Littérature - Nouvelles 2ème semestre 2020

Pierre-Yves Roubert - Les mots qui gagnent - Brive

 

Plus que jamais, nous avons besoin d’histoires. D’histoires à notre portée, accessibles et résonantes. La principale qualité de l'écrivain, paradoxale pour un créateur de fictions, réside dans sa capacité à montrer ce qui est, à débarrasser les faits et les individus des artifices derrière lesquels ils se cachent.

 

© Pierre-Yves Roubert. Tous droits réservés.

26 décembre 2020

Trois jours au pays d'Eros

 

           Je ne comprends pas comment cela a pu arriver. Elle n'est pas mon genre – intello, brune, polie –, je ne suis le type d'aucune femme – lourd, hypocrite, fuyant. Elle est mariée avec un mec bien, mère de 3 enfants, elle a eu des amants autrement plus calibrés que moi. Je suis célibataire et coureur, égoïste et maniaque, obsédé par la réussite, le genre d'homme que les femmes doivent fuir à tout prix. Elle est partie pour 2 ans à Athènes, elle ne rentre en France que quelques jours par trimestre. Laura, c'est son nom, est une amie d'une vieille amie du lycée, Camille. Nous ne nous sommes vus qu'au mariage de Camille et à une communion de la fille de celle-ci. Par un concours de circonstances, nous avons partagé un verre tous les trois il y a trois mois, après que nous nous soyons ignorés durant deux décennies.

            Bref, il n'y avait aucune chance. Ça ne devait pas. Il ne fallait pas. Et pourtant. Et pourtant le désir, le si banal et terrifiant désir, nous a saisis avec autant de surprise que de violence.

            Quand je luttais encore, tâchant de me convaincre du dérisoire et de la vanité de cette aspiration, sans parler des conséquences qu'elle ne manquerait pas d'entraîner si j'y cédais, je me tordais les méninges pour savoir ce qui me fascinait tant chez cette femme qui n'avait rien pour me plaire.

            Je suis arrivé à la conclusion que ce qui m'attirait chez elle était son regard, ou plutôt l'effet que provoquent ses yeux quand on les regarde. Comment dire : on a l'impression qu'une catastrophe est imminente. Elle va crier. Elle est à la fois surprise et terrifiée. Amusée aussi. Quand elle parle, on ne sait pas si elle va se mettre à rire ou à pleurer. Quand elle a dit quelque chose, elle s'arrête, semble s'affoler, et on a l'impression qu'elle veut reprendre ce qu'elle vient de dire. Des attitudes et des mimiques enfantines, comme si elle avait 15 ans. Elle est drôle, inquiète, on a envie de la protéger, de la comprendre.

            Vous allez me dire : c'est tout ? Oui, c'est tout : le désir entre deux êtres est grotesque aux yeux des autres. Deux possédés sont pitoyables.

            Au début, je ne savais pas si ma folle attirance était partagée. Mais elle envoya quelques signes. Des like à mes posts, sur Facebook. Ça ne prouve rien, raillerez-vous. Sauf quand ils sont systématiques, rétorquerai-je. Je lui rendais la pareille, égalité. Nous likions, et même nous lovions, d’autant plus facilement que nous appréciions ce que l’autre publiait.

            Elle s’est mise à commenter, parfois. Oui, c’est elle qui a commencé. Je bichais, j’avoue. Et puis il y a eu les messages personnels. Oh, anodins, des nouvelles d’Athènes, un compliment sur l’amie commune, un encouragement pour une épreuve familiale qu’elle savait que j’affrontais. J’étais ravi. Elle m’écrivait sans obligation, donc elle recherchait le contact, elle aussi.

            Je répondais, bien sûr, maintenais l’équilibre, pour ne pas risquer de la vexer alors qu’elle avait le courage d’initier des échanges. Deux fois, c’est moi qui ai pris les devants, lui envoyant un message d'abord parce que j'avais vu un reportage sur Athènes, ensuite pour lui poser une question sur son activité.

            À quoi jouions-nous ? Elle était trop intelligente pour penser que j’étais innocent, et trop intelligente pour me croire capable de penser qu’elle était innocente. Nous agissions en connaissance de cause. Nous savions que nous avions envie de nous découvrir, se découvrir soi-même et découvrir l’autre. Et nous osions nous le dire. Mais c’était si anachronique, tellement pas le moment, et si infondé, tellement voué à l’échec, que nous veillions à ne pas nous avancer trop, et même à éviter tout sujet susceptible de nous amener sur un terrain où nous n’aurions plus pu nous cacher, plus pu éviter l’erreur qui nous tentait mais qu’il ne fallait pas commettre.

            Comment est-ce que cela a fini par déraper malgré ces précautions ? Eh bien, nous avons simplement augmenté la dimension suggestive de nos publications et commentaires, jusqu'à ce que l'évidence saute aux yeux de tout regard extérieur, le premier de ces regards extérieurs ayant été celui de Camille, l'amie commune. À partir de la photo d'une fontaine qui consistait en la sculpture d'un couple enlacé, je l'ai interrogée sur ce qu'elle percevait des rapports homme-femme dans la société grecque. Sous une citation valorisant la féminité, elle s'est exclamée sur le besoin des hommes à vanter ce qu'ils semblaient incapables de comprendre. Un jour que personne d'autre n'avait commenté mon post, elle l'a commenté. Chaque fois qu'elle n'avait pas de love, je lui collais un love. Etc.

– Euh… me dit un jour la copine Camille dans un message personnel. Vous jouez à quoi avec Laura ? La prochaine étape, c'est le selfie à poil ? Tu sais que son mari la suit de près sur Facebook ?

– Mais… on n'a rien fait de mal !

– Prenez-moi pour une conne ! J'ai parlé à Laura, figure-toi. Elle avoue « se laisser entrainer » et « jouer avec les mots ». Non mais, on rêve ! Je l'ai mise en garde contre les démons qu'elle m'a maintes fois répété vouloir conjurer. Ne va pas casser la ligne de conduite qu'elle s'est fixée. Elle a des enfants et un mari. 

– Le fait est qu'on a plaisir à échanger. Mais ça ne va pas plus loin. Comment veux-tu d'ailleurs ? Elle est à 2800 kilomètres !

– Oui, ben elle y sera pas toujours. Et puis on sait jamais. Je vous connais…

            Camille était-elle jalouse ? Impossible. Elle n'avait aucune attirance pour moi, elle avait homme et enfants auprès d'elle et il lui suffisait de se mettre sur un site de rencontres pour trouver des amants si l'envie lui prenait. Alors quoi ? Alors elle était peut-être inquiète pour son amie, qu'elle voyait s'engager sur une pente qui ne pouvait conduire qu'à de sérieux emmerdements et, pire, à de cruelles désillusions. Il me semble d'ailleurs que ses craintes ne se dirigeaient que vers son amie. Moi, peu importait ce qui m'arriverait. Il y avait là une instinctive solidarité féminine, considérant le mâle comme un mal, non nécessaire en l'occurrence, qu'il convenait d'écarter avant qu'il ne vienne perturber l'ordre établi avec tant de difficultés.

            Hélas – ou par bonheur ? –, le bon sens et les préventions amicales ne purent rien contre la déferlante du désir. Quand deux êtres se trouvent malgré eux, il n'y a rien à faire, si ce n'est laisser la passion se consumer jusqu'à ce qu'elle s'éteigne.

            Le lendemain de mon échange avec Camille, Laura m'écrivit via la messagerie de Facebook :

– Notre amie est inquiète. Elle trouve nos messages trop ambigus. Qu'en penses-tu ?

            Difficile de faire plus ambigu. La salope, pensai-je. Comme cette salope me plait, complétai-je. Et comme je suis salop moi-même, ajoutai-je.   

            Je répondis aussitôt, elle était encore en ligne :

– Je sais pas. C'est pas désagréable l'ambiguïté, non ? Quoique, on peut peut-être faire mieux. Qu'en penses-tu ?

            Elle rétorqua du tac-au-tac :

– Qu'entends-tu par « mieux » ?

            Je basculai sur Messenger pour faciliter la lecture et l'écriture.

– Mieux, ce serait se voir plutôt que s'écrire. Tu rentres quand ?

– Pas de sitôt. Je suis bloquée là.

– Continuons dans l'ambiguïté, alors.

– Oui, c'est pas si mal.

– J'ai plaisir à échanger avec toi.

– Moi aussi.

            Je coupai net, sans lui dire au revoir. Pour deux raisons : un, on venait d'acter que nous nous verrions quand elle rentrerait, c'était une victoire qu'il fallait préserver ; deux, je redoutais plus que tout la banalité. C'était une constante chez moi : j'avais si peur de la routine que j'interrompais des relations qui semblaient au beau fixe dès que je sentais qu'on allait sortir de l'extraordinaire. Pour moi, l'amour, c'était ou passionnel ou pas. Je n'étais jamais arrivé à passer au stade deux de l'amour, la philia comme disaient les Grecs anciens, l'amour amitié, apaisé. Pour moi, c'était eros ou pas. Bien sûr, en vieillissant, c'était de plus en plus pas, de moins en moins eros. Ça m'allait. L'intensité m'intéressait, pas la durée. L'intensité était indissociable de la nouveauté.

            C'est Laura qui trouva la solution aux 2800 km et qui, ce faisant, prit la fatale initiative.

– J'ai une proposition à te faire, liée à une opportunité. L'agence où je travaille organise un salon sur un week-end pour présenter nos séjours et circuits pour la saison à venir. J'ai été envoyée là pour ça, dynamiser notre activité, qui ronronne, alors que le potentiel est énorme. On a des prestataires sur place, mais je ne suis pas emballée par le concepteur d'espaces que l'on me recommande. Pourquoi tu soumissionnerais pas ? Je t'adresse le cahier des charges ci-joint. Si tu es retenu – j'ai une petite influence sur la décision – tu pourrais venir sur place pendant le salon. Dis-moi ce que tu en penses. Laura.

            Nom de D… Comment osait-elle ? Je veux dire, comment osait-elle se mettre en danger de la sorte ? Non seulement elle n'attendait pas de revenir en France, mais en plus elle m'invitait à venir près d'elle. Là, tout de suite Enfin, dans… – je consultai son cahier des charges en pièce jointe pour voir la date – 5 semaines ! Autant dégoupiller une grenade et la lancer dans le tas.

            Je pris quand même quelques minutes pour répondre, plein d'hypocrisie, alors qu'elle sortait non sans courage de l'ambiguïté, dont on pouvait désormais douter qu'elle ait jamais existé.

– Tu crois ? Ce serait… formidable. Te voir dans ce cadre idyllique… Mais… Non rien. Je te prépare un dossier béton !

            Laura travaillait dans un des principaux groupes de tourisme européen. Quant à moi, je dirigeais une petite société d'aménagement de locaux commerciaux. Inutile de dire que jamais je n'avais eu un chantier en dehors des frontières nationales. Ce n'était pas cela qui comptait dans la proposition de Laura, mais cela montrait le cadeau qu'elle m'offrait, qui lui-même signifiait sa volonté de brusquer les choses, de ne pas attendre. De ne pas attendre quoi ? La réponse à cette question était à la fois si commune et si bouleversante que j'évitais de me la poser. En fait, comme je ne pouvais cesser d'y penser, j'en vins à me dire que Laura était consciente du tour pitoyable que prenait notre relation, mais que si, femme, capable de résister au désir, elle souhaitait tout de même la rencontre, c'est qu'elle nous pensait aptes à déjouer le scénario écrit d'avance, à faire mieux qu'une coucherie sans lendemain de deux individus en mal d'amour. À d'autres heures, une interprétation différente me paraissait plausible : Laura savait que ce qui nous arrivait était banal et peu glorieux, mais considérait qu'il fallait laisser s'exprimer cette attirance mutuelle puisqu'elle se présentait, car cela évite les regrets et rend la vie enthousiasmante. La conviction que nous serions capables d'éviter la banalité, la sagesse de saisir la rencontre qui s'imposait : ces deux possibilités étaient complémentaires et compatibles.

            Je mobilisai mon équipe pour concocter une proposition adaptée au projet, que je présentai comme une opportunité à ne pas manquer, car elle nous ouvrirait des portes à l'international dans le domaine du tourisme et de la culture. Je fixai un prix raisonnable afin que Laura puisse justifier si besoin était le choix de ma société. Je souhaitais tellement remporter le marché, en raison du déplacement qu'il augurait, que j'aurais même payé s'il avait fallu.

            Nous remportâmes le marché. Un mois plus tard, un jeudi à 14 heures, j'atterrissais à Athènes. Le matériel avait été commandé à un fabricant grec, et nous avions passé des jours à contrôler, à distance, l'adéquation de chaque élément au décor que nous souhaitions mettre en place. J'avais d'abord pensé emmener avec moi un technicien, pour pouvoir me libérer facilement, si besoin était… Après réflexion cependant, j'arrivai à la conclusion que Laura ne serait pas disponible en journée, et que si l'on se voyait tranquilles, ce serait en soirée. Je ne pouvais ni trainer mon collaborateur ni le laisser seul à l'hôtel chaque soir jusqu'au dimanche. Mieux valait donc ne pas l'emmener.

            Viendrait-elle m'accueillir ? Nous n'avions rien convenu à ce sujet. Et nous avions été plus discrets qu'à l'accoutumée dans nos échanges Facebook depuis que cette virée avait été programmée. C'est une assistante qui se manifesta à l'aéroport, « Tessa », se présenta-t-elle avec un accent dont je ne savais s'il était grec, m'informant qu'elle avait été chargée de me conduire à l'hôtel où une chambre avait été réservée pour moi. Je fus d'autant plus déstabilisé que la fille était splendide. Aussitôt, je cherchai une signification : pourquoi celle que je venais voir m'envoyait-elle une femme plus jeune et plus jolie qu'elle ?

            Dans le hall de l'hôtel, le Coco-Mat Athens BC, l'assistante demanda si je souhaitais qu'elle m'attende. Je répondis que non. Je me rendrais en taxi au centre d'expositions, où je retrouverais à 17 heures le sous-traitant que j'avais engagé pour installer le salon tel que nous l'avions conçu, qui devait être prêt le lendemain à 18 heures pour l'inauguration des deux journées de communication de l'agence de Laura.

            J'étais dans la chambre depuis moins de cinq minutes quand je reçus le texto suivant :

– Tu as pris une douche et fait une sieste ? Je serai là dans 35 minutes.

            Je fus pris d'un mouvement de panique. Elle venait ! Là, maintenant, tout de suite ! Fou, tout était fou dans cette histoire. J'avalai un comprimé de viagra, coupai la climatisation, ouvris la fenêtre et filai à la douche, réfléchissant à la tenue que je devais arborer pour ce moment que je n'avais pas envisagé si tôt. J'avais beau avoir prévu des parures pour tenter quelques roues de paon, mon choix de hauts comme de bas était réduit au contenu d'une valise. Heureusement, la chambre était luxueuse et donnait sur une marina et la mer au-delà. À l'hôtel, la différence entre le glauque et le grandiose tient au nombre de mètres carrés, à la qualité des revêtements, et à la localisation. J'enfilai caleçon et tee-shirt, en attendant mieux. Nous étions en avril et il faisait déjà chaud dans ce sud européen, 25 degrés environ.

            Je m'allongeai, fermai les yeux, tâchant de me reposer. Mais mon cœur battait à tout rompre, à la limite de la tachycardie. Je devais me calmer, au moins un peu. Je m'efforçai de respirer profondément. L'effet de ces expirations me parut limité. Alors je décidai d'appeler la France d'une part, mon contact à Athènes d'autre part, davantage pour m'occuper que par nécessité. À 10 minutes de l'heure fatidique, je me coiffai et me parfumai. Je sortis de la salle de bains en laissant la porte ouverte pour qu'elle s'aère grâce à la fenêtre, ouverte également. J'étais au 7e étage, le bruit de la circulation en dessous n'était pas fort. On entendait au loin des cornes de brume et des bruits sourds de métal. Port et chantier naval ? En tout cas, j'étais là où il n'y avait aucune chance que je sois un mois plus tôt, à l'invitation d'une femme dont je comprenais mal comment je pouvais l'attirer. Je me plantai devant la glace en pied de la chambre. Même au maximum de mes possibilités, c'était faible. Alors quoi ?

            Elle frappa, j'ouvris. Elle entra et je refermai. Elle était dos à la fenêtre, moi côté porte, comme si c'était elle maintenant qui occupait la chambre. Nous nous regardâmes. Je notai aussitôt : son regard, qui m'avait tant marqué quand nous nous étions revus, 6 mois plus tôt, avec notre amie commune ; son air affolé, au bord de la rupture, qui contrastait avec le culot dont elle faisait preuve en m'invitant ici pour m'y rejoindre ; la netteté de sa peau et la beauté de ses jambes, magnifiées par des talons hauts. Et elle, que notait-elle : mon regard ? Ma peur ? Ma joie ? Mon sourire ? J'avais si peu à lui offrir. Même ma position sociale était insignifiante.

            J'ai oublié de dire que j'étais resté en tee-shirt et en caleçon. Pensant que cela pourrait à la fois la faire sourire et paraître adapté à la situation.

            Elle sourit en effet, peut-être pas pour cette raison.

– Mon assistante a-t-elle été agréable ?

            Je compris à sa manière de poser la question, et à son regard en dessous si caractéristique, que l'envoi de cette beauté à l'aéroport était un choix délibéré.

– Elle a ce qu'il faut pour être agréable. Mais c'est toi que je viens voir.

– Tu me verras avec d'autant plus de plaisir que l'on aura émoustillé tes sens.

– Je ne crois pas que cela soit nécessaire. Même les kilomètres et Facebook…

– Chut…

            Elle posa un doigt sur mes lèvres.

– Déshabille-moi, dit-elle. Lentement.

            Elle portait une robe tailleur blanche, échancrée, avec 6 gros boutons plats, dont 3 qui attachaient les pans. Elle n'avait pas de chemisier.

– Tu es sûre que tu le veux ? Tu as l'air inquiète ?

– Je suis inquiète parce que je le veux.

            J'étais désarçonné, mais elle avait l'air de savoir ce qu'elle voulait. Et j'avais quand même retenu quelques leçons de mon commerce avec les femmes : malheur à celui qui refuse leurs avances.

            Nous nous fixions. Yeux dans les yeux. Rien que cela était indécent, car nous étions dans une chambre d'hôtel, grande et lumineuse certes, mains ceinte de murs isolants et d'un lit king size qui occupait la moitié de la surface. Je tendis le bras.

            Au lieu d'aller vers le bouton du haut, je montai plus haut encore et posai les trois dernières phalanges de mes doigts sur le bord droit de sa nuque, à la racine des cheveux. J'appliquai là sans en avoir conscience une règle que j'avais découverte au fil du temps : pour chaque femme, il y a un endroit par lequel il faut commencer. J'ai du mal à expliquer pourquoi, mais chaque fois que j'envisage une dame je détermine l'endroit où le contact s'établira. Pour Laura, ce fut cette zone du cou à la peau si fine que l'on sent dessous circuler le sang dans les veines qui irriguent le corps.

– Je crois que j'ai besoin d'étapes intermédiaires, soufflai-je. Je suis vieille école.

– Je fais la maline, mais je le suis aussi. Et puis c'est agréable, ces pressions de tes doigts.

            Avec mon pouce, je parcourais maintenant le bas de sa joue, suivais le dessin de sa mâchoire, appuyais sur sa gorge. Elle accompagnait mes évolutions de penchements de tête au gré des sensations qu'elle maximisait. Nous nous découvrîmes cinq minutes ainsi, après quoi ma main droite descendit le long de son épaule gauche et je me dis alors qu'une femme est plus belle habillée que nue. Quel paradoxe nous pousse à dévêtir et à nous coller, qui nous fait perdre la vision d'ensemble, le contexte et la perspective ? Le toucher est-il plus fort que la vue ? Est-ce l'odorat qui demande sa part du gâteau et nous incite à nous approcher toujours plus ?

            Au bas de l'impeccable tissu blanc de la manche, je trouvai sa main que je pris. Je la portai à mes lèvres et la baisai.

– Le premier baiser que tu m'accordes, dit-elle.

– On pouvait difficilement aller plus vite, répondis-je.

– Vingt-cinq ans tout de même, rétorqua-t-elle.

