Littérature - Nouvelles 2019

Pierre-Yves Roubert - Les mots qui gagnent - Brive

 

Plus que jamais, nous avons besoin d’histoires. D’histoires à notre portée, accessibles et résonantes. La principale qualité de l'écrivain, paradoxale pour un créateur de fictions, réside dans sa capacité à montrer ce qui est, à débarrasser les faits et les individus des artifices derrière lesquels ils se cachent.

 

© Pierre-Yves Roubert. Tous droits réservés.

27 décembre 2019

Et il vint

         C’était un 24 décembre un peu triste. J’avais quand même prévu un repas, posé des bougies et du sapin sur la table. Nous avions été à la messe à 18 heures. À nos âges, on n’a plus la force de sortir le soir. Et plus l’envie. À quoi bon… Nos enfants étaient partis, et ils n’avaient pas eu le temps de nous laisser des petits-enfants. Mathilde était morte à 28 ans, cancer. Yvan, son frère, vivait en Nouvelle-Zélande ; il ne revenait que tous les deux ans, l’été ; il était fâché avec son père.

            Alors nous passions le 24 comme les autres soirs de l’année : à deux et avec la télé. J’avais mis ma robe de laine rouge et mes souliers vernis, André son costume de flanelle. Il avait été chercher des huitres, j’avais préparé des bouchées à la reine et un gâteau roulé. On ne mange plus beaucoup, on digère mal. Mais nous faisions un effort, il fallait tenir, quelques années.

            La sonnette a retenti. On a sursauté. André m’a regardée. Il s’est levé. Je l’ai suivi. Il a ouvert la porte, et nos yeux se sont écarquillés. J’ai mis une main sur ma bouche, André a tremblé. Devant la neige éclairée par la lune, se tenait notre fils.

–Papa, Maman, je voulais passer Noël avec vous.

            Comme nous n’arrivions pas à parler, il s’est écarté et il a dit :

– Je vous ai amené deux cadeaux : une belle-fille et un petit-fils.

            Une jeune femme est apparue, un bébé dans les bras. Il y eut encore un miracle quand Yvan ajouta :

– Je vais rentrer en France. On va s’installer pas loin.

            Quatre ans ont passé depuis ce Noël, il n’est toujours pas fini.



20 décembre 2019

Le prix d'Alisha

 

         Elle travaillait à l’accueil de la tour où se trouvaient les bureaux de la société qui m’avait confié pour six mois une mission d'expertise comptable et de conseil de gestion. Elle n’était pas la seule, elles devaient être cinq ou six, ce qui ne constituait pas un chiffre énorme vu le millier de personnes qui travaillaient chaque jour en ce lieu. Nous étions à Londres, dans le quartier de Canary Wharf, là où les anciens docks avaient été transformés en quartier d’affaires avec buildings profilés et reliés. Londres était, avec New York, Singapour, Shanghai, Dubaï, Chicago et quelques autres, une de ces villes-monde dans lesquelles grouillaient des millions d’hommes et de femmes à fort potentiel économique sous des flèches de verre et d’acier dont les surfaces étincelantes défiaient les lois de l’équilibre et se reflétaient sur les eaux.

 

            Allemand de 49 ans, j’étais heureux de travailler dans un de ces endroits, même si cela arrivait un peu tard dans ma vie. J’étais conscient de l’incongruité de ma présence dans un lieu si jeune, si technologique, si connecté. Celles et ceux que je croisais avaient tous moins de 40 ans et ils étaient branchés à des appareils plus ou moins visibles, qui leur envoyaient des décharges électriques toutes les trois secondes, ce qui leur semblait normal et indispensable. Exceptionnellement, je croisais quelques « seniors » de mon espèce, mais ils étaient soit en groupe soit escortés de secrétaires et gardes du corps, sans doute des administrateurs ou des banquiers, des types qui avaient du pouvoir et de la tune, et qui s’amusaient en achetant des boîtes luxueuses, dans lesquelles ils introduisaient des individus programmés à accomplir ce qu’on leur demandait pour qu’eux-mêmes et leurs commanditaires gagnent le plus d’argent possible.

 

            Parmi ces rares quinquagénaires, les femmes étaient encore plus rares ; c’est comme si elles avaient été exclues de ces lieux où la vieillesse était rédhibitoire, une horreur qu’il fallait éviter à tout prix. J’espérais que c’est d’elles-mêmes que la plupart avaient déserté une place dont elles comprenaient le non-sens et l’inhumanité, s’exprimant ailleurs, dans des activités plus traditionnelles, moins frénétiques peut-être, plus utiles à la société. Hélas, la probabilité la plus forte était qu’elles avaient été chassées des entreprises qui ne voulaient que jeunesse et beauté pour occuper leurs sièges et les représenter sur les marchés. Canary Wharf, c’était autrefois « l’île aux chiens » ; les hommes aujourd’hui s’y comportaient plus mal que les animaux.

 

            C’est dans ce cadre aussi particulier que mondialisé que je rencontrai Alisha, d'origine indienne sans aucun doute, une des agents d’accueil de la tour dans laquelle j’intervenais. Je n’arrivais pas à repérer ses horaires, qui me semblaient chaque jour différent. Elle était là tantôt quand j’arrivais le matin à 8 heures, tantôt quand je sortais prendre un sandwich à 13 heures, tantôt quand je quittais les lieux, vers 19 heures. Je n’allais lui parler que quand elle n’avait ni collègue à côté ni client devant elle. Je crois que nous nous étions mis à discuter naturellement, à force de nous saluer de loin. Sa beauté m’avait attiré, je m’étais approché et je renouvelais le contact chaque fois que j’en avais l’occasion. Je ne semblais pas lui déplaire, mais je veillais à ne pas abuser. Le problème avec les jolies filles quand elles sont souriantes, c’est qu’on a l’impression que leur sourire nous est réservé, alors qu’il est aussi lumineux avec leurs autres interlocuteurs.

 

            Je ne me faisais pas beaucoup d’illusions, sans pour autant renoncer à la séduire. Ma chance était de l’ordre de 1 sur 1 000 000 ; elle existait, je pouvais la tenter. J’avais toujours fonctionné ainsi, parvenant rarement à mes fins, mais profitant à la fois de l’espoir et du savoir que m’apportaient mes tentatives. Chaque fois que je m’attaquais à une Everest trop haut pour moi, je goûtais au plaisir de la progression et devenais un peu plus aguerri. Et puis qu’y pouvais-je si j’étais attiré par la beauté ? Et si une jolie terrienne du XXIe siècle me paraissait le summum parmi toutes les beautés cosmiques? On ne commande pas ses inclinaisons. 

 

            Un jour à 19 heures, j'osai donc un classique :

 

– Et si je vous invitais à boire un verre, après votre service ?

 

            Je crispai mon visage, anticipant le coup que j'allais prendre en retour.

 

– Ce sera avec plaisir, acquiesça-t-elle dans un sourire radieux. Ce soir, je termine à 21 heures.

 

            Je me détendis d'un coup. Est-ce qu'elle attendait ma proposition ? J'essayai de ne pas avoir l'air surpris. J'enchaînai:

 

– Est-ce que 21 h 15 au Capeesh vous irait ?

 

– Très bien, répondit-elle. Mais si je peux me permettre, nous serions mieux au Lobby Lounge. Vous connaissez ? C'est le bar du Marriott. Sur Hertsmere road. C'est moins bruyant et on y est mieux installé.

 

– Je ne connais pas, mais ce sera l'occasion. Je vous fais confiance.

 

– Alors à tout à l'heure. Excusez-moi par avance si j'ai quelques minutes de retard.

 

– Pas de problème.

 

            Je partis sans demander mon reste, sachant qu'une fois le rendez-vous obtenu mieux vaut ne pas tergiverser. J'avais le temps de repasser à mon appart'hôtel, de souffler un peu, de me doucher et de me changer. Avec une fille de cette classe, même au top, je serais tout juste au niveau. Je ne devais certes pas m'emballer, mais me tenir prêt à tout. Peut-être que j'arrivais au bon moment dans sa vie, peut-être qu'elle préférait les hommes plus âgés, peut-être que nos discussions l'avaient émue, peut-être que…

 

            Sapé comme un milord, je me présentai au Marriott à 21 heures. Je voulais repérer un peu les lieux, trouver une bonne place. L'endroit était luxueux et de mauvais goût. Le cuir vert des sièges rappelait l'horrible Chambre des représentants britannique, devenue célèbre pendant les lamentables débats sur le Brexit… Le bar semblait une douteuse installation d'art contemporain, les verres ne paraissaient pas conçus pour boire et je n'aurais pas su nommer les couleurs des cocktails, jamais vues jusque-là.

 

            La clientèle était à l'image de la population du quartier : riche et cosmopolite. Les peaux blanches étaient majoritaires, mais les Asiatiques étaient nombreux également, qu'ils soient « far » – Chinois, Japonais, Coréens – «middle» – Syriens, Libanais, Irakiens – et plus encore « Indis » et « Pakis ».

 

            Toutes les places avaient l'air prises. J'avisai un serveur et lui demandai ce qu'il en était.

 

– Dans une demi-heure, je peux vous garder la première table près de l'entrée, à droite.

 

            Dans une demi-heure ? Près de l'entrée ? C'était une catastrophe. Dans de si mauvaises conditions, nous serions mal installés, Alisha associerait le verre avec moi à un moment désagréable et je perdrais toute chance de la séduire. J'essayai de négocier, sans succès. Je retins quand même la table, au cas où, et m'assis au bar en attendant. J'aurais préféré aller faire un tour sur les quais, mais j'avais peur de perdre la place et d'avoir l'air minable devant Alisha si elle me découvrait dehors comme quelqu'un qui n'aurait pas osé entrer.

 

            Un barista – on ne disait plus barman, surtout en ce lieu – me tendit une carte. Je m'attendais à des prix élevés, mais pas à ce point : le moindre cocktail était à plus de 30 £. Je regardai les bières. Le choix était grand là aussi, mais la pinte la plus banale était à 25. Soit six fois ce qu'elle coûtait dans ma bonne ville de Stuttgart. Je me rabattis sur un whisky, premier prix, à 28, réservant le cocktail pour le temps où Alisha serait là.

 

            Tout était exorbitant dans cette ville, encore plus qu'à New York, me semblait-il. Mon appart-hôtel de 26 m2 dans le East End me revenait à 2500 £ par mois, et c'était le meilleur rapport qualité-prix que j'avais trouvé. Quand j'avais établi le devis pour la mission, un associé du cabinet m'avait dit :

 

– Multiplie par deux les honoraires que tu as prévus.

 

            J'avais augmenté de 75 % seulement, et cela avait été accepté.

 

– T'as perdu 25 %, me taquina le collègue, et il avait sans doute raison.

 

            Néanmoins, c'était une bonne affaire, malgré le coût astronomique du logement, de la nourriture, et de la moindre sortie. Le whisky arriva, et je le payai, craquant un des trois billets de 50 livres dont je m'étais muni. Le verre était d'une transparence surréaliste. Vide, il devait peser 2 kilos (les 4 cl de liquide qu'il contenait ne changeait pas grand-chose à son poids). Les parois étaient aussi fines que le socle était massif, et j'avais peur de les casser si je serrais trop la bouche en buvant.

 

            Le breuvage était bon et je me sentis un peu mieux. Après tout, j'étais dans un des endroits les plus branchés du monde, je vivais une expérience professionnelle intéressante et j'allais passer la soirée avec une très jolie fille, comme je n'en avais pas eue depuis longtemps. J'aurais volontiers engagé la conversation avec un voisin, mais les personnes au comptoir n'étaient pas seules. Faute de mieux, je consultai mon smartphone. À Canary Wharf, si le modèle qu'on exhibait avait plus d'un an, on passait pour un ringard ; la coolitude qui régnait là était fausse, ce n'était pas l'Amérique.

 

            Il n'est pas facile de faire durer 4 cl quand on est seul au comptoir au milieu de la foule et « a little bit nervous ». À 21 h 25, j'avais fini mon verre et Alisha n'était toujours pas là. Je n'avais pas osé lui demander son numéro et elle n'avait pas pris le mien. J'étais condamné à attendre et à la merci d'un lapin.

 

– Monsieur, je vous sers autre chose ?

 

            Le barista me fixait d'un air inquisiteur.

 

– Euh… Non merci. J'attends quelqu'un. Et j'ai une table réservée dans 5 minutes.

 

            Je me levai, car on attendait que je consomme ou que je libère la place. J'avisai le serveur qui m'avait promis une table près de l'entrée pour 21 h 30. Il confirma – « 30-35 » – et je lui dis que je sortais 5 minutes voir si mon amie n'arrivait pas. En effet, j'eus un instant d'angoisse en pensant qu'Alisha m'attendait peut-être à l'extérieur. Il n'aurait plus manqué qu'elle reparte en ne me voyant pas !

 

            Dans la nuit, les gratte-ciel étincelaient. À leur sommet, brillaient des diodes rouges, bleues ou blanches qui leur faisaient comme un chapeau électroluminescent. C'était une grande réussite architecturale, le seul quartier d'Europe à rivaliser avec les skylines américaines ou asiatiques. L'eau était toute proche et ses clapotis donnaient à l'endroit un côté maritime.   

 

            Cela avait beau être un quartier d'affaires, il y avait toute sorte de raisons d'être ici. Costumes, tailleurs, tenues décontractées, tenues de soirée, se mélangeaient dans un joyeux ballet où chacun semblait avoir sa place. L'anglais parlé en ce lieu se parait de tous les accents.

 

            J'en étais là de ma contemplation quand elle apparut. Marchant droit sur moi, un sourire éclatant. Un diamant sur son nez brillait autant que ses yeux. Elle était couverte d'un manteau blanc, sans doute en cachemire, sur lequel s'étalait sa chevelure dense et soyeuse. Comme le manteau était ouvert, je vis en dessous une jupe, courte, noire et en cuir ; au-dessus, un chemisier bleu électrique. Le plus spectaculaire était peut-être ses jambes et ses pieds. Les premières, satinées de bas, étaient allongées par des stiletos gris clair, métalliques eux aussi. Il me sembla que le mélange des couleurs et des matières était bizarre, mais on se trouvait à Londres : de la Reine Elizabeth à Elton John, en passant par Kate Moss et Victoria Beckham, l'Angleterre était la capitale mondiale de l'assortiment des couleurs. Alisha était Londonienne, aucun doute. Mais bien plus belle qu'une Anglaise. Je n'étais pas prêt d'oublier une telle image. 

 

            Quand elle fut à un mètre de moi, elle agita sa main droite et inclina la tête, sans me toucher, à l'américaine. J'agitai une main en retour.

 

Vous auriez dû entrer, me dit-elle. Je suis en retard. 

 

– Je suis entré, répondis-je, mais je suis ressorti. J'ai réservé une table.

 

            Je lui tins la porte et elle entra. Des effluves du n° 5 de Chanel infiltrèrent mes narines. Elle franchit la porte du Lounge d'un pas assuré. À ma grande surprise, elle se dirigea tout de suite au bar. Et à ma plus grande surprise encore, elle embrassa le barista, un client au comptoir, tandis que deux serveurs, deux femmes et un homme se pressaient autour d'elle, comme pour lui rendre hommage.

 

            Mince alors, pensai-je, elle connait tout le monde. La soirée romantique sur laquelle je comptais, qui avait commencé par une attente désagréable, ne se poursuivait pas mieux avec ma partenaire qui me lâchait avant même que nous soyons assis. L'Allemand classique que j'étais se sentit incongru dans cet endroit. Pour me donner une contenance, je m'avançai vers la table qui nous était en principe réservée et avisai le couple qui y était installé. J'expliquai ma requête. Le gars me dit qu'on ne leur avait rien signalé. Je m'étonnai et m'apprêtai à aller trouver le serveur qui m'avait promis la place, quand Alisha me saisit par la manche.

 

– Venez, on va se mettre là-bas.

 

            Je la suivis. On nous installa dans un box plus loin dans le lounge, un espace formé de deux banquettes. Alisha salua encore deux personnes et minauda avec le serveur qui nous conduisait, qu'elle semblait bien connaître. Elle avait donc certaines habitudes dans la place. Elle enleva son manteau, s'assit, et enfin nous fûmes yeux dans les yeux, à 80 cm l'un de l'autre, seulement 30 entre nos mains, 20 en ce qui concernait nos genoux. Elle était si… électrique que je fus étourdi quelques secondes. Il fallait que je me reprenne, shit, et que j'assure. Alors j'appliquai une méthode que j'avais déjà expérimentée en de telles circonstances : prononcer la première phrase qui me passait par la tête.

 

– Vous êtes très différente de ce que vous êtes à la tour…

 

– Vous trouvez ?

 

– Oui. Votre tenue, votre personnalité aussi. Quand on vous voit ici, on se dit que le poste d'agent d'accueil que vous occupez est en dessous de vos capacités.

 

– Ça me fait plaisir que vous disiez cela. Mais vous savez, à Londres comme dans beaucoup de big cities, si vous n'avez pas de diplôme dans la finance ou dans la tech, vous êtes obligée de cumuler plusieurs jobs pour vous en sortir.

 

            Je remarquai alors son collier, ses boucles, son bracelet et sa montre ; il s'agissait de bijoux de grand luxe. Quant à son sac en cuir souple et à boucle d'or, il semblait flambant neuf et devait coûter à lui seul mes honoraires pour quinze jours.

 

– D'ailleurs, reprit-elle, pour le verre que nous allons partager pendant 45 minutes, je vous demanderai 120 £.

 

            Mon cœur s'arrêta de battre. Pas assez longtemps pour me tuer, mais suffisamment pour me faire mal. La douleur ne vint pas tant de l'escroquerie que je n'avais pas soupçonnée que de la déception de voir une jeune femme qui avait tant d'atouts se prostituer comme une pauvre fille de l'Est ayant fui son village à 16 ans via un réseau mafieux. Alisha semblait intelligente, intégrée, elle savait parler, écouter. Je me sentis également furieux contre les gestionnaires de la tour du 33 Canada Square qui installaient à l'accueil de leur building des femmes qui, sous couvert d'accueil le jour, monnayaient leurs charmes la nuit.

 

– Vous ne manquez pas d'air, lâchai-je. 

 

– C'est l'argent qui vous contrarie ?

 

– Oui.

 

– Réfléchissez. C'est le système, ici. Je ne sais pas quel est votre contrat ni même ce que vous faites, mais je suis sûr que vous facturez vos prestations à Canary Wharf beaucoup plus cher que d'habitude, sans le crier sur les toits.

 

            Un point pour elle. Un foutu point pour elle ! Mais tout de même :

 

– Alisha, bon sang ! Le corps, votre corps, n'est pas un logiciel, pas un ordinateur, pas un service informatique ou un service comptable !

 

– Vous vendez votre cerveau, moi mon corps. Le cerveau est une partie du corps.

 

– Oui, mais on vous touche ! On vous pénètre ! On peut vous faire du mal, on ne vous traite pas toujours bien !…

 

– Je ne suis pas une fille des trottoirs, Jürgen.

 

– Vous connaissez mon prénom ?

 

– Vous voyez, c'est la preuve que je choisis mes clients et que je ne fais pas n'importe quoi. En plus, je travaille à mon rythme, sachant qu'à l'accueil de la tour, là, je n'ai pas le choix.

 

– Mais vous trompez les gens ! Vous ne m'aviez pas dit que j'aurais à payer, et rien ne pouvait le laisser penser. Je pourrais me plaindre de votre pratique auprès de votre direction.

 

– Essayez si vous voulez. Mais il y a plus de chance que ce soit vous qui perdiez votre emploi que moi. On fait beaucoup de choses avec un corps, vous savez.

 

            Quel aplomb elle avait… Formée, elle aurait pu faire une négociatrice redoutable.

 

– Je le sais, rétorquai-je Mais vous, vous ne le savez pas. Vous pensez qu'avec un corps et un visage de rêve on peut coucher avec qui l'on veut et donc obtenir l'argent que l'on veut. C'est vrai. Mais on peut faire beaucoup d'autres choses, qui offrent un bonheur plus durable. Et qui vous rendent autonomes, pas dépendantes.

 

– Je ne vais pas faire ça toute ma vie. Et ce n'est pas désagréable. Je joins l'utile à l'agréable, c'est tout.

 

            Un serveur vint prendre les commandes. Je n'avais pas consacré une seconde à regarder la carte.

 

– Comme d'habitude, dit Alisha.

 

– La même chose, ajoutai-je.

 

            Le nœud pap prit les cartes et s'en retourna, non sans avoir, j'en jurerais, adressé un clin d'œil à la très belle.

 

– En tout cas, repris-je, vous pourriez faire ça de manière plus élégante. Annoncer tout de suite un tarif alors qu'on est à peine assis, ça gâche tout.

 

– Je trouve plus honnête de préciser les choses d'entrée.

 

– Mais vous n'aviez rien précisé avant, au contraire ! Et après ? Qu'est-ce que ça coûte, après le cocktail ?

 

– Vous voulez le savoir ?

 

– Ben, oui. Je ne suis pas venu pour 45 minutes, figurez-vous ! J'espère un peu plus. Alors, allons-y pour vos tarifs.

 

– 150 £ l'heure pour l'escorting, le double si nous avons des rapports sexuels.

 

            J'enregistrai, calculai. Pas pour moi, mais pour voir ce que ça représentait, combien elle pouvait gagner en un mois si elle passait une nuit avec quelqu'un, disons, deux fois par semaine.

 

– Ok. Alors voilà ma réponse. Je pourrais m'offrir une nuit avec vous de temps en temps. Mais je n'en ai plus envie.

 

            J'étais un peu surpris de ce que je racontais, mais ça semblait s'imposer.

 

– Ok. Alors, donnez-moi 120 £, plus le prix des consommations et nous serons quittes, Jürgen.

 

– Attendez, dis-je en attrapant ses poignets. Je ne veux pas 45 minutes mais 45 secondes. Pour vous dire que si vous aviez été un peu plus polie et moins bête, si vous n'aviez pas demandé de l'argent mais de l'amour, je vous aurais offert le double de cette somme, et beaucoup d'autres choses bien plus précieuses que l'argent : des savoirs, des relations, des compétences, une culture. Car c'est à ça qu'il peut vous servir, votre corps. À apprendre. À devenir quelqu'un de bien.

 

            Cette fois, je la vis tordre le nez et se départir de sa mine angélique.           

 

– Vous avez tort, Jürgen.

 

            C'était donc son seul argument ? Je sortis les deux billets de 50 £ qui me restaient. J'allais les jeter sur la table, mais je me ravisai. J'en empochai un et n'en laissai tomber qu'un seul.

 

– Ça suffira. Il est nul, votre bar, Alisha. On attend des heures, les serveurs sont désagréables, on est serrés comme des sardines, la déco est à chier. Je suis sûr que les cocktails sont dégueulasses ; vous boirez le mien.

 

            Je la plantai là et jouai des coudes pour gagner la sortie. J'eus peur pendant la traversée du bar qu'un serveur aux ordres m'alpague et fasse cracher ma carte bleue, mais non.

 

            Le froid me fit du bien. Je respirai à pleins poumons, ouvris les bras. Je poussai même un cri.

 

            Je remontai le quai au milieu de la foule bigarrée. Sur le verre d'un building où se reflétait l'eau du canal, j'aperçus mon visage. Je me tournai d'un quart pour le voir mieux. J'éclatai de rire en pensant à ma mésaventure. J'étais content : je pouvais me regarder en face.

 



13 décembre 2019

Et puis Johnny est mort

         C’est à partir de là que tout a commencé à déconner. Avant on était bien, tous, on avait notre vie à nous. On terminait nos boulots, tranquilles, certains étaient déjà en retraite. On avait conscience d’avoir eu la belle vie, d’être passés au bon moment de l’histoire, après la guerre et avant la surpopulation, avant que les gens se mettent à bouger tout le temps pour s’en sortir ou pour se divertir, avant qu’ils deviennent malades avec leurs écrans et leurs connexions à la con. Tous ces débiles qui marchent la tête en bas en émettant des sons inhumains, en parlant tout seul ou en gueulant dans un rectangle !

C’est pas qu’on a quelque chose contre le progrès, au contraire. Je sais pas si vous vous rendez compte, tout ce qu’on a vu arriver : le rock, le 33 tours, la télé, la mobylette, le frigidaire (c’était une marque, je le rappelle), la machine à laver, les supermarchés, 68, la pilule… Et puis après, la 5e semaine de congés, la bande FM, la fête de la musique, les festivals, le CD… Je vous dis pas. Chaque année une petite révolution. Et des trucs qui faisaient qu’on se retrouvait, pas qu’on reste chacun dans son coin comme maintenant, que c’est à pleurer.

Et ben pendant tout ça, y’avait Johnny. Comme si c’était le fil rouge, lui qui nous conduisait. C’était notre grand frère à tous. Il savait s’adapter. En même temps il restait lui-même, donc il nous aidait à évoluer nous aussi, sans qu’on se sente trop largués. C’est pour ça je crois qu’on l’aimait tant, qu’on avait besoin d’aller le revoir souvent. Savoir qu’il était là, qu’il chantait toujours, qu’il vieillissait bien, ça nous montrait qu’on pouvait y arriver, que ça valait le coup d’y croire encore et de s’accrocher.

Ses concerts, c’était toujours des moments forts. Surtout ce qu’il y avait autour. Les virées en moto, les concentrations de bikers en Harley, les parades organisées ou improvisées dans les petites villes où on passait. Je sais pas comment dire, à la fois on se connaissait tous et pourtant c’était jamais pareil, toujours excitant, on rencontrait des gens de partout, même des pas Français, qui comprenaient que dalle à ce que Johnny chantait, mais qui aimait le mec et toute l’ambiance qu’il créait derrière lui. On avait tous son nom ou un truc de lui cousu sur nos blousons.

On a même été le voir dans ses plus grands concerts, sans moto cette fois : la porte de Pantin, la Tour Eiffel, le Parc des Princes, le Stade de France, Las Vegas. Ouais, parce que c'était Johnny, on s’est offert des tickets pour Vegas. Incroyable… Quand j’y pense, j’en ai les larmes aux yeux.

Et puis maintenant il est mort… Putain, l’émotion dans les rues de Paris, le cortège sur les bécanes jusqu’à La Madeleine. Et la foule, partout, et tout ce monde sur cette place et autour et dans l’église, on n’a pas pu entrer bien sûr, mais on s’en foutait, Johnny les bondieuseries c’était pas son truc, on l’a attendu dehors. J’ai quand même regardé la messe, enfin la célébration, à la télé le soir et le lendemain, j’ai pleuré comme une madeleine. Tiens, je fais des jeux de mots, là…

Après, tout est parti en couilles. Laura et Laeticia qui s’engueulent pour des millions, David qu’a plus l’air de savoir où il habite, Sylvie qu’a mis son grain de sel, toutes ces conneries que les gens racontent, des trucs pour salir, des trucs privés qu’ont pas à sortir. C’est vraiment un monde de chiens…

Y’a eu le dernier album, posthume. Magnifique. On s’était retrouvés avec les copains pour l’écouter, le premier samedi soir après la sortie. On a pleuré comme… enfin. Sa voix était si belle, et si triste. On s’est regardés, on s’est pas trouvés beaux. Je crois même qu’on était pathétiques. Mais comment on fait pour pas être pathétique après 60 balais ?

C’est tellement con, tout ça. Mon Pierrot est plus le même. Il a pris 10 ans. Il veut plus sortir, il fait la gueule, il dit qu’il a mal partout. L’enfer. Je reconnais que le monde est à gerber. La violence, les inégalités, l’égoïsme. C’est n’importe quoi. Chacun fait son truc dans son coin et si l’autre a pas le même avis, on l’insulte. Alors on peut plus rien dire, ou des trucs insipides, et gare à ceux qui veulent pas penser comme tout le monde.

On a perdu notre grand frère et on a perdu le fil. Y’a plus rien à quoi se raccrocher. Avec Johnny, on vivait. On n’était plus jeunes mais on avait encore la foi, on tenait debout. On avait de l’allure, même ! Maintenant, c’est fini. On se fait peur en se regardant dans la glace et on sait plus quoi faire de nos vies. Crever d’un coup serait ce qui pourrait nous arriver de mieux.



6 décembre 2019

Un calendrier sinon rien

         – C’est pour les calendriers.

