ça se froissait ce truc. Il interrogea la vendeuse.
– Pas de risque, Monsieur. Il y a ici 32 % de coton et 1 % d’élasthanne. Et vous avez une doublure 100 % viscose qui renforce encore la tenue. La coupe étroite est près du corps, légèrement carrée en référence au thème des nineties. Et regardez les détails : les boutons noirs, les poches asymétriques, les revers… C’est un modèle parfait pour remettre votre look casual chic au goût du jour.
Seigneur… Était-il ici pour « remettre son look casual chic au goût du jour » ?
– Et qu’est-ce que vous verriez avec ça, demanda-t-il, comme pantalon et comme chemise ?
– Un pantalon noir, sans hésiter.
Elle écarta quelques cintres, en attrapa un.
– Celui-là irait bien. Coupe droite, resserré aux chevilles, facile à porter.
– C’est… slim ?
– Vous voulez dire stretch ?
– Je ne sais pas.
Il eut droit à un cours dont il ne retint rien, tant l’émotion paralysait son cerveau. Cependant, elle reposa le premier pantalon pour en attraper un autre, qui lui parut plus élastique, donc plus infroissable.
Elle lui attrapa ensuite une chemise blanche « en voile à col montant ».
– Y’a pas de col, là…
– Si, c’est ce qu’on appelle un col montant. Un col Mao, si vous voulez.
Le col Mao lui rappelait vaguement un ministre qui avait fait sensation à l’Assemblée Nationale en se présentant ainsi devant les députés. Il prit le col Mao, mais elle le convainquit d’acheter en plus un tee-shirt noir « slim-fit piqué à liseré gris, parfait pour un moment plus décontracté », selon elle.
La couleur de la ceinture, blanche, qu’elle lui vendit comme indispensable avec l’ensemble, était large, en relief et en cuir ; il s’exécuta donc, nonobstant cette blancheur surprenante.
Alors que, déprimé comme chaque fois qu‘il achetait quelque chose, il se dirigeait vers la caisse, il s’entendit prononcer :
– Je pensais aussi à quelque chose d’un peu plus chaud. Peut-être plus classique, dans les gris…
– Oui, bien sûr. On va déjà poser ça et on va regarder autre chose.
Regarder autre chose ? En plus de « ça » ? Mais qu’est-ce qu’il fabriquait ? Ils regardèrent. Où plutôt il se laissa dériver, captivé par les paroles de la vendeuse, ou sa beauté, ou la beauté des vêtements qu’elle lui présentait. C’est ainsi qu’il se retrouva avec, sur lui, un « costume extra slim-fit en laine vierge à micro-motif », d’un bleu magnifique, « une interprétation innovante du costume italien, à porter au travail ou pour le plaisir », selon la belle. La chemise « slim-fit blanche à effet peau de pêche en pur coton » lui sembla incontournable avec le costume, de même que la ceinture en cuir avec plaque en argent brossé, qui coûtait à elle seule plus que le prix de ses costumes habituels.
– Je vois que vous avez des chaussures, aussi…
C’est lui avait parlé ? Oui. Avait-il toute sa tête ? Non. Mais s’il pouvait acheter les chaussures ici, il n’aurait pas besoin d’aller chez Mephisto. Et puis la cohérence de ses tenues serait renforcée s’il utilisait la même marque pour tout. Ça allait faire cher, certes, mais bon, il s’était juré de ne pas être pingre.
– Bien sûr. On va regarder.
Elle aimait « regarder ». C’est-à-dire qu’elle avait le sens de l’euphémisme. Ils regardèrent de nouveau. Et il se retrouva propriétaire de sneakers noirs en mélange de cuir, ainsi que de mocassins travelling d’une impressionnante couleur bleu marine.
Il était épuisé quand il arriva à la caisse. Il fallut un certain temps à la belle pour plier, emballer, enregistrer. Il se félicita qu’aucun autre client ne soit venu interrompre ses achats, ce qui aurait ajouté à sa gêne.