            Sa remarque me fit vaciller. Que signifiait-elle ? M'aurait-elle calculé dès nos croisements fortuits au mariage de l'amie commune, à la communion du fils aîné ? Au lycée ?! Je décidai de ne pas creuser la question, l'instant présent se suffisait à lui-même. Peu importait d'où venait le désir, il était là, il était réciproque, il était accessible dans un environnement adapté : il convenait de ne pas gâcher une telle grâce par des questionnements qui devaient rester secondaires.   

            J'attrapai l'autre main, sans lâcher la première :

– Tu as raison, me dit-elle, celle-ci est mieux.

            Je posai un baiser sur cette autre main et, détournant pour la première fois mes yeux des siens, observai les doigts fins et les ongles vernis.

– Les deux mains sont impeccables.

– Désinfectées.

            Nous rîmes.

– Tu as beaucoup de bagues, remarquai-je.

– Tu peux les enlever, si tu veux.

– Non.

            Cet anneau serti de pierres blanches était-il son alliance ? Question secondaire, là encore.

            Elle avait un bracelet de chaque côté. J'avançai mes mains jusqu'à ses poignets, que je me mis à caresser. Je trouvai là une peau plus fine encore que celle de la nuque et ne me privai pas de masser les veines en dessous.

            Nous étions proches, l'un en face de l'autre, mais nos corps ne se touchaient pas. Nos souffles commençaient à se mélanger cependant. Il me sembla qu'elle respirait plus vite.

            À son tour, elle avança ses mains, qu'elle passa derrière mes coudes, tandis que cette fois je détachai, non sans difficulté, le premier bouton de la robe. Le haut intérieur de ses seins apparut. Je descendis le sillon pour atteindre le deuxième bouton, pendant que ses mains maintenant visitaient mes épaules. Le deuxième bouton, au niveau du nombril, céda plus facilement que le premier. Je découvris un soutien-gorge en tulle imprimé, rouge, grenat et violet, dont les coques étaient bordées d'un ruban de broderies dentelées. Qu'est-ce qui était le plus beau : les seins gonflés comme des brioches sorties du four ou cet écrin venu tout droit des meilleurs ateliers de couture espagnols ?

            Je m'aperçus que j'étais en érection. Vu le temps qu'elle me laissait pour la contempler, ce n'était pas étonnant. C'est quand on va trop vite que l'on risque la panne, le désir n'a pas le temps de grossir et de se manifester. Là, c'était une progression parfaite, je pense même que mon comprimé de viagra était inutile.

            Le troisième bouton de la robe se situait au niveau de son pubis. Je voulais en venir à bout sans forcer. Pour continuer dans la délicatesse et l'effleurement. Parce que telles étaient les règles qu'elle avait fixées, qui nous permettaient une rare expérience érotique.

            J'y arrivai et les pans s'écartèrent d'eux-mêmes. Avant de baisser les yeux, je demandai doucement :

– Tu permets que je regarde ?

– À condition que tu regardes bien.

            Je regardai. La culotte était assortie au soutien-gorge, fine, soyeuse et colorée, liaison parfaite entre cuisses, hanches et fesses, qu'elle ne cachait qu'à peine. Je me reculai de quelques centimètres. Elle dut lâcher mes épaules. Tandis que j'admirais sa silhouette, elle laissa tomber sa robe d'un mouvement imperceptible que seule une séductrice sait exécuter. Alors, je passai en revue tout son corps, et elle m'aida en ce sens, se tournant à droite, se tournant à gauche, passant les mains derrière la tête pour relever ses cheveux. Je mis mes doigts en forme de rectangle, fis mine de la prendre en photo. Elle composa des mimiques adorables, avec les lèvres, les yeux, les jambes. Elle posait pour moi, elle était belle et j'en étais ému aux larmes.

            Elle se figea soudain, accrocha mon regard de nouveau. Ses yeux grossirent puisqu'elle se rapprocha de moi. Je sentis soudain sa main glisser dans mon caleçon et saisir mon sexe durci. Elle prit le temps elle aussi et je voyais son visage réagir en fonction de ce qu'elle faisait ou découvrait. Elle exagérait ses mimiques et les petits rires que nous émettions étaient bienvenus.

            Alors j'adoptai une position symétrique à la sienne, et là, debout l'un en face de l'autre, nous nous sommes fait l'amour, sans pénétration, une main sur la hanche une main sur le sexe, nos yeux rivés avec interdiction tacite de les baisser, nos corps à 5 centimètres qui ne se touchaient pas, elle en dessous chics et talons aiguilles, moi en caleçon bermuda vert et tee-shirt noir, tandis que par la fenêtre restée ouverte montait un mélange d'air marin et d'effluves de mazout, intégrant nos émotions dans la ville et ses turbulences, au bord de la Méditerranée, de ses beautés et de ses drames.

            Jamais mieux que ce jour-là je ne vérifiai qu'une des premières conditions du charme est la distance. Laura et moi avions su trouver puis maintenir la distance, dans nos échanges épistolaires d'abord, pour notre rencontre physique ensuite.

            Quand nous arrivâmes, séparément, dans le hall des expositions deux heures plus tard, je constatai avec soulagement que le matériel demandé était livré. Le fabricant était là comme nous en avions convenu, avec ses gars ; ils avaient déjà commencé à monter afin d'avoir terminé ce soir. On se gardait le lendemain matin, vendredi, pour d'éventuels ajustements. Les éléments de communication propres à l'agence seraient installés dans l'après-midi. L'inauguration avec les officiels et les responsables économiques était prévue à 18 heures. Le public, lui, était attendu samedi entre 9 heures et 19 heures, dimanche entre 9 heures et 18 heures.

            Alors que je raccompagnais Laura au parking – j'allais rester sur place pour superviser la fin du montage –, elle me dit :

– Ce soir, je suis épouse et mère. Mais demain soir et samedi soir, je serai organisatrice, invitante, et… amante. Nous serons entourés, mais j'ai prévu deux escapades.

– Je te fais confiance. Ce que tu m'as offert cette après-midi est déjà extraordinaire.

            Elle posa un baiser sur mes lèvres et déverrouilla les serrures de sa voiture. 

– Va bosser, me lança-t-elle tandis que je lui tenais la porte.

            Je la regardai partir, suivant des yeux son Austin qui s'extrayait de la dalle pour rejoindre le coucher du soleil qui embrasait Athènes.

            Elle tint parole quand à sa disponibilité les soirs suivants. Le lendemain, après l'inauguration, au cours de laquelle elle me présenta à rien moins qu'à l'Ambassadeur de France, au Maire de la ville et au Ministre grec du Tourisme, elle me convia au dîner officiel prévu dans un restaurant étonnant, le All Senses Gastronomy, dont la finalité est de « réveiller chacun des 5 sens » de ses clients. C'est ainsi qu'au fur et à mesure que l'on nous servait des plats tous meilleurs les uns que les autres, des images choisies défilaient sur des écrans à 360°, des sons surgissaient, des feux s'allumaient, des parfums se dégageaient. Nous étions transportés de la terre à la mer, du passé au présent, de la Grèce antique à la Grèce d'aujourd'hui… Laura, face au directeur de son groupe avec qui elle coprésidait le repas, était assise au centre d'une longueur de table qui rassemblait 24 convives dans la salle réservée pour nous, partenaires institutionnels de son organisation. Elle était vêtue d'une robe rose pâle, qui descendait au-dessous du genou, mais fendue haut sur la cuisse gauche et limitée à deux fines brides au-dessus des seins. Elle portait des talons gris à paillettes, ouverts au niveau du pouce et rehaussé de lanières qui soulignaient ses chevilles ainsi sublimées.

            J'eus la chance de me retrouver à côté d'un Français dirigeant une société d'ingénierie culturelle, et bien entendu ce n'était pas un hasard. Le type était cash, drôle, et il avait une expérience fascinante du business en Grèce et en Italie. Dans cet endroit de rêve, observant la femme que je désirais autant qu'elle me désirait, partageant des considérations aussi légères que fondamentales avec un inconnu qui se comportait comme un ami, je m'enivrais doucement. Je ne voulais pas aller trop vite là encore, et garder la distance, pour apprécier au mieux ce moment unique.

            Je ne comptai que 8 femmes sur les 24 convives, toutes élégantes et séduisantes, et remarquai qu'autour et en face de Laura il n'y avait que des hommes. Leur attitude en disait long sur le désir qu'elle leur inspirait. Imaginaient-ils les jambes et la cuisse gauche découverte sous la table ? Rêvaient-ils d'avancer la main vers la poitrine cachée et offerte en même temps ? D'être aspirés par cette bouche qui semblait enrober le moindre de leurs propos ? Il me vint l'image de notre muse allongée sur la table, que le plus racé des hommes, l'Ambassadeur peut-être, déshabillerait avec un couteau et une fourchette en argent, découpant la robe avant d'en écarter les pans. Avec délicatesse et attention ensuite, il s'attaquerait à la culotte, aux bas et au soutien-gorge sans bretelles pour que, lorsque le corps serait enfin nu, frémissant, nous puissions déguster Laura tous ensemble sans entailler sa peau dorée, tandis qu'elle se laisserait faire et aimerait cela. J'eus honte de ce fantasme, mais il était en phase avec ce séjour au pays des Dieux, dont je doutais qu'il fût bien réel.

            Je flottais entre Eros et Bacchus quand la fin du dîner arriva. Sur le parking, on se salua, promettant de se revoir demain ou après-demain au salon, ou de s'appeler, ou de rester en contact. Je récupérai pas moins de 9 numéros de téléphone et donnai une dizaine de cartes. Qu'est-ce qui m'arrivait, bon sang ? C'était pour moi, tout ça ? C'était tellement plus que ce que je recevais d'habitude que je me mis à frissonner.

            Alors que tout le monde n'était pas encore parti, Laura, debout, vivante, divine, vint vers moi et dit, avec toujours cette voix et ce regard comme si elle annonçait une catastrophe :

– Rendez-vous à l'Acropole. Avec le GPS, tu trouveras sans problème. On se retrouve au premier parking, sous le temple d'Athéna Nikè.

            Je ne comprenais pas ce paradoxe entre l'assurance de ses propos et la manière dont elle les délivrait. Quels mystères recelait-elle ?

            Le navigateur de la voiture que j'avais louée pour le week-end me guida dans la ville plus animée qu'endormie. Il était 22 h 30 et la circulation était dense. Les rues devinrent plus résidentielles au fur et à mesure que je m'approchais de l'Acropole, une des 7 collines d'Athènes. J'attaquai la pente et atteignis bientôt le parking indiqué par Laura. Je repérai sa voiture. Nous sortîmes en même temps.

– Viens, me dit-elle en prenant ma main. Ne fais pas de bruit, il y a des gardiens.

– Le site est fermé, non ?

– Il l'est. J'ai un sésame.

            En effet, nous contournâmes un bâtiment et elle introduisit une grosse clé dans une grille en fer forgé qui s'ouvrit comme par enchantement. Je renonçai à demander le pourquoi du comment : quand la vie devient magique, se poser des questions est une erreur à ne pas commettre.

            Laura prit la peine de refermer de l'intérieur. Elle m'entraîna, tirant ma main. Nous gravîmes des escaliers très larges au milieu de ruines gigantesques. Les colonnes, les chapiteaux, les galeries et les dessins de pierre nous dominaient de leurs hauteurs majestueuses. C'était une ville dans la ville, une architecture d'un autre temps, une cité des dieux où deux mortels pénétraient par effraction. Un léger vent soufflait et la robe évasée de Laura s'envolait comme pour rejoindre ses cheveux attirés par le sud.

– Tu vas t'envoler, murmurai-je sans réfléchir.

            Mais elle entendit.

– Vole avec moi.

– C'est ce que je fais. D'ailleurs…

            Je retins son bras et elle fut forcée de s'arrêter.

            Je la serrai contre moi, comme pour la protéger du vent. C'était la première fois que tant de parties de nos corps se touchaient en même temps.

– Là, maintenant.

            Elle me regarda de son air effaré, comme si hier n'avait pas eu lieu et que j'allais commettre un sacrilège. Et en même temps, ô merveille, elle encadra mon visage de ses paumes et sa bouche rejoignit mes lèvres, par à-coups d'abord, puis sans recul ensuite. Nous nous sommes embrassés et enlacés, un vrai baiser d'amoureux, de cinéma ou d'adolescent, nous ne savions plus qui nous étions, tout ce que je savais c'est qu'elle était là, dans mes bras, contre moi, et nous étions seuls au monde, au-dessus des jardins de la ville d'où montaient des senteurs fortes de citron, de thym et d'olivier.

– Tu es aussi belle que cette nuit féérique, lui dis-je tandis que nous reprenions notre souffle et qu'elle posait sa tête au creux de mon épaule.

            Elle se détacha soudain :

– C'est encore mieux là-haut. Viens !

            Et nous voilà repartis, circulant au milieu des sculptures bimillénaires, que Laura semblait connaitre comme sa poche. Elle mentionna les Propylées, la statue d'Athéna, l'Erechteion, et ces noms mythiques nous plongeaient en pleine mythologie, et c'était nous les dieux, nous avions les pouvoirs, la force et la beauté.

            Nous arrivâmes sur l'esplanade du Parthénon et, si cela était possible, ce fut plus grandiose encore, non seulement la taille et la perfection de l'édifice, mais aussi la vue que l'on avait depuis ce temple des temples, les lumières d'Athènes en dessous qui singularisaient la nuit. Dans ce kaléidoscope, Laura dirigea mon doigt et mes yeux pour me montrer le temple de Zeus, le stade olympique, l'arche d'Hadrien, Le Pirée, et les premières îles au loin, Salamine, Égine et Thorussa.

– C'est là qu'est née la démocratie.

– Et la philosophie.

– Et la littérature.

– Et l'amour.

            Face à l'indicible, je tenais ma déesse par la taille et sentais sa peau sous le tissu soyeux de sa robe de prix. J'étais moi-même en costume blanc, complètement blanc, mocassins de la même couleur, c'est la première fois que je m'essayai à ça, mais je m'étais dit que c'était l'occasion ou jamais. Et je ne m'étais senti plutôt à l'aise depuis que je l'avais enfilé en repassant à mon hôtel avant le dîner.

– Viens, me dit-elle encore.

            Elle me fit grimper les marches qui menaient à l'entrée du Parthénon et me dit :

– Il est fermé, mais regarde comme on est bien ici. Je veux faire l'amour.

            Et avant que je comprenne ce qui m'arrivait, je vis sa robe glisser sur le sol dans un plissement parfait. Elle était devant moi, plus grande et plus belle, dans un décor encore plus somptueux que la veille. Elle était une offrande dont j'étais le récipiendaire, elle se sacrifiait mais elle profitait autant que moi de l'exaucement issu du sacrifice. Quand elle m'a obligé à la suivre jusqu'à l'angle du temple, qu'elle s'est tournée au-dessus de la ville, et qu'elle m'a demandé de la prendre ici, par-derrière, je crois même que, sous le fronton oriental orné d'une frise narrant la naissance d'Athéna sortant de la tête de Zeus, nous étions rien moins qu'Athéna et Zeus, les dieux suprêmes, concevant depuis l'Acropole les citoyens à venir qui, une fois notre acte terminé, rejoindraient leurs prédécesseurs, en bas dans l'agora où se rassemblait le peuple que nous enfantions tous les deux.

            Comment survivre à ça ? Comment revenir, ensuite ? Comment passer de Deus à Sapiens ?

            Le lendemain samedi, je lévitais dans le salon où je ne servais pas à grand-chose, parlant au gré des rencontres que je faisais ici ou là. Je passai une partie de la journée avec mon ami de la veille, qui me fit connaitre d'autres amis en m'en raconta de bien bonnes. Surtout, je regardais ma déesse, brillante et virevoltante, maîtresse des lieux, au sommet de son art. L'admiration renforce l'amour et le désir, et j'étais éperdu. Quand elle m'apercevait et m'adressait un sourire qui n'était que pour moi, tout ce qui était alentour disparaissait.

            Je réussis à lui parler en fin de matinée :

– Tu as pu dormir ?

– Six heures, de 1 heure à 7 heures. Et je vais m'accorder une petite sieste.

– Pareil pour la nuit. Mais ma sieste sera plus grande que la tienne.

– Tu as raison, car ce soir je t'emmène quelque part.

            Ses yeux brillèrent et je crus que j'allais me mettre à pleurer tant j'étais ému par les cadeaux magnifiques et immérités que m'offrait cette femme. Pourquoi moi ? Comment était-ce possible ? Elle vit mon émotion, pressa discrètement mon bras, et s'en retourna à ses visiteurs, divine et magistrale.

            Le dîner ce samedi soir avait lieu au Pirée, à 10 kilomètres au sud d'Athènes, au restaurant étoilé Varoulko, face à la mer, sur le port de plaisance de Mikrolimano. Si le cadre était plus sobre que celui du All Senses Gastronomy – nappes noires, murs foncés, baies donnant sur les yachts et les bateaux de plaisance –, c'est surtout l'assistance qui était différente. Ce soir, Laura avait tenu à rassembler tous les membres de son équipe, ainsi que, d'après ce que je compris, les partenaires habituels de l'agence. Tout le monde se connaissait et l'ambiance était détendue, d'autant que la journée semblait avoir été fructueuse : les réservations montaient en flèche et les visiteurs allaient à leur tour se transformer en prescripteurs, alimenter le buzz et le bouche à oreille.

            Deux tables de 16 avaient été dressées. Je ne fus pas placé à celle de Laura, ce qui bien sûr n'était pas un hasard. Étant quasiment le seul intrus – je regrettai au début mon copain d'hier –, je fus cependant chaperonné par la délicieuse Tessa, qui non seulement me fit asseoir à côté d'elle, mais en plus me présenta à toute la tablée, d'une manière parfaite, sans me gêner, sans même que cela interrompe les conversations.

            Et tandis qu'à la soupe de la mer succédait une salade de poulpes et de calamars à tomber, Tessa m'entreprit sur ma vie et surtout me raconta la sienne. Je passe ici le récit de cette Slovène qui n'avait pas froid aux yeux et qui ne resterait pas longtemps au poste subalterne qu'elle occupait. Elle me dit elle-même qu'elle hésitait : « entre la mode, le journalisme, et la politique. J'aime bien la chanson, aussi… » ! C'est à la fin des poissons grillés qu'elle me posa toute une série de questions qui, dans un autre endroit et à un autre moment, m'auraient déstabilisé :

– Et vous, Pierre, quel est votre plus grand plaisir ?

– Et quel plaisir nouveau aimeriez-vous avoir ?

– Pensez-vous que c'est mieux à deux ?

– Qu'est-ce que vous recherchez chez une femme ?

            Si je n'étais pas enivré par l'amour et les vins blancs – Domaine des Dieux, à n'en pas douter –, j'aurais bafouillé quelques platitudes insanes. Là, je ne sais pas ce que je racontai, mais j'eus l'heur de plaire à la belle. Le repas s'acheva en chansons, avec une sorte de concours entre les deux tables. Je dus en pousser une petite en Français, et comme Laura était Française elle aussi, porté par ce qui m'arrivait depuis 55 heures, je me levai et osai l'inviter à venir près de moi pour que nous chantions en duo « La maladie d'amour ». Nous le fîmes, pas si mal, alors que je ne savais pas que je savais les paroles. J'étais beaucoup plus que moi-même.

            Le groupe se mit en branle après que le chef fût venu se faire congratuler, et nous déambulâmes un moment sur le port que la nuit avait enveloppé, comme pour que brillent mieux les ampoules des quais et des mâts. Certains voulurent aller boire un autre verre, mais Laura déclina, et je l'imitai. Tessa me promit de m'appeler quand elle viendrait à Paris, ce qui ne manquerait pas d'arriver bientôt, m'assura-t-elle. Je n'habitais pas Paris, mais ce détail n'avait pas l'air de la préoccuper.

            Nous étions une douzaine à rejoindre le parking, sur lequel il se passa à peu près la même chose que la veille. Laura fit mine de me dire au revoir, mais glissa à mon oreille :

– Cap Sounion, à 20 km. Essaye de me suivre. Sinon, GPS.