 Je m’y attendais. Je savais que, entre le 20 novembre et le 15 décembre, les profiteurs traditionnels me trouveraient, quand bien même j’étais en déplacement trois jours par semaine et souvent à l’extérieur en fin d’après-midi. Ils repasseraient, plusieurs fois, à différentes heures s’il le fallait. Pas une maison ne leur échappait. Ils étaient d’une rigueur à toute épreuve dans la gestion de leur tournée de fin d’année.

C’est que la collecte était rondelette. Environ 2200 €. Pour un calendrier acheté 2 € par leurs soins, ils touchaient à la revente 8 € en moyenne. Ça faisait « un treizième mois et demi », m’avait dit l’un d’entre eux une fois. Pour 2 heures de marche par jour pendant 4 semaines. Pas mal. Très bien, même.

Comme 3/4 des individus, je n’osais pas dire non. Tout pourtant m’indisposait dans cette pratique : je considérais que c’était, encore une fois, les privilégiés qui en demandaient encore plus. Les postiers, les éboueurs et les pompiers avaient un emploi garanti, des horaires minimaux et de nombreuses vacances. Au nom de quoi devrait-on leur donner un complément de salaire ? « Si tu fais un malaise, tu seras bien content de trouver les pompiers », m’avait dit une amie. C’était donc de la corruption ? Il fallait les graisser pour qu’ils exercent leur métier ? Mince alors. Et puis je trouvais détestable le fait de sonner chez les gens, jusqu’à ce qu’ils ouvrent, pour leur forcer la main. Quant à l’utilité des produits vendus, elle était nulle : il y avait lurette que personne ne se servait plus de ces calendriers d’un autre âge.

Comme tout le monde, je donnais. J’avais commencé par 10 €, et puis j’avais réduit pour me stabiliser à 6 €. Depuis trois ans, je tâchais de me préparer à l’avance, et de placer sur la tablette de l’entrée une pièce de 1 et un billet de 5. Trois fois de suite.

Mais cette année, pour la première fois, j’allais dire non, aux trois. Parce que – était-ce le hasard ou ma détermination ? – j’avais trouvé une raison de refuser, une raison ne tenant pas à mes considérations sur l’absence de fondement de la quête, mais à un défaut de service incontestable, que j’oserais avancer devant les personnes concernées.

C’est le pompier qui ouvrit le feu. Quand il se tint tout sourire devant moi, et après qu’il eut prononcé la tirade rituelle en exhibant ses cartonneries, je sortis la phrase que j’avais préparée :

– Excusez-moi mais je vais vous dire non cette année…

            Son visage se décomposa. Je précisai :

– … À cause de la grève du printemps.

– On a été en grève, répliqua-t-il, mais les urgences ont été assurées.

– Je vous crois. Mais je trouve que ça ne se justifiait pas.

– Vous êtes contre le droit de grève ?

– Oui.

            Il me regarda comme si je l’avais frappé.

– Ah, ben alors, dans ce cas-là, il vaut mieux que je m’en aille !

– Je vous souhaite une bonne soirée et une bonne fin d’année.

– C’est ça, dit-il en claquant le portillon.

            Visiblement, la politesse n’était réservée qu’à ceux qui crachaient au bassinet, et qui n’étaient pas contre le droit de grève. Il me sembla entendre « connard » et « facho », mais c’était dans ma tête.

            L’éboueur me coinça quelques jours plus tard. Il me faisait toujours un peu de peine, car ses calendriers étaient les plus minables de tous. Et puis les poubelles, c’était plus dur à porter, parce qu’elles contenaient des déchets et sentaient moins bon que les lances et les sacoches.

– Excusez-moi, mais je vais vous dire non cette année.

            Son sourire disparut, mais il en réussit un autre pas si mal à la place.

– Ah bon. D’accord, excusez-moi.

            Je réalisai que je n’allais pas avoir besoin de me justifier.

– Je vous souhaite un bon Noël.

– Merci, vous aussi.

            Bien mieux que le pompier, me dis-je. Ce type n’est pas susceptible, pas bête et pas pénible. Du coup, j’eus presque envie de le rattraper pour lui filer une pièce et un billet. Je n’en fis rien.

            Le facteur me dérangea un jour à 13 heures, alors que décembre était déjà bien avancé. Ce petit saloupiaud, qui ne souriait jamais quand nous nous croisions devant la boîte et attendait toujours que ce soit moi qui prenne l’initiative du bonjour pour me saluer, avait dû se casser le nez plusieurs fois et me pister jusqu’à ce qu’il me chope.

– Excusez-moi, mais je vais vous dire non cette année.

            Comme il ne souriait pas, il n’eut pas à arrêter de sourire.

– Comment ça ? Vous ne voulez pas un calendrier ?

– Eh bien non.

            Il eut l’air embêté. Mais restait figé. Visiblement, je lui posais un problème.

– Mais… Vous m’en prenez, d’habitude ?

            Il n’était pas dans le coin depuis très longtemps. L’habitude se limitait aux deux ans précédents.

– D’habitude oui. Mais cette année non.

– Eh… euh… Pourquoi ?

– Parce qu’il y a eu plusieurs jours sans courrier, à cause de la grève.

– Je n’ai fait grève que 3 jours.

            « Que 3 jours »…

– Cette grève de la Poste m’a pénalisé dans mon travail, et personne ne s’en est soucié.

– Mais si ! On pensait à vous !

– Vous pensiez à moi pendant la grève ?

– Oui, enfin, je veux dire, on fait ça aussi pour les usagers, ça concerne tout le monde.

– Écoutez, je vous remercie, mais ne vous mettez plus en grève pour moi, je préfère me débrouiller autrement pour régler mes problèmes.

Il hésita. Il avait envie d’argumenter. Mais il dut se rendre compte qu’on sortait du sujet. Il s’agissait de vendre un calendrier, pas de convaincre un connard fasciste du bienfait de la grève.

– Bon. Donc c’est non ?

– C’est non pour un calendrier.

            Il renfourna dans sa sacoche ses rectangles cartonnés, immuables depuis des décennies.

– Bon, au revoir alors, me dit-il.

– Au revoir et bon Noël, répondis-je.

            Il était à la moitié de l’escalier quand il se retourna et me lança :

– Je ne vous cache pas que je suis déçu.

– Je suis désolé de vous avoir perturbé. Ça n’a rien de personnel.

Perturbé me semblait le mot adapté à cet homme, et ce n’était pas lié à mon refus de lui donner 6 €.

Ainsi évitai-je cette année-là d’agir contre mes convictions. Certes, il m’avait fallu un prétexte pour décliner une offre qui appelait de toute façon une réponse négative. Je verrais les années suivantes si je trouvais la force de dire non à tout fonctionnaire proposant un calendrier.

En tout cas, je vis vite les conséquences de mes rebellions. Je m’attendais à de la mauvaise humeur et à des visages fermés quand je les croiserais. Pas à des interruptions et altérations du service public dont étaient les agents ces quémandeurs de Noël que j’avais éconduits, qui tous se vengèrent dès le premier trimestre de la nouvelle année.

C’est l’éboueur qui agit en premier. Avant même le 31 janvier, au soir de la journée de passage des camions du Sirtom, je trouvai une de mes deux poubelles renversée. Certes, elle avait été vidée, mais couchée ou jetée sur la chaussée. La semaine suivante, la jaune et la marron étaient debout, mais à dix mètres de l’endroit où je les avais posées le matin, devant un petit immeuble où je n’habitais pas. Sept jours plus tard, le couvercle marron était déboîté. Il ne se passa rien de plus les semaines suivantes, du moins le croyais-je, jusqu’à ce que la voisine m’interpelle en me demandant si elle pourrait récupérer son conteneur. Comme je ne comprenais pas, elle me montra l’adresse sur celui qu’elle tenait devant elle : c’était la mienne. Nos deux bacs avaient été intervertis. Je me hâtai d’ouvrir le garage pour procéder à l’échange, car la femme semblait considérer que j’étais responsable de ce qui ne lui semblait pas drôle.

Je rentrai chez moi décidé à mettre le hola. Sur une feuille, j’inscrivis au marqueur le message suivant : « À la prochaine faute volontaire, il y aura rapport au président du Sirtom. Sur les faits (photos à l’appui), et la raison des faits (tes magouilles avec les calendriers). Fais bien gaffe, connard ». C’est ce texte que je scotchai sur le couvercle de la poubelle jaune, afin qu’il fût lu. Il dut l’être, au moins par l’éboueur, car je ne retrouvai pas le papier sur la poubelle, parfaitement remise en place avec sa petite sœur, comme au bon vieux temps.

Je compris que le facteur se vengeait lui aussi, en déposant deux fois en un mois le vendredi l’hebdomadaire auquel j’étais abonné, alors que je le recevais invariablement le mercredi depuis douze ans. Peu après, alors que j’attendais un chèque qui ne venait pas et que le client me garantissait avoir expédié, je regardai la date du cachet postal quand je le reçus enfin. Il remontait à cinq jours. Certes, le timbre était vert, mais tout de même : le client et moi habitions dans la même agglomération. Enfin, je ne vis pas arriver une grande enveloppe qui contenait des documents sur lesquels je devais travailler. L’expéditeur que j’appelai me certifia l’avoir envoyée l’avant avant-veille, au tarif urgent. Ce que je constatai quatre jours plus tard, quand je réceptionnai finalement le kraft A4 tant attendu.

Le préposé perturbé procédait donc à de la rétention de courrier. Comment ramener ce malade si ce n’est à la raison, au moins à l’accomplissement de sa mission ? Je décidai de lui parler, ou plutôt de lui faire peur. Un matin où j’étais à la maison, je me mis à le guetter sur le coup de 10 heures, moment habituel de son passage. Lorsque je l’aperçus au bout de la rue, je sortis et m’accroupis derrière un des piliers encadrant le portillon, dans lequel était insérée la boîte aux lettres. Quand il se présenta devant elle, je me levai soudain, saisis le facteur par son blouson bleu et jaune et le ramenai à moi. Le portillon nous séparait, mais je n’étais pas loin de le décoller du sol. Il se raidit et eut aussitôt du mal à respirer.

– Alors, tu abuses de ton petit pouvoir parce qu’on ne t’a pas acheté un de tes calendriers ? Tu emmerdes ceux qui bossent parce qu’ils ne t’ont pas graissé la patte ? Fais bien gaffe, connard ! S’il y a encore le moindre jour de retard pour une revue ou pour une lettre, je te rentre la tête dans la boîte et je vais prévenir ta direction de tes fautes graves. Et cette fois, tu auras de bonnes raisons d’être déçu. Pigé ?

Je le reposai. Il ne trouva rien de mieux que de s’étrangler et de se plier en deux.

– Donne-moi le courrier du jour, vite !

            Toujours éructant et courbé, il me tendit mon courrier, que, bizarrement, il n’avait pas lâché tandis que je le secouais.

– Dégage, maintenant. Casse-toi.

            Je n’étais pas du genre belliqueux, et je me surpris moi-même de la manière dont j’avais réglé cette affaire, efficace là aussi, puisque le courrier se remit à arriver dans des délais raisonnables et habituels.

            Restait le pompier. Allais-je subir les foudres de celui qui n’admettait pas qu’on donne son avis sur le droit de grève, surtout quand cet avis était suivi de quelques euros en moins pour sa poche ?

            Eh bien oui. C’était le 1er mars. Après quinze jours de gel et une vague de froid comme on n’en avait pas vue depuis longtemps, vint le redoux. De nombreuses tuyauteries gardant de l’eau qui dégelait cédèrent à ce moment-là. Ce fut le cas dans mon garage, ce dont je ne m’aperçus qu’à 12 h 30 (encore une chance que je n’ai pas été en déplacement ce jour). Non seulement le garage était inondé, mais en plus l’eau avait gagné tout le rez-de-chaussée. Je coupai l’eau, l’électricité, composai le 18.

            Mais aucun pimpon ne se fit entendre et aucun véhicule rouge n’apparut. Au bout d’un quart d’heure, de l’eau jusqu’aux chevilles et trempé jusqu’aux genoux, je rappelai. Je savais que je tombais sur un centre de traitement de l’alerte, qui recevait les appels d’urgence au niveau départemental.

– On a transmis tout de suite, me dit la réceptionniste. Je relance, au cas où.

            Ils arrivèrent au bout de dix minutes supplémentaires, sans se presser. Trois hommes descendirent du camion, dont mon guignol de décembre. Comme je faisais remarquer la demi-heure entre mon appel et leur venue, un de ses collègues répondit :

– Il y a plein de gens dans votre cas. Ça a pété de partout ce matin.

            Ils mirent du temps à évacuer l’eau. Le vendeur de calendrier ne me jeta pas un regard, ne m’adressa pas un mot, mais pompa et racla avec une lenteur difficilement supportable et sans se départir d’un mauvais sourire. Le fumier, me dis-je. Alors, à un moment où ils étaient tous les trois dans le garage, je déclarai en regardant celui qui avait l’air le chef mais de manière à ce que chacun entende :

– Vous savez pourquoi vous avez mis 28 minutes à venir ? Pourquoi il a fallu que je rappelle le 18 au bout d’un quart d’heure ? Pourquoi vous agissez ici avec un manque de compétence évident ?

– Oh là ! C’est grave ce que vous dites. Il faut vous calmer.

– Je suis calme. Mais c’est vous qui bientôt ne le serez plus. Car je vais aller voir votre commandant, et M. Barcadi, votre élu à la mairie. Je vais lui parler de vos agissements et de la raison de ces agissements : le fait que je n’ai pas acheté un calendrier à ce monsieur. Ce qui veut dire que vous faites dépendre votre travail de l’argent qu’on vous donne ou pas en plus de votre salaire. Vous savez comment ça s’appelle ?

            Seul le chef s’était arrêté de travailler, les deux autres continuant à manier de gros tuyaux aspirants. Je remarquai cependant que l’ironie sur le visage de mon vendeur  s’était transformée en morgue, tout aussi désagréable.

– Vous vous faites un film, reprit le chef.

            Avant que je réponde, le vendeur desserra un poil les dents pour lâcher, sans me regarder :

– Vous n’avez pas de preuves.

            Ce à quoi je rétorquai :

– J’en ai, et vous venez de m’en donner une supplémentaire.

            La fin de l’opération se déroula dans un silence de plomb. Il faut dire que je montai à l’étage et les laissai terminer. Quand ils eurent fini, le chef m’appela. Je le trouvai seul, les deux autres s’affairaient à l’arrière du camion.

– Voilà, on a fait ce qu’on pouvait. Vous devriez appeler EDF.

– Ok.

– Et pour ce que vous avez dit tout à l’heure, excusez-nous, on est un peu à cran en ce moment. Y’a beaucoup de travail et l’ambiance est pas terrible en interne. Ça peut expliquer des choses…

            Je le regardai. Il avait l’air sincère, légèrement abattu.

– Je comprends, dis-je, sans préciser davantage.

            Je n’eus pas l’occasion de rappeler les pompiers au cours des mois qui suivirent, et ne pus vérifier si ma menace avait porté. Vu les réactions, je considérai que oui.

            À la fin de cette année riche en mises au point – la déloyauté devenait la règle et il fallait se battre pour tout désormais –, je m’étais aguerri. J’étais prêt à refuser d’acheter les calendriers, sans me justifier devant ces mal habitués. Mais je n’eus pas à le faire : ils ne sonnèrent plus jamais à la maison.



29 novembre 2019

Des like, des love, des larmes

         Aurore savait que c’était dangereux, toutes ces publications. Pas à cause de leur contenu – qu’est-ce que ça pouvait faire qu’on la voie en maillot ou qu’elle montre ses filles ? –, mais parce qu’elle devenait dépendante des like. Sûr qu’elle était accroc. Elle devait le reconnaître.

            Après un post, elle attendait une heure ou deux, et puis elle regardait. 30, 50, 80, 100, 150… Elle passait parfois les 200, quand elle était particulièrement canon, ou particulièrement maman. Les gens kiffaient autant les gosses que les seins. Bizarre. Quand elle changeait sa photo de profil, elle taquinait les 300. Son record était à 364 (159 like, 126 love, 79 Waouh), pour un selfie bateau, elle cheveux au vent sur le premier étage de la Tour Eiffel, avec Paris en fond à la tombée du soir. La lumière peut-être, ou son décolleté.

            364 sur 1037 amis, ça faisait pas tant que ça, en fait. À peine un tiers. Ils étaient où les autres ? Ils l’aimaient pas ? Ils la trouvaient pas jolie ? Les fidèles se limitaient à une quarantaine ; ils auraient liké une photo de pâté pour chiens si c’était elle qui l’avait publiée. Mais 40 sur 1037, c’était humiliant, non ? Et on appelait ça des amis ?

            Ce qui l’angoissait encore plus, c’est la rapidité avec laquelle on tombait dans l’oubli. Passé 24 heures, 36 maxi, c’était mort. Plus personne ne voyait ce qu’on avait publié. C’est pour ça qu’il fallait y revenir, souvent, si on voulait exister. Un réseau, ça s’entretient. Même après un buzz, faut pas laisser refroidir, sinon on croit que tu te la pètes.

            Aurore abusait pas. Genre, 3 ou 4 posts par semaine. Sauf des moments délire, où elle pouvait en balancer une demi-douzaine dans la soirée, quand elle sentait que ça prenait et que y’avait du répondant. Mais ça, ça comptait pas.

            Alors ces fois où elle se chopait même pas 50 like pour une photo et un bout de texte, ça la déprimait carrément. L’ingratitude, putain…

            Un soir, en balayant son fil, elle aperçut une publication postée « à l’instant ». Sous la photo en gros plan d’un flingue pointé sur le lecteur, était écrit : « Celui-là, vous allez peut-être l’aimer, mais ce sera trop tard : je serai morte ». C’était une certaine Morgane Balzi, une fille qu’elle connaissait pas, mais qu’elle avait dû demander en amie, au début, quand elle voulait étoffer sa liste. Elle apercevait ses trucs de temps en temps, mais jamais elle en avait liké un. C’était rare qu’Aurore s’arrête pour liker quelque chose ; tout ce nombrilisme…

            Sans réfléchir, à l’instinct, elle commenta : « Fais pas ça ». D’autres commentaires apparurent ensuite : « Ta le blues, sa arive, craq pas ». « C’est vrai qu’on prent pas le temps de regardé ce que font les autres, c con. Mais te tire pas une balle pour sa ». « Ta raison de nous alertés, on est tous égoïstes. Courage, on et avec toi… » Une heure après, Morgane avait 45 commentaires, 63 like, 59 love et 36 larmes. Le lendemain matin, 72 commentaires, 106 like, 102 love et 62 larmes.

Le lendemain soir, une autre publication apparut en provenance du compte de Morgane : « Je suis la maman de Morgane. Merci pour vos like et vos commentaires, mais Morgane avait raison : c’est trop tard. Si vous aviez liké une fois de temps en temps ce que publiait Morgane – elle-même likait toutes sortes de messages – elle n’aurait pas sauté par la fenêtre hier soir. Si vous voulez lui rendre hommage, réfléchissez à votre comportement sur ces réseaux où vous êtes bien peu sociaux ».

          Aurore demeura un moment devant ce message. Elle était consternée. Car concernée. Sûr qu’elle était visée. D’abord par Morgane, ensuite par sa mère. Pas une seule fois elle avait liké Morgane, alors que Morgane l’avait likée, et même lovée, plein de fois. Mon Dieu, Morgane s’était tuée… Aurore sentit les larmes, des vraies, venir à ses yeux. Qu’est-ce qu’elle avait fait, putain ? Ou plutôt jamais fait ? Jamais un like à une fille sympa, qui demandait pourtant pas grand-chose. C’était impardonnable.            

           C’est pendant la nuit qu’elle trouva ce qu’elle allait faire : liker au moins dix trucs chaque fois qu’elle en publierait un. Et prendre le temps de regarder la photo ou la vidéo et de lire le texte s’il y en avait. 1 pour 10, ce serait le tarif.

           Aurore exécuta sa punition pendant un mois. Mais elle était si mal au bout de ce mois qu’elle prit une décision radicale : elle ferma son compte Facebook. Un autre mois plus tard, elle allait mieux ; elle s'était donné une chance de découvrir les vertus de l’altruisme et de l’oubli de soi.



22 novembre 2019

Titiller le hasard

           – Au-delà d’un certain âge, c’est foutu pour les femmes, dit-elle.

– Quelle idée ! rétorqua-t-il.

– Ne faites pas l’innocent. Vous savez ce que je veux dire. Ne jouez pas au psychologue positif.

– Loin de moi l’idée de jouer à l’innocent ou au psy. Mais permettez-moi d’être convaincu de deux choses : un il n’est jamais trop tard, deux il n’y a pas d’âge pour l’amour.

– Après 50 ans, une femme n’a plus aucune chance. Osez me dire le contraire !

– J’ose. Sans hésiter. Vous associez, et donc limitez, l’amour à la fertilité. Autrement dit, après la ménopause, point de salut.

– Disons qu’après ce cap fatidique, certaines choses ne sont plus possibles.

– Pas l’amour en tout cas, et pas la sexualité non plus. Nous sommes au XXIe siècle, Nathalie, et il est déjà bien entamé. Ces trois choses qui étaient liées – la reproduction, la sexualité, l’amour – sont dissociables aujourd’hui. Pas obligatoirement dissociées – un jeune couple avec un bébé associe encore les trois – mais indépendantes l’une de l’autre. On peut aimer sans reproduire, on peut – pardon pour l'affreux mot quand il est un verbe – baiser sans reproduire, on peut aimer sans baiser.

– Et baiser sans aimer…

– Oui, et cela est triste.

– Quand on aime, on a envie de manifester son amour, de baiser comme vous dites. Ce doit être terrible de ne plus pouvoir associer les deux.

– Mais on peut très bien ! Il y a mille façons de faire l’amour. D’autant que la médecine, pour les hommes comme pour les femmes, donne aujourd’hui des possibilités renouvelées d’accomplissement de la sexualité.

– C’est pas pareil…

– Comment ça, c’est pas pareil ? Vous oubliez que nos critères, nos besoins, nos exigences, évoluent avec le temps.

– On a les désirs de son corps, c’est ça ? Je ne crois pas. C’est beau à entendre, c’est rassurant de se le dire, mais ce n’est pas exact. La plupart des gens ont des désirs qu’ils n’arrivent pas à assouvir.

– Un point pour vous. Il n’empêche que, pour rester sur notre sujet, quand une personne de 65 ans rencontre une personne de 65 ans et qu’elles se plaisent, elles trouvent les moyens d’accorder, donc de satisfaire, leurs désirs.     

– Vous avez des exemples ?

– Plein. Madeleine Tessi, Grenoble dans les années 80. Militante d’une association humanitaire, 15 ans de solitude après la mort de son mari. À 71 ans, elle sympathise avec un voisin de quartier qui l’invite pour un apéritif, puis pour un dîner, puis pour un week-end. Elle a fini par s’installer chez lui, et croyez-moi, les visages rayonnants de ces deux-là montraient mieux que tous les mots l’harmonie qu’il avaient trouvée.

– Belle exception… 

– Janine Frechinos, 59 ans, a quitté le mari avec qui elle s’ennuyait à Lyon pour partir en Provence. Après deux hivers seule à travailler son miel et ses lavandes, elle rencontre, sur le marché de son patelin, un vendeur de fruits et légumes, plus jeune qu’elle de 6 ans. Ils filent le parfait amour. Ils se sont installés ensemble et ont monté une société de production et commercialisation de produits biologiques qui marche du feu de dieu.

– C’est toujours l’homme qui vient au secours de la femme ?

– Oh, que non. C’est de toute façon un secours mutuel. François Loupiot, agriculteur, quitté par sa femme vingt ans plus tôt, se met à prendre des cours de danse à 60 ans après avoir vu un reportage à la télé, dans le but de rencontrer l’âme sœur. Il lui a certes fallu attendre d’être au niveau 3 pour rencontrer Pauline, mais il ne se sont plus lâchés depuis et ils valsent tous les jours sans interruption.

– Ça ne fait que trois cas…

– … Solange Beaudrier, 83 ans, affublé d’un mari mal assorti. A rencontré lors d’un dîner 25 ans plus tôt l’homme dont elle rêvait. Elle l’a dit à l’homme, l’a dit à son mari, qu’elle n’a pas quitté, car il accepte cette relation extra-conjugale – un week-end par mois avec son amant – qui embellit sa vie, lui donne l’envie de s’engager dans plusieurs associations et relativise les pesanteurs de sa vie de couple.

– Ok, ok…

– Attendez, une dernière, car elle est plus proche de vous. Catherine, 48 ans, mariée, deux enfants, responsable des ventes dans une grande surface de bricolage. Épuisée par son travail, quittée par son mari trois ans plus tôt, lâchée par ses enfants éloignés… Pas jolie, je précise. Lors d’un séminaire d’entreprise où on lui impose un objectif encore plus difficile à atteindre et une encore plus grande rigueur avec ses équipes, elle craque, dit ce qu’elle a sur le cœur, insulte le manager et quitte la réunion. Dans la semaine qui suit, elle est convoquée à l’entretien préalable puis licenciée pour faute lourde. Après quelques jours d’abattement, elle se rend compte qu’elle ne se sent pas si mal. À la demande de Pôle Emploi, elle participe à une réunion de discussion avec d’autres cadres licenciés. Là, elle rencontre Gérard, viré de son entreprise de téléphonie à cause de son âge, 55 ans. Ils parlent, sont dans un tel état de dépit l’un et l’autre qu’ils ne pensent ni à l’amour ni au sexe. Au fil des séances de discussion, ils s’aperçoivent quand même qu’ils ont du plaisir à parler ensemble, et ils se rendent compte qu’ils ont des points de vue convergents sur pas mal de questions. Eh bien aujourd’hui, ils ont repris ensemble une vieille ferme dans la Creuse, qu’ils ont transformée eux-mêmes en gîtes et chambres d’hôtes. Ils sont heureux comme jamais. 

– Ça va peut-être pas durer…

– Que ça dure ou pas n’a aucune importance, Nathalie. C’est précisément la durée qui épuise les gens et les choses. C’est la qualité qui compte. D’ailleurs, Catherine, la dernière dont je vous ai parlé, m’a dit un jour : « Même si on se plante, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée dans ma vie ».

– Vous exagérez pas un peu, là ?

– Croix de bois croix de fer… Je n’exagère pas, je sous-estime. On sous-estime les capacités de l’amour et les possibilités du corps, cerveau compris.

– Vous auriez un truc pour m’aider à y croire ?

– Plein. D’abord, pensez à ce que nous venons de dire, aux exemples que je vous ai donnés. Ensuite, allez en chercher d’autres, dans les livres, autour de vous, au hasard d’une balade. Voyez les gens qui ont surmonté des malheurs, échappé à des périls. Non pas pour les imiter, au contraire pour voir que chaque vie est unique, imprévisible, pleine de rebondissements.

– Ma vie est banale à pleurer.

– Parce que vous la jugez sur des critères télévisuels, publicitaires, qui vous font croire que l’existence est une partie de rigolade et qu’on peut vivre dans le luxe et les loisirs. Dès que vous êtes dans la comparaison, Nathalie, dès que vous vous évaluez par rapport à quelqu’un d’autre, vous prenez le risque de la souffrance et de la perte de confiance. La vie n’a aucun sens, la malchance ça existe, la chance aussi. La seule attitude que nous pouvons adopter est de marcher tant que nous pouvons, de chercher le beau et le bon, de lancer des bouteilles dans les directions qui nous intéressent, sans pour autant attendre trop des autres. Il n’y a aucun destin, Nathalie, il n’y a que le hasard. Et ça vaut le coup de le titiller. Personne n’écrit nos vies à l’avance. Personne ne sait où vont se produire les collisions, les rencontres, les catastrophes, les maladies, les opportunités… Mais tout est possible, jusqu’au bout.



15 novembre 2019

Nadia et le manchot

           Je sirotais avec Nadia dans une brasserie. C’était la cinquième fois qu’on se voyait depuis un an. On hésitait, l’un et l’autre. Elle avait deux enfants en bas âge, j’étais un cheval de retour, généreux, encore fougueux, mais peu fiable. Ce dimanche, je m’étais décidé : on se lance, je ne lui promets pas monts et merveilles, mais je joue le truc à fond pendant 3 à 6 mois, ça lui redonne confiance et elle me plaque juste quand je commence à me lasser. C’est un truc que j’avais fini par maîtriser pas trop mal : me faire quitter au moment adéquat.