– Ça nous fait 2247 €. Tout rond.
L’air se bloqua dans sa poitrine à l’énoncé du total. Pourquoi avait-elle dit « tout rond » ? Y avait-il des centimes à cette altitude ?
– Quand même…
– Vous ne les regretterez pas.
– Non, c’est sûr.
Il sortit sa carte bleue, qui déjà lui brûlait les doigts. Il ferait un virement dès ce soir de son livret à son compte. Il allait puiser dans sa maigre épargne, mais comment faire autrement ? Alors qu’il tapait son code, elle demanda :
– Vous n’êtes pas d’ici ?
– Pas tout à fait.
– Pour fêter vos achats, voulez-vous dîner avec moi ?
Hein ? La tête commençait à lui tourner. Il fit comme s’il n’avait rien entendu, car il avait mal entendu, forcément.
– Vous allez poser vos affaires dans votre voiture, on se retrouve à La Rotonde pour une coupe de champagne et vous m’emmènerez dîner dans un bel endroit.
Il n’avait pas mal entendu.
– Vous êtes sérieuse ?
– Je n’ai pas l’air ?
Elle avait l’air. Très impressionnante. Heureusement, elle sourit, sinon il aurait pris peur.
– Je veux vous aider à changer de statut. N’est-ce pas ce que vous vouliez en venant acheter ces costumes ? C’est une première, n’est-ce pas ?
– Oui… Oui…
Il répondit deux fois oui, car il y avait deux questions.
– Je vous donnerai quelques trucs, pour utiliser au mieux vos beaux habits.
Il ne comprenait pas.
– Mais… excusez-moi… Pourquoi faites-vous cela ? Vous… Vous êtes une belle femme, et je ne suis pas un bel homme. Et, même si je viens de laisser une somme conséquente dans votre magasin, je ne suis pas riche.
– Oh, je sais… Mais un, j’ai besoin de me changer les idées ce soir, deux je trouve touchant les hommes qui, avant qu’il ne soit trop tard, tentent de prendre le taureau par les cornes.
Il sourit.
– Ça se voit tant que ça ?
– Ça se voit.
Elle sourit de nouveau, et ce sourire lui parut sincère. Il se détendit.
– Donc je vous laisse fermer tranquille et on se retrouve à cette Rotonde que vous m’avez indiquée ?
– Ça ne vous plairait pas ?
Il la fixa quelques secondes avant de répondre :
– Beaucoup. C’est inespéré.
Elle rit.
– Votre deuxième remarque est à éviter. Vous êtes un homme en Hugo Boss, maintenant.
– Je ne suis pas encore habitué.
– C’est pourquoi vous allez retourner dans la cabine et enfiler le costume en laine vierge, la chemise, la ceinture et les chaussures qui vont avec.
Il s’exécuta, sidéré de ce qui lui arrivait. Quand il sortit, elle s’approcha de lui et ajusta veste et chemise. Il admira la beauté de ses doigts et apprécia son parfum. S’était-elle servie d’un flacon dans son sac pendant qu’il se changeait ?
– Donnez-moi vos vieilles affaires.
– Oh, laissez, je les…
– Donnez.
Il les donna, gêné par l’aspect défraichi de sa veste et de son pantalon, sans parler de ses chaussures qui lui firent honte. Elle mit le tout dans un sac et dit :
– Il y a une poubelle jaune dans la cour, où je jette les vêtements usagés. Je les donne à Emmaüs. Mais je ne sais pas s’ils garderont ceux-là.
– Je… je ne reverrai donc jamais mes vêtements ?
Elle éclata de rire.
– Non, jamais ! Quand on a goûté à Hugo Boss, et à ce qui va avec, on ne revient pas en arrière.
De fait, il ne revint jamais en arrière. La soirée fut bouleversante. Et il ne se passa pas un jour sans qu’il constate que sa vie avait changé, grâce à Hugo Boss, et à ce qui va avec.