            Ai-je dit comment elle était habillée ? Elle avait à nouveau une robe mi-longue serrée à la taille, mais bleu marine, qui semblait faite de deux ou trois jupons fins superposés, ajourée par des dentelles au dessus des seins et en dessous des genoux, avec de mini-mancherons recouvrant le haut des bras. Elle avait attaché ses cheveux en chignon, accroché à ses oreilles deux saphirs au bout de courtes chaînes, et posé ses pieds dans des sandales noires à talons fins.

            Nous nous engageâmes sur la corniche. J'ouvris la fenêtre pour entendre et respirer la mer. Je parvins à la suivre et bientôt nous ne fûmes plus très nombreux sur la route. Au détour d'un virage, je faillis m'arrêter et lâcher le volant, tant le panorama qui s'offrait à moi était grandiose. Trois kilomètres plus loin environ, un promontoire arrondi mordait sur le large, comme la patte d'un lion géant posée sur la mer. Avant cela, une baie cristalline brillait sous les lumières conjuguées de la lune et de l'électricité, les reflets d'argent de la mer convexe venant humidifier les points d'or du sable de la plage concave.

            Laura se gara en bordure de route côté Méditerranée. Je me postai derrière elle. Nous descendîmes, nous rejoignîmes et nous enlaçâmes.

– Enfin, murmura-t-elle.    

            Nous nous dévorâmes des lèvres et des mains.

– Tu es belle. À la hauteur de l'endroit.

– Viens, dit-elle en m'entrainant.

– J'aime quand tu dis « Viens ».

– J'aime quand tu viens.

            Alors Laura fit ce que seules les femmes savent faire sans avoir l'air ridicule : elle dénoua ses chaussures et les fit pendre à deux doigts de sa main gauche. La droite me tirait vers un talus que nous franchîmes, avant de redescendre au milieu d'une dune mi-herbe mi-sable. Elle prit en biais, se rapprochant de la mer mais sans aller jusqu'à elle. L'eau était toute proche cependant, je percevais le bruit du ressac immuable.

– Tu as vu, là-haut ? me demanda Laura en s'arrêtant et en pointant son doigt vers le sommet du promontoire.

            Je vis alors ce que je n'avais pas vu depuis la route : des colonnades gigantesques, reliées par des linteaux énormes, qui formaient une sorte de phare minéral et horizontal qui protégeait l'étendue en dessous.

– Le temple de Poséidon, dieu de la mer.

– Décidément… Nous sommes sous les meilleurs auspices.

– Oui, mais ce soir, nous ne monterons pas sur l'Acropole.

            En effet, nous parvînmes à une crique minuscule. Il n'y eut soudain plus de vent. Et plus que la lueur de la lune. Laura laissa tomber ses souliers, sa robe, ses sous-vêtements. Je ne compris pas tout de suite ce qu'elle avait en tête. Elle vint vers moi, retira ma veste, tira sur ma ceinture pour déverrouiller la boucle. Je la laissai faire, caressant la sirène qui s'occupait si bien de moi. J'étais en beige ce soir-là, mais bientôt je fus dénudé à mon tour.

– Viens.

            Là, je compris. Elle nous emmena jusqu'à la mer. L'eau enserra mes chevilles. J'eus un mouvement de recul. Laura lâcha ma main et continua tout droit. Sans s'arrêter, elle s'aspergea rapidement les seins, les tempes et la nuque, puis, en quelques secondes s'allongea et nagea comme un poisson. La supériorité des femmes, de celle-ci plus que d'autres, m'apparut dans toute sa splendeur. Elle parcourut une vingtaine de mètres vers le large, puis m'appela.

– Rejoins-moi.

            Je n'avais pas le choix. Je me fis violence pour obtenir la récompense. Le froid me mordit au niveau du sexe, des reins, des pectoraux. Je réussis à m'immerger enfin et nageai vers la belle, dont je n'avais pas la fluidité.  

– Allez, rit-elle. Tu peux le faire.

            Je parvins jusqu'à elle. Nous batifolâmes une minute, après quoi nous revînmes pour pouvoir poser nos pieds. Elle courut jusqu'à nos habits et arriva de nouveau avant moi. Nous sacrifiâmes ma chemise pour nous sécher. Elle enfila sa robe, juste sa robe, je remis ma veste, juste ma veste. Ainsi nous n'avions pas froid. Elle s'agenouilla pour me revigorer avec sa bouche tandis que j'enfonçai mes doigts dans ses cheveux. Puis je suivis en appuyant fort le contour de son visage. Avec un pied, je cherchai son intimité que je trouvai et caressai. Alors là, sur un lit d'herbe et de sable au bord de la Mer Égée, veillé par Poséidon qui nous gratifiait de sa puissance, bercés par les clapotis de l'eau bousculée entre les rochers de la côte, je passai une des plus belles heures de mon existence. Je veux croire qu'il en fut de même pour Laura. C'était si simple : un homme, une femme, la mer et l'amour. A-t-on jamais fait mieux ?

            Le lendemain n'a pas grande importance. Laura assura l'animation de son salon avec la maestria dont je la savais capable, non sans se départir de son apparente fragilité qui la rendait irrésistible. Je me fis discret, mais son regard croisa le mien à plusieurs reprises. Elle semblait hésiter deux secondes, arrêtait de respirer, puis d'un coup m'adressait un sourire bouleversant et vaquait à ses visiteurs.

            Je quittai comme convenu les lieux à 13 heures pour prendre l'avion à 15 h 30. Tessa voulait m'accompagner, mais je déclinai. Je ne voulais pas quitter Athènes avec d'autres images que celles partagées avec Laura.

            Remontant par les airs l'Europe vers le Nord, je me repassais le film en essayant de ne pas réfléchir, pour que ces trois jours restent ce qu'ils devaient être : une sensation. Une réflexion s'imposa tout de même. Il me sembla que ce que nous recherchions l'un et l'autre, ce qui avait permis ce moment, était l'insouciance. Le besoin vital de retrouver l'insouciance, cette insouciance qui était devenue impossible ces dernières années, tant les individus se prenaient au sérieux et s'énervaient pour rien. Laura et moi ne voulions pas de ce monde-là. La légèreté nous paraissait la plus belle des valeurs.

            Nous n'avions pas parlé de notre amie commune, pour ne pas parasiter notre idylle par des pensées gênantes. Camille, pourtant, vint à mon bureau dès le lendemain, sans rendez-vous. Mon assistante m'appela quand elle la vit débarquer :

– Une femme qui dit vous connaître. Elle n'a pas l'air contente.

            Je descendis à l'accueil voir de quoi il retournait. Camille était là, plantée dans le hall.

– Eh, salut ! lançai-je, enjoué.

            Elle resta de marbre et je m'arrêtai net à un mètre d'elle.

– Je t'avais prévenu, rugit-elle. Tu ne devais pas déstabiliser Laura.

– Mais qu'est-ce que…

– Tais-toi ! hurla-t-elle.

            Sur ce, elle m'envoya une gifle phénoménale, qui manqua me faire chavirer. Le temps que je retrouve mes yeux et ma stabilité, elle était partie.

            Mon assistante me demanda si ça allait, si elle devait appeler la police, ou les pompiers…

– Tout va bien.

– Mais pourquoi elle a fait ça ?

            En frottant ma joue, je répondis :

– La jalousie, peut-être. À moins que ce ne soit, pour moi, la rançon du bonheur. Je ne sais pas, et ne veux pas savoir.

            Pour clore cette histoire, il me reste à écrire en deux mots ce qui s'est passé trois semaines plus tard. Alors que je sortais d'une boutique du centre-ville, je tombai nez-à-nez sur Camille, au bras d'un homme… qui n'était pas son mari.

            Son visage s'illumina quand elle me vit :

– Excuse-moi pour la baffe. Tu avais raison : quand une passion est là, il faut la vivre.


18 décembre 2020

Sans sauce, s'il vous plait

 

           C'était avant que la psychose devienne virale et internationale.

Il déjeunait avec eux les lundis et vendredis. Les autres jours, ils étaient en tournée, chacun sur leur secteur. Les collègues de la boîte. Des technico-commerciaux, comme lui. Parfois les gars de la maintenance, même le directeur commercial et le patron, se joignaient à eux. Mais pas les secrétaires. Pas folles, les gonzesses.

Les sujets de conversation étaient au nombre de trois : le foot et le rugby, les bagnoles, le fric. Mais on pouvait parler d’autre chose, attention ! Un bon commercial sait s’adapter à toutes les situations. Ah ah ah !

On prenait un plat du jour, sauf quand c’était un poisson. Non, le minimum c’était une viande en sauce avec des patates. En entrée, une charcuterie. Une feuille de salade à côté si vous voulez, mais bon. Et puis fromage à volonté, et souvent un petit dessert, parce que c’était le début ou la fin de semaine et qu’il fallait se faire du bien pour être au top. Au niveau boisson, un quart chacun, et une règle intangible : pas d’apéro le lundi. Sérieux. D’abord parce qu’on avait chargé la mule pendant le week-end, et puis par déontologie : on ne buvait pas avant d’avoir fait son chiffre. On arrosait en fin de semaine parce qu’on avait bossé, pas avant.

– L’enculé, dis donc… Le fils de pute…

– Attends…

– Y prend dans les combien ? 20 plaques ?

– Avec une Maserati ?! T’es ouf…

– Pour ce qui fait sur le terrain…

            C’était à peu près ça. Ponctué de rires et de rots, gras comme la sauce.

            Un jour, il ne saurait dire pourquoi, une semaine comme les autres, la bouche encore pleine d’entrecôte, il s’est figé, a posé sa fourchette, a renversé sa chaise et s’est rué vers les toilettes. Les toilettes où lui et ses collègues pissaient si souvent à côté de la cuvette. Là, il a vomi, dedans, tout ce qu’il venait d’avaler.

            Après, sans explications devant ses potes qui le moquaient – « T’as tes ragnagnas ? » –, laissant un ticket-restaurant sur la table et prenant son blouson, il est sorti. Il est passé à la boîte prendre ses affaires, et il est parti. Il allait rentrer chez lui,  mais au dernier moment, il a bifurqué. Il a tracé. Plein ouest.

            Là, il a compris. En roulant, il a compris. Il roulait beaucoup, mais cette fois c’était pas pareil. D’ailleurs, il n’avait pas mis Rire et chansons. Quelque chose avait fait tilt. Il était comme eux, pourtant. Mais justement. Soudain, il s’était vu à travers eux, et il ne s’était pas aimé. C’était une loi générale qu’il découvrait : pour se supporter, il ne fallait pas se voir, pas avoir conscience de ce qu’on était. La lucidité conduisait au dégoût, voire au suicide. 

            Il n’allait pas si loin dans l’analyse, mais il comprenait. Il allait arrêter. Et changer. Lui allait changer, son existence allait changer. Ça lui parut limpide.

            Il marcha jusqu’à la nuit le long de l’océan, sur la plage puis en haut des falaises. Au soir, il prit une chambre dans un hôtel sur le port. Il dîna d’un poisson au riz, qu’il demanda sans sauce, de 10 centilitres de vin blanc sec et d'une carafe d'eau. En remontant à sa chambre, il prit un roman  sur une étagère au-dessus du fauteuil de l’accueil. Il se doucha, se mit au lit, lut, fut surpris de s'intéresser à l'histoire, et, quand il sentit ses yeux se fermer, éteignit. Il s’endormit heureux, nettoyé. Une nouvelle vie commençait.


11 décembre 2020

Ashot, sa fille, son atelier

 

         Ashot était un petit homme venu du Haut-Karabakh en 1994, après que l’Arménie et l’Azerbaïdjan se furent déchirés pour ce bout de terre, dans lequel cohabitaient jusque-là des gens d’ethnies et de religions différentes. Un jour, parce que les équilibres géopolitiques s’étaient modifiés entre les grandes puissances, quelques fanatiques religieux et nationalistes avaient pu déclencher la violence et attiser la haine. La situation s'était plus ou moins pacifiée pendant vingt ans, jusqu'à ce que les combats reprennent à l'automne 2020, en raison des stratégies malsaines des gouvernants russes et turcs.

C’est au cours d’un massacre dans son village, une « opération de nettoyage », que sa femme et son fils avaient été tués. La douleur d’Ashot fut si forte qu’il sut qu’il ne pourrait plus vivre en ce lieu sans être rongé par la haine et le désir de vengeance. Alors il prit ce qui lui restait, sa fille de 1 an, sa blouse, ses lunettes, ses outils, et il partit droit devant lui, c’est-à-dire vers l’ouest. Il n’était pas le seul : 400 000 Arméniens d’un côté, 800 000 Azéris de l’autre, furent déplacés à cause des combats. Désespérante folie des hommes.

La communauté internationale s’était émue – pouvait-elle faire moins ? – et Ashot avait obtenu un statut de réfugié. C’est ainsi qu’il se retrouva en France, à Angers, une ville de 150 000 habitants dont il ne connaissait rien. Il avait une obsession : ouvrir un atelier où il pourrait exercer son métier pour que sa petite Kohar puisse aller à l’école et suivre de bonnes études. Ashot était un sage sans le savoir : il avait compris qu’il n’y a pas d’épanouissement possible sans amour du travail, et qu’il était fondamental de l’inculquer dès le plus jeune âge.

Lui était tailleur et voulait travailler comme tailleur. Les quelques Arméniens d’origine dont il avait fait connaissance à Angers avaient essayé de le raisonner :

– Ashot, tu ne peux pas gagner ta vie ainsi. Nous ne sommes plus au début du XXe siècle !

 Ses compatriotes faisaient allusion à la première vague d’immigration arménienne en France, après le génocide de 1915. Beaucoup d’Arméniens s’étaient alors installés comme artisans ou commerçants, et ils s’en sortirent avec leurs talents. À la fin de ce même XXe siècle, on tentait de faire comprendre à Ashot que les gens ne faisaient plus confectionner leurs vêtements chez le tailleur et que, à moins d’avoir de quoi payer un loyer dans le VIIIe arrondissement de Paris et de ne produire que des habits de luxe, il n’avait aucune chance de vivre avec ses aiguilles et ses ciseaux.

Ashot n’avait cure de ces préventions. Tailleur dans son village il était, tailleur dans cette ville occidentale il serait. Sans doute cette continuité était-elle nécessaire après le traumatisme subi. Après avoir perdu sa femme, son fils et son pays, il ne pouvait pas perdre son métier, sans quoi il s’effondrerait. Et il ne pouvait pas s’effondrer. Il y avait Kohar, elle n’avait que lui, elle était encore plus démunie que lui et c’était lui qui l’avait mise dans cette situation.

Son opiniâtreté fut telle qu’un vieux commerçant à la retraite, membre de la mini-communauté arménienne de la ville – 10 familles tout au plus – accepta de lui prêter un local au rez-de-chaussée d’une maison brinquebalante à colombages, dans une rue du vieux centre, qui aurait pu être jolie si elle avait été réhabilitée, mais qui était triste et sale. Toutes les façades étaient délabrées, des fils électriques et des boîtes de raccordements s’entrecroisaient dans un fouillis inquiétant, des chiens déchiraient des sacs plastique écœurants.

Ashot accepta avec enthousiasme et gratitude. Il quitta même le studio qu’il occupait dans un logement social en périphérie de la ville pour s’installer dans la pièce du fond de la boutique, avec sa fille qui commençait à marcher. Le commerçant lui demanda alors un loyer. Ashot négocia trois mois gratuits, aussi bien pour le coin cuisine et la pièce de vie à l’arrière que pour l’atelier en façade, en échange d’une remise en état. Il peignit lui-même son enseigne sur le linteau donnant sur la rue : « Tailleur, couture, vêtements ».

Dans une déchetterie, dans une ressourcerie, en effectuant le tour des quelques artisans de la ville, il récupéra pour presque rien une table sur tréteaux, un tabouret, un fauteuil, un établi, une machine à coudre, une lampe, un portant, des cintres, le tout en très mauvais état. Il se rendit aussi à Emmaüs, où on lui donna des vêtements trop abîmés pour être vendus. Il y en avait tant qu’il accomplit six voyages en trois jours, à pied et avec sa valise arménienne pendant la sieste de Kohar, pour ramener ce stock à l’atelier. Enfin, dans un bazar, il trouva un panneau marqué Ouvert d’un côté, Fermé de l’autre, avec une chaîne et une accroche. Il sortit alors ses outils apportés du Karabakh : trois paires de ciseaux de différentes tailles, une vingtaine de bobines de fil, des aiguilles plus ou moins fines et plus ou moins longues, un mètre souple, une règle en bois, des crayons, un poinçon, un chandelier. Il pouvait commencer.

Pendant les premiers jours, il ne se passa rien. Du moins, personne ne poussa la porte. Mais Ashot travaillait. Toujours penché, ce qui réduisait encore sa petite taille, dans sa blouse trop grande, ses lunettes en demi-lune sur le nez, il taillait, cousait, reprisait les vêtements que même Emmaüs ne voulait pas. Quand il était satisfait de ses productions, il les pendait dans la vitrine. Il fallait attirer l’attention. Si 60 personnes passaient devant sa vitrine chaque jour, c’était le bout du monde, mais c’était toujours 60 personnes. Mais, calculait le tailleur, si 5 % de ces personnes, c’est-à-dire 3, enregistraient qu’il y avait là quelqu’un qui travaillait bien, un jour ou l’autre, elles, ou des personnes à qui elles auraient parlé, entreraient dans son atelier.

Le premier client qui ouvrit la porte de la boutique, au bout de 5 jours, fut une septuagénaire qui lui apporta un tailleur maintenant trop grand, qu’elle voulait ajuster.

– À mon âge, on ne grossit pas. On maigrit, et on rapetisse.

– Excusez, Madame, moi pas parler encore français bien. Mais vous pas grosse.

– Non, c’est ce que je vous dis.

            Ils finirent par se comprendre. La vieille dame dut enfiler le tailleur, et Ashot réalisa qu’il lui faudrait une cabine d’essayage. N’ayant rien prévu, il invita sa première cliente à passer à l’arrière du magasin. Elle aperçut Kohar, jouant dans son berceau qui lui servait de parc, et fut si séduite par cette enfant inattendue qu’elle faillit oublier l’objet de sa visite.

            Ashot réussit à la ramener à la couture. Après qu’il eut pris les mesures, la vieille dame repassa à la cuisine pour se changer, babilla de nouveau avec le bébé, puis s’apprêta à partir.

– Vous venir dimanche. Travail fini, dit Ashot.

– Dimanche ? Bon, pourquoi pas. À dimanche. Faites-moi un beau travail.

            La femme revint, avec un cadeau pour Kohar, et fut satisfaite de son tailleur qui lui allait de nouveau. Le samedi, soit le 6e jour après l’ouverture, deux jeunes filles étaient entrées. Ce qui les intéressait, elles, c’était un manteau usé, même déchiré à l’origine, qu’Ashot avec reprisé avec des pièces de tissus différents, composant une sorte de patchwork nouveau en France en cette fin de XXe siècle. Ashot attrapa le cintre et le tendit aux filles, sans rien dire.

– J’ai vu quelque chose dans ce genre en Espagne, dit une des demoiselles. Une nouvelle marque, Desigual.

            Ashot n’avait jamais entendu parler de Desigual, il ne comprit même pas de quoi la fille parlait. Elles essayèrent chacune le manteau à leur tour, et dès lors le voulurent toutes les deux.

– Je peux faire autre, dit alors Ashot. Pas pareil. Vous voir.

            Il invita les filles à regarder ses morceaux de tissu. Elles se plurent à choisir matières et motifs. Quand elles demandèrent au tailleur le prix des manteaux, celui déjà prêt et celui à venir, elles n’en crurent pas leurs oreilles tellement le montant était bas.

            La vieille dame et les deux filles lancèrent l’atelier d’Ashot, qui eut bientôt plus de travail qu’il n’en pouvait fournir, même s’il n’avait jamais envisagé de travailler autrement que 7 jours sur 7. Il s’accordait le dimanche après-midi, le jour anniversaire de Kohar, les après-midi de Noël et du 1er janvier, le 28 mai, jour de la fête nationale arménienne, et le 14 juillet, jour de la fête nationale du pays qui l’avait accueilli et qui lui permettait de travailler en paix pour élever sa fille.

            Dès qu’il le put, il loua au propriétaire l’appartement au-dessus de la boutique, et transforma l’arrière-salle de la boutique où ils avaient vécu pendant deux ans avec Kohar, en remise pour stocker les tissus, les vêtements en attente d’intervention et les réalisations pas encore récupérées par celles ou ceux qui les avaient commandées.