On s’était retrouvés à 11 h 30, un horaire un peu bizarre, qui tenait à ses enfants et à mes déplacements. Elle était splendide : une robe en laine blanche qui moulait des rondeurs affolantes, des bas noirs satinés, des bottines en cuir, un maquillage parfait.

Nous finissions nos flutes dans un coin, l’art de la séduction fonctionnait à plein, et il me semblait assez clair qu’elle avait pris la même résolution que moi. C’est alors que je vis ses yeux se figer sur un point derrière moi, au centre de la brasserie, qui avait commencé à se remplir. Je grimaçai un visage interrogatif.

– Regarde, me dit-elle en jouant du menton.

Je me retournai. Il me sembla que le point fixé était un vieux bonhomme mangeant seul à une table. Je regardai alentour, mais ne vis rien de spécial. Je remis mon visage face à elle. Elle me regardait à peine.

– T’as vu comment il tient sa fourchette ?

            Je fronçai les sourcils, et me tournai derechef. Là, je compris. Le type mangeait… avec ses pieds. Il n’avait plus de bras, et il avait transformé son pied gauche en main. Il tenait sa fourchette entre ses orteils, attrapait ce qu’il voulait dans son assiette et portait ce qu’il avait piqué à sa bouche. Je le regardai répéter l’opération plusieurs fois, médusé. Par terre, il y avait une pantoufle, dans laquelle il reposait son pied de temps en temps.

– Incroyable, dis-je en me retournant.

            Ce fut si incroyable qu'à partir de ce moment Nadia se désintéressa de moi. Elle ne m’écouta plus que d’une oreille, se mit à répondre à côté, m’obligea à me retourner encore trois fois pour voir le type siffler son ballon de rouge sans en renverser une goutte, déguster des profiteroles sans problèmes, et tirer son portefeuille aussi facilement qu’un pickpocket.

            Nous nous sommes levés. J’ai été payer. Rangeant ma carte et le ticket, je vis Nadia en grande conversation avec le manchot, qu’elle félicitait et interrogeait.

            Elle a fini par le laisser et nous sommes sortis. Je devais y aller, 300 kilomètres de route m’attendaient. Je l’ai raccompagnée jusqu’à sa voiture. J’allais l’embrasser sur les lèvres, mais elle a tourné la tête.

– À bientôt. On s’appelle.

            On s’appelle… Le truc qui tue.



8 novembre 2019

Le discours

           Il sentit le craquement au milieu des marches qui le menaient à l’estrade. C’était cérébral, mais la douleur se manifesta au niveau du cœur. Quelque chose avait rompu ; un poids tomba dans la partie gauche de sa poitrine. Il fut déséquilibré, dut s’accrocher à la rampe et s’arrêter.
– Ça va, Monsieur le Député ?
           Il leva la main, à la fois pour dire que ça allait et demander un répit. Il était arrêté, pourtant il réfléchissait, ou tentait de réfléchir. Tout était prévu, réglé, son équipe faisait du bon boulot. Le discours était posé sur le pupitre, et il le connaissait par cœur, depuis le temps. D’ailleurs il s’en éloignait souvent, selon son humeur et celle de l’assistance. Il savait sentir une salle, adapter son ton et ses propos. La dynamique de campagne était bonne ; malgré le dégagisme, sa réélection était jugée probable.
         Oui, mais voilà, ce qui pliait depuis longtemps venait de craquer. Ce qui pliait depuis longtemps et qui venait de craquer était le plus indispensable des carburants, en politique comme dans toute action humaine : la volonté. « Bon sang, pas maintenant… »
       L’atmosphère était électrique. La salle avait été chauffée. Le maire de la ville qui le recevait terminait son speech. Les applaudissements crépitèrent. L’animateur allait reprendre le micro et l’annoncer lui, Jean-François Formon, le clou de la soirée. Mais le clou de la soirée était mal, très mal. Le clou de la soirée était planté dans son cœur.
– Voici venu, chers amis, le moment d’écouter notre leader à tous ! À la fois jeune et expérimenté, réaliste et convaincu, visionnaire et pragmatique !…
      « Réaliste et convaincu, visionnaire et pragmatique »… Qu’est-ce que c’était que ces conneries ? Ces oxymores insipides, ce modèle de langue de bois… C’était lui, ça ? Oui,  c’était lui. Il avait validé les mots, les formules. Et voilà que quelque chose avait craqué qui lui rendait ces mots à peine supportables.
–  … Il est l’espoir de notre circonscription, de notre région, de notre pays !
        Les acclamations lui faisaient mal. Ces gens s’abêtissaient. À cause de lui.
– … Oui… Oui, chers amis… Il mérite ce tonnerre d’applaudissements. 
          Ces milliers de voix qui criaient et de mains qui claquaient, elles étaient à quelques mètres, pourtant il lui sembla qu’il ne les percevait qu’à travers un filtre. Que se passait-il, bon sang ?
– J’ai le grand honneur et l’immense plaisir de laisser la place à notre chef bien-aimé : Jean !… François !… Formonnnnnn !!!!…
         Tandis que la salle exultait au son d’une musique tonitruante, il réussit à gravir les dernières marches. À peine eut-il mis un pied sur la scène que les projecteurs l’assaillirent. Il fallait sourire ! Il fallait marcher plus vite ! Il fallait avoir l’air heureux ! Impossible. Il n’y arrivait pas. Tant pis. Au moins parvint-il à atteindre le pupitre. Malgré les lampes qui l’éblouissaient, il apercevait des silhouettes et des visages qui semblaient en transe. N’avaient-ils encore rien remarqué ? Des milliers de regards étaient braqués sur lui, mais il avait envie de fermer les yeux. Le mieux était d’y aller tout de suite, et d’abréger.
– Mesdames, Messieurs…
      D’habitude, il commençait par les huiles, présidents, maires, conseillers, préfets et représentants de l’État, tous ces individus dont il était d’usage de citer les fonctions. Mais là, ça lui parut une corvée irréalisable, et surtout grotesque. Il savait cependant qu’il allait choquer, susciter des interrogations inquiètes.
– Chers amis…
          Par cette adresse, il englobait toutes les personnes présentes, acquises à sa cause, leur donnant l’illusion qu’elles et lui étaient proches. Cette fois cependant, il avait parlé d’un ton si las et si peu chaleureux qu’il doutait de l’effet produit. Il voyait le texte du discours, imprimé en gros caractères, incliné de bonne manière sur le pupitre. S’il était fatigué, il n’avait qu’à le lire en y mettant un peu de conviction, cela suffirait. Ses « amis » ne lui demandaient qu’une voix et un visage déterminés. Mais il sentit qu’il serait incapable de la tonalité nécessaire. La cassure interne qui s’était produite deux minutes plus tôt avait modifié la donne. Ce qu’il refoulait depuis longtemps avait franchi les digues qu’il avait dressées, envahissant son cerveau et annihilant sa volonté. Il n’était plus le même homme.
            Il n’avait aucune idée de ce qu’il allait dire, mais il tourna les feuilles du discours pour les rendre invisibles et regarda la caverne devant lui.
– Merci… mes amis… de votre… si bon accueil. C’est réconfortant… Je ressens aujourd’hui une exigence… de vérité…
            Un tonnerre d’applaudissements retentit, qui lui fit mal. S’ils savaient, pensa-t-il.
– Je mesure l’importance de ce que je vais vous dire. C’est pourquoi, au risque de vous surprendre, je vais vous parler sans détour.
            Applaudissements encore, cris de joie. Il voyait des reflets, quelques lueurs au milieu des ombres, des silhouettes par-ci par-là. Ses yeux petit à petit s’accoutumaient.
– Je dirai pour commencer que la démocratie touche à sa fin, dans notre pays comme dans d’autres, mais particulièrement dans notre pays.
            Quelques cris isolés, une poignée d’applaudissements.
– Qu’était-ce que la démocratie ? Des élus du peuple qui, à différents niveaux, local et national, tiraient de leur mandat le pouvoir de trouver des solutions aux problèmes qui se posaient aux habitants d’un territoire. Or, aujourd’hui, les habitants de ce territoire ne font plus font confiance aux personnes qu’ils élisent…        
            Des cris montèrent de la salle :
– À toi on te fait confiance !
– Si !
           Il entendit même :
– Nous, on t’aime !
            Sans sourire, il reprit :
– Merci, chers amis. Mais vous voyez ce que je veux dire. Le populisme, cette défiance vis-à-vis des politiques, la montée de la haine, la disparition de la vérité, le non-respect de l’élection…
           Il perçut la rumeur, et il lui sembla qu’elle ondulait, tournait autour de la salle.
– Attendez… Je vais préciser. Un parlementaire et un président sont élus pour 5 ans, mais les gens n’en tiennent plus compte. Dès qu’une décision ne leur plait pas, ils en contestent la légitimité, par des manifestations, des violences, des blocages, de la désobéissance… Ils veulent être écoutés, entendus, et ces mots sont des euphémismes : ils veulent que le gouvernement cède, revienne sur ce qui a été décidé. C’est la foule qui décide, l’émotion, l’opinion à un instant t… Mais si on ne laisse pas ceux qui ont été élus agir, comment fait-on ? Un gouvernement ne peut pas limiter son action au maintien de l’ordre ! Il a des services publics à garantir, des évolutions à prendre en compte, des problèmes nouveaux à résoudre, des orientations à donner, des choix à opérer… Si l’on considère que n’importe qui sait ce qui est bon pour le pays aussi bien que des hommes et des femmes expérimentées qui s’appuient sur des expertises et des connaissances, alors plus rien n’est possible.
            Cette fois, le silence apparut. Et 3 500 personnes en silence, ça fait du bruit. Il se sentait toujours aussi sombre, mais il peinait moins trouver ses mots. Il y vit le signe qu’« il fallait que ça sorte ».
– Une autre condition de la démocratie a disparu : l’intelligence, ou plutôt la volonté d’être intelligent, de se baser sur l’intelligence pour penser. Partir de faits observables, les analyser, les corréler, en tirer des indications, une vision, et proposer une politique en conséquence… Les faits ne sont plus acceptés comme une base, proposer un chemin en fonction des faits et de cette vision n’est plus une manière de faire de la politique. Aujourd’hui, les politiques se contentent d’essayer de répondre à des demandes, c’est-à-dire à des mouvements d’opinion, bien sûr contradictoires.
Qu’est-ce qui a conduit à la fin des privilèges et à la démocratie ? Les Lumières. Rousseau, Montesquieu, Voltaire, Diderot, d’Alembert, Condorcet. Et avant eux, Descartes et Pascal. Des hommes éclairés qui cherchaient le bien commun. Qui mettaient en avant la raison, l’intelligence. Et l’on avait confiance en cette intelligence, elle était une valeur reconnue. 2000 ans plus tôt, à Athènes, Socrate, Platon et Aristote, étaient eux aussi respectés par les citoyens, qui s’en remettaient à ces grands esprits pour progresser.
Aujourd’hui, tout savoir est discrédité, tout responsable politique, économique, intellectuel, est conspué, contesté par des individus qui, à partir d’une vidéo sur Facebook, prétendent en savoir autant que des spécialistes avec des années de travail et d’expérience. La vérité est réfutée, au mieux on accepte des vérités, donc des mensonges.
       Bon Dieu, se dit-il… Où est-ce que je vais ? Il tenta de voir les expressions sur les visages, de percevoir les paroles montant de la caverne. Il ne perçut que des souffles et des ondulations inquiétantes. Ils doivent être méchamment surpris, pensa-t-il. Cependant, une chose était en train de changer par rapport au début de son intervention : il ne craignait plus de parler. Il lui sembla qu’il avait des choses à dire. Il fallait que ça sorte.
– Le mouvement des gilets jaunes a été l’agrégateur et l’accélérateur de tendances mortifères pour la démocratie. Les acteurs, et bien plus encore les sympathisants du mouvement (qui ont été jusqu’à 80 % de la population), ont entériné la disparition de nombreuses libertés fondamentales, issues de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, bases de la démocratie qui ont inspiré de nombreux peuples à travers le monde.
Dans de nombreuses villes de France, on ne circule plus librement. Les rues du centre sont envahies, le passage à certains ronds-points dépend des miliciens qui en ont pris possession, les transports en commun sont arrêtés les samedi après-midi, les déplacements sont difficiles.
            L’assistance ne s’autorisait pas la consternation. C’est le héros qui parlait, il était impossible que ses propos ne fussent pas sensés. On ne pouvait qu’être d’accord avec lui, puisqu’on l’avait toujours été. Certes, il prenait un itinéraire surprenant, il avait un ton très inhabituel, mais il savait ce qu’il faisait. Sans doute avait-il décidé d’accomplir un détour, ou un long préambule, avant de galvaniser ses militants comme il savait si bien le faire. Il fallait lui faire confiance.
– Allez !…
– Jean-François !…
– On est avec toi !
            Ces cris sporadiques recelaient un espoir qu’on ne voulait pas qu’il déçoive.
– Outre la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre est elle aussi remise en cause. Les commerçants, les travailleurs indépendants, les professionnels libéraux, les petites entreprises, subissent de plein fouet les blocages et les violences des salariés et retraités qui manifestent. Les protégés qui manifestent pour avoir encore plus se fichent du sort de ceux qui n’ont pas leurs privilèges, l’égoïsme est tout-puissant. La presse et l’opinion font passer ces fossoyeurs de l’économie pour des victimes et les politiques leur lâchent des milliards qui ne les satisfont pas.
            On entendit des toux, des raclements de gorge, des grognements, signes que ces propos irritaient.
– L’ordre public n’est pas davantage respecté. Chaque semaine, quelques milliers de personnes provoquent la police jusqu’à ce qu’elle soit obligée d’intervenir. Des gilets jaunes, des drapeaux rouges et des blousons noirs cassent, des commerces, des bâtiments, des voitures, du mobilier urbain, devant des milliers d’autres manifestants qui approuvent et des millions de téléspectateurs qui « comprennent ». Bien entendu, c’est la faute des policiers. La police française opprime le peuple, c’est bien connu.
         Les mouvements et les cris avaient disparu, remplacés par une rumeur sourde. Les banderoles ne s'agitaient plus. L’enthousiasme n’était plus possible. Ses propos étaient tellement différents de ce qu’il racontait d’habitude, tellement bizarres, tristes, négatifs.
– La liberté d’expression disparaît également. Ceux qui affichent une opinion différente de celle de la masse se font insulter sur les réseaux de la haine ou, pire encore, se voient privés de tout accès aux médias et aux institutions. La seule posture autorisée est celle que j’appellerai « du rebelle subventionné ». Il faut critiquer la main, autrement dit l’État, qui vous nourrit. Si vous ne critiquez pas la main, ou si vous ne voulez pas qu’elle vous nourrisse, alors vous êtes banni, car jugé dangereux. L’indépendance est proscrite, le contentement interdit.
Plus grave encore, c’est la liberté de conscience qui est menacée, avec la destruction de l’intelligence, conjuguée à l’avènement d’une société de la transparence. Puisque nous nous sommes livrés aux sociétés valorisant notre narcissisme, nous avons perdu l’intimité, celle du corps comme celle de l’esprit.
          Plus un seul applaudissement, pas le moindre encouragement. La réprobation apparaissait sur les visages. Les mains et les pieds s’agitaient.
        Lui ne se formalisait pas de l’ambiance qui tournait au vinaigre. Il était satisfait qu’ils intègrent le changement. Il ne savait pas trop où il allait, mais il était lancé, il avait retrouvé un peu d’énergie.
– Dans ce contexte, mes amis, combien dérisoires paraissent nos petits problèmes, de réfection, d’augmentation et de subventions… Quand un monument s’effondre, ça ne sert pas à grand-chose de décorer les murs et de laver le sol.
           « ça ne sert pas à grand-chose… ». Cette phrase contraria. Était-il en train de dire que la situation des gens ne comptait plus ? Il nous insulte ou quoi ?
– Je vous invite à une prise de conscience. L’heure est grave. Elle exige que chacun de nous oublie temporairement ses souhaits particuliers pour défendre la maison commune. Cela implique un esprit de responsabilité, de l’humilité, de la bienveillance. Cela implique de renoncer au toujours plus. Cela implique de repérer l’essentiel et de se concentrer sur cet essentiel. Arrêtons de demander, remercions. Cessons de critiquer, apprécions.
         Le bruit des pieds de chaises raclant le ciment s'intensifia, comme celui des tapements de pieds humains sur les gradins. Certains semblaient avoir du mal à tenir en place.
– Tel est le message que je lance ce soir. Unissons-nous, tous. Je ne me battrai pas contre d’autres candidats, pas contre le gouvernement, pas contre les élus locaux qui ne sont pas de mon bord, mais avec eux pour sauver notre pays. Et s’il faut pour cela renoncer à mon élection, j’y renoncerai bien volontiers.
            Il eut le malheur de rependre son souffle à ce moment et de boire un peu d’eau, alors que le mot « renoncer », répété, résonnait encore dans les oreilles. Dans le silence de la stupéfaction – on était venu soutenir un candidat, or il disait qu’on servait à rien et annonçait qu’il était prêt à renoncer – un sifflement se fit entendre. Le temps fut comme suspendu deux secondes, puis un deuxième sifflement survint.
           Il reprit :
– Quand je regarde en arrière les vingt années de vie politique qui m’ont conduit jusque-là, c’est un sentiment de gâchis qui domine.
            Nouveaux sifflets de la salle.
– Nous avons perdu trop de temps, dépensé trop d’argent pour des futilités. Nous avons flatté les bas instincts au lieu d’inviter les gens à reconnaître leur chance et à se dépasser, à la fois pour eux-mêmes, pour le bien commun et pour les générations futures.
            Aux sifflets, s’ajoutèrent des cris, ainsi que des interpellations peu amènes :
– Qu’est-ce qui t’arrive, Formon ?
– On n’a rien gâché, nous !
– Notre quotidien, c’est des futilités ?
            Des « hou » de défiance montèrent du fond de la salle. Les sifflets redoublèrent, même si quelques applaudissements réapparurent. Dernier baroud des inconditionnels, sans doute. Les gens se levaient, sautaient des gradins, bousculaient les chaises. La salle se divisait.
– Mes amis, je comprends votre impatience. Mais pour l’heure, le sauvetage du pays s’impose. Nous devons changer nos priorités, retrouver nos valeurs. Réfléchissez : qu’est-ce qui est important pour vous : avoir toujours plus d’objets ? Passer encore plus de temps à consommer ? Ne vivre que de loisirs ?
– Exactement ! hurla quelqu’un.
– Connard ! hurla un autre, et l’on ne sut à qui était adressée cette gracieuseté.
           Un indescriptible brouhaha s’ensuivit. On s’invectivait dans la salle. Quelques-uns quittaient leur place et se dirigeaient vers la sortie.
– Mes amis, je vous demande du calme. Respectons-nous, c’est la moindre des choses. Qu’est-ce que la démocratie si…
          Il fut coupé dans son élan par un drapeau dont la toile avait été roulée, qui passa comme une flèche 1 mètre sur sa gauche avant de se poser sur l’estrade. Un second suivit une trajectoire parallèle, de l’autre côté de l’estrade. Puis il y en eut un troisième. Ensuite, ce sont des tracts compactés en boules de papier qui jaillirent. Une finit par atteindre l’orateur ; dès lors d’autres le touchèrent également.
            Deux agents de sécurité s’approchèrent, mais il leur fit signe de rester à l’arrière.
– Mes amis, je regrette que…
            La hampe d’un drapeau l’atteignit à l’épaule et l’obligea à reculer. Les agents revinrent, accompagnés du maire qui le saisit par un bras et l’invita à reculer. Il regarda une dernière fois la salle devant lui d’où montait une colère généralisée. Tout le monde s’était levé, de nombreuses chaises étaient renversées, ceux qui partaient bousculaient ceux qui s’accrochaient, d’autres se disputaient sur place. Des personnes isolées restaient immobiles et le regardaient, lui. S’il avait pu voir le détail de leur visage, il aurait vu des expressions incrédules et des larmes dans les yeux. 
            Ses assistants, sa secrétaire particulière, le directeur de campagne, le maire, l’animateur de la soirée, les responsables municipaux, départementaux et régionaux du parti, divers militants et trois journalistes de la presse locale bouchonnaient autour de sa loge où on l’avait enfermé, alors que lui s’était dit « prêt à continuer la discussion sur le parvis » s’il le fallait.
– Il a pété un plomb !
– Il fait un burn out !
– On dirait qu’il est drogué.
            Les conjectures se résumaient à ces trois phrases qui revenaient en boucle sans pour autant expliquer l’inexplicable.
– Il faut prévenir sa femme.
– Si on l’emmenait aux urgences ?
            À ceux qui se glissaient dans sa loge, au compte-gouttes, il répétait la même antienne :
– Est-ce que vous comprenez ce que j’ai dit ?
            Il fallait gérer le malade, mais il fallait aussi gérer la foule. Le maire inquiet pour le mobilier comme pour la devanture de la salle demandait à chacun d’aller calmer les militants. Déjà, il avait rameuté tous les effectifs de la police municipale, soit 22 personnes. Il avait demandé aux agents de sécurité de prévenir leur responsable sur-le-champ. S’il avait su comment ça tournerait, il aurait prévu un pot pour détendre l’atmosphère, mais c’était trop tard. Et on ne pouvait pas inviter 3 500 personnes dans un bistrot.
            Non, ce fut une soirée noire, triste, perdue. L’élection aussi fut perdue, d’autant que le parti exclut son candidat avant même le premier tour du scrutin. Jean-François Formon ne voulut jamais regretter ses propos :
– J’ai été maladroit peut-être, mais j’ai été sincère. J’ai parlé avec mon cœur. J’ai pris conscience de l’impossibilité démocratique dans nos sociétés gavées de joujoux numériques, de publicités, de consommation. J’ai essayé de partager cette prise de conscience. C’est difficile, c’est normal que les gens n’aient pas compris tout de suite. Il faudra du temps pour changer les mentalités.
– Mais vous maintenant ? lui demandait-on. Puisque vous n’êtes plus à l’Assemblée, comment allez-vous changer les mentalités ?
– Je ne sais pas. Je crois que je n’ai plus le courage de faire de la politique. Du moins au sens traditionnel du terme. Le travail associatif, les projets constructifs, me paraissent des moyens plus adaptés. Je me donne quelques semaines pour me repositionner.
            Il se repositionna sans doute, mais nul ne s’en soucia. La démocratie fut emportée trois ans plus tard, quand un gouvernement démissionna sous le coup des violences qui causèrent pas moins de 750 morts dans différentes villes du pays. Régna alors une sombre anarchie, chacun choisissant de s’affranchir des règles qui ne lui convenaient pas.  L’économie s’effondra, la pauvreté augmenta, l’éducation devint impossible, la peur avait envahi le pays.
Jean-François Formon avait eu raison trop tôt, mais il était trop tard.



1er novembre 2019

Grimace sur le trottoir

           Il revenait à son bureau après avoir été s’asseoir dans un parc avec un sandwich. Il longeait le mur de la caserne, en face de l’hôpital.

À mi-chemin, deux hommes déchargeaient le coffre d’une voiture, d’où sortait également – de la voiture, pas du coffre – une femme avec un bébé. Il tourna la tête pour vérifier qu’aucun véhicule n’arrivait dans son dos et descendit sur le bord de la chaussée.

Il avait à peine passé la voiture qu’il entendit une interpellation :

– Hé, mec !

            Il se retourna, pas sûr que ce soit à lui que l’on s’adresse. Mais si. Un des deux hommes le fixait.

– C’est à moi que vous parlez ? demanda-t-il.

– Ouais, comme tu vois, répondit l’homme.

            Le tutoiement était en rapport avec le « Hé, mec ! », mais devait-il se laisser parler de la sorte ? Il hésita. Aussi bien le deuxième homme que la femme avec son bébé l’incitèrent à laisser passer le manque de respect.

– Pourquoi t’es descendu du trottoir avant de nous croiser ?

            Son interlocuteur était-il un con ?

– J’ai vu que vous étiez chargés, je ne voulais pas vous gêner.

            Il aurait dû partir, cette justification était déjà de trop, il s’en rendait compte maintenant, il n’aurait pas dû répondre à l’interpellation. Sa politesse lui jouait des tours.

            Le type le regardait avec un sourire mauvais. Les deux autres continuaient leur besogne autour des sacs et de l’enfant.

– Non, mec, c’est pas ça. T’as pas de bol, j’ai de bons yeux. Avant que tu descendes du trottoir, j’ai vu ta face. La grimace sur ta face. Ta face de petit blanc bien embourgeoisé. Et tu sais quoi ? T’as fait le dégoûté. Ouais, le dégoûté, mec ! T’as eus l’air dégoûté parce que t’allais croiser trois Blackos sur un trottoir.

            En effet, ils étaient Noirs. Mais il était prêt à jurer qu’il avait à peine remarqué cette caractéristique. Et en tout cas qu'il s’en fichait.

            Il monta sur le trottoir, car il y avait de la circulation ; la rue n'était pas large, il ne voulait pas se faire écraser.

– Écoutez, je ne sais pas pourquoi vous vous êtes mis ça en tête, mais la couleur de votre peau m’est indifférente. Je suis descendu du trottoir pour vous laisser sortir les affaires tranquilles de la voiture. Il y a en plus la poussette avec le bébé, ça prend de la place, c’est normal. Si vous avez mal interprété mon intention, je suis désolé pour vous.

           Cette fois, il allait partir, il le fallait, il y avait urgence, le type visiblement cherchait la merde, et les autres ne semblaient guère disposés à le contredire.

            Avant même qu’il effectue un demi-tour, le type saisit les deux pans de sa veste, les serra et monta les poignes sur sa gorge.

– T’es un putain de raciste, mec ! J’ai vu ta gueule, je te dis. Tu crois que tu vas t’en sortir comme ça ?

            En le tenant pat le colback en pleine rue, sans raison, le type massacrait sa veste, répandait sur lui son haleine et ses miasmes, l’humiliait devant celles et ceux qui passaient là, perturbait son équilibre.

– Lâchez-moi, s’il vous plait. 

            Le type serra plus fort. Les visages n’étaient qu’à quelques centimètres, et ce souffle du dément sur ses lèvres était affreusement désagréable. Il commençait à manquer d'air, il entendait cogner les battements de son cœur.

– Je sais pas ce qui me retient de péter ta petite gueule de raciste ! Qu’est-ce t’en penses ?

            À vrai dire, il n'était plus capable de penser. D'agir encore moins. Pendant un éclair cependant, il vit comment se débarrasser de son agresseur. Il avait même le choix : soit un coup de genoux dans les parties, soit se servir de ses bras, plutôt que de les laisser pendouiller comme ceux d'un pantin sans vie. Il hésita, puis renonça. Il était trop inexpérimenté pour tenter un coup pareil. S’il se loupait, l’autre allait le massacrer. Il avait visiblement affaire à un dingue.

            La solution vint d’où il ne l’attendait pas. La femme avait saisi une sorte de grand sac à main en faux cuir. D’une manière aussi soudaine que violente, elle envoya le sac taper sur la joue du dinguo, qui non seulement lâcha sa prise mais en plus partit valdinguer un mètre plus loin sur le trottoir. La femme d’un coup de menton lui fit signe de profiter de la diversion pour s’éclipser.

            Comme il ne bougeait pas, passant ses doigts sur la gorge endolorie, elle se fit plus claire :

– Dégage, merde !

            Cette fois, il capta le message. Il descendit du trottoir pour contourner la voiture, comme il l'avait fait à l'origine de cette regrettable histoire. Il manqua tomber – peut-être un problème circulatoire lié à l'émotion – s'éloigna en titubant, remonta sur le trottoir.

            Il se précipita aux toilettes en arrivant au bureau. Il n'avait répondu que d'un geste à l'interpellation de Coralie à l'accueil, il espéra qu'elle croyait à une urgence gastrique. Heureusement, il n'avait pas fait dans son pantalon. Il savait que les sphincters lâchaient en cas de grande peur. N'avait-il pas eu peur ? Si, sans doute, mais cela n'avait pas été soudain, même si toute la scène n'avait pas dépassé deux minutes.

            Il se passa beaucoup d'eau sur la figure, autant pour se laver que pour se calmer. Il aurait aimé prendre une douche complète, il se sentait souillé.

            Il regagna son box. Par chance, tout le monde n'était pas encore rentré. Il ralluma son écran. Il ferma les yeux et tâcha d'augmenter la profondeur de sa respiration.