On lui demandait plus de créations que de transformations et plus de transformations que de réparations. Il exerçait donc son métier d’une manière différente dans son village arménien et dans la ville française. Il avait la sagesse d’aller toujours dans le sens de la personne en face de lui, ce qui ne l’empêchait pas de fournir un travail sérieux et de qualité.

Il se mit en cheville avec un grossiste en tissus, qui le livrait tous les quinze jours, sans pour autant renoncer à récupérer ce qui n’intéressait pas Emmaüs mais qui pouvait lui être utile à lui. Une secrétaire comptable venait un après-midi par semaine pour s’occuper des écritures et des déclarations.

            Il ne voulait pas embaucher. Il ne pouvait pas imaginer être autre chose qu’un artisan modeste. Et le passé lui avait appris que rien n’était stable, que l’on pouvait perdre en un jour ce que l’on avait gagné en une vie.

– Argent pour Kohar. Elle école maintenant. Et cours le soir. Et habits. Et garder argent si elle malade.

Le problème est que les clients, majoritairement des clientes, avaient du temps et aimaient parler. Mais quand il parlait, il ne travaillait pas.

– Vous excusez-moi, disait-il. Mais si trop parler, pas assez temps pour travailler.

            Les femmes riaient et la cote d’Ashot augmentait encore. Il trouva une solution : il ferma le matin. Comme ça il travaillait en continu de 7 heures à 13 heures. Puis en étant interrompu par des clients entre 14 h 30 et 19 h 30. Et bien souvent, il reprenait après le dîner, quand sa fille allait se coucher, entre 21 heures et 23 heures. Il dormait 7 heures par nuit, et s’accordait une sieste de 20 minutes.

            On pourrait croire que l’éducation de Kohar se ressentit d’une telle austérité, mais c’est le contraire qui se produisit, car son père ne cessait de lui inculquer l’importance des études.

– Toi apprendre, Kohar. Toujours. Être intelligente pour choisir où toi vivre, faire ce que toi veux. Très important.

– Oui, Papa. Mais je veux que tu m’apprennes à créer des vêtements.

– Pas pour toi, ma fille. Toi intelligente. Toi bon métier.

– Montre-moi comment tu fais.

            Elle pouvait passer des heures à le regarder coudre, découper, assembler, sans rien dire. Au fil des années, elle grappilla le droit de travailler tel ou tel bout de tissu. De temps en temps, il prenait quelques minutes pour corriger son geste, lui donner des conseils. Un jour, elle voulut offrir une surprise à son père et se présenta à lui dans une robe qu’elle avait confectionnée elle-même. La réaction ne fut pas celle qu’elle escomptait :

– Jolie, Kohar. Mais toi pas le temps pour ça. Toi apprendre français, anglais, sciences, économie et histoire.

            Son père vérifiait son carnet de notes tous les mois, lui demandait d’expliquer les appréciations qu’il ne comprenait pas, l’obligeait à des cours du soir en anglais et en maths. À l’adolescence, elle se passionna pour la danse, et son père ne vit pas cela d’un mauvais œil, à condition qu’elle s’y donne à fond, sans négliger l’école. Elle devint en trois ans la plus douée de son académie.

            Bien sûr, elle l’interrogeait sur sa mère et son frère. Ashot resta flou pendant des années, et puis un jour, un 28 mai, Kohar avait 15 ans, il lui raconta ce matin d’enfer, du moins le début, l’arrivée des miliciens, l’encerclement du village, les viols, les exécutions. Pourquoi sa mère, son frère, et pas elle, et pas lui ? demanda la survivante. Hasard, répondit l’autre survivant. Certains miliciens étaient plus cruels que d’autres. Certains tuaient tout ce qu’ils avaient sous les yeux, d’autres une partie seulement. Sa mère et son frère n’étaient pas dans la même maison qu’elle et lui quand les monstres sont arrivés…

            Kohar voulut aller au Karabakh. Ashot mit deux ans avant de céder. Il attendit qu’elle obtienne son bac et qu’elle soit inscrite pour des études supérieures. L’été des 17 ans de Kohar, bachelière avec mention très bien, le tailleur de la rue Saint-Christophe ferma sa boutique huit jours pour la première fois de sa vie. Ils s’envolèrent pour l’Arménie. Ils découvrirent Erevan, la capitale, où lui-même n’était venu que deux fois. Après avoir exploré la ville, ils partirent en excursion au lac Sevan, montèrent sur les sommets du Hararat. Après trois jours, ils gagnèrent la ville de Stepanakert, et de là Dalmari, le village de leurs origines.

            Kohar se souviendrait du peu de mots prononcés par son père pendant les 24 heures passées au village. Elle vit la maison où elle était née, du moins l’endroit, car les maisons avaient été détruites et reconstruites. Son père fut reconnu par quelques personnes, il y eut de l’émotion et elle vit des larmes sur son visage. Ils dormirent chez des cousins éloignés. Comme la conversation se déroulait en arménien, Kohar comprenait mal ce qui se disait. Elle trouva qu’il régnait encore une atmosphère pesante en ce lieu. Comme si les gens n’osaient pas faire de bruit en mémoire du passé encore proche. Ils terminèrent le voyage par deux jours dans la vallée des Yeghegis, entre les églises et les monastères, et la jeune fille fut surprise de voir son père se recueillir.

            À la rentrée, Kohar intégra la Faculté de droit. Elle avait hésité avec une prépa maths sup et le concours de Sciences-Po. Mais la justice, ou plutôt le combat contre les injustices, l’intéressait, et elle se voyait bien juge ou avocate. Deux métiers qui convenaient à son père.

Face à la masse de travail, Ashot finit par prendre un apprenti. Les premières semaines furent difficiles, aussi bien pour le patron que pour l’aspirant. Heureusement, la bienveillance d’Ashot était à la mesure de son exigence. Le jeune homme, Nechan, petit-fils d’un compatriote, pleura et transpira, mais s’accrocha et devint un inconditionnel de son patron, qu’il prenait pour rien moins qu’un magicien.

Ashot reçut un jour la visite du représentant d’une célèbre maison parisienne de couture, qui lui proposait de créer des modèles qui seraient reproduits à grande échelle. Le tailleur déclina en souriant.

– Moi juste réparer vieux habits.

– Vous êtes un grand créateur, M. Velidjian.

            Ashot tourna la tête en faisant un signe de la main, pour qu’on arrête de plaisanter avec des bêtises, il avait du travail. Une proposition similaire fut émise un an plus tard par le directeur France de la fameuse marque Desigual, qu’avait mentionnée une des premières clientes de la boutique.

– Je aime voir femme ou homme pour je travaille. Pas usine. Chaque personne différente.

– Mais enfin, M. Velidjian ! C’est invraisemblable que vous restiez dans ce trou à rapiécer des fringues pourries pour deux pelés trois tondus !

            Ashot ne comprit pas l’expression, mais le ton lui déplut. Il ouvrit lui-même la porte et tint la poignée jusqu’à ce que l’intrus veuille bien s’en aller.

            Une telle ferveur en faveur de la ville où l’avait mené le chemin de l’exil lui valut la visite du maire, accompagné de tout le staff municipal. Le premier magistrat lui annonça que la rue allait être réaménagée : pavés à l’ancienne, piétonisation, éclairage adapté avec structures de fer forgé, opération de rénovation de l’habitat urbain pour inciter les propriétaires à réhabiliter les appartements.

– À vous seul, M. Velidjian, vous avez redonné vie à ce secteur du centre-ville. C’est grâce à vous que se sont installés le cordonnier, l’épicier, la pizzeria…

            Ashot souriait, content que les choses n’aillent pas trop mal autour de lui.

            Au bout de cinq années d’université, Kohar obtint son master 2 en droit des affaires. Un stage d’un an l’attendait dans un cabinet parisien, pendant lequel elle préparerait un diplôme complémentaire américain. Le problème est qu’elle allait devoir s’éloigner de son père, ce qui ne lui plaisait qu’à moitié. Elle remit alors sur le tapis une idée qu’elle avait maintes fois émise :

– Papa, je pourrais travailler avec toi. T’aider à l’atelier, pour ce qui n’est pas trop dur, et ouvrir une boutique où on pourrait vendre tes créations. Et il y a internet maintenant…

– Toi avocate, Kohar. Tu bien travaillé et travaille encore pour belle carrière.

            Elle n’eut pas le cœur à décevoir son père et devint l’avocate d’affaires qu’il souhaitait. Elle s’établit à Paris, voyagea beaucoup, rencontra quelques hommes pas trop inintéressants. Elle revenait à Angers tous les deux mois environ. Elle retourna en Arménie deux fois de suite, une fois en le disant à son père une autre fois non, pour voir, sentir, comprendre, apprendre. Elle aimait sa vie de cadre internationale, mais elle n’envisageait pas ces dossiers en anglais, ces négociations de haut niveau et ces contrats juteux sur la durée.

            Il fallut un problème de santé pour que, 6 ans après ses débuts professionnels, elle puisse réunir les aspirations paternelles et les siennes. Ashot fit un accident vasculaire cérébral, sévère. Quand son maître s’écroula devant sa table de découpe, l'apprenti Nechan affolé appela Kohar, juste après avoir alerté les pompiers. Kohar était à New York, mais elle arriva dès le lendemain au chevet de son père à l’hôpital.

– Papa ! s’écria-t-elle en se précipitant contre lui.

– Ma fille… dit-il dans un souffle. 

            Kohar apprit des médecins que son père resterait tétraplégique. Les lésions dans le cerveau étaient irréversibles. Autrement dit, il ne pourrait plus travailler. C’était ce qui pouvait arriver de pire à Ashot : sa vie n’était que travail. Sans travail, sa souffrance serait maximale.

– Et ses facultés cérébrales ? Je veux dire au niveau de son intelligence ?

– Apparemment, il n’a rien perdu de ce côté-là.

            Alors elle sut ce qu’elle allait faire. Sur-le-champ. Elle prévint l’associé principal de son cabinet qu’elle avait encore besoin de deux jours. Elle passa une journée à l’atelier, regarda les comptes, interrogea longuement Nechan, et même quelques clients. Il lui restait une journée pour convaincre son père. Elle retourna à son chevet et s’assit près de lui.

– Papa, tu as voulu que je travaille à l’école et j’ai bien travaillé ? Tu as voulu que j’aie un beau métier et j’ai un beau métier ? Pour que je sois heureuse dans la vie et que ma vie soit plus facile que la tienne?

            Elle attendait qu’il ait répondu « Oui, ma fille » après chaque question. Alors elle enchaîna.

– Aujourd’hui, j’ai 29 ans. Je ne pourrai pas être heureuse si je ne fais pas ce que j’aime avec les personnes que j’aime. Et ce que je veux maintenant, parce que c’est dans ma nature, parce que je suis ta fille et que tu m’as transmis ta passion si ce n’est ton talent, c’est travailler avec toi.

– Kohar… Moi plus pouvoir travailler. Médecin pas dit, mais moi compris.

– Les médecins disent que tu ne retrouveras pas tes doigts, mais que tu gardes tes yeux et ta tête, c’est-à-dire tout ton grand savoir. Tu peux donc continuer à diriger l’atelier si tu as quelqu’un avec toi. Tu as Nechan, qui se débrouille bien, c’est toi qui me l’as dit. Moi je pourrai faire une chose : monter un atelier de fabrication à partir de tes modèles et organiser un réseau pour la vente. Si c’est moi qui le fais, si le centre de la société reste ton atelier, tu accepterais ? On ne vendra que dans des boutiques à nous. Et sur notre propre site internet. Promis. Tu ne voudrais pas qu’on puisse porter les vêtements que tu as conçus en Arménie ? Au Karabakh ?

            Elle faillit dire « et en Azerbaïdjan ? », mais elle s’abstint.

            L’argument arménien fut peut-être décisif dans la conversion d’Ashot. Il fallut un peu de temps, mais Kohar convainquit son père. Il quitta l’hôpital. Il se déplaçait en chaise roulante désormais. Un monte-escalier fut installé pour qu’il puisse aller de son appartement à l’atelier. Une personne venait deux fois par jour pour l’aider à sa toilette. Nechan était là. Un nouvel apprenti fut embauché. Et Kohar vint, après avoir démissionné de son cabinet et effectué ses deux mois de préavis.

            C’est ainsi que les vêtements Velidj apparurent sur le dos d’hommes, de femmes et de jeunes du monde entier. Ils étaient conçus avec trois règles communes à tous : les tissus provenaient de la récupération (ils avaient déjà servi), tous les vêtements étaient composées de couleurs vives sur une base unie (beige, grise, blanche, noire), et ils étaient doublées de bandes internes de fils tressés, une vieille technique arménienne, qui renforçaient la tenue de la coupe. Ashot imposa même une quatrième règle : tous les vêtements devaient être réparés si un client le demandait. La création c’était bien, mais le cœur du métier selon lui, c’était la retouche, la reprise.

            Ashot n’était pas malheureux de ce succès. Mais il regardait toujours avec le même sourire lointain les magazines qu’on lui montrait avec les photos de ses créations. Il ne s’y attardait pas, n’en parlait jamais. Il n’aimait rien tant que, tôt le matin, descendre à l’atelier, faire venir près de lui le nouvel apprenti, et lui demander d’être ses doigts pour essayer de réaliser ce à quoi il avait pensé.

Une chose peut-être lui fit plus plaisir encore : la naissance de son petit-fils, enfant de Nechan et Kohar qui s’étaient mariés deux ans après l’arrivée de Kohar dans l’entreprise. Les premiers mots qu’adressa le grand-père au nouveau-né furent ceux-ci :

– Beau garçon. Toi bien travailler à l’école pour avoir bon métier.


4 décembre 2020

Dans la salle de bains de Solveig

 

         J’avais 12 ans et j’étais en 5e. Chaque jeudi, j’allais déjeuner chez les Lazaro, des voisins. Ce rythme avait été pris pour m’éviter un jour de cantine, que je n’aimais pas. Les deux enfants, Pierrick et Loïc, étaient âgés de 8 et 6 ans, autant dire qu’ils ne m’intéressaient guère. Bernard, le père, était un méridional, d’humeur joyeuse et parlant fort. Mais il ne rentrait pas à midi et je ne le voyais pas le jeudi.

          Solveig, la mère, était une femme aussi discrète que son mari était expansif. Elle parlait peu, d’une voix douce et posée, avec un léger accent lié à ses origines scandinaves. Elle gardait une certaine distance, avec les choses comme avec les gens, et ce recul lui donnait beaucoup de charme. Il faut dire qu’elle était très belle.

         Par les hasards du voisinage, elle était devenue amie avec ma mère, et c’est ainsi que la seconde avait demandé à la première si elle accepterait de prendre son fils aîné à déjeuner, un jour dans la semaine, pour lui éviter la cantine. Je ne fus pas emballé quand Maman m’annonça l’acceptation de Solveig, mais je me dis que c’était toujours mieux que le réfectoire du collège, qui me sortait par les yeux. J’aurais pu me débrouiller seul à la maison, mais Maman trouvait que ce n’était pas bon de déjeuner en solitaire à mon âge. « On verra l’année prochaine », lâchait-elle quand je m’exclamais que, au contraire, je rêvais d’un peu de solitude.

         Je pris donc l’habitude de sonner chaque jeudi vers 12 h 20 à la porte de la petite maison des Lazaro, semblable à toutes celles du lotissement où nous habitions. C’était toujours les garçons qui m’accueillaient. Je les entendais descendre l’escalier à toute vitesse et se précipiter pour m’ouvrir. Je ne m’en rendais pas compte à l’époque, mais ces déjeuners étaient pour eux une fête. Ils avaient toujours des tas de trucs à me dire ou à me montrer, et ils étaient excités à l’idée de les partager avec « un grand », déjà au collège.

          Solveig attendait que je sois à l’étage pour apparaître (le rez-de-chaussée de nos maisons ne contenait que l’entrée, une pièce et un garage). Soudain, elle était là, me saluant d’une voix douce et bienveillante. Elle ne m’embrassait pas. Elle nous invitait à aller nous laver les mains « dans la salle de bains des garçons », après quoi nous passerions tout de suite à table, parce que Pierrick et Loïc étaient affamés ; ils sortaient de l’école à 11 heures et demie et mangeaient d’habitude à midi.

          Solveig ne déjeunait pas avec nous. Le plus étonnant était qu’elle n’avait pas l’air d’avoir cuisiné, alors que je trouvais tout délicieux, « 100 fois meilleur qu’à la cantine ». Ça faisait partie de cette mystérieuse distance qu’elle gardait en toutes circonstances. Elle ne s’asseyait pas non plus autour de la table. Elle nous parlait, en restant debout. Elle était discrète, mais présente. Elle nous regardait d’un air tendre, amusé, elle s’intéressait. Parfois elle me posait des questions. Je rougissais toujours au début, et quand je me sentais enfin un peu plus spontané, elle ne me parlait plus ou le repas s’achevait.

         Quand nous avions fini de déjeuner, nous, les garçons, sortions de la cuisine, pour aller au salon, ou dans une des chambres, jouer à un jeu de construction, aux billes ou aux voitures. Solveig disparaissait donc un moment de ma vue, puis elle reparaissait, venant ranger quelque chose, chercher autre chose, ne nous interrompant pas, ne demandant rien. Elle repartait sans bruit. Je l’apercevais, furtive dans le couloir, calme et silencieuse. Elle semblait avoir sa vie propre, agir comme si nous n’étions pas là.

Vers 13 heures, elle s’éclipsait toujours une bonne dizaine de minutes. Quand elle réapparaissait, elle avait changé de tenue. Je me demandais bien pourquoi, car je la trouvais parfaite avant. Ses vêtements avaient toujours l’air neuf, elle était maquillée, impeccablement coiffée, elle sentait bon. Nous quittions la maison vers 13 h 15, tous ensemble jusqu’au bout de la route, où la mère et ses enfants tournaient à gauche pour rejoindre l’école primaire, tandis que je prenais la grande rue pour descendre la côte jusqu’au collège.

          Solveig m’intimidait. Et me fascinait en même temps. Je ne le savais pas, mais c’était la première fois que la féminité m’apparaissait comme un désir. Je me mis à attendre les jeudis midi. Je découvrais qu’on pouvait redouter un moment tout en s’impatientant de le vivre.

            Je ne sais pas au bout de combien de jeudis je ne pus plus me contenir. Ce jour-là, chaque minute jusqu’à 13 heures m’avait paru un supplice. Pierrick et Loïc me sollicitaient comme un grand frère, je ne les entendais pas, mon attention était nulle. Solveig avait été plus énigmatique que jamais au cours du déjeuner, puis dans ses mouvements de chatte, dont je guettais le moindre sillage. 

          Quand je sus qu’elle s’était retirée dans la salle de bains pour se changer, je rompis le cercle que nous formions assis en tailleur avec mes deux jeunes amis autour d’un assemblage de Légos.

– Je vais aux toilettes.

           Dans le couloir, je bifurquai. Pour accéder à « la salle de bains des parents », il fallait passer par leur chambre. La porte n’était que poussée. Je pénétrai dans une grande pièce aux tons crème. La profondeur de la moquette me surprit, je crus que j’allais m’enfoncer. Sur un côté de la chambre, était entrouverte une autre porte, d’où émanait une lumière. Je m’approchai et poussai.

            Solveig était là. De profil devant la glace, légèrement penchée, un crayon à paupières dans la main droite. Elle portait un fin pull noir, une culotte blanche et des bas en nylon. Elle se redressa, tourna la tête. Elle ne s’exclama pas. Simplement, aux commissures de ses lèvres, il me sembla qu’elle était ennuyée. Elle tendit le bras pour repousser la porte, mais s’aperçut que j’étais trop avancé et arrêta son geste.

            Hypnotisé, je ne bougeai pas. Je ne baissai ni ne levai les yeux, au niveau de sa poitrine. Mon regard se dirigeait un peu plus bas, à la limite entre le noir du pull et le blanc de la culotte. Je restais bloqué à 50 centimètres de ce qui commandait mes sens. Le silence ne me gênait pas, mais Solveig le rompit, d’une voix posée, sans colère, une voix qu’embellissait encore son accent scandinave :

– Qu’est-ce que tu fais là ?