            Assez vite, le côté physique de l'agression s'estompa. Mais la douleur lui monta à la tête. Des tas de questions se télescopèrent dans son pauvre mental. La principale était celle-ci : et si en effet il avait laissé transparaître du dégoût en apercevant les trois Noirs ? Lui qui détestait tout ce qui était racisme, même simple mépris et discrimination ! Il avait participé à des manifs, signé des pétitions… Il ne voulait pas le croire, pourtant ce foutu connard – plutôt ce pauvre gars – avait mis le doute en lui. Et s'il avait grimacé ? Bon sang, pourquoi n'était-il pas sûr à 100 % qu'il n'avait pas grimacé ?

            Une autre question se fit aussi prégnante que celle-ci. Comment des gens régulièrement victimes de racisme avaient-ils pu se comporter aussi mal ? Il n'avait rien fait, il avait même voulu leur être agréable et il s'était fait traiter de « petit blanc bien embourgeoisé » puis on l'avait pris au colbac pour lui « péter sa petite gueule de raciste » ! Misère. Si c'était pas du racisme, ça… Comment était-ce possible, simplement possible ?

        Son mental le perturba toute l'après-midi, et sa nuit fut affreuse. Chaque jour ensuite, il passa sur le lieu de l'accrochage, pour comprendre comment les choses s'étaient enchaînées. Il espérait même revoir les protagonistes de l'affaire. Il voulait discuter avec eux. Il le fallait, s'expliquer, entre grandes personnes. C'était vital.

            Mais il ne les revit jamais. Il déprima plusieurs semaines. Il alla un peu mieux quand il lut sur Lemonde.fr l'article d'un sociologue qui expliquait que les victimes pouvaient, consciemment ou pas, adopter les mêmes travers que ceux qui les persécutaient. C'était en quelque sorte un réflexe de défense. L'analyse le réconforta quelque peu.

            Lorsqu'un syndicat dénonça la stigmatisation d'un ouvrier de couleur par un contremaître dans la plus grande usine de la ville, il rejoignit le comité de soutien et fut de toutes les réunions. 



25 octobre 2019

Les vertus du ménage

           Elle avait été embauchée pour 6 mois par la Sodexo, entreprise de services, qui, entre mille autres prestations, était chargée de la restauration et de l’entretien au lycée Bernard Palissy d’Agen. Son emploi du temps était le suivant : de 11 heures à 14 heures à la cantine des élèves ; de 16 heures à 19 heures au ménage des salles de classe. Ça faisait 6 heures par jour, 30 heures par semaine. Elle aurait bien aimé une heure quotidienne de plus pour arriver à 35 heures et au SMIC, mais il faut croire que les dirigeants de la Sodexo ne s’embarrassaient pas de ce genre de préoccupations. Il est vrai qu’elle avait connu pire ; son précédent contrat, dans la grande distribution, c’était 20 heures par semaine, à prendre ou à laisser.

Même si elle n’était payée que 30, elle s’aperçut vite qu’elle les faisait, les 35 heures. Car pour être opérationnelle à 11 heures, elle devait arriver à 10 h 45 dernier carat. Et elle n’avait jamais fini le nettoyage du réfectoire avant 14 h 15. Le soir, pour achever les dix salles qui lui étaient attribuées, elle devait chaque fois prolonger au moins jusqu’à 19 h 15. Car en plus des dix salles, il y avait quatre couloirs, pas petits, et de grandes toilettes, bien dégueulasses, du côté des filles comme du côté des garçons. Elle avait alerté le manager sur le temps insuffisant ; il lui avait répondu qu’elle n’était pas assez rapide et qu’elle devait se montrer plus performante. Elle en avait parlé à deux de ses collègues (elles étaient six pour tout l’établissement), qui lui avaient dit que c’était comme ça et que ça ne servait à rien de se plaindre.

En dehors de ces désagréments, le travail n’était pas trop pénible. À 21 ans, arrivée de Seine-Saint-Denis à l’âge de 12 ans avec sa mère son frère et sa sœur, Monia n’avait pas été à l’école très longtemps. Après la 3e, elle avait été envoyée dans un centre d’apprentissage où elle avait passé un C.A.P. Petite Enfance. Elle aurait pu continuer ensuite pour préparer le concours d’auxiliaire de puéricultrice, mais la formation était payante et sa mère lui avait fait comprendre que rapporter un salaire de plus serait une bonne chose. Le père était aux abonnés absents depuis des années, il était reparti, il ne donnait pas un sou et pas de nouvelles, il n’existait pas.

Monia avait donc commencé à travailler dès ses 18 ans, d’abord à Mac Do, qu’elle complétait par du ménage chez des particuliers, ensuite dans une usine de réparation de boxes TV. Après elle avait eu de nouveau deux jobs en même temps : 20 heures en tant que caissière à Carrefour, et 12 heures de ménage le soir dans une entreprise. Cela n’avait été que du temporaire et du partiel, et rien qui soit un peu épanouissant. Elle était limitée parce qu’elle n’avait pas encore le permis : elle se débrouillait avec sa mère qui la transportait chaque fois qu’elle le pouvait, le bus quand il y en avait, et son petit ami, un garçon d’origine marocaine comme elle, mais sur qui elle préférait ne pas trop compter pour les trajets professionnels, car il n’était pas fiable au niveau des horaires.

Au lycée, elle considérait qu’elle effectuait deux boulots. Le ménage du soir ne la gênait pas, à part l’odeur de sueur. Incroyable ce que ça puait une salle de classe en fin d’après-midi au mois de septembre ! Elle n’aurait jamais cru. Dans chaque salle, son premier geste était le même : ouvrir les fenêtres, des huisseries et des vitres lourdes, énormes. De 16 à 17 heures, il restait pas mal d’élèves. Il y avait bien une ou deux salles de libres qu’elle pouvait nettoyer, mais souvent elle avait fini à 16 h 40, et elle perdait un quart d’heure parce qu’elle ne pouvait pas faire le reste avant la sonnerie. Là aussi, c’était mal organisé, à croire que c’était fait exprès. À 17 heures, d’un coup le bâtiment se vidait. Entre l’avant et l’après, le contraste était saisissant. Alors elle disposait de deux heures de calme. Elle préférait ça au bruit de la cantine. Parfois un prof qui passait là lui disait bonsoir, une collègue venait la voir quelques minutes, mais la plupart du temps elle était seule. Ça ne l’empêchait pas de bien faire son travail, au contraire. Elle prenait plaisir à astiquer un sol à fond. Les mouvements de ses bras, de ses mains et de son dos pour mouvoir le chariot et la brosse à microfibres l’aidaient à se concentrer. Faire son travail de son mieux était le meilleur moyen de ne pas déprimer.

À la cantine, c’était plus difficile. Mettre le couvert sur les tables, ainsi que les entrées, les fromages et les desserts dans les vitrines réfrigérées passait encore, mais dès que les jeunes arrivaient, à partir de 11 h 45, c’était le bazar. Le réfectoire résonnait et le bruit était infernal. Elle en avait fréquenté, Monia, des réfectoires de collège et de C.F.A., au Raincy et à Agen, mais elle n’y avait jamais remarqué ce bruit. En plus, il manquait toujours des trucs, il fallait souvent ajouter des portions et ça faisait perdre du temps. Car normalement, à partir de midi, elle devait se trouver avec sa collègue à la réception des plateaux, après que les élèves les avaient rapportés et vidés dans les bacs de tri prévus à cet effet. À 13 h 30, le nettoyage des tables et de la salle commençait, et c’était évident qu’une demi-heure ne suffisait pas. Elles allaient jusqu’à 14 h 15 ou 14 h 20, on leur volait des dizaines de minutes chaque jour. S’il y avait eu de la reconnaissance au moins, mais que dalle. Le manager n’était jamais content et la cheffe d’équipe ne connaissait pas le mot merci.

À 14 h 30, les deux premières semaines, sa mère, qui travaillait tôt le matin et tard le soir dans un hypermarché Leclerc, était venue la chercher. Mais le temps qu’elles rentrent, dans leur petit pavillon HLM de la périphérie, il restait à peine une demi-heure avant le moment du retour au lycée. Ensuite, pendant quelques jours, elle avait décidé d’aller faire un tour en ville entre la fin du service de midi et le début du nettoyage du soir. Ni son copain ni ses deux copines n’étaient libres à cette heure, alors elle regardait les vitrines, les bâtiments, les rues. Elle avait trouvé un parc qu’elle aimait bien, avec des bancs devant un bassin. Il y avait surtout des mamans avec des enfants et des personnes âgées, mais au moins elle se sentait en sécurité.

Et puis un jour, elle avait eu la révélation, et sa vie avait changé. C’était après le service de midi, en allant du réfectoire au vestiaire. Elle était passée devant une salle, et elle avait entendu un prof. Elle en entendait tous les jours des profs, mais jamais ce qu’ils disaient ne lui avait paru intelligible ; du coup elle n’essayait pas de les écouter. Les cours des professeurs étaient un bruit de fond du lycée, au même titre que les cris des élèves. Là, pour la première fois, une voix lui parla et elle fut prise par le discours qui l’intéressa tout de suite : « Le monde n’a pas toujours été divisé en États, et il ne le sera sans doute pas toujours. Il est probable qu’un jour vous ou vos enfants ne se considèrent plus comme Français, mais comme Européens, ou citoyens du monde, ou blanc ou noir, ou homme ou femme, ou naturel ou augmenté, ou authentique ou cloné, ou terrien ou martien… Qui sait, dans quelques décennies, quels seront les critères qui seront utilisés pour définir et classer les humains ? ».

Ces phrases l’arrêtèrent net. C’était ça, un cours ? On se posait des questions sur ce qu’on allait devenir ? Comment le monde serait bientôt ? Elle était surprise. Elle croyait qu’on apprenait des trucs du passé qui servaient à rien, ou le nom de livres dont tout le monde se fichait, ou comment calculer des trucs avec des a et des b juste bons à se prendre la tête. Puisqu’elle n’avait rien à faire avant 16 heures, elle décida de s’asseoir contre le mur et d’écouter un peu.

Au bout de 5 minutes, elle aperçut le manager, qui ne manqua pas de l’interroger :

– Qu’est-ce que tu fais là, Monia ?

– J’éc… J’attends quelqu’un.

            Ouf ! Elle avait failli se trahir. Sûr que si elle avait avoué  pourquoi elle était assise dans le couloir contre le mur d’une salle de classe, il lui aurait dit que ce n’était pas sa place.

            Elle fut passionnée jusqu’au bout. Elle ne comprenait pas tout, mais pas mal de choses quand même. Le prof parlait de pays, d’organisations internationales, d’organisations non-gouvernementales, de mafias, de multinationales. Elle réalisa pour la première fois que le monde était vaste, complexe, et qu’elle n’en connaissait rien. Ça lui parut incroyable de ne pas avoir pensé avant à ces ailleurs et à ces autres. Elle considéra qu’elle avait perdu du temps.

            À 14 h 55, la sonnerie retentit et elle sursauta. Aussitôt, des bruits de chaises, des voix et des exclamations se firent entendre. Elle eut à peine le temps de se lever que la porte s’ouvrait et les élèves déboulaient. Elle s’éloigna, mais ne partit pas. Les élèves circulaient vite pendant cet interclasse qui ne durait que 5 minutes. Dès que le mouvement cessa et que chacun fût entré dans une salle, elle retourna là où elle s’était trouvée si intéressée. On ne voyait pas l’intérieur des salles, mais elle constata que le professeur était le même. Sa voix lui parut toujours aussi claire, à la fois forte et calme. Apparemment, il ne parlait plus de la même chose : « Pendant longtemps, on n’a guère séparé vie professionnelle et vie personnelle. La notion même de loisirs n’existait pas. Pourquoi ? Parce que survivre était une occupation à plein temps, physique et économique, sauf pour quelques nantis, seigneurs ou aristocrates. Les seuls répits au labeur incessant étaient les jours de fêtes religieuses. C’est le niveau de développement atteint par les démocraties occidentales qui a amené les individus, à partir de la fin du XIXe siècle, à revendiquer du temps de repos, puis des congés payés, puis du temps libre, puis des loisirs. Le but est de couper avec le travail, et même de l’oublier si possible, afin de garantir sa bonne santé physique et mentale. Chacun s’accorde à reconnaître qu’une bonne répartition du temps entre travail et vie personnelle est la condition de l’équilibre et de l’épanouissement. Le problème est que cette « bonne répartition » est très variable selon les individus… ».  

            Là encore, elle fut captivée. Le professeur montra les grandes différences que recouvrait le mot travail selon les époques, les pays, les métiers, les statuts. Elle avait de vagues notions de ces variations et évolutions, mais elle n’avait jamais pensé à ce que cela impliquait au niveau économique, psychologique, politique, physique. Plusieurs fois, elle aurait aimé qu’il répète ce qu’il venait de dire, car elle n’était pas sûre d’avoir bien compris. Une fois, elle s’indigna de la remarque d’un élève, elle aurait aimé réagir et apporter son point de vue tiré de son expérience.

Pendant le dernier tiers du cours, le professeur demanda aux élèves d’écrire un texte de 15 lignes sur le sujet suivant : « Le travail a-t-il trop ou pas assez de place dans nos vies ? ». Il ne se passa donc rien pendant un quart d’heure, mais elle essaya de répondre à la question dans sa tête. Comme elle n’avait pas de papier et de crayon, elle prit son téléphone et se mit à écrire, comme si elle envoyait un message à quelqu’un. Elle fut surprise de tout ce qu’elle avait à dire. Elle s’arrêta après 5 minutes, se rappelant que le professeur avait insisté sur la nécessité de structurer le texte. Elle ne comprenait pas ce que cela signifiait, mais elle avait retenu qu’il fallait « ordonner les pensées, se mettre dans la peau du lecteur pour être sûr qu’il comprenne ». Est-ce que ce qu’elle écrivait était compréhensible par quelqu’un d’autre ? Elle se relut puis décida de continuer comme elle le sentait, sinon elle perdrait le fil et oublierait ce qu’elle tenait à signaler.

            Le professeur indiqua que les 15 minutes étaient achevées et qu’il en restait 5 pour lire trois textes. Y avait-il des volontaires ? Des doigts durent se lever, puisqu’un certain Mathieu se mit à lire. On écouta Mathieu. Elle ne trouva pas ça terrible, pourtant les autres dirent que c’était bien. Ensuite, ce fut Anaïs et c’était beaucoup mieux. D’ailleurs elle eut droit aux applaudissements. Pour finir, il y eut Benjamin et c’était moyen. Il faut dire que la sonnerie avait retenti au milieu de sa lecture, mais le prof avait calmé tout le monde en imposant que l’« on s’écoute ». Enfin, dans le brouhaha des chaises et des voix, le prof dit qu’il continuerait cette leçon la semaine prochaine ; Monia se promit d’être là.

            Dans le tumulte de la récréation, elle rejoignit le vestiaire où elle alla prendre son chariot et préparer son matériel pour le nettoyage du soir. Elle salua deux collègues qui se changeaient, mais ne traîna pas pour rejoindre son aile et son étage. Sur place, elle chercha une salle vide, en espérant qu’il y aurait à côté un professeur qu’elle pourrait entendre. Elle trouva. C’était apparemment un cours de sciences, et c’était une femme qui le donnait : « Les rations alimentaires équilibrées en protides, lipides, glucides, sels minéraux et vitamines varient selon l’âge, la taille, le sexe et l’activité des individus.
Elles évoluent au cours de la vie. L’AFSSA, ou Agence française de sécurité sanitaire des aliments, étudie et publie les résultats de recherche sur les besoins alimentaires des différentes catégories de population ».
C’était intéressant, ça aussi. Elle aimait la cuisine, et regrettait de ne pas savoir en faire, à part les cornes de gazelle et un peu le couscous, parce qu’elle aidait sa mère à confectionner ces mets. Elle n’entendit pas tout, et pas bien, car elle devait travailler en même temps. Et puis la voix de la femme était moins bonne que celle de l’homme. Néanmoins, quand elle eut fini de nettoyer la salle, elle attaqua le couloir à cet endroit, au détriment de toute logique puisque les élèves allaient repasser en sortant ; mais cela lui permit d’écouter le cours presque jusqu’au bout.

            C’est ainsi que Monia prit l’habitude d’écouter les cours derrière un mur, de 14 heures à 17 heures, mais aussi de 10 heures à 11 heures. Une fois, sa cheffe d’équipe l’avait repérée dans un couloir à 10 h 20 et lui avait demandé ce qu’elle fichait là. Monia avait prétexté une question d’horaire de car ; elle devait prendre celui de 9 h 30 si elle voulait prendre son service à 11 heures. Ça la faisait arriver une heure en avance, mais ça n’était pas grave. La cheffe n’avait pas su quoi répondre et s’en était allée en marmonnant, moyennant quoi Monia avait pu reprendre son écoute. Elle s’était acheté un cahier, puis deux, puis trois, puis un pour chaque matière.

            Au bout de trois semaines, elle avait repéré les cours les plus intéressants et les profs les meilleurs. Dans un premier temps, ce qui lui posa le plus de problème fut le français, parce qu’il fallait connaître des livres qu’elle n’avait pas lus. Alors elle eut l’idée d’aller à la bibliothèque municipale. Elle emprunta un truc qui s’appelait Le père Goriot, d’un certain Balzac, et un autre qui s’appelait Germinal, de Zola. Dans les deux cas, le même phénomène se produisit : les vingt premières pages furent très pénibles à lire, elle ne comprenait rien et se perdait dans les personnages. Et puis d’un coup, tout s’éclairait, elle s’identifiait aux personnages et elle adorait. Elle aimait lire ! Quelle incroyable révélation, elle en riait toute seule !

            En maths, ce n’était pas facile de suivre, sans voir les schémas au tableau, mais c’était sa matière préférée. Au collège, elle avait été plutôt bonne. À la bibliothèque encore, elle emprunta le livre Les maths pour les nuls, qui l’aida beaucoup. Elle demanda à le prolonger pour avoir le temps de tout lire et de faire les exercices. Elle ne réussit pas tout, bien sûr, mais ce travail fut payant et elle suivit plus facilement les cours ensuite.

En langue, elle se concentra sur l’anglais, même si elle n’aimait aucun des trois profs qu’elle avait pu identifier. Ce qu’il y avait de bien, c’est que les cours étaient souvent des conversations entre prof et élèves ; les corrections du prof permettaient d’apprendre pas mal. Sur son téléphone, elle cherchait la traduction de certains mots qui lui paraissaient importants. Et elle retint un conseil : regarder les films ou les séries anglaises et américaines en version originale sous-titrée. « D’abord sous-titrée français, ensuite quand vous serez prêts, sous-titrée anglais » avait précisé une prof. Monia avait essayé chez elle. Sa télé ne proposait pas le sous-titrage en anglais. De toute façon, ça aurait été trop dur pour elle. Sous-titrage français, c’était bien. Ça posa quelques problèmes familiaux avec son frère et sa sœur, quand ils regardaient en même temps qu’elle. Elle leur expliqua que c’était important d’apprendre l’anglais s’ils voulaient s’en sortir aujourd’hui, mais ils répondaient qu’elle faisait chier et qu’elle était sacrément bizarre en ce moment. Elle dut consentir quelques concessions, mais globalement elle put regarder de nombreuses fictions en anglo-américain.

Elle se sentait progresser à vitesse grand V quand, le 6 janvier, 2 jours après le retour des vacances de Noël, une femme qui faisait partie de l’administration du lycée avança dans le couloir désert. Au pas et au regard, Monia comprit que c’était vers elle que se dirigeait la dame et elle se sentit comme une araignée qui sait qu’elle a été vue et qu’elle va être écrasée. Elle cacha son cahier sous sa blouse. La dame s’arrêta devant elle et lui demanda de la suivre en indiquant que le directeur du lycée voulait la voir.

Monia se mit aussitôt à trembler. Elle avait dû être repérée. Cette femme était venue directement sur elle, ce qui signifiait qu’elle connaissait son existence, qu’elle savait qui elle était. Elle n’avait jamais eu affaire à l’administration du lycée jusque-là, ses supérieurs étaient la cheffe d’équipe et au-dessus le manager. Là, c’était grave, elle allait devoir payer toutes ces heures passées à espionner des cours dans les couloirs.

– Asseyez-vous, je vais le prévenir.

            Elle attendit sur une chaise, dans une sorte de hall. D’autres personnes passaient là, qui la regardaient. Elle se sentit ridicule avec son pantalon informe et sa blouse de la Sodexo qu’elle n’aimait pas. Elle sentait son cahier coincé dans l‘élastique du pantalon et le stylo dans sa poche. Ça risquait de se voir. Où était passée la femme ? Et si elle s’enfuyait ? Une porte s’ouvrit, la femme réapparut.

– Entrez.         

            Monia se leva, sans pouvoir contenir son tremblement. La femme lui fit signe d’avancer, d’entrer dans la pièce. Mon Dieu, implora-t-elle, aide-moi. Elle franchit un sas au milieu d’une double-porte. Elle se retrouva dans une grande pièce avec des tapis, des bibliothèques, un bureau en bois vernis et une large fenêtre derrière. Il y avait un homme en costume, elle n’avait jamais vu sa tête.

– Bonjour Mademoiselle, lui dit-il. Asseyez-vous.

            Sans doute aurait-elle dû dire bonjour, mais elle en fut incapable. L’homme n’avait pas l’air en colère, mais il ne souriait pas non plus. Il dit quelque chose et donna un dossier à la femme, qui s’en alla par un autre côté. Monia remarqua que les portes étaient rembourrées, ici on ne devait pas pouvoir écouter de l’autre côté du mur.

            Le directeur leva les yeux sur elle, et la regarda avec insistance.  Elle eut peur que son tremblement se remarque et elle eut envie de pleurer.

– Vous êtes employée par la Sodexo et vous travaillez chez nous à la restauration et au ménage, c’est bien cela ?

            Comme le oui ne sortait pas de sa gorge bloquée, elle hocha la tête.

– Et vous êtes chez nous depuis la rentrée de septembre ?

            Blocage de gorge, hochement de tête.

– Si ce qu’on me raconte est vrai, c’est incroyable ce que vous faites !

            Monia sentit qu’elle n’allait pas tenir longtemps.

– Toutes ces heures et ces journées que vous avez passées, assise ou même debout dans les couloirs !…

            Cette fois, les digues craquèrent, Monia enfouit sa tête dans ses mains et éclata en sanglots. Elle ne le vit pas, mais le directeur apparut désemparé. Il saisit son téléphone et prononça un mot. La femme arriva aussitôt.

– Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-elle en voyant Monia sangloter sur le fauteuil.

– Je n’ai encore rien dit, s’excusa le directeur en tournant les mains vers le ciel.

– Je l’emmène deux minutes, et je vous la ramène.

            Monia se laissa guider – elle était bien incapable de se mouvoir par elle-même – et se retrouva dans un cabinet de toilettes dans lequel la femme lui donnait des mouchoirs et lui faisait boire un verre d’eau. Elle l’invita aussi à passer aux W.C. Elle dit ensuite à Monia :

– J’aurais dû vous dire quelque chose, tout de suite, même si je n’avais pas le droit. C’est une bonne nouvelle que le directeur veut vous annoncer.

            Monia sembla découvrir qu’elle n’était pas morte. Il fallut que la femme parle encore un peu avant qu’elle retrouve l’usage de la parole :

– Il n’est pas très adroit, mais c’est quelqu’un de généreux, vous verrez. On lui a parlé de vous et il a quelque chose à vous proposer.

            Cette fois, Monia s’entendit :

– Il m’a dit que je traînais dans les couloirs…

– Justement. Allez, venez… Écoutez-le et posez-lui toutes les questions que vous voulez.

            Flageolante, Monia se rassit devant le directeur, qui lui tint ce discours :

– Voilà. Plusieurs personnes m’ont signalé que vous écoutiez certains cours depuis les couloirs…

– Je fais pas de bruit et ça m’empêche pas de faire mon travail.

– Bien sûr, Mademoiselle. Personne ne vous reproche rien. Au contraire, nous sommes plusieurs à trouver votre attitude remarquable. Que vous profitiez du temps libre entre vos horaires de service pour vous cultiver et apprendre différentes choses, dans des mauvaises conditions, car vous êtes mal installée et vous ne voyez même pas le professeur, c’est un exploit. Bien sûr, il doit vous manquer des morceaux de cours, vous ne pouvez écouter qu’à certains moments. Est-ce que ce que vous entendez vous intéresse ?

– Oui, beaucoup. Mais je comprends pas tout.

– C’est normal. Personne ne pourrait tout comprendre dans ces conditions. Est-ce que vous écoutez toutes les matières ?

– J’essaye, oui. Mais il y en a peut-être que je ne connais pas.

            Le directeur l’interrogea ensuite sur son parcours scolaire et professionnel, ainsi que sur sa situation familiale. Ensuite, il lui posa une question simple, à laquelle Monia aurait été incapable de répondre quatre mois plus tôt. Mais tout le travail effectué depuis lui avait ouvert les yeux et donné des idées.

– Si vous pouviez choisir votre métier, quel serait-il ?

– Il y a plein de choses que j’aimerais faire. Je crois que ce qui me plairait le plus c’est travailler dans une grande entreprise, qui va dans plusieurs pays. Pour aider des gens à vendre quelque chose, ou à le fabriquer peut-être.

– D’accord. Vous avez la volonté et vous avez sans doute les capacités. Mais pour cela il vous faut une formation, et un diplôme. Alors, si cela vous intéresse, nous souhaiterions vous proposer d’intégrer une classe de terminale, avec en plus des cours de français, pour passer le bac au mois de juin en candidat libre. Nous nous occuperons des formalités, ne vous inquiétez pas. Ensuite, nous pourrons vous orienter vers une bonne école qui vous préparera aux métiers qui vous plaisent. Est-ce que ça vous intéresserait ?

            Monia ne savait pas si elle devait rire ou pleurer. L’émotion lui jouait des tours, sa raison fonctionnait mal. Elle essaya de rester calme.

– Merci beaucoup, c’est très gentil à vous. Mais ça coûte cher, tout ça, ma mère voudra jamais.

– Nous avons pensé à cette question financière. Il y a quelques années, des anciens élèves ont créé un fonds destiné à aider des jeunes méritants qui ont peu de moyens. Je suis sûr que vous obtiendrez sans problème le soutien de la fondation, c’est-à-dire la prise en charge de vos frais de transport, de restauration, de scolarité. Comme vous avez plus de 18 ans, rien ne vous empêche de travailler un peu, pas trop pour ne pas gêner vos études, une dizaine d’heures par semaine. Pour l’école ou l’université après le bac, il existe des possibilités de bourse et nous vous aiderons à les obtenir. Enfin, vous pourrez dire à votre maman que, si elle le peut bien sûr, ça vaut le coup de vous laisser étudier quelques années pour ensuite être plus à l’aise financièrement.

            La sonnerie de 15 h 50 retentit. Le rêve était fini.

– Excusez-moi, il faut que j’aille travailler.

– Bien sûr, dit le directeur. C’est votre dernier jour à la Sodexo, il ne faut pas être en retard.

– Mon dernier jour ?

– Je vous attends demain ici avec votre maman – vous direz à ma secrétaire l’heure qui vous convient – et j’espère que vous accepterez ma proposition. Si vous dites oui, ce que j’espère, je préviendrai la directrice de la Sodexo, je la connais bien. Ce serait un honneur d’avoir dans notre établissement une fille aussi courageuse et volontaire que vous, Mademoiselle.

            C’est ainsi que Monia devint lycéenne. Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est qu’un élève de la terminale qu’elle rejoignit le surlendemain raconta sur Facebook comment une nouvelle était arrivée dans la classe et bossait comme une malade alors qu’elle n’avait même pas le brevet. L’histoire de « la fille qui suit les cours en faisant le ménage » s’étendit sur la toile comme une traînée de poudre. Le buzz fut vite national. Des dons spontanés arrivèrent au lycée Bernard Palissy d’Agen, et les études de Monia furent vite financées pour plusieurs années.

            Elle obtint son bac, fut acceptée en classe préparatoire d’une école de commerce. Deux ans plus tard, elle intégrait la prestigieuse EDHEC à Lille. Elle est aujourd’hui sous-directrice de la division Asie du groupe L’Oréal.

Monia n’a jamais oublié comment elle était arrivée là. Pendant 6 mois, elle a donné la moitié de son salaire à l’Amicale des anciens du lycée pour nourrir le fonds dont elle avait bénéficié. Et avec le noyau de ceux qui la suivent depuis son entrée en classe terminale, elle a créé un laboratoire de recherche en sciences de l’éducation pour réfléchir aux moyens de redonner une formation, une envie et un métier à ceux qui ont décroché trop tôt du système scolaire.



18 octobre 2019

Enfin pauvre

            Il s’en rendit compte à 52 ans : ce à quoi il utilisait son argent, comme toutes les personnes riches, ne le satisfaisait pas. Le golf ? Il n’en pouvait plus d’attendre les putts de son partenaire et de se trimballer en voiturette en écoutant des âneries. Le ski ? Il n’aimait pas la neige, le froid, les embouteillages aux remontées mécaniques, la promiscuité dans les chalets et les restaurants de la station. Le bateau ? Il en avait sa claque de tout ce mic-mac avant et après la moindre sortie en mer. Et puis franchement, même dans un yacht, qui pouvait dire que ces espaces minuscules et instables étaient confortables ? Qui ?

        L’argent lui avait permis de voyager, bien sûr. Loin, souvent. Et alors ? Qu’est-ce qu’il avait retenu des temples cambodgiens, des vestiges chinois et des musées russes ? Les autres civilisations, et alors ? Certes, les plages de Thaïlande ou des Caraïbes étaient belles, mais une fois qu’on y avait passé deux heures, on s’y ennuyait à périr. Sans parler des moustiques, des araignées et autres joyeusetés exotiques. La foule des hôtels de luxe était la même partout, et elle n’avait rien d’agréable. Un palace tropical était sans doute le dernier endroit à choisir pour un séjour romantique. Et toutes ces heures passées dans les avions et les aéroports…

             Avec son argent, il avait aussi acheté des maisons et des appartements. Chaque fois, il avait entrepris de gros travaux pour embellir ou moderniser. Ouais… Quand il regardait son patrimoine immobilier aujourd’hui, il le trouvait inadapté, incohérent.

          Son train de vie l’amenait à déjeuner tous les jours au restaurant et à y dîner au moins deux fois par semaine. Il réussissait à contenir le surpoids, pas le dégoût. Il n’en pouvait plus des sauces, des plats et des desserts tous plus mirobolants les uns que les autres. Mais le plus dur à digérer, le plus pénalisant pour son organisme, c’était les conversations, qui se révélaient toutes, aussi incroyable que cela pût paraître, à la fois lourdes et insipides.

            L’argent lui avait encore permis d’offrir à ses enfants à la fois une assurance tous risques et une aide au démarrage dans leur vie d’adulte. Ses enfants s’étaient persuadés qu’en cas de coup dur, la fortune de papa leur permettrait de rebondir. Non seulement il ne les avait pas dissuadés, mais en plus il leur avait donné une somme qu’il jugeait maintenant astronomique quand ils avaient réussi leur diplôme de fin d’études. Et tous les deux avaient trouvé leur premier emploi grâce à ses relations. C’étaient des erreurs majeures, qui les avaient empêchés de développer leurs forces et leurs armes, les transformant en êtres faibles et irresponsables, qui se feraient manger tout cru par ceux qui avaient faim.

            Il ne pouvait pas tout réparer, mais il pouvait se libérer, et montrer l’exemple, un autre exemple. Il pouvait devenir pauvre. Il lui suffisait de donner tout ce qu’il possédait. Le seul hic s’appelait sa femme. La belle n’était pas du genre à se passer de spas, de personnel de maison, de Golfe Juan et de Courchevel. Il pensa avoir trouvé la solution en lui proposant de mettre à son nom seul la moitié de ce qu’ils possédaient : il lèguerait l’autre moitié à des associations caritatives.

Elle ne réagit pas bien :

– Tu es fou, mon pauvre ami.

            Il lui laissa un peu de temps pour se faire à l’idée, tenta d’en reparler quand ils étaient au calme. Mais son refus se mua en colère :

– Je te préviens : si tu fais ça, je te quitte.

              Il ne lui fallut pas 24 heures pour réaliser qu’elle lui offrait l’inestimable : la liberté. « Mais oui, quitte-moi ! »

        Dès lors, il mena rondement ses affaires, comme il savait si bien le faire. Il liquida méthodiquement tout ce qu’il possédait. Il ne pouvait déshériter ses enfants, il s’acquitta donc de ses obligations, mais en s’arrangeant pour qu’ils reçoivent le minimum et en leur disant que désormais ils devraient assumer leur vie seuls, quoi qu’il arrive. Comme leur mère, ceux-ci se détournèrent de lui quand il loua un appartement de trois pièces dans un quartier quelconque.

Il se mit à chercher du travail, à faire ses courses, à passer l’aspirateur. Dès lors, il eut l’impression de s’ouvrir à la réalité de l’existence. Il était curieux de tout ce qui faisait la vie des gens simples et il se créa vite de nouvelles relations. Il s’engagea dans une association de quartier, et se mit au bénévolat pour la première fois de sa vie.

            Il connut des fins de mois délicates, mais il apprit à ne pas dépenser au-delà du minimum vital. Il découvrit alors que les forêts et les chemins de son pays, même les squares et les rues de sa ville, dont l’accès était permanent et gratuit, lui apportaient plus de bien-être que tous les musts touristiques à travers le monde.

            Cet homme est mort heureux d’une crise cardiaque à 64 ans, tandis qu’il coordonnait la maraude de la Croix Rouge en faveur des sans-abri. Jamais il ne regretta la décision qu’il avait prise douze années plus tôt. Il avait mis du temps à voir l’essentiel, mais il l’avait vu, et saisi.



11 octobre 2019

Rentrer le soir

             Ce soir, l’angoisse était encore plus forte que les autres soirs. Ça l’avait prise avant même la sortie du bureau. Une boule qui partait du ventre, traversait la gorge et montait à la tête. En même temps, le cœur qui palpitait à 150.

            Comment donc avait-elle pu en arriver là ? Se mettre à trembler à la seule perspective de rentrer à la maison ? Alors que c’était si agréable, avant. Quelle évolution… Quelle terrible et terrifiante évolution…

            Il y avait eu le temps à deux, d’autant plus appréciable qu’il avait été court, même pas un an, et qu’il était loin, donc enjolivé par la mémoire, qui le débarrassait des imperfections inhérentes à toute réalité. Ah, cette joie de se retrouver le soir, cette envie pressante de se voir, de se dire et de se toucher, ces corps-à-corps inopinés, ces dîners romantiques, ce rêve, cet avenir…

            La période suivante avait été celle des enfants. Manon, Geoffroy, Manon et Geoffroy. Pendant 10 ans, peut-être même 15, les préparer le matin et les encadrer en fin d’après-midi était devenu sa raison d’être. Ils étaient alors le centre de sa vie et de ses préoccupations, ils étaient autant de bonheur que de fatigue, mais quelle force elle possédait alors, quelle énergie, quel enthousiasme !

            Les enfants avaient grandi. À l’adolescence, ils avaient pris un plaisir, malin et inconscient, à se dégrader. Les rapports s’étaient modifiés, ils s’étaient distendus. Elle ne se précipitait plus sur eux en rentrant à 5 heures et demie, non pas qu’elle n’en ait plus envie, mais parce qu’ils ne l’admettaient plus. Ils avaient besoin de liberté, de distance, d’opposition. Cependant, elle ne craignait pas ces fins d’après-midi plus calmes, toujours différentes selon leurs absences ou présences, et selon leurs humeurs, taquines ou bougonnes, bavardes ou muettes. Le père semblait quant à lui avoir du mal à suivre la vie familiale, même s’il lui avait fallu du temps pour s’en apercevoir.

            Son mari et elle avaient tous les deux passé la quarantaine, et c’est à ce moment qu’ils s’étaient mis à prendre l’apéritif tous les soirs. C’est lui qui avait initié cela, affirmant qu’il en ressentait le besoin pour évacuer le stress du travail. Vers 19 heures, il ouvrait une bouteille de blanc frais et il servait deux verres sur la table basse du salon. Les enfants, 15 et 16 ans, étaient les bienvenus même s’ils n’avaient droit qu’à un Coca 0, pour deux, sauf le vendredi et le samedi où un tiers de verre d’alcool leur était autorisé.

            Elle reconnaissait que ce rite avait contribué à redonner du rythme à leurs fins de journées, créé une atmosphère « plutôt cool à la maison le soir » (dixit Geoffroy). Certes, la télé était indispensable pendant les agapes, mais quelle famille pouvait se passer d’écrans animés de nos jours ?

            Plus embêtante était l’augmentation des quantités absorbées. La première année, elle se limitait à un verre, c’est-à-dire à un verre à moitié plein. Et puis elle avait demandé à Paul de remplir un peu plus ; il n’avait pu refuser puisqu’il ne se privait pas quant à lui. L’année d’après, elle était passée à deux verres…

– C’est des demis en fait, ça ne représente pas plus d’un plein.

            La réalité exigerait que l’on parle plutôt de deux fois ¾. On pourrait aussi résumer en signalant qu’au début une bouteille durait deux jours, voire deux jours et demi, mais qu’au bout de deux ans ils la buvaient dans la soirée.

            Malgré tout, c’est-à-dire malgré les efforts de chacun, malgré le rituel et la brume apportée par le vin, elle sentit sa gaieté s’en aller sans parvenir à la retenir. Ses enfants et son mari ne semblaient rien remarquer, se contenter de ce qu’ils avaient. Pourquoi n’y parvenait-elle pas ? Était-ce elle qui se trouvait dans l’erreur ? Ne sentaient-ils pas, eux, le manque d’amour, d’enthousiasme, de perspectives ?

            Et puis le pire, annoncé, inévitable, souhaitable même, était advenu : le départ des enfants. Manon d’abord, Geoffroy ensuite. Le vide fut terrible. Intenable. Pourtant, quand on ne se supprimait pas, on tenait. À coups de médocs, de travail, de loisirs et de télé. La bouteille de vin du soir s’avérait plus nécessaire que jamais, pourtant son goût n’était plus le même.

            Deux fois, elle avait tenté de brefs accès de révolte auprès de Paul. Ne voyait-il pas qu’ils mouraient à feu doux ? La première fois il l’avait traitée d’enfant gâtée, la deuxième il l’avait prise pour une folle. Désormais, elle se taisait. À quoi bon discuter ? Ce qui était mort – les débuts, la jeunesse, l’amour – ne reviendrait jamais. Et ce qui adviendrait après n’était pas satisfaisant.

            Alors elle en était arrivée là. À cette femme de 50 ans qui ne savait plus quoi faire de sa vie. Ce soir-là, en sortant du bureau, elle s’arrêta sur le seuil. À l’idée de marcher jusqu’à la station, de s’engouffrer dans le métro, de changer de métro, de marcher jusqu’à l’appartement, elle se sentit défaillir. Elle chercha quelque chose pour se retenir, mais il n’y avait rien. Elle s’écroula.

            Elle se réveilla le lendemain à l’hôpital, en prit à peine conscience. Il lui fallut un an – de lit, de fauteuil, de cannes, de sonde –  pour se remettre, en partie, de son AVC ischémique du tronc cérébral. Elle gardait une légère claudication, une parole chuintante et une lenteur de pensée. Mais un miracle s’était produit : elle avait retrouvé le goût de la vie. Elle avait des tas d’envies et tout l’émerveillait. Elle se souvenait à peine de la femme qu’elle était avant. L’AVC l’avait guérie.



4 octobre 2019

Il est long, le marathon

                – Pourquoi tu vas courir à Paris ? Tu fais Brive-Tulle aller-retour, tu les as tes 42 bornes, t’en as même 60 !

            La remarque de Patrick n’était pas fausse, mais Cédric n’en démordait pas : il courrait le marathon de Paris cette année. Paris, c’était quand même quelque chose. Il y avait le cadre, la Tour Eiffel tout ça, et les milliers de participants venus du monde entier. Du monde entier ! Alors pouvoir dire « j’y étais », ça comptait, quand même. Patrick pouvait pas comprendre, bien sûr. Lui, sorti de sa débroussailleuse et du rugby…

            Cédric se préparait depuis des mois. Trois entraînements par semaine, minimum. Et il surveillait son alimentation. Il avait gendarmé sa femme, qui cuisinait un peu gras. Elle devait l’aider à atteindre son objectif. Leur fille n’avait que 4 ans, mais on lui avait expliqué que Papa allait participer à une grande course. Quand il rentrait d’un de ces entraînements de fin d’après-midi et que sa femme donnait à manger à la petite, il se penchait sur elle pour l’embrasser. Il était le plus heureux des hommes quand elle disait :

– Papa court très vite et très longtemps.

            Il partit le samedi après-midi, car le départ était donné le lendemain dimanche à 8 h 45 pour les coureurs de sa catégorie (ceux qui visent de terminer le parcours en 4 heures). Il avait réservé une chambre d’hôtel à côté de la gare d’Austerlitz, pour ne pas se stresser. Il fut sidéré de l’étroitesse de la salle de bains, dans laquelle il ne pouvait même pas se pencher pour se laver les dents.

            Il envoya une vidéo de lui dans sa chambre à sa femme et à sa fille, leur parla un peu au téléphone, puis prépara sa tenue, ses bandes, son dossard. Il dormit à peu près bien, mais se réveilla dès 5 h 30. Il somnola jusqu’à 6 heures, débrancha l’alarme du smartphone qu’il avait mise à 6 h 30, se doucha et s’habilla. Sur sa tenue, il mit pantalon, pull et blouson. Pendant la course, il pourrait laisser à la consigne ses affaires et ses papiers dans son sac à dos, c’était organisé. Il devait être dans le sas entre 8 h 15 et 8 h 30. Ensuite, il faudrait patienter un quart d’heure avant le top départ.

            L’hôtel ne servait pas de petit-déjeuner avant 7 heures. Tant pis, il le prendrait dans une brasserie. Il s’engouffra dans la station de métro. C’était une première. Il avait imprimé un plan et repéré son itinéraire : il devait prendre la ligne 5 direction Bobigny, changer à Bastille et prendre la ligne 1 direction La Défense. Il descendrait à Charles de Gaulle Étoile, le départ du marathon étant donné en haut des Champs Élysées.

            Il monta dans la rame quand elle arriva, un peu inquiet des brinquebalements et des bruits du train, ainsi que des visages fermés qui ne le regardaient pas. Il descendit à Bastille et chercha la correspondance. Il fut surpris de se retrouver sur un quai en hauteur, duquel il dominait la Seine et une partie de Paris. C’était beau. Gris, mais beau. La rame de la ligne 1 arriva, il monta.

Il n’avait pas parcouru 100 mètres qu’elle s’immobilisa, dans un virage. Les lumières s’éteignirent pendant quelques secondes, puis se rallumèrent. Il sentit son rythme cardiaque accélérer, la température de son corps augmenter. Il observa les gens autour de lui, mais personne ne semblait étonné de ce qui se passait, même pas la quinzaine de touristes chinois au milieu du wagon.

            Était-ce normal ? Il regarda l’heure sur son téléphone. Il était 6 h 47. Ça allait. Il fallut 5 minutes pour qu’une voix se fît entendre :

– Mesdames, Messieurs, nous sommes arrêtés en pleine voie en raison d’un problème de circuit électrique. Veuillez ne pas chercher à descendre s’il vous plait.

            C’est sûr qu’il n’allait pas chercher à descendre dans ce tunnel tout noir, au risque de se faire happer par un train en sens inverse ou électrocuter par un câble. De toute façon, il était impossible d’ouvrir les portes de l’intérieur. Il commençait à avoir chaud.

            À 7 heures, il perçut les premiers signes d’agacement chez certains passagers qui semblaient des habitués. Il ne sut si c’était rassurant ou pas. À 7 h 06, la voix dans les haut-parleurs se fit entendre de nouveau :

– Mesdames, Messieurs, il nous est impossible d’aller jusqu’à la station Saint-Paul. Nous allons revenir à la station Bastille, où vous serez invités à descendre et emprunter les correspondances. La ligne 1 sera fermée jusqu’à nouvel ordre.

            Un frisson lui parcourut l’échine, et il comprit pour la première fois ce que signifiait l’expression. En même temps, il sentit que son visage se bloquait, comme si un courant électrique, celui du métro peut-être, l’avait traversé des tempes jusqu’aux mâchoires. Comment état-ce possible ? Le train se mit à reculer, en effet. Ça n’arrivait jamais, même dans les films, et ça lui arrivait à lui, aujourd’hui, un des jours les plus importants de sa vie.

            Il était 7 h 14 quand il descendit sur le quai où il s’était tenu une demi-heure plus tôt. Il avait vu qu’en revenant à Austerlitz et en prenant la ligne 10 jusqu’au métro La Motte-Picquet, et de là la ligne 6, il pouvait également rejoindre l’Étoile. Mais il eut peur que ce trajet soit trop long. Il décida donc de sortir de la station et de prendre un taxi.

            Après avoir tourné plus de 10 minutes – c’est fou le temps qu’il fallait pour aller d’un point à un autre dans cette ville – il trouva l’emplacement des taxis. Mais une vingtaine de personnes attendaient déjà. Il commença à paniquer. Peut-être pouvait-il héler un chauffeur dans une rue adjacente ? Il se rendit compte qu’il n’était pas le seul à envisager cela. C’était donc injouable.

            Il regarda son téléphone. Il était 7 h 34. Il lui restait moins d’une heure pour rejoindre la place de l’Étoile, trouver l’entrée du marathon, se déshabiller, mettre le sac à la consigne, rejoindre le sas de sa catégorie. Son instinct lui imposa une solution : courir. De toute façon, il n’avait plus le temps et plus la tranquillité d’esprit pour réfléchir.

            Il savait que le tracé du marathon commençait précisément par relier les Champs Élysées à la Bastille. Il avisa un couple et demanda comment rejoindre les Champs Élysées. On lui répondit dans une langue inconnue et d’un geste désolé. Il sentit les larmes venir à ses yeux et se dirigea vers une femme qui semblait pressée :

– Madame, s’il vous plaît, excusez-moi !

            Elle le dévisagea avec méfiance. Il expliqua sa requête et elle consentit à lui répondre :

– Vous prenez la rue Saint-Antoine, en face. Et c’est toujours tout droit. Rue de Rivoli, Concorde, Champs Élysées. J’espère que vous n’allez pas à l’Arc de Triomphe, parce que vous n’êtes pas arrivé…

            C’était comme si elle lui avait donné un coup au cœur, mais il ne prit pas le temps de s’apitoyer. Il remercia, et se mit à courir. Rien que pour rejoindre la rue Saint-Antoine, il lui fallut 5 minutes. Les avenues à traverser, les feux interminables… Au moins, les feux lui permirent-ils de regarder la distance à parcourir jusqu’à l’Arc de Triomphe : 6,1 km.

            Il était 7 h 47 quand il brancha son bracelet connecté Géonaute. Il avait trois quarts d’heure moins deux minutes pour être en tenue dans le sas. S’il ne perdait pas de temps sur la place de l’Étoile, c’était faisable. Heureusement, il avait ses chaussures de course aux pieds. Il eut une suée glacée d’angoisse en se disant que s’il y parvenait, il serait tellement fatigué que le marathon serait terminé pour lui. Mais il ne fallait pas penser. Se concentrer sur ses pas, l’un après l’autre, et sa respiration. Son corps était prêt et entrainé, il suivrait si le mental ne fléchissait pas.

            Il trouva sa foulée et tenta d’oublier l’heure précédente. Comme on était un dimanche, les rues n’étaient pas encombrées. Au bout de 4, 50 minutes, il atteignit la rue de Rivoli. C’était bien ça, il avait vu ce nom sur le tracé. Son pantalon le gênait, il avait trop chaud avec son pull, son blouson et son sac, il avait faim, et surtout soif. Il n’avait rien avalé depuis la veille au soir. Il allait donc devoir accomplir 48 km en courant sans rien dans le ventre au préalable. Une folie. Mieux valait ne pas y penser. Tout allait bien.

            Qu’elle était longue, cette rue… Dire qu’il allait devoir la parcourir dans l’autre sens dans moins d’une heure. Il pensait en avoir fini quand il s’aperçut qu’il avait largement sous-estimé la taille du Louvre et oublié le jardin des Tuileries. Il était 8 h 08 quand il arriva à La Concorde. Comment traverser ce truc-là ? Il resta sur la droite, mais dut patienter plus d’une minute au feu de la rue Royale. Au bas des Champs Élysées, il aperçut l’Arc de Triomphe. Mais plus il avançait, plus le monument semblait reculer. La largeur de l’avenue le trompait sur sa longueur. Elle était immense.

            Il décida d’accélérer. Tant pis s’il brûlait toute son énergie. Il ne pouvait pas dire à sa femme et à sa fille, à ses parents, à Patrick, à ses collègues, qu’il avait manqué l’heure du départ. Après tous ces mois d’efforts et de préparation, ce n’était pas envisageable. Impensable.

            Il courut le 1,9 km en 12 minutes – ça montait beaucoup plus qu’il ne l’aurait cru –, entendant toujours plus fort les annonces du speaker entrecoupées de musique tonitruante. En nage, il chercha le point de départ du marathon sur la place de l’Étoile. Il y avait du monde partout, un bruit infernal. Il vit un premier poste de contrôle.

– Le départ pour les concurrents qui visent 4 heures, s’il vous plait ?

– Là-bas. Couloir 4.

– Et pour la consigne ?

– Juste à côté. Mais vous devez passer à l’enregistrement d’abord. Dépêchez-vous.

Heureusement, il trouva vite le pôle administratif et fut pris en charge par une des hôtesses, qui repéra son nom sur l’ordinateur, vérifia son dossard et lui donna la cordelette électronique à passer dans ses chaussures, qui calculerait son temps. Il était 8 h 27. Il sentit qu’il allait se mettre à pleurer.

            Il y avait une cohue devant la consigne. Sans doute était-ce les candidats des séries suivantes. On ne pouvait pas changer de séries, le règlement était formel. S’il ne partait pas dans sa catégorie, il ne pourrait pas courir. Sans réfléchir, il se déshabilla là où il se trouvait, sur les pavés de la place. Il mit son téléphone, son portefeuille et ses clés dans les poches de son maillot pas faites pour ça, et roula pantalon, pull et blouson dans son sac. Il vit une femme appuyée aux barrières, peut-être avait-elle accompagné son compagnon.

– Ce sont mes vêtements, lui dit-il en tendant son sac. J’ai pas le temps d’aller à la consigne. Si vous pouvez me les donner à l’arrivée, c’est parfait. Sinon, tant pis, posez-les quelque part.

            Il n’écouta pas la réponse et se précipita vers le couloir 4. Un vigile était en train de placer une barrière pour fermer le passage.

– S’il vous plait, s’il vous plait !

            Le gars le regarda d’un air goguenard et écarta la barrière de quelques centimètres.

– Ben alors, mon gars ! Faut se bouger un peu ! C’est pas en te levant au dernier moment que tu vas aller au bout…

            Il crut une nouvelle fois qu’il allait pleurer. Il ne pleura pas, mais tandis qu’il se retrouvait avec quelques milliers d’inconnus coincés entre des rangées de barrières, il eut un étourdissement. Il se retint à la ferraille, se mit à genoux, cracha de la bile.

– Ça va toi pas ? lui demanda quelqu’un avec un accent anglais.

– Tu veux qu’on appelle médical ? proposa un autre étranger.

            Il fit un signe de la main et essaya de parler.

– Non. Merci. C’est… l’émotion.

            Il savait qu’au moindre malaise avant le départ, on empêchait le coureur de prendre part à la course, les organisateurs limitaient les risques. Les arrêts du cœur, c’était chaque fois un drame.

            Il réussit à se relever. Il crevait de faim et de soif. Le premier point de ravitaillement se trouvait à 5 kilomètres. Il fallait tenir jusque-là. Il savait ce qu’il risquait : hypoglycémie – son malaise en était le signe –, fringale, déshydratation. Quel imbécile il avait été de ne pas prendre au moins une bouteille d’eau et quelques barres énergétiques dans son sac ! Mais comment aurait-il pu prévoir ?

            Des gens s’étiraient et sautillaient autour de lui, tout en parlant et en rigolant avec d’autres. Certains, moins nombreux, se concentraient seuls. Il y avait tant de monde qu’il n’apercevait pas le début de la queue. Il ne distinguait même pas le ballon qui servirait de lièvre à ceux qui voulaient arriver en 4 heures. Bon sang, se dit-il, même pas parti et déjà 10 minutes de retard.

            Il tâcha de se ressaisir. Il ne devait pas penser aux autres, juste à lui. Il ne courait pas contre d’autres, mais pour lui. Et pour ceux qu’il aimait. Il eut envie d’envoyer un texto à sa femme et à sa fille. Sans doute avaient-elles été étonnées de ne rien recevoir de lui ce matin, elles l’avaient certainement contacté. Mais il ne devait pas regarder maintenant, c’était trop tard, tant pis. Dire qu’il allait courir avec un téléphone et un portefeuille dans sa poche… Et dire qu’il avait déjà couru 6 kilomètres sans rien dans le ventre…

            Les fauves furent lâchés. Il déclencha le chronomètre de son bracelet. Pendant 55 secondes, il ne put bouger, la densité restant très forte autour de lui, sans doute de l’ordre de trois individus au mètre carré. Enfin, l’espace s’éclaircit et il commença à trottiner. Il prit plusieurs coups de pieds dans les mollets, il en donna sans doute aussi. Enfin il se trouva sur le parcours, c’est-à-dire sur l’avenue des Champs Élysées, qu’il venait de monter…

            Au kilomètre 31, il dut marcher pendant 10 minutes après avoir vomi, mais il finit par repartir et il boucla son marathon en 4 h 29 minutes et 12 secondes. Après avoir parcouru à jeun et en pantalon 6 kilomètres en 35 minutes dans des conditions de stress. Il était si épuisé à l’arrivée qu’il s’écroula sur un trottoir après la ligne, sur le dos, bras en croix. Comme il ne se relevait pas, des secouristes s’approchèrent de lui, puis des pompiers. On lui insuffla de l’oxygène, on lui fit boire une boisson énergisante à petites gorgées. Il échappa de peu au transport à l’hôpital.

            Il ne retrouva jamais son sac, même s’il était sûr que la femme avait tout fait pour qu’il puisse le récupérer. Il n’était pas en état de le chercher. Quand il put se relever, il ne se dirigea pas vers le chapiteau géant. Il s’éloigna de l’Étoile et descendit en marchant les premiers mètres des Champs Élysées, encore une fois. Il ne sentait plus ses pieds. Sur un stand de vêtements consacrés à la course à pied, il acheta un survêtement et s’en recouvrit. Puis il chercha un taxi et se fit conduire à la gare. Là, enfin, il appela sa femme, qu’il sentit contrariée parce qu’il ne lui avait envoyé aucune nouvelle avant la course et qu’il n’avait pas répondu à ses textos.

– Qu’est-ce que t’as foutu ?!

            Il allait tout lui raconter, mais au dernier moment, sans doute à cause de son épuisement, il déclara :

– Excuse-moi. Je ne voulais pas utiliser le téléphone, j’avais peur que ça me déconcentre.

– Mais t’aurais pu me le dire hier !

– C’est vrai, excuse-moi.

            Il lui expliqua que tout s’était bien passé, même s’il aurait aimé ne pas dépasser 4 heures.

– Tu avait dit « pas plus de 4 h 30 », lui rappela-t-elle. Tu as atteint son objectif !

            C’était vrai. À ses proches, il avait dit 4 h 30. « Pour une première, ce serait déjà pas mal ». Il ajouta qu’ayant été interpelé par une famille de réfugiés afghans à la sortie du métro, avant la course, il avait donné ses vêtements plutôt que de les mettre à la consigne. Elle le traita de fou et lui dit qu’elle l’aimait. Et elle lui passa leur fille qui, guidée par sa mère, lança de sa petite voix :

– Papa est mon héros.

Cette fois, il pleura, et c’était atrocement bon. Il dormit pendant tout le voyage en train de Paris à Brive, qui dura… 4 h 29 ! Il descendit à la gare de Brive à 21 h 06. C’est Patrick qui vint le chercher, pour ne pas perturber le coucher de la petite, dont le sommeil était fragile.

– Alors, mon pote, c’était bien Paris ? 42 bornes à pied, tu dois connaître la ville !

            Patrick proposa qu’après le marathon, Cédric s’accorde une bière « dans un bar à thons » et il n’osa pas décliner.

– Vite fait, alors.

            À son ami non plus, et à personne d’autre, il ne raconta pas la panne de métro et ce qui en avait suivi. Trop compliqué. Lui seul saurait quelle extraordinaire performance il avait accompli ce jour.