Je pensai que j’allais répondre « Pardon je voulais aller aux toilettes, je me suis trompé », mais ce sont d’autres mots qui sortirent de ma bouche :

– Solveig, montre-moi.

            Elle avait attrapé une sorte de gilet de soie, qu’elle enfilait en serrant la ceinture.

– Qu’est-ce que tu veux que je te montre ?

– Toi.

            Mes yeux restaient fixés sur la même ligne chair entre le noir et le blanc. Les arômes étaient si puissants dans cette salle de bains que la tête me tournait.

– Mais tu es fou…

– Non.

            Nous ne bougions ni l’un ni l’autre. J’eus une pensée fugitive – et elle aussi sans doute, en tant que mère – pour Pierrick et Loïc jouant de l’autre côté du couloir. Solveig dit, comme si elle avait trouvé une idée :

– Eh bien voilà, tu as vu.

            Tout ce que je trouvai à répondre fut encore :

– Non.

            Alors je sentis ma main droite se détacher de mon corps et s’avancer en s’élevant doucement. Solveig attrapa mon poignet.

– Non, Simon.

            Mais je forçai sa résistance et ma main atteignit son ventre. C’est alors que la calme et douce Solveig m’asséna une gifle dont je ne compris jamais la trajectoire. Mon bras retomba et, aussitôt, comme s’il y avait de cause à effet, des larmes sortirent de mes yeux. Jamais claque ne fut si promptement administrée, jamais larmes ne se créèrent aussi vite.

            La logique aurait voulu que je m’enfuisse pour cacher ma honte et mon humiliation. Mais je ne bougeai ni du buste ni du regard, déformé par les bulles qui jaillissaient de mes yeux. Je pleurais, et même je sanglotais, mais je maintenais ma position.

            Au bout de quelques secondes de sidération, Solveig accomplit les 50 centimètres qui me manquaient pout atteindre mon but. Mieux encore, elle entoura mes épaules de ses bras et me plaqua contre elle en caressant ma nuque.

– En voilà une histoire, susurra-t-elle. Que t’es-tu mis dans la tête…

            Ma tête avait accompli un quart de tour, une moitié de mon visage était plaqué contre son ventre. Mes bras avaient eux pris une direction peu protocolaire : ils étaient passés sous le gilet de soie et entouraient la jambe gauche de Solveig, mes deux mains se dépliant le long de ses cuisses. Je me collai davantage, gigotai un peu, cherchant la position idéale. Je sentis le haut de mon bras gauche toucher un trésor caché par la lingerie, il y avait comme un renflement, et je tâchai d’appuyer là. Je réalisai aussi que mon crâne touchait sa poitrine et je me frottai doucement.

            Mon visage contre le pull noir, mon bras sur sa culotte blanche, mes mains autour de ses jambes gainées, serré par Solveig qui me berçait, protégé par les voiles du gilet de soie et enivré par les vapeurs sublimes de ce temple de l’intimité, j’étais au-delà de ce que j’avais imaginé : j’avais atteint le paradis.

50 années ont passé. Cela n’a pas été l’enfer ensuite, mais plus jamais une femme n’a ravi à ce point mes cinq sens en même temps. Je n’en suis pas étonné : une telle grâce est exceptionnelle. Solveig, ou la féminité indépassable.


27 novembre 2020

Mes dernières pensées

  

         Ils sont venus. Les uns après les autres. Plusieurs fois. Mes enfants. Mon vieil ami. Ma femme, tous les jours. Sauf deux semaines ; le covid… Ils se sont battus pour les visites.

Je vois un mur et le plafond, d'un œil. J'ai un œil que j'arrive pas à ouvrir, un autre que j'arrive pas à fermer. J'ai la bouche ouverte, mais j'ai rien bu et rien mangé depuis 4 mois. 4 mois que j'ai perdu l'usage de la déglutition. Je peux plus avaler. J'ai aussi perdu la parole, je peux plus parler. Enfin je suis paralysé, je peux plus bouger. Mon dernier AVC.

Pendant deux mois, ils ont espéré me sauver, disons me récupérer, en partie. On m'envoyait de l'oxygène, des antibiotiques, des vitamines… Pour une fois, j'étais connecté. Ah ah… Branché, le vieux.

J'ai vite compris qu'il valait mieux qu'on me sauve pas. Dans le premier hôpital. Un après-midi, un type est passé, un toubib. Il a expliqué que je pourrais espérer, dans le meilleur des cas, aller du lit au fauteuil, et du fauteuil au lit. 

– Et un déambulateur ? a demandé ma femme. 

Le type a dû grimacer :

– Il vaut mieux se fixer des objectifs réalistes.

– Et pour l'alimentation ? a enchaîné ma fille.

– Ce n'est pas envisageable à court terme.

Je regardais ma femme. Son visage décomposé. Elle tenait ma main, j'ai essayé de la serrer. Ma fille était au pied du lit. Les larmes dans ses yeux. 

Qu'est-ce qu'on a pleuré… Parfois, c'est moi qui entrainais les autres. D'autres fois l'inverse. On pleurait sur mon état, sur nos regrets, sur la séparation, sur l'absurdité. On pleurait le présent cauchemardesque, l'avenir qui ne serait pas, le passé qui n'était plus. Je sais pas lesquels me faisaient le plus mal, de ces différents pleurs.

Je sais quand j'ai le plus souffert. La nuit. J'en suis à 129 nuits dans ce corps qui m'enserre. J'ai eu des angoisses terribles. Des crises de panique que personne voyait, personne entendait. Je suis plus capable d'actionner la sonnette, je peux pas appeler. Je poussais des sortes de hennissements. Je me tordais dans mon lit. J'étais en nage. Je paniquais parce que ça se mettait à tourner, dans ma tête, dans mes membres, dans mon ventre, je maitrisais plus rien.

J'ai arraché mes perfusions. Souvent. Ils me les remettaient. Il y a 3 à 4 semaines, d'après mes calculs, ils ont cédé. Ils les ont pas remises. Enfin si, d'ailleurs, mais « pour le confort », comme ils disent. Mais je suis pas mort. Pas encore. J'en suis le premier surpris. J'étais pas costaud, et pourtant j'arrive pas à partir. Peut-être que je suis un vrai dur ? Ah ah…   

Je voudrais juste rien. Qu'on me laisse mourir tranquille, puisque le moment est venu, la main de ma femme dans la mienne. Pas de perf, rien. Comme un paysan du temps jadis, qui s'allongeait quand il sentait qu'il allait passer. C'est si compliqué ? Ils ont peur que j'aie mal ? Que j'aie soif ? Mais vous avez vu mon état ? Vous croyez pas que j'ai eu ma dose, de mal et de soif ? Je suis prêt. N'ai-je pas été assez courageux dans ma vie, pour que l'on me croie pas capable d'affronter le grand passage ? Mince alors. À moins que je souffre de la société, qui se croit civilisée en prolongeant ses membres, et des médecins prisonniers de leurs protocoles, et des statistiques.

Même dans les nuits sans panique, j'ai attendu la mort. Je la voulais. Pour ne plus pleurer, et ne plus voir pleurer ceux que j'aime. Pourquoi faut-il gâcher sa vie avec une fin pareille ? Savent-ils ce que c'est, ceux qui peuvent donner cette mort et qui ne la donnent pas ? Même la mort ne se donne plus. Tout se vend, tout se négocie. En ce moment, c'est la longévité qu'on vend. On veut durer. Il s'agit pas de vivre, mais de pas mourir. 

Pourquoi mon cœur bat-il encore ? Quelle erreur… Je crois que les gens s'imaginent pas comment je souffre. Je les comprends. Minimiser, positiver, c'est une défense, une protection. Ils imaginent pas, non plus, la lucidité qui est la mienne. Je crois d'ailleurs qu'il y a une constante, ces dernières années : plus mon corps s'est dégradé, mon expression réduite, plus j'ai gagné en lucidité. Je finis un peu intelligent, et je vais mourir. C'est quand on commence à comprendre comment ça marche qu'on n'est plus bon à rien. Que c'est con, tout ça.

Ma femme, ma fille, mon fils, mes petits-enfants, mon vieil ami, ils continuent à venir. Même si, maintenant, je les vois plus. Je crois que je suis aveugle. Sourd aussi, mais j'entends des bribes, je reconnais des voix. Oui, vous que j'aime, rassurez-vous, ça me rassure d'entendre vos voix. Vous êtes là, je le sais. C'est pour ça que je voudrais partir. Depuis le temps que vous venez me dire au revoir. On a mérité que ça s'arrête. Il faut savoir partir. Je ne sais pas. Merde alors. Manquer sa fin, quel échec. Excusez-moi.

Au moins, maintenant, je suis anesthésié. Enfin. On m'épargne la conscience, l'humiliation, l'incapacité. Après 3 mois et demi de déchéance. Je baigne dans le blanc. Les infirmières parfois me bougent, la toile de leur blouse se confond avec la laque des murs et la couleur des draps. Dehors aussi, blanche est la lumière, l'hiver commence. Et je vis toujours. La mort doit être noire. Vivement la terre, le retour, enfin.

Dans ce blanc qui s'accroche, je vois une partie de foot, sur un mauvais terrain. J'ai quelques années. Je poursuis un ballon. Papa est là, au bord. Bizarre. Je vois aussi les montagnes, les montagnes en été. C'est à elles que j'ai le plus pensé, pendant mon agonie. Une image revient souvent. Un col, un pique-nique, une balade. Mon cousin et mon oncle sont là. Le col de Bassachaux, je dirais. Pourquoi Bassachaux ? Il y a eu des choses plus importantes dans ma vie. Notre mémoire sélectionne ce que nous n'aurions pas choisi. J'avais déjà remarqué cette incongruité, du temps de… Ah ah…

Dans mon cerveau qui se noie, des enfants courent. Qui sont-ils ? Mes petits-enfants ? Des élèves ? Je crois pas. Peut-être la jeunesse du monde, son avenir. Puissiez-vous, enfants. Puissiez-vous ne pas avoir peur, puissiez-vous aimer travailler, construire. Soyez rigoureux, courageux, généreux. Soyez… Mais… Je m'emballe. Quelques vaisseaux de plus ont-ils cassé ? Faites ce que vous voulez, enfants, et ce que vous pouvez. 

Mon encéphale résiste. La vie se replie là. Dernières heures dans le donjon. Certes, le cœur bat encore, c'est bien le problème, un mauvais réglage de la mécanique. Il n'y a pas adéquation. Tiens, oui, enfants, un conseil, quand même : veillez à l'adéquation. J'ai pas la force d'expliquer.

Tant que je suis pas délivré, j'espère trouver secours chez les poètes, qui ont rendu ma vie plus grande et plus belle qu'elle n'était. Heredia, Hugo, Péguy, Valéry… que j'ai aimé vos mots. « À mes pieds, c'est la nuit, le silence… Cet affreux rêve pèse à nos yeux qui sommeillent… Quand nous reverrons-nous et nous reverrons-nous ?… Qui de la mort fait un sein maternel… ».

Adieu ma femme, adieu mes enfants, adieu mon ami. Je m'en vais le premier, c'est bien. Quelle chance. Ordre et logique. Dans l'absurde, j'ai été gâté. Vous ne m'oublierez pas, bienheureux que je suis. Merci. J'ai été, vous êtes encore. Aimez la vie et n'ayez pas peur de la mort.


20 novembre 2020

La possibilité d'une route

  

           Vingt ans déjà. C'était en 2020. Les routes de l'impossible. Jordan avait découvert cette émission par hasard un samedi à 17 heures, un week-end où il était chez son père. Dès les premières minutes, il avait été fasciné. Un homme d'Asie centrale, un vieux moudjahidin à ses côtés, conduisait un camion russe antique – 50 ans, 1 000 000 de km – pour apporter des vivres à trois pelés dans un village coupé du monde au bout du « corridor du Wakhan », en Afghanistan. Hadji, c'était son nom, roulait sur une bande de 2 mètres de largeur, qui n'était pas une route, même pas une piste, mais un simple replat de roches entre des falaises d'un côté, un ravin de l'autre. On se trouvait à 5 000 mètres d'altitude. Plus hauts encore, les pics de l'Indou Kouch atteignaient le ciel dans des lignes pures sous une lumière étincelante.

            La neige et la glace compliquaient le périple. Le chauffeur devait s'arrêter pour évaluer la taille d'une crevasse, déplacer des cailloux, aider un autre chauffeur en panne, laisser passer un âne ou une caravane de yacks. Le déblaiement, le changement d'une roue, la réparation d'un moteur, pouvait prendre des heures ; tout le monde s'y mettait.

            Le reportage était narré par une voix off, complétée par les paroles des deux hommes et des autres damnés qu'ils croisaient. 

            Quand le camion était bloqué, ce qui arrivait plus souvent que les moments où il roulait, et que Hadji ne pouvait débloquer seul la situation – le vieil homme n'était pas d'un grand secours –, il savait pouvoir compter sur les voyageurs à pied qui passaient là ; aussi incroyable que cela pût paraître en ces lieux désolés, par des températures descendant à moins 30 degrés, il y en avait. À défaut, Hadji se faisait aider par d'autres chauffeurs qui eux aussi bravaient l'impossible. Personne ne tergiversait : on aidait, à déblayer, à pousser, à tracter, à changer une roue, à démonter le moteur…

– On s'aide parce qu'on sait qu'on peut tous avoir besoin des autres un jour.

            On pouvait ainsi se retrouver à 10 ou 15 pour remorquer un véhicule en mauvaise posture ou pour permettre à deux engins de se croiser. Ça prenait un temps fou, peu importait, on agissait.

            Jordan n'en revenait pas. Ces types semblaient cinglés de s'aventurer dans des endroits pareils si mal équipés ; en même temps ils étaient prudents, expérimentés, aguerris.

– Une mauvaise analyse du danger, et c'est toute notre fortune qui plonge dans le ravin, disait le vieil homme.

– Notre vie, aussi, ajoutait le jeune.

            Quel courage ils avaient… Dans quel état de survie fallait-il être pour risquer si gros et gagner si peu ? se demandait le jeune Européen de 2020. Et quelle magnifique solidarité existait sur cette route !

            Jordan ne fut pas moins surpris par la gaieté de ces gens plus pauvres que pauvres, confrontés à des galères invraisemblables causées par l'absence de bitume et l'état lamentable de l'outil de travail. Malgré l'absurdité de la situation, qui pouvait les inciter soit à renoncer soit à se révolter, tout le monde souriait, essayait, patientait. Jamais une engueulade, jamais un reproche, jamais un pleur. Risquer la mort faisait partie de la vie, conduire le ravitaillement à destination était un devoir à accomplir, un honneur à mériter ; et le moyen de gagner quelques sous, une chèvre ou un mouton, pour faire vivre sa famille quelques jours, jusqu'au prochain voyage. Ces forçats sur ces pavés d'enfer n'avaient même pas le but supérieur du casseur de cailloux qui accepte son sort en considérant qu'il bâtit une cathédrale. Non, ils accomplissaient des allers-retours dans des conditions démentes, pour livrer des vivres périssables dans un village coupé de tout.

            Le dimanche suivant chez son père, Jordan fut captivé par un commerçant du Congo qui emmenait un camion Iveco de 15 tonnes presque neuf, 700 000 km, entre les villes de Lubumbashi et Bukuma, à 650 km au nord.

            Le truck, nommé Phacochère, était chargé d'un monceau de colis de toutes sortes, un peu comme si La Poste et Amazon avaient confié leurs commandes du jour à Eugène, un jeune trentenaire plein d'allant, aussi cool en apparence qu'un informaticien de la Silicon Valley. Son boulot, pourtant, n'était pas tout à fait le même. D'autant que, comme la commission sur les marchandises n'était pas énorme, Eugène avait décidé de proposer le voyage à 10 personnes intéressées, qui avaient pris place… sur le chargement, sans toit pour les protéger.

            Phacochère le camion était donc plus haut que long, ce qui posait quelques problèmes d'équilibre et de tenue de route. Le chargement formait une sorte de montagne composée de paquets, de ballots, de vivres, de jerricans d'eau et d'essence, d'animaux et d'humains. Inutile de dire que la montagne était mouvante et très déstabilisatrice pour le camion, surtout sur le revêtement qui lui était dévolu.

            Là, ce n'était pas des pierres et des rochers que devaient affronter le dénommé Eugène et son chauffeur Domingo, mais la boue, des tonnes de boue dans laquelle le camion s'enfonça dès qu'il eut passé le dernier village de brousse. Les ornières pouvaient atteindre un mètre, des flaques pouvaient cacher des profondeurs de 2 mètres. Dans ce cauchemar, le conducteur était assisté de trois « convoyeurs », accrochés à l'extérieur du camion, dont ils étaient des yeux complémentaires. Risquant la mort à tout instant, ces miséreux étaient de plus indispensables quand Phacochère s'embourbait. Parfois, ils couraient devant le camion pour tâter le terrain et mesurer la profondeur du bourbier.

            – Cette route, seul Moïse peut la franchir facilement, disait l'un d'eux.

– Le Congo, c'est un chantier. Tout le pays est à l'état de chantier, renchérissait le second.

– La souffrance, c'est notre quotidien au Congo, remarquait le troisième.

            Malgré les grandes difficultés du voyage, Phacochère et ses occupants s'arrêtaient, après avoir roulé plusieurs heures dans la nuit, et se joignaient… à une fête donnée à l'occasion de… la mort d'un notable du village. La joie encore, la solidarité, quelles que soient les circonstances

            Le lendemain, entre autres péripéties, il fallut faire venir le bulldozer d'une compagnie minière pour pousser un semi-remorque qui bouchait la route, dégager le 4X4 de deux géologues chinois qui se firent moquer pour avoir tenté une percée sur le côté, buter sur un embouteillage qui durait depuis… 11 jours, provoqué, entre autres, par un autre camion, qui avait vidé son chargement dans la gadoue pour s'alléger et tenter de passer. Là encore, des habitants venus d'on ne sait où surgissaient par grappes pour aider, ravitailler, encourager.

            Pour accomplir les 650 km du voyage, un délai raisonnable de 4 jours avait été prévu ; finalement il fallut, expliquait le narrateur du documentaire qui ne se finissait pas, un mois.

            – Incroyable, pensait Jordan.

            Les images et les récits de ces équipées folles et dérisoires, absurdes et géantes, courageuses et imbéciles, se mirent à tourner dans sa tête, même pendant la semaine. Il découvrit que le plupart des Routes de l'impossible étaient accessibles via Youtube et il se mit à les dévorer.

            Il embarqua entre autres en Papouasie Nouvelle-Guinée, plus précisément sur la Highland Highway, qui permet de relier le bord de mer aux régions des hautes terres. Le camion était plus moderne que ceux vus précédemment, une cabine à l'américaine et un plateau chargé de deux containers, mais la piste était elle truffée de nids de poules, ravagée à la saison de pluies, plongée dans le brouillard le matin et le soir, et infestée de bandits, rançonnant les conducteurs à la nuit tombée. Le camion était d'ailleurs bardé de grilles de métal, y compris devant le pare-brise et les vitres de côté. Malgré ces conditions, ou à cause d'elles, le Kevin ici filmé passait 70 heures par semaine sur cette highway to hell, 700 km de risques et périls incessants. Transportant soit du café, soit du gaz, les deux ressources du haut pays, le valeureux chauffeur ne tenait qu'à coups de noix de bétel, dont les graines mâchées formaient une pâte rouge permettant de lutter contre la fatigue et le sommeil. On apercevait tout au long du film des carcasses rouillées, restes de véhicules tombés dans le ravin, la pluie transformant régulièrement la piste en patinoire et provoquant de nombreux glissements, de véhicules et de terrain.

            Jordan vit encore Fofana qui, sous les pluies diluviennes du Libéria, emmenait dans son pick-up des compatriotes sans le sou à travers la jungle de l'autre côté du pays. Il pleuvait tant que Monrovia la capitale était envahie par les eaux, et Fofana éprouvait les plus grandes difficultés à rejoindre la gare de départ de tous les taxis brousse. Après c'était l'enfer vert, dans lequel on ne survivait qu'avec une ingéniosité extrême, traversant la misère la plus totale, qui obligeait des enfants à casser des cailloux dès 5 ans pour survivre. Il fallait franchir des rivières sur des ponts qui n'existaient plus, négocier avec des truands pour ne pas qu'ils vous taillent à coups de machette, faire au mieux pour gérer les maladies des passagers, calmer la faim des enfants… On s'aidait encore, on partait à pied chercher des vivres ou du secours, on attachait des véhicules les uns aux autres, on creusait la boue à la main… Et la pluie se remettait à tomber avec une force redoublée…

            Jordan resta scotché devant un fou à moto transportant des bambous dans les montagnes du Quan Hoa au Vietnam, des camions hors d'âge dans le désert en Somalie, pris entre le plomb du soleil et les mines anti-personnelles dissimulées partout, un bus en folie dans la forêt vierge, et tant d'autres convois déments qui, remarqua-t-il, avaient des caractéristiques communes : un véhicule hors d'âge en mauvais état, surchargé, ne roulant jamais sur du bitume ou du goudron, dans un environnement hostile. L'émission existait depuis 13 ans, elle était diffusée dans 35 pays et chaque épisode faisait des audiences remarquables.

            Jordan n'avait rien prémédité quand il s'était entendu répondre à la question d'un prof demandant aux élèves de sa classe de Premières ce que, au-delà de leurs études, ils aimeraient exercer comme métier :

– J'aimerais construire des routes.

– Ingénieur T.P. ? avait renchéri le prof.

– Oui, avait répondu Jordan pour montrer son assurance, bien qu'il n'eût aucune idée ni de ce qu'était un ingénieur T.P. ni de la manière dont on le devenait.

            Peu après, un oncle lui avait confié lors d'un repas de famille :

– Je vais te dire, mon Jo. La vie, c'est pas si compliqué, à condition de respecter une règle que peu de gens appliquent : trouver la discipline dans laquelle on n'est pas trop mauvais et enfoncer son clou jusqu'à ce que mort s'ensuive.

            Sur le moment, ça lui avait fait l'effet d'une baffe. Mais dès la nuit suivante, il se répétait ça en boucle. Serait-il « pas trop mauvais » ? En tout cas, il voulait construire des routes dans les pays qui n'en avaient pas. Il ne comprenait pas pourquoi on ne mobilisait pas les capitaux pour ce besoin vital. Il irait chercher les capitaux s'il le fallait. Il serait ingénieur, mais aussi entrepreneur. Et même – le mot lui parut un peu fort mais juste – développeur. Pas au sens informatique du terme. Non, il contribuerait au développement. En permettant aux gens de se déplacer d'un point à un autre. Ce n'était pas possible, alors qu'on envisageait d'aller coloniser Mars, de laisser des terriens dans des situations pareilles.

            Il se mit à lire tout ce qu'il trouvait sur la construction des routes, ce qui l'amena à la géologie, puis à la géographie. Il s'intéressa ensuite à la résistance des matériaux, de là au génie civil. Il trouvait tout sur internet, suivant à peu près tous les liens qui l'attiraient, l'un renvoyant à l'autre, dans une interconnexion infinie dont il prenait la mesure : l'accès à la connaissance, il était bien réel. Tout était là, il n'y avait qu'à.

            Il en fut le premier surpris, mais ses notes en maths et en physique-chimie passèrent de 10 en moyenne à 18 ! Il se mit aussi à dessiner, des routes dans des paysages extrêmes. Il découvrit la perspective, s'intéressa à la manière de tracer un plan. Le bac fut une formalité. Il intégra une classe préparatoire aux grandes écoles PTSI (physique, technologie et sciences de l'ingénieur). Pour la première fois de sa vie, il eut l'impression de travailler. Et il réalisait une chose simple : ça le rendait heureux.

            Il réussit le concours d'entrée à l'école qu'il voulait : l'ESTP Paris, dite « l'École des grands projets ». Les frais d'études coûtaient cher, mais toute la famille s'y mit, notamment l'oncle qui lui avait conseillé de trouver son clou à enfoncer, et il travailla chaque juillet et août pendant 5 ans pour contribuer lui aussi au financement. Il obtint de plus une bourse au mérite en réussissant les épreuves qui lui étaient soumises.

            Il demanda à effectuer son stage de dernière année non pas aux États-Unis, au Canada ou en Scandinavie, mais en Afrique, en Asie Centrale ou en Amérique Latine. C'est là qu'il y avait des routes à construire et il voulait s'en approcher au plus vite. Il fut envoyé en Sierra Leone, et il ne fut pas déçu du voyage. Dans ce pays, un des plus pauvres de la planète, entre les marécages de palétuviers sur la côte et les montagnes intérieures couvertes de forêts tropicales humides, il prit conscience de l'ampleur de la tâche. Stagiaire à la Direction Infrastructures du Ministère de l'Équipement, il comprit cependant que rien ne serait possible sans investissements internationaux et transferts de technologie, au moins dans un premier temps.

            Quand il obtint son diplôme, Jordan sut ce qu'il allait faire. Prendre un rendez-vous. Avec le producteur des Routes de l'impossible, cette émission à l'origine de sa vocation. L'homme s'appelait Tony Comiti et sa société, Tony Comiti productions, était encore en 2020 l'un des principaux fournisseurs de contenus des grandes chaînes de télévision françaises et étrangères. Il regarda tout ce qu'il trouvait sur le boss, un ancien photographe et cameraman qui avait couvert d'innombrables conflits et situations périlleuses. Le type même du baroudeur, une allure de voyou à belle gueule, sans doute redoutable pour toutes les personnes qui l'approchaient.

             Jordan savait que ce ne serait pas facile de décrocher un rendez-vous. Il avait déduit de ce qu'il avait lu sur Tony Comiti que celui-ci ne répondrait pas à son mail, même par secrétariat interposé. C'était un homme de contact, qui n'avait pas froid aux yeux, qui en avait vu de toutes les couleurs, qui pouvait tirer un certain orgueil de sa réussite et qu'il n'était sans doute pas facile d'impressionner. On devait donc lui délivrer un message clair, percutant, sans pour autant se donner plus d'importance qu'on en avait.

            À la standardiste qui décrocha quand il appela l'agence de production, il sortit la tirade qu'il avait préparée, répliques comprises après ses objections :

– Je m'appelle Jordan Jourdan et je sollicite un rendez-vous avec M. Comiti. Je souhaite lui présenter le projet qui va le faire entrer dans l'histoire.

– Rien que ça. Vous pouvez préciser ?

– J'ai besoin de son concours pour une réalisation à l'échelle mondiale, sur plusieurs continents. 

– Écrivez-nous, Monsieur. Vous trouverez sur le site de l'agence un formulaire où vous pourrez postuler.

– Je ne cherche pas un emploi, mais une coopération. Ça concerne Les routes de l'impossible. J'ai besoin d'une demi-heure, le jour et l'heure qui conviennent à M. Comiti. Soumettez-lui ma demande s'il vous plait, en lui suggérant de s'imaginer à 23 ans avec la photo du siècle dans l'appareil.

            Il y eut un blanc, puis trois mots :

– Ne quittez pas.

            Une musique d'attente sortit de son iphone. La voix de la femme reprit la ligne :

– Jeudi 15 heures. Il m'a dit de vous transmettre que si vous étiez un tocard qui lui faisait perdre son temps, il vous casserait la gueule.

– Génial ! Je sens qu'on va se plaire ! Remerciez-le et dites-lui qu'il ne regrettera pas de m'avoir reçu. C'est la chance de sa vie !

– Au revoir, Monsieur.

            Le jour J, Jordan se présenta au siège de Tony Comiti Productions, à Boulogne, imposant bâtiment de verre d'une dizaine d'étages inséré entre des immeubles d'habitation, urbanisme typique de la première couronne parisienne.

            L'impétrant se dirigea vers le comptoir d'accueil, déclara son nom et l'heure de son rendez-vous.

– C'est vous que j'ai eue au téléphone avant-hier ?

– Je ne crois pas, répondit la jolie blonde d'un air glacial.

            Il avait mis une veste sur une chemise chiffonnée, des godasses pas trop ruinées sous son jean. Et il avait placé son ordinateur portable dans un sac à dos plutôt que dans une mallette. Il ne voulait pas apparaitre comme le jeune diplômé type, peu aux faits des réalités de la vie, ce qu'il était sans conteste. Il fallait qu'il ait du bagout, l'air canaille et une confiance en lui au-delà de la normale, sans quoi M. Comiti ne le prendrait pas au sérieux.

            Il fut envoyé au sixième étage. Là, c'était plus feutré, pourtant ça semblait plus cool ; on entendait des voix, des vitres, des portes ouvertes. Il chercha le secrétariat qu'on lui avait indiqué au bout du couloir, quand un homme surgit d'une pièce et lui barra le passage :

– C'est toi, l'emmerdeur ?

            Bon sang ! Tony Comiti. Pas de doute, malgré l'âge, le mec avait de l'allure. Et il n'y avait pas besoin de le regarder longtemps pour comprendre qu'il avait roulé sa bosse. Jordan se remémora ses répétitions, son objectif, respira et répondit :

– Si vous me recevez, c'est que je ne suis pas qu'un emmerdeur.

– J'espère pour toi. Allez, suis-moi.

            Ils entrèrent dans une petite salle de réunion qui semblait très équipée en matériel audiovisuel. On voyait sans doute la Seine et Paris par la fenêtre, mais Jordan ne prit même pas la peine de jeter un œil. Il avait assimilé la recommandation de Gabin à Delon, quand ce dernier arrive au Négresco de Nice pour préparer leur coup, dans Mélodie en sous-sol : « Va pas t'exclamer devant la mer, elle a toujours été là ».

            Jordan était face à Gabin, il devait faire son Delon.

– Alors, qu'est-ce que tu veux me proposer ? T'as un quart d'heure.

– Deux.

– Pardon ?

– J'ai deux quarts d'heure. C'est un rendez-vous d'une demi-heure que j'ai conclu avec votre secrétariat.

            Tony Comiti Jean Gabin fixa le freluquet devant lui, comme s'il pesait le pour et le contre, hésitant à le jeter dehors sur-le-champ ou à lui accorder sa chance.

– Dépêche-toi, tu perds un temps précieux.

– Voilà, s'empressa Jordan en ouvrant son ordinateur. Je vois que vous êtes bien équipé. Si vous voulez, je vous projette le truc sur écran.

– C'est quoi, ton truc ? Tu vas cracher le morceau, oui ?

            Jordan repoussa son Macbook.

– Ok. Voilà : vous voyez Les routes de l'impossible ?

– Tu te fous de ma gueule ? Les routes de l'impossible, c'est moi, Ducon.

– Oui, bon. Eh bien, ces routes qui n'existent pas, on va les construire. On va goudronner. Et vous allez filmer ça, Les routes du possible. Et ça sera aussi spectaculaire que Les routes de l'impossible.

            Comiti crispa le visage.

– Mais t'es qui, toi ? T'es le patron de la Banque Mondiale ? Du FMI ? Qu'est-ce que tu me racontes, là ?

– Je suis ingénieur en travaux publics, grâce à vous, à cause de vous. C'est en découvrant vos émissions quand j'avais 15 ans que ma vocation est née : je construirais les routes dont les gens ont tant besoin. C'est une des principales raisons du sous-développement, c'est facile à faire, c'est juste une question de moyens, et on ne les met pas. Ce n'est plus possible, ça a assez duré.

            Comiti semblait étonné, ce qui ne devait pas arriver souvent.

– Continue.

– J'ai préparé le projet, c'est-à-dire les contraintes techniques et le budget pour 3 premières routes.

– Tu es en train de me dire que tu as calculé le coût d'une route digne de ce nom dans ces lieux d'enfer ?

– Oui, avec les aménagements extérieurs indispensables et l'entretien annuel. J'ai aussi établi un échéancier pour…

– T'as fait ça quand ?

– J'y pense depuis longtemps, depuis mes 15 ans je vous dis. L'année dernière, pendant mon stage en Sierra Leone, j'enrageais de ne pas pouvoir agir comme je voulais, alors je m'y suis mis pour de bon. J'ai même monté une junior entreprise avec 3 copains de l'école.

– Et où tu trouves les milliards ?

– Les banques et les États participeront une fois que ce sera enclenché. Les investisseurs privés aussi. J'ai déjà contacté Bolloré, qui investit dans le chemin de fer en Afrique ; il est pas contre s'engager sur les routes si on lui présente des projets solides.

– Et comment tu « enclenches », comme tu dis ?

– C'est là que vous entrez en scène. Grâce à vous, on va créer la plus grosse opération de crowdfunding au monde. On va inciter chaque être humain à donner un petit quelque chose pour que chacun puisse aller et venir sans entraves, une des principales libertés, dont des centaines de millions de personnes sont privées. Ça marchera grâce à la puissance de vos images. Vous filmez l'avancement des projets, et surtout la vie des gens qui y participent, le défi technique que ça représente, les galères et les succès. Vous savez faire, ce n'est pas moi qui vais vous apprendre votre métier.

            Cette modestie, qui était en même temps une déférence, toucha le vieux baroudeur.

– Il faut beaucoup, beaucoup, d'argent… Pour une seule route.

– Y'a des tas de milliards qui ne demandent qu'à se placer. L'épargne des particuliers aussi bien que le capital-risque sont à la recherche d'investissements d'avenir et d'envergure.

– Fais voir, dit Comiti, en donnant un coup de menton vers l'ordinateur de Jordan.

            Alors, Jordan projeta pour le boss de l'image et du reportage les graphiques, plans et cartes qu'il avait préparés. Ils discutèrent chaque slide, et le tout dura près d'une heure. Comiti ne prenait pas les appels qu'il recevait et renvoyait les personnes qui frappaient à la porte.

            Après quoi, le producteur resta silencieux plusieurs dizaines de secondes et Jordan se fit violence pour respecter ce silence.         

– Je crois que tu ne te rends pas compte de tous les problèmes que ça pose : économiques, mais aussi politiques, sociaux, tribaux…

– On ne maîtrise pas tous les paramètres, c'est sûr. Mais les trois choses qui ont le plus de pouvoir sont l'image, qui déclenche raison et émotion, l'argent, qui donne les moyens, et l'envie, qui permet de concrétiser les rêves. Si on réunit ces trois ingrédients, tout est possible. Ces routes sont possibles.

            Comiti se leva, comme énervé. Il alla vers les baies et regarda au loin, puis se retourna vite.

– Je suis trop vieux. J'ai le droit de souffler, maintenant. Mon business marche bien, j'ai de bons rédacteurs en chef, de bonnes équipes.

– Vous n'avez plus rien à prouver dans votre métier, c'est sûr ; vous êtes la référence. Mais si maintenant vous contribuez au développement et soulagez l'existence de centaines de millions de personnes, vous entrez dans une autre dimension.

– Dis pas de conneries.

– Ce ne sont pas des conneries. Les gens que vous avez filmés réalisaient l'impossible sur des routes. Nous, notre seul boulot, c'est de trouver des partenaires financiers. Et on n'aurait pas le courage ?

            Le producteur semblait perplexe. Jordan ajouta :

– Pensez à Hadji, à Eugène, à Domingo, à Kevin, à Fofana, à tous ces gars que vos cameramen ont filmés, écoutés, accompagnés. À leurs femmes qui vivent dans l'angoisse tout en faisant des miracles pour que la famille subsiste au jour le jour. Aux enfants qui pataugent pieds nus dans la boue, qui passent leurs journées dans les ordures pour récupérer les saloperies qui peuvent se vendre…

            Comiti leva une main.

– Stop.

            Il regarda Jordan.

– T'es un malade, toi ?

– Si on n'est pas un peu fou, on ne fait rien de grand. Vous avez pu le vérifier au cours de votre carrière.

            Comiti marchait de long de large. Soudain, il s'approcha de Jordan, le toisa et asséna :

– Ok, mec, on va le faire. Du moins, on va bosser le truc. Je vais te présenter à Patrice Lucchini, c'est le rédac-chef des Routes. On va monter une équipe. Mais je te préviens : t'as pas intérêt à te planter et à nous planter ! J'ai 80 fiches de paye à faire tous les mois, des tas de programmes en cours de réalisations, des diffusions dans 125 pays. Et…

– Oh, merci, merci, merci ! s'exclama Jordan en se levant. Vous allez voir : ça va être énorme ! Gigantesque. Et surtout fondamental.

            C'est pourquoi aujourd'hui, en 2040, des dizaines de milliers de kilomètres d'asphalte traversent des montagnes, des jungles, des déserts et des forêts, grâce au programme de l'ONU baptisé Les routes du possible, initié 20 ans plus tôt par un jeune ingénieur et un producteur aguerri. La vie de centaines de millions de personnes a changé, la souffrance a diminué, l'économie s'est développée.

            L'oncle de Jordan était mort trop tôt, mais il avait eu le temps de voir la construction des premières routes et la mobilisation mondiale pour ces travaux titanesques. En 2028, sur son lit d'hôpital, l'homme ravagé par le cancer, avec le peu d'énergie qui lui restait, avait dit à son neveu venu lui rendre visite :

– T'as trouvé ton clou, mon Jo. Et quel clou !

– C'est grâce à toi, Tonton.

– Dis pas de conneries. Allez, laisse-moi crever tranquille et va l'enfoncer.

            Il avait enfoncé. Et il allait enfoncer encore, même s'il lui faudrait peut-être changer de clou ; on ne survivait pas au XXIe siècle sans capacités à se remettre en cause. Jusque-là, Jordan n'avait pas été trop mauvais, et il avait amélioré la vie de millions de déshérités. Il pensa à la citation de Mark Twain, qu'un journaliste avait mise à côté de sa photo en racontant ce qu'il avait réalisé : « Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait ».


13 novembre 2020

La place des deux amies (et du hasard dans la vie)

  

           Elles étaient deux filles assises sur le dossier d’un banc, les pieds sur les planches. Elles avaient une vingtaine d’années. Elles devaient travailler dans un magasin du coin. Elles venaient ici – une mini-place sans nom sur laquelle donnait la fenêtre arrière de mon cabinet – presque tous les midis, avec un sandwich et une bouteille. Je passais devant elles de temps en temps, en allant moi aussi chercher de quoi me restaurer chez le boulanger. On se saluait, mais je n’osais pas leur demander qui elles étaient. Je leur avais simplement dit, une fois : 

– C’est bien que vous soyez là. Vous donnez de la joie à cette place.

– Ça, c’est gentil ! m’avaient-elles répondu, contentes. Merci.

            Depuis, on se saluait en souriant, parfois un petit mot, rien de plus. J’avais juste appris leur prénom : Nadia et Sonia. Elles avaient l’air si engagées dans leur dialogue, si tournées l’une vers l’autre, que je ne voulais pas les déranger. Et puis je commençais à atteindre un âge où on est vite suspect dès qu’on s’adresse à des filles. J’aurais été dépité qu’elles me trouvent lourd et changent le lieu de leur pause déjeuner.

Elles parlaient de manière animée. Parfois, l’une se levait, sautait du banc et se mettait face à l’autre, accompagnant ses paroles de mouvements de bras. Parfois aussi, elles se taisaient, quand elles sentaient le besoin de temps pour laisser un échange résonner en elles et nourrir leur intelligence. Je m’en rends compte maintenant : c’était en 2001, avant l’invasion du téléphone, quand on savait encore écouter son interlocuteur.

Un jour, elles ne sont plus venues. D’autres personnes s’asseyaient de temps en temps sur le banc, mais aucune avec la même régularité, ni avec le même talent, que Nadia et Sonia. Elles me manquaient. Et puis le temps a passé, j’ai moi-même, trois ans après, déplacé mon cabinet et quitté la place.

 Elles étaient sorties de ma mémoire quand, un jour, allant déposer des vêtements au pressing, je tombai nez à nez avec Nadia. Douze ans s’étaient écoulés. Son visage avait changé, bien sûr, mais je la reconnaissais.

– Vous ne vous souvenez pas de moi, mais moi je me souviens de vous. Vous veniez avec votre amie sur la petite place, je crois qu’elle n’a pas de nom, derrière le palais de justice, près de la rue Gambetta.

            Ses mouvements s’arrêtèrent. Son visage se durcit. Elle sembla contrariée. Déstabilisé, j’ajoutai :

– Vous ne voyez plus votre amie ?