27 septembre 2019

Dix minutes avec le chien, pour éviter l'effondrement

         Douche, fringues, café, radio. Pas trop fort, pour pas réveiller les enfants. De toute façon les ados, ça dort ; on se demande ce qui pourrait les empêcher de dormir. Bon sang, cette insouciance ! Il en rêvait parfois, même s’il savait qu’il ne la retrouverait pas. L’avait-il jamais eue, d’ailleurs ? La pression qu’il lui avait mise, le vieux… Toute sa vie…

Il éteignit la radio, alluma une cigarette et sortit. Avec le chien. Ces dix minutes qu’il s’accordait chaque matin, entre 5 h 35 et 5 h 45, elles étaient sacrées. Pour lui autant que pour le chien. Ces derniers temps, c’était le seul moment de la journée où il se sentait à peu près détendu. L’animal et son maître ne parlaient pas, pas besoin. Pas un mot, pas un aboiement. Pourtant, c’était énorme, ce qui passait entre eux pendant ces dix minutes. Ils remontaient la rue, seuls dans la nuit, deux silhouettes entre les arbres et les villas. Ils allaient jusqu’à la Vézère. Chaque fois, au cours de ces dix minutes, après la cigarette, ils prenaient trente secondes pour se cajoler. Toujours le maître flattait l’animal, le caressant ou le pressant au garrot, parfois même l’homme s’agenouillait et ils se faisaient un câlin. Ils demeuraient ainsi une trentaine de secondes. Pas un mot et ils repartaient. Ils s’étaient accordés quelques minutes de douceur et de tendresse, avant que la journée ne commence, bruyante et infernale.

Ils rentraient. Sophie n’était pas encore levée. Le maître versait de l’eau et des croquettes, finissait de se préparer, prenait des affaires s’il avait à en prendre. Avant de repartir, il se plantait devant le chien qui petit-déjeunait. Le chien s’interrompait, regardait son maître, qui lui disait alors :

– Souhaite-moi bon courage.

            Le chien clignait des yeux, le maître clignait des yeux à son tour. Alors le premier continuait son repas, tandis que le second allait affronter le monde. 



20 septembre 2019

Les faiblesses du Grand Maître

         Ça se passait à Barcelone. La dernière semaine d’août. J’y étais arrivé dans un état second, car je rentrais d’une semaine aux États-Unis, à Boston (Massachusetts) et à Burlington (Vermont), où ma sœur s’était mariée avec l’Américain qu’elle avait rencontré trois ans plus tôt. J’étais repassé par Paris, mais n’étais resté que 24 heures dans mon appartement ; j’étais encore sous le coup du décalage horaire, des flonflons de la fête et des émotions familiales.

       Cependant, je me sentis tout de suite dans mon élément en arrivant à l’Amistat Beach Barcelona, mi auberge de jeunesse mi palais des congrès, où se déroulait le XXIe Open Internacional de Sants, auquel, putain de moine, je participais enfin.

– Waouh, le pied ! me dis-je en pénétrant dans la salle gigantesque.

            Y’avait de la zique, un bazar infernal, des mecs de tous les pays – déjà je reconnaissais quelques compères européens et on se tombait dans les bras – et même quelques gonzesses pas dégueu. Avec la mer à portée de tongs, on allait se faire des soirées bière cocktail d’enfer. Ça nous faisait toujours rigoler qu’on prenne les joueurs d’échecs pour des types tristes et falots.

– Laisse dire, répétait mon pote Lilian. Plus on nous prendra pour des tocards, plus on sera peinards.

            Je retrouvai avec plaisir des Bordelais avec qui j’avais joué en club pendant dix ans, des gars de Clichy avec qui j’avais joué en nationale pendant trois ans, mais c’est avec des Strasbourgeois que je partageais la chambre qu’on nous attribua. Va pour les Strasbourgeois, je ne passerais de toute façon pas beaucoup de temps dans la chambre, et quand j’y serais ce serait pour dormir, eux aussi sans doute. Les gonzesses ? Non, ça se passerait pas dans les chambres pendant la nuit, plutôt sur la plage avant de rentrer, on était quand même là pour une semaine intensive d’échecs, un match par jour (chaque inscrit jouait 7 matchs), une partie pouvant durer jusqu’à 6 heures. Il fallait donc dormir. Et puis la proportion filles garçons était de 1 pour 4, il n’y en aurait donc pas pour tout le monde. Ça restait encore très masculin notre discipline, ce qui pouvait étonner : la supériorité réelle des filles en termes de concentration et de travail aurait dû faire d’elles les maîtresses de ce jeu, d’autant qu’aucune force physique n’était requise.

            Des copains, des filles, la passion du même jeu, le bon niveau du tournoi, une ville monde dans laquelle le grain de folie des autochtones transformait n’importe quelle demande en péripétie, la douceur de la mer et de la fin d’été, y’avait-il un endroit où je pouvais me sentir mieux ? La réponse était non.

            Dans ce contexte de rêve, tout se passa au poil jusqu’à la dernière journée. C’est-à-dire que, pour couronner le tout, je jouai comme jamais ; je battis trois types et une nénette bien mieux classés que moi. Je perdis contre un autre, et arrachai un nul sur une partie que j’aurais dû perdre. Ces bons résultats influèrent sur les appariements pour la dernière ronde. L’appariement est le mode de désignation de l’adversaire, la ronde est le numéro de la partie dans un tournoi (1ère ronde, 2e ronde, 3e ronde…). Les appariements dépendent du niveau et des résultats des joueurs : c’est un algorithme qui se charge désormais de cette tâche, le principe étant que les joueurs rencontrent ceux qui ont le classement le plus proche du leur, sachant que sur ce principe se greffe la prise en compte des résultats du tournoi, ce qui peut vous amener à jouer contre des plus faibles – pour vous offrir une victoire facile en récompense de vos bons résultats – ou au contraire contre des joueurs a priori très supérieurs, mais que vos résultats vous autorisent à challenger, avec un gain de points conséquent dans le classement Elo (la norme de la FIDE, la Fédération internationale des échecs) en cas de victoire ou même de nul.

            C’est ce choix que fit pour moi le logiciel et je me retrouvai pour la 7e ronde face à rien moins qu’un GMI, à savoir un Grand Maître International. Oui, Msieurs-dames ! Un GMI fait partie des meilleurs joueurs du monde, avec un classement supérieur à 2500 Elo et des victoires contre d’autres grands maîtres dans des tournois internationaux de premier plan. Le Grand Maître qui m’échut était de nationalité, rigolez pas, russe. Ouais, même si l’Union des Républiques Socialistes et Soviétiques était morte depuis 30 ans, les Russes étaient encore très présents sur la planète échiquéenne. Ce devait être culturel, ou congénital.

            Il ne fallait pas que je me laisse impressionner. Je n’avais jamais joué un grand maître, mais j’avais déjà croisé le bois avec des Ruskoffs. Je devais surtout ne pas penser au titre de celui-là, mais à ce qu’il allait jouer. Une fois que la partie commençait, il n’y avait plus de titre et de classement qui comptaient, mais une parfaite égalité des chances entre deux adversaires qui disposaient du même matériel.

            Il était déjà là quand j’arrivai à la table qui nous avait été assignée. Nous nous serrâmes la main selon l’usage. Sans un mot de plus que le bonjour minimum. C’était un type massif, un cou de taureau, une tête rectangulaire, les cheveux très courts. Je ne le connaissais ni de vue ni de nom. En quelques secondes, j’avais déjà remarqué que :

– ma coolitude lui déplaisait ;

– il se disait qu’il n’allait faire qu’une bouchée de ce 2080 arrogant ;

– il souffrait d’un manque de reconnaissance, peut-être dû à son physique peu séduisant ;

– il ne cherchait pas à être sympathique, soit par nature, soit parce qu’il pensait que l’antipathie pouvait déstabiliser l’adversaire que j’étais et donc favoriser sa victoire à lui.  

            Bien entendu, il avait procédé à une analyse symétrique à la mienne. Nous, les joueurs d’échecs, sommes habitués à analyser les signes que nous décelons chez notre adversaire. C’est encore plus vrai au poker, que je pratiquais aussi, à moins haute dose.

            Les blancs lui échurent, il commença donc. Ok. Nous avons joué les cinq premiers coups assez vite, arrêtant ou redémarrant la pendulette au rythme de notre jeu. Oui, les parties ont une durée limitée, chaque joueur bénéficiant bien sûr du même temps disponible que son adversaire. Là, il s’agissait de parties longues dont la durée était ainsi indiquée : « 2 heures 40 coups 1 heure KO ». Cela signifiait que nous avions 2 heures chacun pour jouer 40 coups. Après quoi, si aucun n’avait gagné, 1 heure supplémentaire nous serait créditée. Si aucun ne parvenait à mettre l’autre échec et mat, c’est-à-dire à prendre son roi, le premier qui aurait épuisé son temps serait « KO » et perdrait la partie.

            En 8 coups, nous avions roqué (interverti le placement du roi et d’une tour afin de protéger le premier et d’ouvrir des espaces de circulation à la seconde), dégagé, en partie, les diagonales des fous, et sorti nos cavaliers. La situation était assez équilibrée quant au développement de nos pièces, mais, notamment parce qu’il avait les blancs, et donc avait joué le premier, il conservait l’initiative.

            Son attitude était toujours aussi désagréable. Sitôt qu’il avait joué, il regardait ailleurs, la salle, les autres joueurs, le plafond, la fenêtre, voulant me montrer qu’il n’avait pas besoin de réfléchir plus que ça pour jouer contre moi. Parfois même, il soupirait, signifiant qu’il s’ennuyait ferme. J’étais plus cool que zen, j’essayais cependant de ne pas me laisser atteindre par l’humiliation qu’il cherchait à m’infliger pour me faire perdre mes nerfs, donc mes capacités. Au contraire, me stimulais-je, s’il recourt à ce stratagème, s’il a besoin de simuler la facilité, c’est qu’il n’est pas si sûr de lui.

            Il m’attaqua pour de bon à son douzième coup, plaçant un de ses cavaliers en e5 alors que l’autre campait en e4. Qu’est-ce qu’il fabriquait ? Pourquoi mettait-il sa pièce en danger ? Il avait une stratégie, c’était certain, ou alors une séquence de partie passée dans sa mémoire, qu’il réactivait là. Les joueurs d’échecs expérimentés, nous sommes des répertoires contenant des milliers de parties jouées, lues, analysées, décortiquées, rejouées, auxquels nous comparons sans cesse les situations auxquelles nous sommes confrontés, pour en déduire une évolution possible et donc le meilleur coup à jouer. Quand nous opérons ces rapprochements de manière inconsciente, nous sommes comme un algorithme, mais moins bons que lui ; quand nous corrélons en conscience et allons chercher des repères insoupçonnés, nous sommes meilleurs que lui. Même si l’on sait désormais que la machine peut battre l’homme. Et que, sans doute, elle le battra bientôt à tous coups.

            Ma machine cérébrale tournait à plein. Je pris un bon quart d’heure à évaluer les différentes options qui se présentaient à moi, et surtout leurs conséquences. Je pouvais aussi ne pas réagir, et prendre moi l’initiative. Mais ne pas tenir compte de son dernier coup, face à un type de ce niveau, c’était suicidaire.

Mon côté droit était assez fermé avec seul mon fou blanc en b7 maîtrisant sa diagonale, sur laquelle se situait son premier cavalier, qui était défendu. J’étais plus découvert à gauche, ce qui était normal, puisque nous avions commencé à nous déployer et que deux pions de chaque côté avaient été pris. J’hésitais. Si je réagissais avec mon cavalier, celui-ci allait se retrouver sur un bord, et comme dit l’adage : « cavalier au bord cavalier mort ».

Finalement, je me contentai d’un déplacement court de dame, que j’amenai en e7. Il répliqua vite par son fou blanc en d3. Et juste après, il me donna un coup de pied dans le tibia ! Il leva aussitôt la main droite, grommelant un « Sorry », et reprit sa contemplation du plafond. Bien entendu, ce fils de pute l’avait fait exprès. Il voulait me déstabiliser. Spontanément, je souris, étouffai même un petit rire, et je sus aussitôt que c’est moi qui, psychologiquement, marquais le point.

Après quelques minutes de réflexion, j’amenai un pion en c5, menaçant son fou noir en d4. Comme je l’escomptais, puisqu’il était agacé, il se lança dans la bagarre : il prit mon pion. Je pris son fou. Il prit mon cheval. Je lui pris un pion. 4 morts. Ce qui n’est pas un mal aux échecs : on ne peut accéder au roi adverse sans nettoyer le terrain.

Il abaissa son regard de bœuf sur le plateau et prit un peu plus de temps que d’habitude avant de procéder au mouvement suivant. Finalement, il amena un de ses cavaliers en g6, position agressive que je ne pouvais pas laisser perdurer, mais téméraire me sembla-t-il, car ses autres pièces ne pouvaient guère soutenir cette attaque. Du moins pris-je le temps de vérifier cette analyse, peut-être trop évidente pour être juste, avant de jouer le coup suivant.

Je déplaçai ma tour en f8. Elle avait du champ jusqu’en f3, occupé par son fou blanc. Une nouvelle ligne s’ouvrait, et c’est moi cette fois qui le menaçais. Et en effet, c’est à ce moment que la partie bascula. Pourtant, il me mit en échec avec son cavalier. Mais ça ne rimait pas à grand-chose, puisque je pouvais déplacer mon roi sans problème et que je n’allais pas avoir de mal à repousser son cheval isolé. Cette menace gratuite sur le roi était-elle encore un élément de la guerre psychologique dans laquelle voulait m’entraîner le Grand Maître ? Dans ce cas, il se faisait la guerre à lui-même.

            Plutôt que de déplacer ma tour pour évincer son cheval, je fis glisser mon fou en f3 pour prendre le sien. Il ne pouvait me reprendre avec sa reine puisque ma tour défendait la position. Son visage prit 5 ans en 5 secondes. Je l’entendais fulminer intérieurement : « T’es con ou quoi ? » J’étais peut-être con, mais j’allais me payer ce type, qui n’était pas à la hauteur de son titre.

Je vis la première goutte de sueur perler le long de sa tempe droite et je savais qu’elle n’était pas due à la chaleur. Ce fumier commençait à en chier. Il m’avait pris pour un touriste et il se trouvait face à un joueur qui le valait. Je perturbais sa défense et il devait réagir à cet endroit, alors que son cavalier était mal embarqué seul à l’avant.

Il prit le temps cette fois, la tête penchée au plus près du plateau, son front à la limite de toucher les pièces. Soudain il se redressa et me fixa. Une attitude proscrite aux échecs : regarder l’autre dans les yeux plus de quelques secondes était considéré comme une tentative déloyale d’intimidation. Le regard de cet Igor était effrayant. On le sentait prêt à tout, notamment à me sauter à la gorge pour écraser mon larynx entre ses doigts.

Pourtant j’éprouvai plus de peine que de peur devant cette face effrayante, car elle était surtout effrayée. J’avais envie de lui dire : « Eh mec, relax. C’est une partie d’échecs. T’es mal emmanché pour gagner, mais c’est pas perdu ; et même si tu perds, ça fait partie de l’ordre des choses quand on joue un match avec un gagnant et un perdant. Reprends-toi, joue au mieux, et que le meilleur gagne ». Mais je m’abstins. Car il aurait pu se plaindre de mes propos auprès des contrôleurs, ce qui aurait été le comble.

Je détournai les yeux pour ne pas alimenter sa haine. Je ne sais pas ce qu’il pensa et regarda ensuite, mais cela dura. Après quoi, il choisit le carnage. Il prit mon fou. Avec sa reine ! « T’es sûr, mec ? ». J’avais en tête la position des pièces sur le plateau, je ne voyais pas la logique. Je cherchai dans ma mémoire quelques exemples de sacrifice de reine. Il y avait bien le bijou d’Edward Lasker face à Alan Thomas en 1912, mais, si le matériel était comparable, la configuration était différente, ça se passait à l’offensive, dans le camp des noirs, pas en défense dans celui des blancs. Non, je ne voyais pas ce qu’Igor fabriquait.

J’éliminai sa reine avec ma tour. Il abattit ma tour avec un de ses cavaliers. En déplaçant ma reine d’une case, je menaçai son autre cavalier, isolé. Il recula en e5. J’avançai un pion en d6, harcelant le malheureux cheval. Malheureux car celui-ci était condamné, toutes les cases où il pouvait se replier étaient accessibles pour moi. Il le vit bien sûr, choisit de mourir en c6, ou au moins il me mangeait un pion. Mon fou blanc se chargea de la besogne.

La vue se dégageait. Malheureusement pour lui, je vis vite ce que j’allais faire et comment j’allais le faire. Il lui restait un fou et deux tours. Mais ses tours étaient mal dégagées, donc peu mobiles. J’allais attaquer celle de gauche, la plus mal positionnée. En anticipant ses mouvements de défense – il pouvait bien sûr déjouer mes prédictions –, je pouvais l’abattre en trois coups. Il m’en fallut cinq, mais j’y parvins. Dès lors, il ne lui restait plus qu’un fou, une tour, trois pions et le roi. J’avais tout ça plus une reine, un cavalier, une deuxième tour. Sa situation était donc désespérée. Sauf si je perdais subitement mes facultés, j’allais remporter cette partie.

            C’est alors que l’impensable se produisit. Impensable car cela ne se faisait pas aux échecs. Celui qui commettait un tel acte se grillait à coup sûr des grandes compétitions organisées sous l’égide la FIDE. Que se passa-t-il donc dans la tête d’Igor le Grand Maître pour qu’il ouvre l’énorme paume de sa main droite, écarte et lève son bras tout aussi énorme avant de le ramener sur la table qu’il balaya rageusement, envoyant valdinguer la pendule, le plateau et les pièces là où l’apesanteur les conduirait. Un fou percuta la tempe de la joueuse de l’autre côté de l’allée, des pions atterrirent sur d’autres échiquiers cinq mètres plus loin, on retrouva le roi blanc, le suicidé en quelque sorte, dans la poche extérieure de la veste d’un joueur colombien qui s’empressa de dire qu’il n’avait ni triché ni volé. Il y eut donc des cris et de la confusion.

            J’étais si médusé que j’étais resté assis même si je n’avais plus qu’une table vide devant moi. Igor, cramoisi, s’était levé, renversant sa chaise. Il se dirigeait vers la sortie. Deux contrôleurs m’entourèrent :

– What happened ?

            J’écartai les mains en signe d’impuissance. Mais ils insistèrent et je dus donner des détails. J’eus l’impression qu’on me suspectait. Merde alors ! Et Igor ? L’avait-on rattrapé ? L’interrogeait-on ?

            Je ne le vis pas dans la salle de l’organisation, séparée de la salle de jeux par une simple cloison vitrée, où l’on me conduisit pour prendre ma déposition. On me demanda de consigner l’incident par écrit, ce que je tenais à faire, au cas où l’on me volerait la victoire. Je demandai si les deux reporters cameramen qui parcouraient la salle en permanence avaient pu capter le moment. 

– Will see, me répondait-on sans se mouiller.

            Je retournai dans la salle ensuite, désemparé d’un côté, content de l’autre, car, même si cela ne s’était pas passé comme cela aurait dû, j’avais battu un grand maître. Nom de Dieu, ce n’était pas rien ! Pour ma confiance, pour mon image, pour mon classement, pour la suite dans ce tournoi.

Encore une précision technique à ce propos. Le classement final était établi suivant le nombre de points gagnés : 1 pour une victoire, 0,5 pour un nul, 0 pour une défaite. Bien entendu, si l’on se contentait de cela il y aurait de nombreux joueurs à égalité. C’est pourquoi trois systèmes de départage des ex-aequo étaient prévus : on tenait compte du niveau des adversaires rencontrés, donc de la difficulté des victoires, du classement Elo, et si besoin était de la performance, c’est-à-dire des combinaisons utilisées au cours des parties du tournoi.

            Beaucoup de joueurs me dévisagèrent. Eh, oh, je n’y étais pour rien ! La plupart des matchs étaient loin d’être finis, tous mes potes étaient encore attablés. En temps normal, je serais resté à regarder leurs parties, ou celles de joueurs dont je cherchais à connaître le style en vue d’éventuelles rencontres à venir. Mais le coup de sang d’Igor m’avait donné envie de prendre l’air. Fin août, à deux pas de la Méditerranée, ma destination était toute trouvée.

            Je passai à la chambre mettre un maillot, prendre une serviette, une casquette, des lunettes et un polar. On était au cœur de l’après-midi mais la chaleur était supportable. Elle devait atteindre à peine 30 degrés, que la brise maritime atténuait. Voitures et piétons se mélangeaient dans un bazar estival et espagnol. Je longeai le front de mer sur une centaine de mètres pour rejoindre l’ouverture aménagée pour accéder à la plage. Quand j’y arrivai, j’enlevai mes tongs.

            Je grimpai la dune. Avant de basculer sur la mer, je contemplai la baie et une partie de Barcelone. La plage était garnie mais pas bondée. Le gros des vacances était passé, l’école avait dû reprendre en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas. Je descendis, évitant le tapis central pour m’enfoncer dans le sable.

            Je pris à gauche en arrivant sur la plage. Je longeai une paillote qui se trouvait là quand je le vis. Lui. Igor. Assis à une table sous un des parasols de ce bar d’été, un verre, vide, devant lui. Il me vit. Ne bougea pas. Il était en bermuda, avec des chaussures de ville sans chaussettes, et il avait gardé la même chemise, dont il avait remonté les manches et défait les boutons. Son ventre était impressionnant. D’énormes lunettes de soleil barraient son visage. 

            Sans l’avoir voulu, je me rendis compte que j’avais bifurqué et que je me dirigeais droit sur lui. Je pénétrai sur le plancher de la terrasse sans passer par l’intérieur du bar. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire et de ce que je voulais. Ma démarche était instinctive.

            Je m’assis en face de lui. Nous nous regardâmes. J’avais moi aussi des lunettes de soleil. Il n’avait pas l’air plus sympathique, mais plus fatigué. Plus détendu aussi. Le serveur arriva. Je vis les traces de mousse sur le verre d’Igor et commandai « Dos cervezas ».

            Igor prit son paquet de cigarettes, en sortit une qu’il se planta dans le bec, et poussa le paquet devant moi. Je ne pouvais pas refuser, il ne fallait pas refuser. J’en pris une. Après avoir allumé la sienne, il me tendit le briquet. Nos mains se frôlèrent.

Alors, à l’instinct encore, je posai la question qui convenait :

– What happened ?  

            Et alors Igor me raconta son histoire. Pas d’un coup. Il commença par :

– Excuse me.

– Ok, répondis-je en effaçant symboliquement l’épisode d’un signe de main.

Je pardonnais mais je voulais comprendre :

– What was the problem ?

            Il me regarda. Je ne voyais pas ses yeux, mais sa bouche se tordit.

– Many problems, répondit-il.

            Et petit à petit, en nous aidant de l’anglais, du français, du russe, et même de l’espagnol, Igor m’expliqua ses problèmes.

            D’abord, il s’appelait Vassily. Il était né en 1961 dans un village de l’Oural. Dans sa famille paysanne et pauvre, les échecs étaient le jeu le plus accessible. Vasssily jouait avec son père et son grand-père. Sa mère et sa sœur ne jouaient pas. Il faut dire que depuis la Révolution communiste de 1917, les échecs étaient devenus un sport national. Le régime ouvrit des écoles, organisa des tournois, finança les joueurs les plus prometteurs. Et en 1948, Mickaïl Botvinnik devint champion du monde, inaugurant la suprématie soviétique pendant toute la guerre froide, interrompue pendant seulement quatre ans par Bobby Fischer.

            Les soviétiques pensaient que les échecs étaient un excellent outil, à la fois pour discipliner la population et pour montrer la puissance intellectuelle de l’U.R.S.S. Les règles en elles-mêmes, le mouvement des pièces, l’incertitude de chaque partie, la nécessité d’abattre le roi, reflétaient la dialectique marxiste sur laquelle ils tentaient de justifier leur système.

 – You understand ?

            Yes, Vassily, je comprends. Sa carrière commença quand, un jour après la classe, l’instituteur lui proposa une partie. Vassily battit l’instituteur. Ils remirent ça trois jours plus tard, et l’instituteur perdit de nouveau. Celui-ci, bien entendu membre du Parti, alerta le chef de cellule en affirmant qu’il tenait un jeune de 10 ans qui pourrait faire honneur à la région si on l’entrainait un peu. Vassily fut envoyé chaque week-end à l’Académie régionale des échecs, dans la ville de Perm.

            Là, il perfectionna ses talents et devint un bon joueur. Il disputa ses premiers tournois et en effet fit honneur à la région. Tout étant lié sous le régime communiste, ses bons résultats lui permirent d’intégrer une école d’ingénieurs à Moscou, d’un niveau un peu trop élevé pour lui. Mais il s’accrocha, pour mériter l’honneur qu’on lui accordait, et parce qu’il découvrait dans la capitale une liberté qui lui était inconnue dans sa région d’origine.

Pour la même raison échiquéenne, il obtint son diplôme au bout de quatre ans. Il sortit une première fois de son pays pour disputer un tournoi en Allemagne, une seconde fois pour un tournoi en Italie.

– Tu te rends compte ? me dit-il en anglo-russe. L’Allemagne et l'Italie, deux pays détestés par les Russes.

            C’était en 1984 et 1986. Dûment chaperonné par ses « éducateurs », il découvrit la société occidentale des années 80, qui ne lui parut pas du tout détestable. En même temps, il se sentait très fier de représenter la Russie.

            Il se maria en 1988. Il travaillait dans une centrale électrique, hydraulique, pas nucléaire. Son fils naquit en 1990. Il avait donc mon âge.

– 1991, tu sais fin URSS. Très mauvais pour échecs. Écoles ont fermé, clubs devient pauvres, journaux spécial disparaissent. Et nous plus payés pour tournoi, même quand gagne.

– Comment es-tu devenu Grand Maitre, alors ?

– Je raconte à toi.

            Avant que Poutine n’impose une nouvelle dictature et une nouvelle pauvreté, il y eut une dizaine d’années un peu folles en Russie, entre 1991 et 2000, au cours desquelles il n’y avait ni barrières ni filets, ou s’il y en avait ils ne fonctionnaient plus.

– C’était bordel.

            Dans ce bordel, Vassily se mit en cheville avec quelques copains des échecs et ils montèrent une nouvelle fédération, sans renier les acquis du temps du communisme, mais en relookant la devanture pour coller à la nouvelle ère post-révolutionnaire. L’entreprise réussit, en bonne partie parce qu’il y avait dans l’entourage de Boris Eltsine, patron de la Fédération de Russie de 1991 à 1999, un ami d’un des responsables de la Fédé. Comme Eltsine, à la différence de ses prédécesseurs, n’entendait rien aux échecs et avait d’autres chats à fouetter, ils firent à peu près ce qu’ils voulaient.  

            C’est-à-dire qu’ils participèrent à des tournois à l’étranger. Parce qu’ils avaient soif, de connaissance plus que de reconnaissance à ce moment-là. Ce système profita à l’élite des échecs russes déjà en place, qui apprit beaucoup en se mesurant plus souvent qu’avant à d'autres bons joueurs de la planète. Mais l’entretien du vivier de base, la détection des talents, la formation, tout cela partit à volo.

– Tout désorganisé. On essayé. Mais pas possible. C’est vrai aussi qu’on pensait trop à voyages…

            Avouant cela en liquidant sa deuxième bière, Vassily consentait à une forme d’autocritique.

– Mais punition arrive bientôt. En 2006, je Grand Maitre International. 35 ans, moi content. Pourtant, là tout va merde.

            Sa femme, lassée de ses voyages où il ne l’emmenait jamais, le quitta pour s’installer avec un de leurs amis communs. Son fils, qui n’avait jamais aimé les échecs et ne jurait que par les jeux vidéo qu’il trouvait sur le nouveau réseau internet, prit le parti de sa mère. En 2009, Vassily fut licencié de sa centrale pour « manque de rigueur professionnelle et mise en danger de la vie d’autrui ». Il voulait bien reconnaître ne pas être toujours très motivé au travail, avoir oublié un soir de fermer une vanne de sécurité, il trouvait quand même ça sévère, surtout vu le comportement de ses compatriotes.