– Non… C’est loin tout ça…

            Visiblement, elle n’avait pas envie de se remémorer ce qui pour moi était agréable, mais semblait douloureux pour elle. Sa tristesse me chagrinait, et je voulus essayer de modifier son humeur :

– Vous aviez toujours plein d’énergie, et vous parliez tout le temps l’une avec l’autre ! Et vous vous écoutiez. Il y avait une grande complicité entre vous.

– C’est beau, la jeunesse…

            Elle avait dit ça sur un ton qui m’avait glacé. Elle n’y croyait pas, elle paraissait ne plus croire en rien. Je n’avais pas insisté.

– 17 euros, s’il vous plait.

            J’avais payé, pris mon ticket, et, n’ayant pas réussi à capter son regard, j’étais parti. Elle, autrefois joyeuse et volubile, avait empêché tout dialogue.

            En continuant ma tournée en centre-ville, je me suis demandé ce qui avait pu se passer, quelle était sa vie, et quelle était celle de son amie. Quand, trois jours plus tard, je suis retourné au pressing récupérer mon costume et ma chemise blanche, j’ai sorti la question que j’avais préparée :

– Excusez-moi, je suis indiscret, mais vous étiez importantes pour moi quand vous veniez sur la place avec votre amie. Je sais que vous travaillez là, maintenant. Est-ce que je peux vous demander si vous avez des enfants, si vous êtes mariée ?

            La collègue de Nadia, qui repassait, entendit mes paroles et me regarda d’un œil suspicieux. Je ne cillai pas.

– Je suis mariée, j’ai trois enfants.

– Eh, c’est formidable ! Vous n’avez pas perdu de temps !

            La réponse fut cinglante :

– Je crois que j’aurais dû en perdre un peu plus.

            J’essayai de ne pas me démonter :

– C’est sûrement beaucoup de fatigue… Mais vous verrez les bons côtés bientôt…

            Elle ne répondit pas. J’avais préparé une deuxième question.

– Et Sonia ?

– Elle habite à Paris. Elle voyage.

– Pour son travail ? Dans quel domaine ?

– La parfumerie. C’était son rêve, elle l’a accompli. On la voit sur internet.

– Vous pouvez me dire quel est son nom de famille ?

– Hemdouch.

            Je remerciai Nadia, à peine réconforté par les quelques mots qu’elle avait consentis, me jurant de revenir au pressing.

            Dès mon retour à la maison, je tapai Sonia Hemdouch sur Google. Plusieurs photos apparaissaient et les liens à son nom recouvraient toute la page. Je commençai par les photos. Elle était méconnaissable, et pourtant c’était elle, aucun doute. Mais elle était maquillée et habillée comme un mannequin, avec un look plus marqué femme d’affaires, ce qu’incontestablement elle était. Elle travaillait pour Givenchy, ancienne maison de haute couture devenue marque référence du luxe et de la beauté à la française au sein du groupe LVMH. Sonia était responsable du développement de la marque en Afrique, au Proche et au Moyen-Orient. Plusieurs articles parlaient d’elle, notamment dans Vogue, Elle et Marie-Claire.

– Ça alors… me dis-je. La fille qui mangeait chaque midi un sandwich sur un banc avec sa copine dans notre petite ville est, douze ans plus tard, une ambassadrice du luxe français de par le monde ! Comme quoi…

            J’avais à peine fini ma consultation qu’une idée envahit ma tête. Je cherchai dans les publications reliées à Sonia des coordonnées mail ou téléphone. Sans succès. J’appelai alors le siège de Givenchy, et, après différents aiguillages et une coupure, je finis par tomber sur un secrétariat où l’on me dit qu’il était impossible de me passer Mme Hemdouch mais où l’on m’assurait que mon message lui serait transmis si je voulais bien le laisser. Alors je dictai :

– Dites-lui s’il vous plait que je l’appelle au sujet de son ancienne amie Nadia, à Cholet. Qu’elle retrouvait tous les midis sur une petite place. J’ai quelque chose d’important à dire à Sonia, mais elle ne doit pas contacter Nadia avant. C’est une surprise.

            La « surprise », que je n’avais pas préméditée, sembla rassurer la secrétaire. Je laissai mes coordonnées mail et téléphone.

            Sonia mit quatre jours à me rappeler, mais je n’en mis que trois de plus pour me retrouver dans son bureau à Paris. Elle était époustouflante, de classe plus que de beauté, d’assurance plus que d’arrogance.

– Je crois que je vous reconnais, me dit-elle. C’est vrai qu’on était pas mal, sur cette petite place ! C’était paisible. Par moments, j’aimerais bien m’y retrouver…

            Quel contraste avec la réaction et l’attitude de Nadia… L’une aimait sa vie et ses souvenirs, l’autre pas.

            C’est ce que j’expliquai à Sonia, concluant comme ceci :

– À un moment, les hasards de l’existence, ou la force plus grande de l’une, qui est aussi un hasard, ont fait que vous vous êtes épanouie, tandis que Nadia s’est refermée. Ce n’est pas qu’une question de réussite sociale. Nadia pourrait être très heureuse avec ses trois enfants et son travail d’employée. Mais elle ne l’est pas. Moi, je suis médecin, et mon métier est de soigner les gens. Je voudrais soigner Nadia, mais je ne le peux pas. Vous le pouvez.

– Mais je ne suis pas médecin ! Ni psychologue !

– Vous êtes beaucoup mieux. Vous êtes son amie de jeunesse et vous êtes un modèle d’ascension professionnelle. Un bel exemple pour toutes les filles de 20 ans, et particulièrement pour les jeunes femmes d’origine maghrébine qui subissent les affres du machisme et de la religion. En plus, vous promouvez votre marque dans des pays où la féminité est bannie, condamnée !

– Oui, c’est compliqué au niveau sécurité. Au Proche et au Moyen Orient, je travaille avec une protection rapprochée.

– C’est d’autant plus remarquable. Ma suggestion est la suivante : vous appelez Nadia…

– On ne s’est pas parlé depuis au moins 5 ans !

– Raison de plus. Vous lui dites que vous regrettez de ne pas l’avoir fait avant, mais que vous voulez venir déjeuner avec elle à Cholet, comme au bon vieux temps. Et là, vous lui demandez comment elle va. Si je ne me trompe pas, ça ne va pas fort. Alors vous lui proposez un travail.

– Un travail ? On n’a rien à Cholet. À Nantes, je peux peut-être voir avec des boutiques partenaires. Mais c’est pas moi qui décide.

– Vous trouverez, j’en suis sûr. Surtout que ce n’est pas pour tout de suite. Ses enfants sont encore petits. Ce qu’il faut, c’est qu’elle ait une perspective. Et une amie. Ce sont les deux choses qui lui manquent, et qui manquent à tout le monde quand on ne les a pas : une perspective et une amie.

            Sonia se leva, par besoin sans doute d’assimiler ce que je lui disais.

– Vous croyez pas que vous vous faites un film dans votre tête ? me dit-elle en riant.

            Je me levai à mon tour et répondis.

– Peut-être. Mais quand on peut transformer la vie en film, il faut le faire. Ça vaut le coup.

            Je me suis éclipsé assez vite. Je ne voulais pas en rajouter, pas arracher de promesse. J’avais fait mon devoir, à Sonia d’accomplir le sien.

            Je retournai au pressing trois semaines plus tard. Nadia semblait encore plus triste que la première fois. Je dis juste :

– J’ai regardé sur internet. Sonia, c’est vrai qu’elle a un beau parcours.

– Eh oui, elle nous a oubliés maintenant. Ça vous fera 15 euros.

Je ressortis chagriné. Sonia n’avait pas appelé, c’était clair. Mon message n’était pas passé, elle ne l’avait pas compris. Ou avait estimé qu’elle n’avait pas à le prendre en compte.

Déçu, je ne revins pas au pressing.

Un mois plus tard, un vendredi à 13 heures, alors que je sortais de chez mon dernier patient de la matinée, je consultai mon smartphone. J’avais reçu un mms d’un numéro inconnu. La photo me sauta au visage. C’était un selfie, enfin un selfie à deux : Sonia et Nadia assises sur le dossier du banc de le petite place, rayonnantes. Le texte d’accompagnement était le suivant : « Merci de nous avoir réunies. Aujourd’hui on a trop de choses à se dire, mais la prochaine fois on vous invite à prendre un café avec nous. Sonia et Nadia ».

Je les ai regardées un moment, ému jusqu’au plus profond de moi, puis j’ai regardé le ciel et des larmes se sont mises à couler.

Elles m’ont en effet invité à prendre un café, deux mois plus tard. Nadia était transformée. Gaie, chaleureuse, intarissable. Et Sonia m’a dit :

– Vous savez pas ? Nadia va intégrer notre formation de responsable de magasin en fin d’année, elle a toute l’expérience qu’il faut.

– Eh oui, la coupa Nadia en riant, à Monoprix, j’étais au rayon parfumerie !

            Je ris de bon cœur, moi aussi. J’étais heureux. À quoi peut bien servir un vieux type comme moi si ce n’est à mettre de l’huile dans les rouages quand il peut ?

            Chaque fois que je suis en centre-ville, je passe par la petite place, que j’ai baptisée la place des deux amies. Et je suis attentif aux personnes qui sont assises sur le banc.


6 novembre 2020

Le livre du professeur

  

             Il était un professeur qui avait écrit un livre dont jamais personne ne lui parlait. Il faut dire qu'il s'agissait d'une œuvre de fiction, pas d'un manuel de cours. Comme ce roman avait été publié à compte d'auteur, il n'avait fait l'objet d'aucune diffusion en librairie. Le livre n'avait donc pas de lecteurs.

            Au moment de la parution, ou plutôt de l'impression, le professeur avait consenti un effort de promotion : il avait offert une vingtaine d'exemplaires à son entourage, c'est-à-dire à des collègues et à des membres de sa famille. On l'avait remercié, non sans une certaine gêne :

– Je te le rendrai, lui répondait-on.

– Non, non, je vous l'offre, rétorquait-il, humilié.

            On avait gardé son roman, mais jamais personne ne lui en avait dit quoi que ce soit.  Sans doute l'objet avait-il été caché derrière une haie d'autres livres, édités par de grandes maisons ceux-là, afin d'être oublié au plus vite. Le professeur avait aussi envoyé un exemplaire au journal local, et deux autres à des revues littéraires qu'il appréciait ; jamais il n'avait été contacté, jamais la moindre ligne n'avait paru au sujet de son roman.

            Le professeur avait osé une dernière tentative, qui lui avait demandé un gros effort, car il était timide : il s'était inscrit à une fête du livre, pas au salon dans la grande ville où il habitait, inaccessible aux auteurs autoédités, mais dans un village qui organisait ce rendez-vous chaque été. La journée avait été terrible. Sous une chaleur de feu malgré les auvents, dans une ambiance de kermesse où les gens du coin et les estivants déambulaient en rigolant, il avait vendu… 1 livre, à la bibliothèque de l'endroit, qui achetait un exemplaire à chaque auteur présent. Tandis que les trente-cinq autres participants avaient eux tous vendus quelques exemplaires, certains passant même la trentaine, parce qu'ils étaient du coin ou parce qu'ils venaient depuis plusieurs années. Il avait essayé de parler littérature avec ses voisins, mais il s'était aperçu avec étonnement que les « écrivains » ne s'intéressaient pas plus à ce qu'il avait écrit que les visiteurs. 

            Dès lors, il avait laissé tomber toute idée de vente et de promotion. Comme il lui restait 679 exemplaires dans des cartons, il avait tout de même décidé une chose : il donnerait à la fin de chaque année aux élèves de sa classe de Premières – aux Premières parce que c'était l'année du bac de français – un exemplaire de son roman, pour leur montrer qu'il les considérait capables d'apprécier ce qu'il avait écrit et dignes de ce cadeau. Il avait un autre objectif, qu'il n'osait pas s'avouer à lui-même : être lu, c'est-à-dire susciter chez quelques personnes une émotion, un plaisir, peut-être une admiration.

            La première fois, il avait distribué son roman aux élèves lors du dernier cours de l'année. Résultat : il leur avait ôté toute possibilité de réagir. Après la coupure estivale, les élèves étaient en Terminale, pas avec lui. Quand il les avait croisés dans le couloir, il avait espéré une appréciation sur le livre qui avait dû être dévoré pendant les vacances d'été. Mais aucune remarque n'était venue ; même le « bonjour » fut rare.

            Les années suivantes, il donna donc son livre lors de l'avant avant-dernier cours, l'antépénultième. Cela ne changea rien : on ne le gratifia d'aucune appréciation sur son roman lors des deux dernières séances. Les élèves l'avaient-ils ouvert ? Avaient-ils lu la première phrase ? Il avait espéré en quelques filles, éduquées, littéraires, qui s'impliquaient dans leur travail et semblaient aimer la littérature. Mais non. Même elles n'avaient pas proféré la moindre remarque.

            Ce silence, qu'il ne pouvait s'empêcher de considérer comme de l'impolitesse et du mépris, se reproduisit année après année. Chaque début juin, il donnait son roman à ses élèves de Première, et pendant les semaines qui suivaient aucun ne lui en parlait. Pas une question, pas une remarque. Il comprenait qu'à 16 ans on puisse ne pas aimer la littérature. Mais qu'il n'y ait pas un peu de politesse si ce n'est de curiosité de la part de quelques-uns de ses élèves, il n'arrivait pas à trouver cela normal. Olga, si passionnée pendant les cours, Déborah et ses commentaires pleins d'humour et de pertinence sur Balzac, Sébastien et ses remarquables dissertations… Leur silence n'était pas logique.

            Chaque dernier cours de chaque année, il brûlait d'envie de leur demander : « Mais enfin, personne n'a lu mon livre ? Même pas quelques pages ? Vous considérez que ce serait vous abaisser que de vous intéresser au livre de votre prof, c'est ça ? ». Non seulement il ne disait rien de tout cela, mais même il s'en voulait d'avoir eu ces pensées. « Je suis injuste. S'ils ne me lisent pas, c'est que je n'ai pas été capable de leur en donner l'envie. C'est de ma faute, pas de la leur ».

            Dans le courant de l'année, il était tenté de renoncer, « pour ne pas les embêter ». Et puis chaque fin d'année, il se décidait. « On ne sait jamais. Peut-être que dans 20 ans ils se souviendront que leur prof avait essayé de partager un roman avec eux, et ça les incitera à réessayer la lecture ». Et chaque année il recommençait. Il apportait, en plusieurs fois, une trentaine d'exemplaires, et il distribuait son roman, son roman qui lui paraissait beau, d'un bon niveau eu égard à la production nationale, et personne ne le lisait.

            Vint l'année de son départ en retraite. Ce n'était ni une déchirure ni un soulagement. Il n'avait pas pu être écrivain, mais il avait été prof, voilà tout. C'était déjà pas mal et c'était un métier fondamental. Certes, il avait vécu, comme tous ses collègues, la perte du respect accordé au maître, les problèmes de discipline, l'absence de repères des élèves liés à la démission ou à la bêtise des parents. Mais cela avait été supportable, dans son établissement tout au moins. D'autant que si des choses s'étaient dégradées, d'autres avaient progressé : le confort des locaux, les échanges avec le monde extérieur, et l'accès au savoir, miraculeusement chamboulé par internet à partir de l'an 2000. Il n'était donc pas aigri, pas défaitiste. Le monde changeait, comme toujours, et le changement entraînait des peurs et des incompréhensions, ni plus ni moins. 

            Quinze jours avant son départ, le proviseur du lycée le prévint que, comme il était de tradition, un « pot de départ » serait organisé en son honneur. Il remercia. Ça ne l'emballait pas, mais c'était la coutume. Une vingtaine ou une trentaine de collègues seraient là – il aurait pu amener sa femme s'il en avait eue une –, le proviseur prononcerait un discours, on lui remettrait un cadeau (il pariait sur deux volumes de La Pléiade), on trinquerait. Pourquoi pas ? Il fallait, de temps en temps, sacrifier à la socialisation.

            Le jour venu, un jeudi 17 juin à 17 heures, il se présenta en salle des professeurs, 5 minutes avant l'heure dite. Il fut un peu surpris de voir que rien n'avait été préparé. On n'avait même pas poussé une ou deux tables, aucune assiette de gâteaux secs et aucune bouteille de mousseux n'étaient visibles. Les trois collègues présents, enseignants en mathématiques et sciences, ne semblaient pas concernés par l'événement. Il attendit, consultant quelques revues pour patienter.

            À 17 h 04, le proviseur arriva.

– Ah, Jacques ! Nous vous cherchions.

– Je suis là, répondit-il.

– Vous êtes là, mais nous vous attendons au réfectoire.

               Quelle idée, pensa-t-il, ce n'était pas l'usage. Il suivit le proviseur.

– Alors ? reprit ce dernier avec chaleur. Ces derniers jours doivent vous paraître un peu bizarres…

– C'est vrai. Je crois que je ne réalise pas.  

– Vous aurez plus de temps pour la littérature.

            Ils descendirent un escalier et remontèrent deux couloirs. Puis le proviseur poussa la porte de la salle à manger dite de « réception » et l'invita à entrer.

            À peine s'était-il engagé dans la pièce dont les tables et chaises avaient été empilées sur un côté qu'il entendit les applaudissements crépiter. En même temps qu'il entendit, il vit : d'innombrables paires d'yeux le regardaient, des sourires immenses lui étaient adressés. Ils émanaient de personnes disséminées en petits groupes dans la salle bien remplie, parmi lesquelles il reconnut des collègues, et des élèves, ce qui l'étonna. Il y avait aussi plusieurs jeunes hommes et jeunes femmes, entre 20 et 40 ans lui sembla-t-il, dont il se demanda qui ils étaient, jusqu'à ce qu'il reconnût l'un d'entre eux, et comprît alors qu'il s'agissait de quelques-uns de ses anciens élèves.

            Les larmes lui montèrent aux yeux aussitôt. Bon sang !… Il tâcha de garder le contrôle, pas sûr de bien comprendre. Un grand demi-cercle se forma autour de lui et du proviseur, près d'un pupitre avec micro. Un micro ! Jamais on n'avait utilisé de micro pour un pot de départ à la retraite. Il sentit que sa vue se brouillait.

            Le proviseur prit la parole :

– Cher Jacques, commença-t-il. Comme vous pouvez le constater, vous ne laissez personne indifférent…

            Indifférent, c'est le mot qu'il aurait employé, pour signifier qu'au contraire il avait toujours laissé tout le monde indifférent.

            Le proviseur rappela son déroulé de carrière, mais il entendit mal la suite du discours, car, malgré le flou de son cerveau et de son regard, les appartenances des visages se révélaient une à une et déclenchaient chacune souvenirs, questions et émotions. Ses anciens élèves, bon sang : Amandine, Gontran, Coralie, Bastien, Célia… Incroyable, ce qu'ils avaient changé ! Et pourtant, c'était eux. Il séchait encore sur de nombreux visages, et n'en était que plus dérouté.

– Et puis il y a votre livre !

            Il sursauta.

– Nous sommes nombreux à l'avoir apprécié, affirma le proviseur. Votre talent ne nous a pas surpris, puisque nous connaissions la qualité de vos cours. Mais tout de même. Écrire un roman, de cette qualité, ce n'est pas à la portée du premier venu.

            Il avait du mal à croire ce qu'il entendait. Il n'eut pas le temps de chercher à comprendre car déjà le proviseur annonçait :

– … Je vais maintenant laisser la parole à trois de vos anciens élèves, qui diront chacun à leur tour ce que vous leur avez apporté. J’appelle d’abord Damien Froissat, aujourd’hui ingénieur chez Areva, qui fut votre élève en 2008-2009.

            Damien Froissat ! Bon sang ! Il n’aurait pas reconnu l’élève qu’il avait connu à 16 ans et en avait donc 28 aujourd’hui. Le jeune homme s’avança jusqu’au micro :

– Monsieur le Professeur, j’ai conscience que ce ne doit pas être facile pour un enseignant de voir chaque mois de juin partir ses élèves et ne plus avoir de nouvelles ensuite. Alors je profite de l’occasion – merci Monsieur le Proviseur de nous l'avoir donnée – pour vous dire, Monsieur le Professeur, que même si je n’aimais pas beaucoup le français, j’ai apprécié vos cours, parce que vous nous parliez des œuvres sans nous obliger à les décomposer. Ça, c'était bien, respectueux et des élèves et des auteurs. Mais c’est après votre cours, en Terminale, une fois que vous n’étiez plus mon prof, que je me suis mis à aimer la littérature.