            C’était ainsi en Russie, de tous temps, on n’échappait pas aux oukazes. Dès lors, il erra de boulot en boulot, de femme en femme, de bar en bar, et surtout de solitude en solitude. Son seul point de stabilité ? Sa seule réussite ? Les échecs. Et pourtant, là aussi, il commençait à prendre l’eau. Il n’avait pas gagné un tournoi majeur depuis 10 ans, il n’était plus jamais invité, il devait s’inscrire comme un vulgaire junior de deuxième zone pour participer aux Open, comme celui de Barcelone où nous nous trouvions en ce moment.

            Le pire était qu’il se sentait dépassé par ses jeunes adversaires. Être un homme russe n’était plus un avantage aujourd’hui. C’était folklorique, respectable dans le meilleur des cas, mais ça ne faisait pas particulièrement peur. Les Russes étaient encore les plus nombreux dans le Top 100, pas dans le Top 10. Mais les bons joueurs russes avaient la moitié de son âge.

– J’ai vu tu allais gagner. Alors moi colère. Pas bien.        

Je comprenais. Ses derniers résultats, en dents de scie, pouvaient lui valoir la perte de son titre, même si celui-ci était en principe acquis à vie. Mais s’il descendait à moins de 2500 Elo, il n’aurait plus aucun crédit et se ridiculiserait en se targuant d’être un Grand Maître International. On pouvait donc concevoir, s’il était en mal de reconnaissance dans sa vie professionnelle et sa vie personnelle, qu’il voyait ça comme une chute irrémédiable, voire fatale.

– Tu sais problèmes nous ? ajouta-t-il. Nous vieux Russes, on boit trop et on trop mélancoliques. Envie pleurer souvent.

            Telle fut la confession de Vassily cette après-midi-là, sous le parasol d’un bar en bordure d’une plage de Barcelone sonorisée par les cris lointains des enfants qui s’éclaboussaient dans les vagues.

Malgré tout, je m’étonnai de son geste.

– Pourquoi, si tu ne voulais pas continuer la partie, ne pas reconnaître ta défaite et me serrer la main comme on fait d’habitude ? Ou continuer encore un peu ? Tu pouvais peut-être arracher le nul…

– Je sais pas. Tu énervais moi. Et puis honneur. Maitre Russe doit pas perdre comme ça, pas jouer si mal.

            Je faillis lui demander pourquoi justement il avait joué si mal, mais je me retins. Ce n’était pas la peine d’en rajouter dans sa dévalorisation.

– Et maintenant ?

– Maintenant… J’ai peur sanction pour moi. Mon titre.

– Ils ne peuvent pas t’enlever le titre de GMI, c’est à vie.

– Pas sûr. Regarde règlement.

            Il sortit son iphone, toucha et déroula, puis me le tendit.

– 67c regarde.

Je lus sur son écran l’article 67c du règlement général de la FIDE, qui stipulait en anglais : « Un manquement caractérisé à l’éthique des échecs et au respect de l’adversaire est susceptible de sanctions et de remise en cause des titres obtenus sous notre autorité ».

            En effet, c’était pas bon pour lui. Alors je sus ce qu’il fallait faire. Je me levai.

– Viens !

– Where ?

– À la salle.

– J’irai ce soir pour excuse, après ronde, pas maintenant.

– Ce sera trop tard. On y va toi et moi ensemble, maintenant. Allez !

Pour finir de le convaincre, je posai mon avant-dernier billet de 20 € sur la table et me dirigeai vers la sortie. Cette fois il me suivit.

– Je dois préparer parole moi.

– Laisse-moi parler. Il vaut mieux que ce soit moi.

– Mais…

            Il peina à me suivre mais nous fûmes en dix minutes au centre de commandement. Tous les yeux se tournèrent vers nous quand nous entrâmes. Vassily regardait ses pieds. Dans cet open space, un des bureaux était occupé par le directeur du tournoi. L’homme était entouré de deux des contrôleurs, cela tombait bien. Je m’avançai vers eux, tirant discrètement Vassily par le manche.

– Nous venons nous excuser, dis-je en anglais.

            Les types me fixèrent, puis fixèrent Vassily, puis revinrent à moi.

– Vous avez à vous excuser vous aussi ? demanda le directeur.

– Oui. J’ai énervé mon adversaire avec un comportement désinvolte et ironique.

– Désinvolte et ironique ?… répéta un des contrôleurs.

– Oui. Des sourires en coin, un air de m’en foutre, de me moquer de ce que jouait mon adversaire…

– C’était volontaire ? demanda le directeur.

– Non, mais c’est un fait. Je m’en suis rendu compte après le match. Et nous venons de nous expliquer, lui et moi.

            Ils se tournèrent vers Vassily.

– Vous confirmez ce que dit votre adversaire ?

            Il n’était pas un grand communicant, je crus qu’il allait s’effondrer. Mais il finit par baragouiner :

– Oui, confirmé.

            Ils nous regardèrent, dubitatifs.

– Il faudra nous mettre tout ça par écrit. Et il y aura de toute façon des sanctions. On ne peut pas accepter un acte comme celui de cette après-midi.

– Nous en sommes conscients.

– Ce tournoi est terminé pour Monsieur Vassalev, qui sera disqualifié. Vous risquez de l'être également si vous reconnaissez avoir une part de responsabilité dans le geste de votre adversaire.

– Ça me paraît logique. Excusez-nous encore. Je vais travailler à avoir l’air moins désinvolte, et moins ironique.

            Là, Vassily fut à la hauteur.

– Moi dois travailler nerfs. Trop pression. Excuse beaucoup.

            On nous dévisagea encore plus quand nous sortîmes que quand nous étions entrés.

            Quand nous fûmes dans un couloir à l’abri des regards, Vassily saisit mon bras et passa ses bras autour de moi. Une accolade d’ours. Il me parla russe, je me mis à tousser car j’étouffais. Quand il relâcha son étreinte et que je pus voir son visage, il était en larmes. Il mit sa main devant son visage pour se cacher.

– Tu as raison, dis-je alors en souriant. Les Russes, vous pleurez trop facilement.

            Il voulut partir le soir-même, tandis que je voulais rester jusqu’à la fin du tournoi pour être avec les potes.

            Il repéra un train pour Madrid, d’où il prendrait un avion pour Moscou. Il avait un billet pour le lendemain, il tâcherait d’avancer son départ de vingt-quatre heures.

            Je décidai de l’accompagner à la gare de Barcelone. Dans le taxi, je suggérai :

– Tu as une expérience formidable de joueur d’échecs, tu as tout connu. Tu vas avoir 60 ans, il est temps de transmettre ce que tu sais.

– Transmettre ? 

– Tu m’as dit que le réseau des écoles et des clubs locaux était détruit, qu’il n’y avait plus de travail à la base. S’il y a une personne qui peut reconstruire ça, c’est toi. Sans chercher à refaire pareil, les temps ont changé, mais en formant et en stimulant les jeunes de ton grand pays. Parce qu’il n’y a pas mieux que notre discipline pour apprendre la concentration, la logique, l’effort, le respect, l’ouverture aux autres…

            Il regarda par la fenêtre du taxi, je vis ses yeux s’embuer. Il mit une main sur son visage, de l’autre attrapa mon genou qui n’allait pas tarder à  craquer.

– Tu pleureras dans l’avion, Vassily. Mais fais-le. Je veux voir une école d’échecs Vassily Vassalev en Russie dans un an, avec des antennes dans tout le pays dans cinq ans.

            Sur le quai où je l’avais accompagné, avant qu’il ne monte dans le train et après qu’il m’eût étreint encore une fois, il me dit :

– On va faire écoles. Mais une condition. Toi pas dire non.

– Je t’écoute.

– Toi venir animer stage une semaine par an. Été. Chez moi, Perm. Tu vas voir comme beau. Tu dormi, nourri, payé bien sûr. Mon invité.

            Il mit le bras en angle droit, ouvrit la main pour que je la claque afin de sceller notre accord. Je le fis et il m’écrasa les doigts.

Il monta dans le train. Il me fit un signe de la main sans se retourner, je savais pourquoi : il devait pleurer de nouveau.

Je rentrai heureux à l’Amistat Beach pour la dernière soirée à l’Open de Sants avec mes potes. Heureux parce que j’étais sûr d’une chose : les écoles d’échecs Vassily Vassalev verraient le jour. 



11 septembre 2019

Vans versus Converse

            Ma petite amie était fan des chaussures Converse. Elle en avait 13 paires et elle comptait bien augmenter sa collection.

            C’est donc sans trop me poser de questions que je me suis dit que je lui en ramènerais une paire des États-Unis, où j’allais passer une semaine en août pour assister au mariage d’une cousine. Au pays de la Converse, créée en 1908 par le monsieur du même nom à Malden, Massachusetts, j’escomptais des modèles originaux, différents de ceux que l’on pouvait trouver en France, même si, en ces temps de mondialisation et d’Amazonage, on pouvait se procurer à peu près tout n’importe où.

            Ma cousine ne se mariait pas dans le Massachusetts mais dans le Vermont, au bord du lac Champlain, frontière avec le Canada, dans la jolie petite ville de Burlington. Avec les autres membres de la famille, j’arrivai là trois jours avant le mariage et nous passâmes ensemble de magnifiques journées, bonifiées par la chaleur et la spontanéité des Américains. La soirée du mariage proprement dit, dans le centre de dégustation d’un vignoble, le Shelburne Vineyard, fut un enchantement. Là, 30 Frenchies et 60 Américains transformèrent la place en restaurant, cabaret, discothèque, donnant aux mariés, comme à eux-mêmes, la chaleur, l’amour et l’humour dont ils avaient besoin.

            Le lendemain dimanche, dans Church Street, la longue et large rue piétonne de la ville, animée 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, déambulant avec une de mes sœurs, je me mis à scruter les vitrines. J’avais déjà jeté un œil les jours précédents à l’occasion d’une de nos virées au pub, au resto ou au marché, sans avoir repéré de Converse. Là, il fallait que je regarde de plus près, je reprenais l’avion le lendemain.

Mais après être entrés dans les deux magasins de chaussures de la rue, plus dans un autre qu’on nous indiqua dans une perpendiculaire, nous dûmes dresser un constat sans appel : il n’y avait pas de Converse dans le coin. Une vendeuse que nous avions interrogée avec notre mauvais anglais nous dit que peut-être dans la zone commerciale sud… Mais nous n’avions pas le cœur à nous risquer en périphérie alors que nous étions si bien dans cette small town paradisiaque.

            Et puis j’avais trouvé une solution de remplacement. Des Vans. Les Vans sont d’autres chaussures de sport en toile, lancées en 1966 en Californie, assez proches des Converse, si ce n’est, me semblait-il, que leur semelle est un peu plus épaisse. Bien entendu, je n’espérais pas tromper la fashion victim qu’était ma petite amie ; elle verrait au premier coup d’œil qu’il ne s’agissait pas de Converse. Mais je lui dirais la vérité, et elle comprendrait, elle serait même heureuse de ce cadeau qu’elle n’attendait pas.

            D’autant qu’elle aimait les couleurs flashy ; ses pompes étaient toutes plus pétantes les unes que les autres. Là, le modèle que j’avais vu ressemblait à un tableau bicolore de Rothko, où le bleu gris reprenait à la perfection la splendide couleur des yeux de ma belle, tandis que les camaïeux de rose me rappelaient son… sa… enfin sa peau si délicieuse. En plus, les couleurs se confondaient par endroits, comme si le tanneur, ou le maroquinier, les avaient laissées baver les unes sur les autres.

            Ma sœur et moi retournâmes dans le magasin.

– I would like these, please.

             La vendeuse me demanda la taille voulue. Je m’étais renseigné avant de partir sur les tailles américaines et répondis sans hésiter :

– 6,5.

            Elle alla nous chercher la boîte correspondante. Ma sœur chaussait elle aussi du 38 et essaya les Vans.

– Elles sont magnifiques, répétait-elle, sans doute pour me faire plaisir.

            Elles la serraient un peu.

– J’ai un coup de pied un peu fort. Tu sais si ton amie aussi ?

            J’avouai ne pas être tout à fait au point sur le coup de pied ma copine, étant obnubilé par ses doigts de pieds, dont elle recouvrait les ongles d’un vernis rouge épais comme de la crème, que j’aimais… Bref.

– We take them, dis-je à la vendeuse, qui m’adressa un sourire satisfait.

Je sortis les 58 dollars indiqués. Il fallut en ajouter 8,50 pour s’acquitter des taxes locales en vigueur, d’usage aux U.S.A. (à distinguer des 15 % quasi-obligatoires à ajouter pour le service dans les bars et restaurants). Je ne demandai pas de paquet cadeau, pour faire plus authentique. La boîte était griffée Vans avec le logo qui va bien, le sac était « américain » à souhait, c’était parfait.

Je fus donc heureux de cet achat. En plus, les Vans me semblaient plus solides que des Converse, aussi bien de la semelle que de la toile.

Je revis ma petite amie le lendemain de mon retour en France. Elle portait des Converse jaunes à pois violets ; jaunes comme ses cheveux, violet comme le tee-shirt au-dessus de son jean. Après 5 minutes d’embrassades et, avant que nous n’allions plus loin, je lui tendis le sac et son contenu ramenés de Burlington. Erreur, grave.

Son visage s’assombrit dès la vue de la boîte. Ses épaules s’affaissèrent après qu’elle ouvrit et vit les chaussures, qu’elle ne prit même pas la peine de sortir de leur lit de papier.

– Tu te fous de ma gueule ? me lança-t-elle en jetant la boîte sur le canapé.

– Tu n’aimes pas ? me hasardai-je, les sens en alerte.

– Tu sais que j’adore les Converse, que je ne mets que ça, et tu m’offres ces godasses !

J’avais commis une erreur. J’aurais dû lui dire tout de suite qu’il n’y avait que des Vans. J’essayai de rattraper le coup :

– Mais il n’y avait pas de Converse.

– Tu me prends pour une conne ? Pas de Converse aux États-Unis ?

– Pas là où j’étais. C’était une petite ville.

– Et tu pouvais pas faire 20 bornes pour aller dans n’importe quel centre commercial et trouver des chaussures dignes de ce nom ?

            La suggestion de la vendeuse d’aller voir au shopping center de la zone sud me revint en mémoire. Je commençai à transpirer.

– C’était compliqué… J’avais ma famille, on était 17…

– C’est ça ! T’avais une semaine pour ta cousine, mais t’avais pas une heure pour moi !

– C'est pas ça… J’aurais peut-être pu en trouver. Mais c’était difficile de sortir de la ville, on n’avait pas tous des voitures. Et je pensais que ces Vans te plairaient. Elles sont magnifiques ! Regarde les couleurs, c’est toi !

– Tu veux dire que j’ai une gueule de pompe ?

– Mais non ! Dis pas n’importe quoi…

– Ah, c’est moi qui dis n’importe quoi ?   

Bon sang, comment est-ce que ça avait pu merder à ce point ? Elles sont hystériques, d’accord, mais peut-être avais-je manqué de tact ? Sous-estimé l’importance qu’il y avait à se donner du mal, ou à montrer qu’on s’était donné du mal, quand on offrait un cadeau ? Ou alors n’avais-je rien compris à la puissance d’une marque sur l’esprit des consommateurs millenials ?

             Elle ne daigna même pas prendre un verre :

– Non, faut que j’y aille.

– Mais ?! Tu restes ici ce soir ! J’ai envie de toi, bébé.

– Oui, ben pas moi. T’as gâché l’ambiance avec tes conneries. Et si tu me traites pas mieux que ça, je m’interroge sérieusement sur l’avenir de notre relation.

            Je ne trouvai pas les mots pour répondre, ce qui valait peut-être mieux. Elle se leva, prit son sac à main et se dirigea vers la porte.

– Prends quand même tes chaussures ! m’exclamai-je en attrapant le sac US et la boîte de Vans pour me précipiter à sa suite.

            Elle se retourna juste avant d’arriver à la porte, planta ses yeux (Maman !) dans les miens et lâcha :

– T’es con ou tu le fais exprès ?

            Je me figeai :

– Mais ?…

– Va mourir. 



3 septembre 2019

Les gars du chantier d'à côté

 Il les entendait siffler ou chanter à longueur de journée. Les gars du chantier d’à côté. Ce n’est pas tant le bruit qui le gênait, que l’état d’esprit qu’il impliquait. Fallait-il être irresponsable pour s’égosiller de la sorte au son de chansons insipides sortant d’une radio minable…

Il n’avait jamais aimé ceux qui sifflent. Cette arrogance, ce sans-gêne, cette vulgarité. Quant à ceux qui chantaient à tue-tête, massacrant des mélodies harmonieuses et des voix justes, il les trouvait grotesques. Là, ces maçons ou ces plâtriers ou ces plombiers machin-chose étaient indécents. Manifeste-t-on ainsi son humeur et son caractère quand on est un être civilisé ? Ils l’empêchaient de se concentrer, de préparer ses cours, de travailler.

Dire que c’était ce genre de types à qui les femmes se donnaient… Des rustres, vivant chez eux en marcel et rotant de la bière devant la télévision. Oui, aussi invraisemblable que cela pût paraître, les plus belles n’avaient que faire des bien élevés, des gentils, des sensibles. Elles voulaient du lourd, du violent, du manuel.

Pour rabattre un peu le caquet de ces coqs, il attrapa un œuf dans le frigo. De la fenêtre de l’ancienne chambre de son fils, il pouvait atteindre le chantier. Avec tous les appartements alentour, avec la palissade qui bouchait leur vue, ces abrutis ne sauraient jamais d’où était venu l’œuf qui allait leur tomber sur la gueule.

Il ouvrit la fenêtre, vérifia que personne ne fût en train de regarder dehors ou de marcher dans la rue. Il se positionna épaule gauche en avant, plaça l’œuf dans le creux de sa main droite, et actionna son bras. L’œuf décrivit une trajectoire ovale avant de plonger une bonne quinzaine de mètres derrière la palissade.

Il se baissa pour ne pas être vu, et ne ferma pas la fenêtre pour savourer son succès. Mais au lieu des récriminations attendues, il entendit l’exclamation suivante :

– Nom de Dieu, Gé ! Y’a un con qui nous a envoyé un œuf ! Et tu sais pas ? Il est tombé dans le pot d’enduit ! En plein dans le mille !

– J’y crois pas ? Ça va le fluidifier juste comme il fallait !

            Une voix s’éleva et cria :

– Merci Ducon !

            Ils montèrent le son de la radio et hurlèrent Les lacs du Connemara du début à la fin.



27 août 2019

Allez ma vieille, sois digne

           C’était décidé : ce serait pour demain. Elle s’était encore salie ce matin. La nuit passait encore, mais en pleine journée… Non, décidément, plus rien n’était possible, ça n’avait aucun sens.

            Elle y pensait depuis longtemps, plusieurs années. Elle avait repoussé, trouvant d’ultimes raisons pour tenir encore. Elle avait tricoté jusqu’à l’âge de 84 ans, des pulls, des chaussettes, parfois même de simples carrés, qu’elle remettait tous les trois mois au Secours Catholique. Et puis, la mort dans l’âme, elle avait dû cesser, l’arthrose avait gagné, paralysant ses doigts.

Le plaisir des films à la télévision avait duré jusqu’à ses 86 ans ; maintenant, elle ne voyait plus les images et elle entendait mal. Il restait la radio, mais le débit était si rapide qu’elle n’arrivait pas à suivre. Et puis ce n’était pas pareil, l’actualité ne l’intéressait pas, du moins celle des médias.

Jusqu’à l’année dernière, elle trouva en Mireille, la voisine du dessous, sa principale raison de se lever le matin, et réciproquement. Elles se soutenaient, au sens propre, elles riaient et elles pleuraient ensemble de leurs malheurs. Et puis Mireille était morte, la laissant seule et désemparée. Un coup terrible.

Il restait les enfants. Ils avaient été de formidables raisons de vivre, à la fois parce qu’elle les voyait avec joie et parce que, ne renonçant pas à dire ce qui lui semblait nécessaire, elle constituait un repère important pour eux. Mais elle ne se voilait pas la face : désormais, elle était une charge. La transporter chez l’un ou l’autre pour une réunion de famille était une corvée, et elle était incapable de participer à une conversation. Il fallait veiller à son approvisionnement, à son entretien, à sa sécurité…

Non. Elle allait leur montrer la voie, une fois de plus, jouer encore son rôle de mère. Accomplir un nouvel acte fondamental, par amour et par respect pour eux. Elle ne voulait pas les contraindre davantage. Ses papiers étaient en ordre, il n’y aurait pas de problèmes. Elle leur laissait en plus une lettre pour expliquer son geste et leur dire qu’ils avaient été le bonheur de sa vie. Les enfants pouvaient comprendre beaucoup de choses, si on prenait la peine de les leur expliquer avec amour.

L’assistante du soir passa en fin d’après-midi, comme d’habitude. Elle l’aida à se déshabiller, à se laver, sortit de quoi manger. L’assistante ne s’attardait pas, mais elle était efficace et à peu près agréable. Elle l’infantilisait, mais sans doute ne pouvait-on échapper à la condescendance lorsqu’on atteignait 87 ans.

Mireille lui avait donné deux pilules, les mêmes que les siennes, que la pauvre n’avait pas eu le temps d’utiliser. Elle les tenait d’un vétérinaire qui s’était occupé de son chien. Elle avait su le convaincre. Il lui avait expliqué : elle devrait prendre un cachet rouge et un cachet bleu à un quart d’heure d’intervalle ; le premier était un somnifère puissant, le second paralyserait le cœur une fois qu’elle serait endormie. Elle ne sentirait rien.

Non sans peine, Odile saisit l’enveloppe cachée au fond du tiroir d’un petit meuble du salon. Elle la posa sur la table, en évidence. Dans sa chambre, elle ouvrit sa boîte à bijoux. Sous le premier plateau, elle trouva le pilulier en argent. Elle le saisit et alla le poser sur sa table de chevet, à côté du verre  que l’assistante du soir avait rempli.

Elle se rendit à la salle de bains et se brossa les dents. Elle passa aux toilettes – opération difficile –, se lava les mains et décida de s’accorder un petit plaisir : ce soir, pas de couche. À quoi bon ? Avec un peu de chance, elle partirait propre. Elle avisa la bouteille de parfum, la saisit maladroitement et s’en administra une giclée. Le jet partit plutôt sur son épaule que dans son cou, mais ce n’était pas grave. Elle recommença de l’autre côté.

Elle se regarda dans la glace, une dernière fois.

– Allez, ma vieille. Tu es restée debout longtemps, mais maintenant tu ne peux plus. Sois digne. Laisse une belle image de toi. De quelqu’un qui a su prendre ses responsabilités.

Elle s’adressa un signe de la main, puis éteignit la lumière et gagna sa chambre. Le verre d’eau et les deux pilules étaient sur la table. Le plus dur était de les attraper sans les faire tomber. Elle n’aurait pas de deuxième chance. Debout, elle mit deux minutes à ouvrir le pilulier, mais elle prit sans trop de peine le premier cachet – le rouge d’abord, lui avait dit Mireille –, qu’elle mit dans la paume de sa main gauche. Elle respira et essaya de se détendre. Ce n’était pas le moment de faire une fausse route. Elle sourit à cette pensée. Elle porta le cachet puis le verre à sa bouche. Elle renversa de l’eau, mais elle avala le cachet. Le réveil marquait 9 heures moins 10.

Il lui restait un quart d’heure. Elle avait réfléchi à ce moment, à ce qu’elle devrait faire et ne pas faire entre les deux cachets. Ne pas s’allonger pour ne pas risquer de s’endormir, ne pas regarder de photos pour ne pas ranimer de souvenirs et risquer de revenir sur sa décision, penser le moins possible. Marcher dans l’appartement en comptant pendant 4 minutes – elle ne pouvait pas plus –, s’asseoir dans son fauteuil au salon 5 minutes en continuant à compter, puis revenir dans sa chambre, en faire le tour, s’asseoir et prier pendant 5 minutes. Elle n’était plus sûre de croire en Dieu, mais les prières étaient une bonne manière de passer le temps sans se poser de questions.

Elle procéda ainsi. Il lui sembla sentir sa tête tourner. Le somnifère commençait à produire ses effets. Alors elle attrapa le second cachet, le bleu. Elle le plaça sur sa langue. Elle s’était dit que si elle n’arrivait pas à avaler, elle croquerait. Mais là encore elle y parvint. Alors elle se défit de sa robe de chambre et de ses pantoufles, garda ses chaussettes car elle ne pouvait pas les enlever, éteignit la lampe de chevet et s’allongea dans son lit. Elle se trouva sereine. Elle s’endormit sans difficulté ; elle était apaisée de savoir que, pour la première fois depuis des années, elle n’aurait pas d’insomnie.

 



21 août 2019

Le mari de ma maîtresse

 Il était 18 h 30 un soir de début avril. J’étais chez moi devant mon ordinateur quand j’ai aperçu par la fenêtre un type dans le jardin qui avait l’air de vouloir contourner la maison.

– Il se fait pas chier celui-là, pensai-je tout haut.

            Je coupai le son de la musique, me levai, ouvris la fenêtre et l’interpelai :

– Monsieur ? Je peux vous aider ?

            Il était déjà dix mètres plus loin, mais il se retourna, me vit et revint sur ses pas. Il était calme, habillé d’un jean et d’un blouson de cuir, la quarantaine.

– Je suis Monsieur Vaillant.

            Le nom ne me disait rien.

– Oui ?…

– Je suis le mari de Charline.

            Là pour le coup, ça me disait quelque chose. Quelque chose de précis : une jolie femme de 33 ans que j’avais rencontrée trois semaines plus tôt. Qui était donc mariée, ce que je savais. C’est d’ailleurs pour cela qu’il ne s’était encore rien passé entre nous, malgré un évident désir réciproque. « Je ne veux pas tromper mon mari », me répétait la belle, avec quelques variantes du genre : « Je ne vois pas comment je pourrais tromper mon mari que j’aime et qui m’aime ». Peu objectif, je ne pouvais m’empêcher de voir dans ces affirmations des incantations pour retarder, voire provoquer, ce qu’elle considérait comme inéluctable. J’étais quant à moi un divorcé de 50 ans, sans relations sexuelles au moment où ce mari qu’elle ne voulait pas tromper frappait à ma porte.

      Ah oui, répondis-je au mari de Charline. Je crois savoir pourquoi vous êtes là.

– On peut discuter ?

– Entrez. Revenez sur vos pas, prenez l’escalier qui mène au perron, je viens vous ouvrir.

– Excusez-moi, j’ai sonné. Mais comme personne ne répondait et qu’il y avait la voiture, je me suis avancé pour voir si l’entrée n’était pas à l’arrière.

– Je comprends. Scorpions, ça s’écoute fort, je n’ai pas entendu le coup de sonnette. J’arrive.

            Nom de Dieu, grommelai-je en quittant mon antre, plus sidéré que contrarié par cette intrusion inattendue.

            J’introduisis le visiteur. Nous nous trouvâmes dans le séjour. Qu’étais-je censé faire ? Je lui tendis un cintre pour qu’il y accroche son blouson. Il semblait toujours aussi calme. Je le précédai côté salon.

– Asseyez-vous, je vous en prie.

            Il s’assit sur un fauteuil, moi sur un autre. Il n’y avait aucune tension. Mon cœur ne battait pas à tout rompre, le sien non plus. C’était étrange. Je décidai de lui faciliter la tâche, pour autant qu’il en eut besoin :

– Alors, dites-moi ce qui vous amène.

– Écoutez. J’ai déjà été marié une fois avant Charline et je voudrais pas recommencer les mêmes erreurs. C’est pour ça que je suis là. Je préfère prendre les devants. Poser les problèmes sur la table plutôt que tout casser ou au contraire faire comme s’ils n’existaient pas.

– Je vous félicite. C’est couillu ! Je connais pas beaucoup de gars qui auraient osé.

– Merci à vous de me recevoir.

            La situation n’était pas banale. J’étais à deux doigts de « baiser sa femme » et on échangeait des politesses.

– Je vais vous dire tout de suite : je n’ai jamais couché avec votre épouse.

          C’était sorti d’un coup, sans doute autant pour me soulager que pour le rassurer. Et pour ne pas gâcher par des choses inconvenantes cette bonne atmosphère qui s’était installée. Et parce que c’était la vérité.

– Il s’est passé des choses, quand même.

            Certes, il s’était passé des choses, mais seulement à travers des mots, et plus à l’écrit qu’à l’oral. Nous ne nous étions vus que trois fois, Charline et moi : lors de la soirée associative où nous nous découvrîmes sans que cela n’ait de suite, six mois plus tard en nous croisant par hasard dans la rue, après quoi nous avons commencé à échanger des mails, il y a huit jours lors d’un rendez-vous dans une brasserie pour « mieux nous connaître », rendez-vous qui ne se termina que par un baiser furtif au coin des lèvres. Que savait-il ? Comment était-il remonté jusqu’à moi ? Avait-il découvert nos échanges de messages ? Nous n’utilisions jamais les sms, trop risqués.

Je ne savais pas ce qu’il savait, et il jouait de cette ambiguïté. Je me souvins alors de son métier : inspecteur de police ! Charline me l’avait dit, ça me revenait maintenant. Sa profession pouvait expliquer sa manière de procéder.

– Disons qu’on a joué avec les mots

– Vous avez été assez loin…

            Il avait prononcé cette phrase d’une façon telle que je ne sus s’il s’agissait d’une question ou d’une affirmation. Bon sang, avait-il lu nos mails ? Ceux des derniers jours étaient sans ambiguïtés. En même temps qu’elle tentait de nous convaincre de sa fidélité sans failles – « Malgré le désir que j’ai pour vous, je n’arriverais pas à tromper mon mari » –, Charline me racontait son attirance pour les hommes plus âgés, m’envoyait des photos toutes plus sexy les unes que les autres, décrivait les caresses et les baisers qu’elle aimerait me prodiguer. J’adoptais la même tonalité, aussi nos échanges étaient-ils assez chauds.

            Je trouvai une parade pour m’en sortir :

– Qu’est-ce qui vous a déplu ?

            Il eut un petit sourire, comme s’il reconnaissait le joli coup que je venais de jouer.

– Ce qui me déplait, c’est surtout ce que je ne sais pas.

            Un point partout. Il fallait que je parle un peu. Le risque était que je trahisse Charline sans le vouloir ; mais puisque son mari était là, c’est bien qu’elle s’était fait pincer d’une manière ou d’une autre. J’essayai d’être à la fois franc et imprécis.

– J’ai vu Charline deux fois par hasard. Nous avons sympathisé. Nous échangeons quelques mails. Elle m’a dit qu’elle était mariée et heureuse dans son couple. Voilà.

            Ce « voilà » pouvait passer s’il n’avait pas vu les mails. En même temps, il était pour moi comme un renoncement à ce que je convoitais, avec d’autant plus d’ardeur que c’était peut-être la dernière fois qu’il me serait donné de bénéficier des faveurs d’une jolie jeune femme. Mais puisque son mari était assis là dans mon salon à essayer de résoudre le problème, l’histoire était terminée avant même d’avoir commencé.

– Écoutez. On est mariés depuis 11 ans, elle a 33 ans, j’en ai 43. Je peux comprendre qu’elle ait des tentations, nous sommes des êtres humains. Mais je veux pas qu’elle me trompe et je veux pas la perdre. J’ai quitté ma première femme pour elle.

            C’était du sérieux. Si j’avais eu assez de courage, je lui aurais répondu que ses deux objectifs étaient incompatibles et qu’il devait me laisser devenir l’amant de sa femme pour la garder comme épouse. Mais je n’osai pas cette réplique. Au reste, rien ne prouvait à ce jour, hors l’histoire et les statistiques, qu’il ne pourrait pas conserver et l’exclusivité et la durabilité.

– Vous avez une fille de 10 ans, je crois ?

– Oui. Et j’ai deux garçons de mon premier mariage.

– Trois enfants, bravo ! Je n’en ai que deux, mais j’aurais bien aimé aller jusqu’à trois.

            J’avais à peine fini la formulation spontanée de ce regret que je me mordis les lèvres, pensant que cela pourrait accentuer le danger que je représentais pour lui, si je prenais sa femme comme une mère potentielle. J’enchainai :

– Vous fonctionnez en garde alternée ?

– Oui, on a trois enfants une semaine sur deux.

– C’est pas trop contraignant ? Pour les petits, je veux dire ? Ils arrivent à gérer deux maisons ?

– Franchement, oui. Chacun y trouve son compte.

            On s’éloignait du sujet. Quoique… Pas tant que ça.

– Et vous ? reprit-il.

– J’ai une fille de 26 ans et un fils de 25.

– Ils travaillent dans la région ?

– Pas vraiment : une à Chicago, l’autre à Berlin.

– Ah oui !… Et… vous le vivez bien ?

– Très bien. Je les vois pas beaucoup, mais ils travaillent et ils ont une vie intéressante. C’est ce que je voulais pour eux.

            Ça devenait surréaliste, comme conversation. Mais, aussi incroyable que fût la situation, ce n’était pas désagréable. Je décidai de jouer le truc à fond :

– Je vous offre un whisky ?

            Il me regarda :

– Pourquoi pas, après tout. Je suis pas en service.

           Je ne pus contenir un petit rire.

– Excusez-moi, c’est la formule. « Je suis pas en service ». On se croirait dans une série !

– Vous avez raison. On est formatés dans la police…

            Je me levai pour aller préparer deux verres quand son téléphone sonna. L’iphone X – il ne se mouchait pas avec n’importe quoi, l’inspecteur – était réglé assez fort et j’entendis la voix de l’appelante :

– T’es où ?

– Chez ton ami l’avocat.

– Quoi ?!

– On discute. Calmement. Entre adultes.

La conversation fut coupée.

– C’était Charline, confirma-t-il.

– J’ai cru comprendre. Elle avait pas l’air emballée…

– Surprise, peut-être.

             Au moins j’apprenais qu’elle n’était pas au courant de sa visite. J’apportais les verres remplis au cinquième, ainsi que la bouteille pour la lui montrer, car elle valait le détour.

– C’est un cadeau de mon fils : du whisky japonais.

– Japonais ?

– Observez la bouteille. On dirait un flacon pharmaceutique, mais vous allez voir, c’est bien du whisky. Et regardez le degré d’alcool…

– Oh là ! 51,4 !

– Ouais. Et pourtant il a du goût, un fumet, c’est pas du tord-boyaux. Je vous ai pas mis de glace pour que vous le gouttiez dans toute sa splendeur, mais après si vous voulez je vous ajouterai un ou deux cubes. Généralement, c’est ce que je fais.

            Il tenta une première gorgée avec prudence, prit le temps de l’apprécier avant de l’avaler, puis s’exclama :

– Waouh !

– Pas mal, hein ?

– Énorme, oui ! C’est de l’huile essentielle, ce truc !

            J’ai bien aimé sa comparaison. L’huile essentielle, c’était bien trouvé. Huile essentielle d’orge, de bois, de tourbe, ou je ne sais quoi issu de la terre nippone.

            J’ajoutai deux glaçons dans chacun des verres, laissai la bouteille sur la table basse qui en avait vu d’autres, et nous nous calâmes dans nos fauteuils.

– Alors vous êtes inspecteur ?

            Et il se mit à parler de son métier, et je le relançai, et nous avons avec plaisir oublié l’objet de sa visite. Il était comme la plupart des flics, me semblait-il : sensible, écorché. Pourtant, il était moins sombre que ceux que je connaissais ; ses trois enfants et Charline n’y étaient sans doute pas étrangers.

            Il me rendit la politesse et m’interrogea sur mon activité.

Je nous resservis deux rasades de lave japonaise et parlai volontiers de mon boulot. Avocat et flic, nos domaines d’intervention n’étaient pas si éloignés que ça, même s’il pouvait me voir comme celui qui passait son temps à lui compliquer la tâche.

– En fait, dis-je en concluant mon topo, on est d’accord sur le but : mettre les malfrats hors d’état de nuire. C’est sur les moyens qu’on diverge.

– Police, justice, le débat est vieux comme le monde. Nous sommes sans doute les deux facettes d’une même médaille.

Il savait écouter, c’était indéniable ; peut-être aussi qu’il était curieux de comprendre ce qui pouvait attirer sa femme.

Il recentra un peu les débats.

– Et vous avez jamais refait votre vie après votre divorce ?

– Oh, j’ai vécu, soyez sans crainte. Mais je ne crois pas que je serais capable d’habiter de nouveau avec une femme à plein temps, du moins au-delà de quelques jours.

– Je sais pas comment vous faites. J’ai besoin d’une femme à côté de moi. Je partirais à la dérive, sinon… La solitude ne vous pèse pas ?

– Non. Mais parce que je ne suis pas vraiment seul. J’ai un gros boulot, une sœur, mes parents, quelques amis, une aventure amoureuse de temps en temps. Même si ça devient moins facile de trouver une femme qui me plait et à qui je plais. Remarquez, ça n’a jamais été facile. C’est pour ça, que… Imaginez un vieux con de 50 ans qui voit débarquer une jolie blonde de 30 ans dans sa vie. Qui ne veut pas casser son mariage, qui n’est ni aigrie ni malheureuse, mais qui a comme tout le monde des envies et des sentiments. Je me suis dit, Charline, c’est un cadeau du ciel !

            C’était gonflé de lui balancer ça, mais c’était ce que je pensais et je vois pas pourquoi je le lui aurais caché. Il était bien ce mec, et c’était rare que j’estime un homme. Il hocha la tête, termina son verre et dit :

– À votre place j’aurais fait pareil.

Je remis une troisième série de rasades volcaniques. Il tendit le bras pour m’arrêter.

– Non, je suis déjà en feu.

– Allez, juste pour la finir. C’est de salubrité publique, pour éviter que cet alcool tombe dans de mauvaises mains.

– Dans ce cas. Si c’est pour sauver la France…    

Son téléphone sonna de nouveau. Je me levai pour aller chercher des glaçons, en tendant l’oreille.

– Qu’est-ce que vous foutez ?! cracha l’iphone.

– J’arrive. Il m’a offert un verre, la discussion s’est prolongée. Mais c’est intéressant…

– J’y crois pas, t’es bourré ?!

– Pourquoi tu dis ça ?

– Me prends pas pour une con, Alban !

Clac.

– Elle est pas contente ? demandai-je.

– Je crois qu’il va y avoir explication, à mon retour à la maison.

– Si vous voulez, je viens avec vous…

            Il s’est comme figé deux secondes, puis il a hoqueté, avant de se mettre à rire pour de bon, et j’ai fait pareil, et on s’est gondolés comme des bossus, même que les glaçons que j’ai lâchés dans les verres ont provoqué des éclaboussures sur la table, qui d’accord en avait vu d’autres.

– Ah putain ! ponctua-t-il en saisissant son breuvage une fois qu’il fut un peu calmé.

– Ça lui ferait une sacrée surprise, ajoutai-je.

– Déjà que ma présence ici a dû méchamment l’étonner.

Le feu liquide a traversé nos gorges avant d’aller brûler nos estomacs.

– Scorpions, j’aime beaucoup, a-t-il lancé tout à trac

– C’est vrai ?

– Ils m’accompagnent depuis mon adolescence.

– Pareil.

Et nous voilà partis à parler musique, concerts, souvenirs, joueurs et morceaux préférés… Je lui montrai un clip sur la tablette que j’avais à portée de mains, il me montra une version acoustique que je ne connaissais pas. Nous aurions pu continuer un moment mais il finit par repousser l’écran.

– Faut que j’y aille.

            Il se leva, resta immobile le temps que les braises s’apaisent dans sa tête puis me demanda :

– Je peux pisser quelque part ?

– Là, juste derrière.

J’eus du mal à retrouver la stabilité verticale, moi aussi. Je saisis la redoutable bouteille, examinant les caractères asiatiques de l’étiquette tandis que je la ramenais derrière l’évier où elle attendrait que j’aille la jeter dans un cube de verre.

Chasse d’eau, rinçage de mains dans le petit lavabo à côté des toilettes, Alban réapparut.

– Faudra que tu viennes à la maison, Charline sera contente.

Je l’ai regardé, je savais pas si c’était du lard ou du cochon. Finalement, il a éclaté de rire, je l’ai imité aussitôt et nous nous sommes gondolés pendant au moins 3 minutes, peinant à reprendre notre souffle.

– Putain, ton whisky…

– T’as pas peur de te faire arrêter par les flics ? demandai-je.

– Si ça va au tribunal, tu me défendras.

            Nouveaux éclats de rire.

            Il attrapa son blouson, qu’il échappa. Je le ramassai.

– C’est lourd, ce machin.

– C’est à cause des flingues qu’il y a dedans.

Je l’accompagnai jusqu'au portillon. Nous avons tenu la rampe pour descendre les marches qui rejoignaient la petite allée.

– Excuse-moi d’être entré comme ça tout à l’heure. Et d’être passé à l’improviste

– T’as bien fait.

– Oui, c’est mieux comme ça. On se connaît maintenant.

Apparemment, ça lui suffisait. L’avais-je rassuré ? Ou était-ce notre alcoolémie qui dissipait nos inquiétudes ?

Il démarra sa voiture, une Clio blanche.

– C’est une voiture de fonction.

– Banalisée ?

– Banale.

            Il leva le bras gauche, pas très haut, et enclencha la première.

– Salut.

Une heure et demie plus tard, je reçus un mail de Charline ainsi libellé : « Je pensais que tu étais un mec un peu différent des autres. Quelle erreur ! Irresponsable, grossier, buveur, branleur, macho et pitoyable. J’en oublie. Et je vais vite t’oublier, aucun doute. Ch. ». Ne sachant quoi répondre, je ne répondis pas. De toute façon, c’était cuit. Maintenant qu’Alban était au courant et qu’il était venu me voir, plus rien n’était possible avec elle.

Là, c’est moi qui me trompais. Quatre mois plus tard, je reçus un appel à mon cabinet.

– C’est Alban Vaillant. Le mari de Charline.

– Oh, salut ! Qu’est-ce que tu deviens ?

– J’ai un service à te demander.

– Si je peux, avec plaisir.

– Appelle Charline. Dis-lui que tu veux la voir.

– Tu plaisantes ? Ou t’as bu du whisky japonais ?

– Je suis sérieux. Elle va pas bien et je suis sûr qu’une relation avec toi la remettrait d’aplomb.

– Une relation avec moi ?

– T’as quelqu’un ?

– Non. Mais… tu serais d’accord ?

– Puisque je te le demande.

            J’avais du mal à croire ce que j’entendais.

– T’aurais vu le mail qu’elle m’a envoyé après que tu sois venu à la maison…

– C’était sur le moment. Ce que pense une femme un jour n’a rien à voir avec ce qu’elle pense le lendemain, tu le sais.

– De là à ce que je lui plaise à nouveau…

– Rien n’a changé, crois-moi. On ne parle pas de toi, c’est tabou, mais je sens qu’elle est pas guérie. Elle a été très jalouse de notre apéro. Et hyper vexée.

– T’en as pris pour ton grade ?

– Je confirme. Elle m’a pourri en me disant qu’elle faisait des efforts pour ne pas aller te voir ; alors que moi je me permette d’y aller, elle a considéré ça comme le comble de l’injustice.

– C’est une manière de voir les choses…

– Écoute, faut pas chercher. Là, elle est insupportable, elle est malheureuse, et ça me mine de la voir comme ça. Je sens que je la perds. J’ai besoin de ton aide. Dis-lui que tu penses toujours à elle, que tu regrettes, qu’elle est belle, charmante, tout le tralala. Fais-lui la cour et couchez ensemble.

– Ben dis donc… Si je m’attendais.

– Prends ça comme un cadeau de la vie, comme tu disais quand Charline te faisait la cour.

            Je restai silencieux cinq secondes, réfléchissant à toute vitesse.

– Ok, répondis-je. À une condition. C’est qu’on reste en contact, toi et moi. Pour faire le point de temps en temps, pour voir que tout se déroule bien. Et puis mon fils m’a donné un nouveau whisky, faut que tu viennes le goûter.

            Je le sentis se détendre.

– Du japonais ?

– Du breton.

– Ça marche. Merci, vieux.

– C’est moi qui te remercie. Quelle histoire…

Voilà  dans quelles circonstances je me fis mon meilleur copain et trouvai la délicieuse maîtresse qui m’aida à passer le cap de la cinquantaine. Je précise que leur couple va très bien, qu’ils sont épanouis tous les deux, et que nous nous voyons souvent, à deux, à trois, à quatre, à six, voire à plus. Car je suis invité chaque dimanche à déjeuner avec la famille, qui est un peu devenue la mienne.

 



12 août 2019

L'indécence des footeux

 

        Le défenseur latéral gauche de l’équipe de foot de Guingamp gagnait plus que le Président de la Banque Centrale Européenne, et deux fois plus que le Président de la République française ou la Chancelière de l’Allemagne. Un seul milieu de terrain de l’équipe de Montpellier gagnait plus que ces trois hauts responsables réunis.

         Ludo trouvait ça insupportable. Jusqu’à quand le peuple allait-il tolérer pareille absurdité ? Ne voyait-on pas que ce foot perverti, associé aux indécences médiatiques qui assuraient sa promotion, créait frustration et violence ? N’avait-on pas compris que la violence était conséquence de l’écœurement d’une majorité cantonnée au rôle de spectatrice d’une minorité qui se gave ?

         Puisque personne ne semblait réagir, il avait décidé d’agir, à sa manière. Il commença par diffuser sur le net, via ses modestes comptes Facebook et Twitter, 500 amis et followers, des comparaisons de salaires et de temps de travail, montrant par exemple que le numéro 4 de l’équipe de France gagnait, pour 1 h 30 ou 3 heures de match par semaine, 75 fois le salaire d’un petit patron près de chez lui qui, parti de rien, donnait du travail à 50 personnes dans son entreprise.

         Ses posts bien conçus furent repris et commentés. Quand il eut acquis une base de quelques milliers de sympathisants, il lança un appel pour que, lors de chaque match de Ligue 1, deux personnes déploient une banderole affichant des comparaisons explicites. Il trouva des volontaires beaucoup plus facilement qu’il ne l’aurait cru.

         La banderole déployée au Parc des Princes « Neymar gagne 3000 fois le salaire de l’homme le plus méritant de son village, pour 100 fois moins de travail et 200 fois moins de responsabilités » connut le plus beau succès, suivi d’assez près par celle vue à Marseille : « Si ces 11 branquignoles ne touchaient que 5000 € par mois, on aurait de quoi réhabiliter les 25 000 logements des quartiers nord, chaque année ».

Dès la première journée de championnat où apparurent les banderoles, la presse se fit l’écho du phénomène dit des « comparaisons ». On s’enflamma sur les réseaux. À la deuxième journée, les personnalités entrèrent dans l’arène. À la troisième journée, les banderoles apparurent dans les stades d’autres pays européens.

         Ludo constitua une association pour amplifier la mobilisation. Mais il savait qu’il ne gagnerait que lorsque les footballeurs eux-mêmes commenceraient à bouger. Fallait-il les contacter ? Il hésitait. Mais il n’eut pas besoin de le faire. Au bout d’un mois de polémiques, trois joueurs, dont un international, se déclarèrent prêts à réduire leur salaire de 50 % si tous les clubs du pays appliquaient la même règle. Le jour-même, d’autres joueurs, dans tous les pays d’Europe, ainsi qu’au Brésil et au Mexique, se dirent d’accord avec cette proposition.

         C’est alors que Michel Platini, autorité incontestée dans le monde du football, proposa que la moitié de l’argent économisé contribue à la réduction du prix des billets, l’autre moitié au soutien du football amateur. C’était, de fait, entériner la réduction de salaires. Les fédérations et les ligues se réunirent, l’opinion poussa en ce sens ; au début de la saison suivante, la FIFA exigea des clubs la division par deux de tous les salaires du football professionnel, en attendant d’établir une règle de « juste mesure » dans la rémunération des joueurs.

         Ludo était heureux. Il avait osé, des joueurs et responsables avaient suivi, le mouvement était devenu irréversible. Non seulement cette action contribua à la réduction d’une indécence planétaire, mais en plus elle encouragea d’autres initiatives de justice, puisqu’elle montrait qu’il suffit parfois d’une personne, une seule, pour, avec un peu de méthode et de volonté, réveiller les consciences et faire progresser la justice.

 



6 août 2019

Maman et Cyprien

 C’était un homme de petite taille, fort et noueux. On voyait à son visage et on entendait à sa voix qu’il venait d’un milieu simple et que sa vie avait été difficile. Il avait passé 60 ans, mais demeurait à mille lieux des conditions exigées pour obtenir une pension de retraite.

– Et pourtant j’ai pas arrêté de travailler. Depuis que j’ai 15 ans.

C’était vrai. Mais entre les six emplois salariés qu’il avait occupés, il s’était débrouillé seul pendant de longues périodes, au noir, et n’avait pu cotiser en vue d’acquérir le droit de se reposer un jour. Dans ses emplois salariés, il avait joué de malchance : alors que ses chefs louaient ses qualités, il avait subi trois licenciements économiques, une faillite et une délocalisation.

La maladie ne l’avait pas épargné non plus : cancer pour lui, cancer pour sa femme. Lui s’en était sorti, elle non. Mais il y avait eu pire : un accident, celui de leur fils, en voiture, à 24 ans, mortel. Le cancer de sa femme était la conséquence directe de ce drame ; lui avait survécu, et il le regrettait. Il aurait souhaité en finir, mais il avait peur de la mort, et ce manque de courage ajoutait à sa souffrance.

Maman, qui n’en finissait pas d’aider tous ceux qu’elle croisait, avait fait appel à lui parce qu’il était venu un jour proposer ses services de bricolage aux habitants de la rue. Il avait d’abord détapissé, nettoyé, retapissé une chambre, puis posé des étagères, puis installé un plafonnier. Et il était devenu indispensable. Chaque fois que nous venions la voir, Maman nous vantait les compétences et la serviabilité de Cyprien.

– Je ne sais pas ce que je ferais sans lui.

            Elle disait qu’il trouvait une solution à tout, ne coûtait pas cher. En plus, elle lui avait donné le goût de lire, ce qui l’emballait.

– Il a lu tous mes Françoise Bourdin ! Il a même dévoré un d’Ormesson !

Un peu surpris de cet engouement réciproque, nous n’étions cependant pas mécontents de cette aide, qui nous déchargeait et nous rassurait. Maman déclinait à vue d’œil, perdait en autonomie chaque jour. Ma sœur avait vu Cyprien une fois, il ne lui avait pas fait mauvais effet, même si quelques stigmates d’une alcoolémie visiblement régulière gâchaient l’impression. De mon côté, j’étais un peu vexé de la place qu’il avait prise dans le cœur de notre mère.

Quoi qu’il en soit, nous n’avions pas prévu qu’une fin d’après-midi Cyprien serrerait le cou de maman et l’étranglerait à mort. Quand la police appela ma sœur pour lui annoncer la nouvelle, elle ne comprit pas tout de suite. Elle m’appela, et j’eus du mal à comprendre également. Mais nous avons dû nous rendre à l’évidence.

Cyprien fut confondu par une voisine qui l’avait vu entrer chez Maman peu avant l’heure du crime, par deux de ses cheveux qu’on retrouva sur le corps de sa victime, et plus encore par ses aveux spontanés. Le commissaire chargé de l’enquête nous dit que Cyprien avait semblé soulagé qu’on vienne l’arrêter. Il n’avait rien dit d’autre que « C’est comme ça, c’est fait c’est fait ».

Nous nous sommes retrouvés déboussolés, ma sœur et moi. Que Maman, si pleine de bonté et de civilités, ait pu mourir étranglée dans sa cuisine était insupportable. Le pire était peut-être la culpabilité : il nous paraissait évident maintenant que nous avions laissé un homme dangereux prendre le contrôle de la vie de notre mère et que, par lâcheté, parce que ça nous arrangeait, nous avions fermé les yeux sur les risques qu’elle encourait.

Il se produisit pourtant un phénomène étonnant. Tous les deux, nous nous sommes inquiétés pour Cyprien.

– Il faut aller le voir, dit ma sœur.

– Tu as raison, approuvai-je. Maman n’aurait pas voulu qu’on le laisse tomber.

            C’est ainsi que, avant même le procès, alors qu’il était en détention préventive à la maison d’arrêt, nous nous sommes retrouvés dans un parloir face à Cyprien, ma sœur et moi. Il baissa la tête quand il nous vit. Et il nous sembla qu’il étouffait des sanglots.

– Que s’est-il passé, Cyprien ? Pourquoi avez-vous commis cet acte ?

Nous n’eûmes jamais de réponse à cette question, ni cette fois ni les fois suivantes. Il se contentait de répéter ce qu’il avait dit aux flics :

– C’est comme ça, c’est fait, c’est fait.

            Pour nous, il ajoutait :

– Excusez-moi.

            Cyprien fut condamné à quinze ans de réclusion criminelle. Grâce à son avocat, la préméditation ne fut pas reconnue, sans quoi la peine aurait été plus lourde.

            Cyprien ne parla jamais du moment où il avait tué notre mère dans sa cuisine. Il esquivait même toute question relative aux travaux qu’il avait effectués pour elle. Ce qui illuminait son visage, c’était les livres que nous lui apportions, les livres de Maman, qu’il lisait de la première à la dernière page et gardait précieusement.

– Le directeur a accepté que j’aménage une bibliothèque dans ma cellule, nous dit-il, très fier.

            Quand nous venions, il nous demandait si nous avions lu tel ou tel livre, et la plupart du temps nous devions répondre par la négative. Cela ne l’empêchait pas de nous le raconter. Parfois, il lâchait :

– Votre maman, c’était une sacrée femme.

Nous pensions alors qu’il allait expliquer son acte, ou au moins leur relation, mais non, il revenait aux livres. Ma sœur et moi sommes allés le voir en moyenne une fois par mois, soit tous les deux, soit l’un ou l’autre en alternance, pendant six ans, c’est-à-dire jusqu’à sa mort. Un matin, le maton de service l’a retrouvé inanimé sur sa couche ; le cœur avait lâché. Un livre ouvert était tombé par terre. Se pouvait-il qu’une émotion liée à la lecture d’un roman ait provoqué un infarctus ?

            Quelques jours après, ma sœur reçut une enveloppe en recommandé avec accusé de réception, estampillée d’une étude notariale, adressée « aux enfants de Madame Bonnefoy ». Il y avait deux lettres à l’intérieur. La première était un mot d’accompagnement du notaire : « Madame, Monsieur, En vertu des obligations que me confère ma qualité d’officier ministériel, je vous transmets ci-joint le sous seing privé établi par M. Cyprien Vilandron, remis en notre étude par son avocat le 23 avril 2015 à 11 h 45, avec pour indication de le conserver jusqu’à son décès, puis de vous le transmettre à l’issue de celui-ci. Le moment est venu. Restant à votre disposition, je vous prie… ».

            La seconde lettre, manuscrite, signée de Cyprien et contresignée par son avocat, disait ceci : « Madame Adèle et Monsieur Bertrand. J’ai tué votre maman parce qu’elle me l’a demandé. Plusieurs fois. Elle ne voulait pas devenir dépendante et peser sur vos épaules. C’est ce qu’elle m’a dit. Comme elle a été très bonne pour moi, je lui ai obéi. J’ai fait comme j’ai pu, excusez-moi. Et merci pour les livres, Cyprien ».

            La déstabilisation fut encore plus forte qu’après le meurtre. Nous avons eu, ma sœur et moi, l’impression de ne plus rien comprendre à rien. Que notre propre mère ait pu être si différente de ce que nous pensions, qu’elle ait demandé à un homme de main de mettre fin à ses jours, que celui-ci ait accepté, qu’il ne l’avoue jamais de son vivant, nous laissa abasourdis. Tout se mit à tanguer autour de nous. Nous nous mîmes à voir des impostures partout, à chercher des mystères et des secrets dans les actes les plus anodins.

Sans doute parce qu’il nous fallait quand même trouver une logique pour ne pas devenir fous, nous avons fini par nous arrêter sur un mobile, ou un double mobile : Cyprien avait tué Maman par gentillesse, pour lui éviter la souffrance qu’elle lui demandait d’abréger, et par intérêt, parce qu’il avait anticipé la prison. Je veux dire qu’il avait voulu la prison. Là, il aurait enfin le temps de se reposer, car sa subsistance serait assurée. Et il ne s’ennuierait pas, car il pourrait s’adonner à la passion qu’il venait de découvrir : la lecture. Même s’il ne pouvait être sûr que nous lui apporterions les livres de Maman, il savait qu’il y avait des bibliothèques dans les établissements pénitentiaires et que la lecture y était encouragée. Oui, c’est ainsi que cela s’était organisé dans son cerveau, et/ou dans le nôtre.

Quoi qu’il en soit, ni ma sœur ni moi n’avons douté de la véracité des propos de Cyprien, un sacré type.