            Ces propos déclenchèrent des rires, un peu gênés, car on ne voyait pas bien où voulait en venir l’orateur. Il précisa juste après :

– Car pendant l’été entre première et terminale, j’ai lu le roman que vous nous aviez donné, votre roman, celui que vous avez écrit. Comment vous dire ? Ça m’a scotché !

            Les rires furent plus forts, cette fois.

– Non seulement l’histoire est géniale, les personnages plus vrais que nature, mais en plus, le style… Énorme. Je vous avoue avoir pensé : que le prof puisse avoir écrit un truc pareil, mince alors, j’ai pas dû bien le regarder !

            Les rires éclatèrent.

– Non seulement à partir de ce jour-là, j’ai compris qu’avec un bloc de 300 pages pleines de petits caractères on pouvait prendre un plaisir aussi grand, et plus long, qu’avec un film, mais en plus j’ai appris à ne pas juger les gens trop vite. Je me suis dit : mon prof de français n’est pas que prof. Il est écrivain, et il est plein d’autres choses. Et s’il écrit des trucs aussi forts, c’est qu’il a une vie, intérieure ou extérieure je ne sais pas, drôlement riche et intense. 

            Il n'en revenait pas. Ces paroles étaient un choc, d'une soudaineté totale. Ainsi, c’est maintenant qu’ils arrivaient, ces mots attendus pendant des années ? Son livre avait tout de même suscité quelques réactions, produit quelque effet ? Il ne savait s’il devait rire ou pleurer de tout ce temps, de toutes ces années passées à douter, de lui, de la littérature, de l'humanité, de la réalité…

            Il n’eut pas le temps de réfléchir, pour peu qu’il en fût capable, car Damien lui serrait la main avec une émotion difficilement contenue. Il ne fut pas capable d'autre mot que merci et il ouvrit les mains, montrant qu’il ne maitrisait pas les choses à ce moment.

            Un deuxième homme arriva, un peu plus âgé, 35 ans peut-être.

– Monsieur le Professeur…

            Rien que cela lui faisait plaisir. Ce n’est pas si souvent qu’on lui avait accordé le titre de professeur.

– … Je ne sais pas si vous vous souvenez de moi. Thibault Fallières, 1ère 4, en 2001-2002.

            Thibault Fallières… Non, là, sur le coup, il ne se souvenait pas. Ce qui donnait d'autant plus de force au témoignage.

– … Moi, en tout cas, je me souviens de vous. Et je suis sûr qu’il en est de même pour tous ceux qui ont eu la chance de vous avoir en français. On ne s’en aperçoit qu’après, parce qu’à 16 ans, on n’est pas bien malin. Parfois, je me dis même que j’étais complètement con à cet âge, comme beaucoup, et que vous aviez du mérite de nous supporter…

            Rires, sifflets, applaudissements, émanant aussi bien des élèves, anciens en actuels, que des enseignants.

– Avec le temps, certains de vos propos me sont revenus en mémoire, et j’ai compris leur importance. C’est davantage ce que vous disiez des livres que les livres eux-mêmes qui m’a marqué. La façon dont vous en parliez. Il y a une exception : votre livre, Le vertige des cimes. Comme Damien, j’ai pris une claque ! Comment dire ?… Waouh ! Je crois que j’ai commencé à comprendre la vie qui m’attendait, la vie tout court, les pièges à éviter, les trucs à ne pas louper, rien qu’en suivant vos personnages, surtout votre héros, Gaspard. Shakespeare, dans le genre, il peut se rhabiller ! Vous au moins, vous parlez français et langage XXIe siècle !

            Les rires et les applaudissements fusèrent.

– Bon, je m’arrête là, parce que je n’ai pas votre talent pour trouver les mots et parce que Monsieur le Proviseur nous a briefés : 2 minutes pas plus. Donc, c’est un petit mot, mais c’est un grand merci et un grand bravo ! Merci et bravo Monsieur le Professeur.

            Thibault Fallières quitta le pupitre, serra la main du proviseur, puis celle du professeur, la sienne, trois fois plus longtemps. De nouveau, il remercia, accompagnant son mot d’un petit haussement d’épaules signifiant qu’il était désolé de ne pouvoir en dire plus. Était-il si mauvais en communication ? se demanda-t-il. Était-ce pour cette raison que les gens ne lui avaient pas parlé de son livre avant ? Peut-être avait-il déjà beaucoup de chance que certains le fassent aujourd’hui ? En tout cas, il était touché jusqu’au plus profond de son être par ce qu’il entendait.

            Le proviseur fit un signe à une jeune femme qui sortit de l’assistance et prit place derrière le micro.

– Je m’appelle Anne Morantin, j’ai été l’élève de M. Chayssac, votre élève, Monsieur le Professeur, pendant l’année scolaire 2010-2011.

            Elle, il la reconnaissait. Une fille adorable. Intelligente et passionnée, qui faisait vivre le cours à elle toute seule. Elle était une de celles dont la non-lecture l’avait affecté. Si une personne pouvait être sensible à son roman, c’était elle. L’avait-elle été finalement ?

– Je ne sais pas si vous allez être content, parce que j’ai peut-être mal tourné. Mais en tout cas, c’est grâce à vous : je suis devenue professeur de français.

            Mon Dieu… Sous une pluie d’applaudissements, il crut qu’il allait se mettre à pleurer. Quel plus beau cadeau cette jeune femme pouvait-elle lui offrir ? Il lui avait donné envie de partager des textes à son tour, d’enseigner, de transmettre, d’exercer ce métier dont l’importance lui avait paru plus grande chaque année. Quelle récompense…

            Quelqu’un lança « Fayote ! » et un éclat de rire général retentit.

            La fayote poursuivit :

– Je me souviens des lectures de passages que vous choisissiez de nous faire lire tout haut, en nous incitant à nous laisser aller, à le lire en jouant. C’était une super idée, que je reprends aujourd’hui en tant qu’enseignante. Mais le mieux, c’est quand vous lisiez, vous.  J’étais embarquée par l’histoire, et je n’étais pas la seule, loin de là. Je ne sais pas si vous vous en rendiez compte, mais même les garçons, qui se foutaient de la littérature pour la plupart, buvaient vos paroles. Je me souviens de Tropique du Cancer d’Henry Miller, des Nourritures Terrestres d’André Gide, du Joueur d’échecs de Stefan Zweig, et d’autres encore.

Et puis votre livre, bien sûr. Celui-là, vous ne nous en avez jamais parlé, jamais lu un extrait. Vous étiez bien trop modeste. Vous nous l’avez donné timidement. Je ne sais pas pourquoi, il m’a fallu du temps pour l’ouvrir. Je n’osais pas. Je crois que j’avais peur d’être déçue. Quelle erreur ! C’est le contraire qui s’est produit. Dès que je l’ai ouvert, je n’ai pas pu m’en détacher. Et quand je l’ai fini, je l’ai recommencé aussitôt. J’en ai parlé à mes parents. Je les saoulais tellement avec ça qu’ils ont fini par le lire eux aussi. Ils ont adoré.

J’ai regretté de ne pas vous avoir revu après. C’était l’été, et puis la Terminale, fini les cours de français. Je vous ai croisé une fois ou deux dans les couloirs ensuite, mais je n’ai pas osé vous aborder, au milieu de tout le monde. Aujourd’hui, je le regrette. Je me rends compte que l’on est content que les gens apprécient ce qui est important pour nous, et qu’il faut le leur dire quand c’est le cas. Au moins par politesse. Donc, excusez-moi, d’avoir attendu dix ans pour vous dire combien votre roman était formidable. Bravo et merci pour tout ce que vous nous avez apporté.

            Il était temps qu’Anne Morantin s’arrête car elle ne pouvait plus parler. Sous les applaudissements, et à la stupéfaction générale, elle se jeta dans les bras de son ancien professeur, qui n’eut d’autre solution que de l’entourer de ses mains.

            Ils ne furent pas les seuls à verser des larmes.

            Le proviseur tâcha de dissiper l’émotion :

– Eh bien, chers amis, je n’ai pas souvent vu cela dans ma carrière, je vous l’avoue. D’autres anciens élèves voulaient intervenir, et je m’excuse auprès d’eux d’avoir dû limiter le nombre des prises de parole. Mais vous pourrez parler avec votre ancien professeur, votre collègue, ou votre professeur actuel, autour du verre que nous allons partager ensemble. Avant, je voudrais demander à notre lauréat s’il souhaite lui aussi prononcer quelques mots.

            Il s’y attendait bien sûr, et il avait préparé quelque chose. Mais il décida de ne pas sortir ses deux feuilles de papier. Face à cette situation exceptionnelle, il ne pouvait dire quelque chose de convenu. Il devait, comme on dit, laisser parler son cœur, puisque, enfin, les autres l’ouvraient, leur cœur.        

            Il s'avança jusqu'au pupitre. Devant le micro, il se sentit défaillir et mit sa main sur son cœur, ce qui fit rire l'assistance. Il resta ainsi quelques secondes, essayant de cerner son auditoire avec ses yeux et son cerveau embués. C'était une image unique, un concentré de sa vie professionnelle, qui s'effacerait à jamais dans quelques minutes.

– Si je m'attendais… commença-t-il. Le mot surprise est adapté. Merci. Merci d'être là, et merci de vos témoignages. Si j'ai pu douter par moments, vous me montrez que j'avais tort. J'avais tort de ne pas faire confiance aux mots, aux histoires, aux personnages. Ils ont joué leur rôle, ils ont fait leur chemin, et je vous suis reconnaissant de me le dire.

Quel bonheur de savoir que mes cours d'une part, mon roman d'autre part, ont pu aider certains et certaines à ouvrir les yeux et à utiliser leurs potentiels !… La littérature est le lieu de l'intelligence, le lieu de la découverte, le lieu où oùos émotions, le cadeau. J'appnat de nous susneter, à la fos pour prolonger et nous remettre de nos émotions, le cadeau. J'app sublimer ses émotions. C'est un trésor accessible à chacun.

Quant à l'enseignement, je crois que c'est plus qu'un métier. C'est une nécessité bien sûr, aujourd'hui comme hier. C'est aussi une volonté. Une volonté de transmettre, des connaissances certes, mais surtout des moyens d'appréhender ces connaissances, des capacités d'analyse et de synthèse. Je crois aussi à la nécessité de transmettre des valeurs, sans lesquelles aucune vie en société n'est possible.

Grâce à vous ce soir, je quitterai cet établissement ému et réconforté. J'espère continuer par d'autres moyens à partager mes passions de l'enseignement et de la littérature. Vous m'en donnez la force. Soyez remerciés, proviseur, collègues, élèves anciens et actuels, pour tout ce que vous m'avez apporté pendant toutes ces années.

            Les applaudissements crépitèrent, des cris retentirent.

            Le professeur se recula et le proviseur revint au micro :

– Chers amis, avant de nous sustenter, à la fois pour prolonger et nous remettre de nos émotions, il nous reste à offrir le cadeau. J'appelle pour cela Marion Duvillard-Pellois, et Soraya Choufif.

            Sidéré, il vit les deux personnes susnommées se détacher de la foule et venir prendre la place du proviseur. Les prénoms et noms lui parlaient et il lui sembla reconnaître les visages. 10 ou 15 ans avaient passé. Les deux filles étaient deux femmes. Ô temps, ô jeunesse… pensa-t-il.

            C'est Marion qui prit la parole en premier :

– Monsieur le Professeur, éditrice chez Nathan, qui ne publie que des manuels scolaires et des livres pour la jeunesse, j'ai toutefois soumis votre livre au comité de lecture des éditions Jean-Claude Lattès, via une amie qui travaille dans cette maison. J'ai le plaisir de vous annoncer qu'il a été accepté. Si vous en êtes d'accord, il sera publié en janvier prochain, avec une diffusion nationale. L'enveloppe que je vous remets contient le contrat d'édition qui vous est proposé.

            Sous un tonnerre d'applaudissements, la jeune femme s'approcha et lui tendit une enveloppe blanche de format A4 ornée du logo de l'éditeur concerné. Était-ce simplement possible ? Marion l'embrassa et il ne put que balbutier :

– C'est… trop.

– C'est juste, répondit-elle avec un sourire éclatant. 

            Il titubait quand une autre voix s'éleva devant le micro. Celle de Soraya :

– Monsieur le Professeur, en partie grâce à vous, je suis devenue traductrice-interprète français anglais, pour des entreprises et des institutions. Je serai donc heureuse de traduire votre roman du français à l'anglais, afin qu'il puisse être soumis à un éditeur britannique ou américain. Je précise que cette mission sera en partie payée par l'ensemble des personnes ici présentes, qui ont tenu à apporter leur contribution à ce travail.

            Crépitements, cris, sifflets. Et pour la troisième fois en vingt minutes une jeune femme lui tombait dans les bras. Rien que son parfum aurait pu le faire défaillir. Alors là…

            Au cours des deux heures qui suivirent, le Champagne, offert par un ancien élève qui travaillait à la division spiritueux du groupe LVMH, coula dans les gorges de toutes les personnes qui se pressèrent à tour de rôle autour du professeur. Quand le concierge du lycée le ramena chez lui en voiture, il avait d'innombrables contacts à entretenir, un contrat d'édition à signer, des images merveilleuses à ne jamais oublier, de la chaleur dans le cœur pour les 20 ans à venir. Et l'envie d'écrire un roman magnifique. Une nouvelle vie commençait.



 30 octobre 2020

Une sale période

  

               Il y a des moments où positiver n'est ni possible ni souhaitable. Où les efforts que vous avez accomplis pour vous détacher des circonstances extérieures n'opèrent plus. Où vous n'avez même plus envie de poursuivre l'œuvre qui vous tient depuis 30 ans. Où vous n'arrivez plus à sourire à la vie. Parce que l'environnement est trop moche, et l'accumulation trop importante. Quand en plus certains de vos proches souffrent plus que de raison, les forces vous manquent, le courage vous abandonne.

            Peut-on dater l'origine de cette dégringolade ? En ce qui concerne notre pays, s'il fallait donner une date, je dirais 2015. Cette année-là, le terrorisme islamiste est entré dans nos vies pour ne plus en sortir. Depuis, chaque année, chaque trimestre, chaque mois, un barbare nous le rappelle ; désormais nous sommes des cibles, partout, tout le temps, dans les aéroports, les salles de concerts, les églises, dans la rue.

            Ensuite, les mouvements sociaux se sont radicalisés, aboutissant à la convergence des drapeaux rouges, des cagoules noires et des gilets jaunes, salariés protégés utilisant la prise d'otages économique et la violence physique comme moyen d'expression hebdomadaire. Faut-il rappeler que la France garantit déjà des droits uniques de grève, de manifestation, de pétition ? Qu'elle est un des pays les moins inégalitaires au monde et qu’elle est numéro 1 mondial de la redistribution ? Faut-il démontrer que nulle part ailleurs les filets sociaux ne sont si serrés, et les aides aussi nombreuses pour les plus démunis ? Pourtant, ceux qui bénéficient déjà de tout continuent à demander toujours plus, dans la violence.

            Et puis le Covid est arrivé, avec sa plus tragique conséquence, le confinement, et les désastres qu'il implique pour les populations les plus fragiles, dans les pays pauvres notamment. Le deuxième confinement qui commence aujourd'hui nous replonge dans le cauchemar du printemps, alors que nous sommes affaiblis, déprimés, atteints. Un microbe de 0,3 micron sans volonté a fini de nous mettre à genoux. Si cela a été possible, c'est parce que nous étions déjà malades, c'est-à-dire incapables d'affronter le risque. Imagine-t-on Winston Churchill et Charles de Gaulle confiner ? Les dirigeants ont changé, mais c'est surtout le courage des populations qui a disparu.

            En effet, au-delà de ces événements dramatiques, il y a une tendance de fond : l'abrutissement général lié à la consommation et à la médiatisation. C'est cela surtout qui emporte nos sociétés : l’information continue, la publicité incessante, la dérision télévisuelle, l’addiction aux smartphones, la consommation à outrance. Ces fléaux ne pouvaient que détruire une citoyenneté récente, briser une société fragile. Il était certain que nous payerions un jour Facebook, Hanouna et Amazon. Il était certain qu’à force de fabriquer des crétins nous deviendrions crétins, et que ces crétins seraient incapables de maintenir une société démocratique qui exige respect de l’autre, recherche du bien commun et esprit de responsabilité.

          L'égoïsme et la mauvaise foi règnent en maître. La vérité n’a plus cours. Écrire ce mot au singulier est d’ailleurs répréhensible. Il n’y a plus de vérité. Il y a des vérités, autrement dit des mensonges. Les faits, les chiffres, les situations et les analyses n'intéressent plus. Seuls comptent les exclamations et les gueules de ceux qui sont téléhygiéniques. Voilà ce qui est arrivé à notre pays, voilà ce que nous avons laissé faire, parce que nous n'avons pas été assez vigilants, moi pas plus que les autres.

           Dorénavant, il y a en France 15 % de personnes désireuses de violence, 65 % d'égoïstes ne suivant que leur intérêt à court terme, 20 % de citoyens, c’est-à-dire d’individus conservant un cœur et un cerveau. Ceux-là ne redeviendront pas majoritaires de sitôt. L'heure est à l'indignation et à la colère, apanages des petits planqués décérébrés. Indignez-vous, connards !

            Il y a les cons, mais il y a les bons. 20 %. 1 sur 5. Ce n'est pas beaucoup, ce n'est pas rien. Il reste un espoir, c'est-à-dire une base de travail. Ce n'est pas demain la veille qu'on les relèvera en signe de victoire, mais ne baissons pas les bras. Je vous em-bras-se. Ah mince…



 23 octobre 2020

Ivanka

  

               – Allo Maman ? C'est Ivanka.

– Oh, Darling ! Qu'est-ce qui me vaut l'honneur ? Vous devez être en campagne, puisque ton père veut en croquer pour 4 ans de plus.

– C'est pour ça que je t'appelle.

– Eh bien… Il faut que vous soyez peu sûrs de vous pour vous souvenir d'une ancienne championne de ski tchécoslovaque.

– Maman… Tu es Tchèque, mais aussi Autrichienne, Canadienne et surtout Américaine, don't forget it.

– Je sais ce que je dois aux États-Unis d'Amérique, chérie, don't worry.

– Et tu es sportive de haut niveau, mais aussi professeure d'éducation physique, businesswoman, modèle, designer et auteure…

– C'est gentil, ma fille. Mais venons-en aux faits. Vous avez peur de perdre ?

– On avait un boulevard et le covid a tout fichu en l'air ! C'est un coup des Chinois.

– Chinois, c'est vite dit. Autant ton père a raison de se défendre contre le pillage économique de ces Asiatiques, autant il se ridiculise en les accusant d'avoir créé la maladie.

– Oui, bon. Je ne t'appelle pas pour parler politique.

– Ça vous ferait du bien, pourtant, d'entendre des sons de cloche différents, et cependant amicaux.

– Ce dont j'ai besoin, c'est que tu fasses une déclaration.

– Ne dis pas de bêtises. Tu le sais mieux que personne, Ivanka, ce salaud m'en a fait voir de toutes les couleurs. Il m'a trompé comme un goret. Et il m'arrachait les cheveux, tu te souviens ?

– Je sais, Maman, je sais. Je ne te demande pas de prendre partie pour Papa.

– Je voterai Républicains, si ça peut vous rassurer, je ne suis pas encore devenue communiste. Mais je ne me prononcerai pas publiquement sur une probité ou des capacités que ton père n'a pas. Donald, Président ; quand on y pense… Le hold up du siècle.

– On fait beaucoup de choses avec la volonté.

– Le hasard en fait davantage. Ainsi que les troubles psychologiques. Ton père a grandi chez un père tyrannique et une mère qui ne lui montrait jamais ses sentiments, qu'elle n'avait peut-être pas.

– Ce n'est pas une déclaration pour Papa dont nous avons besoin, mais… pour moi.

            Dans son bureau de la Maison Blanche à Washington, Ivanka perçut les deux secondes de silence en provenance de Miami Fischer Island.

– Explique-moi.

– Voilà. Si Papa est réélu, il aimerait que Jared et moi prenions davantage de responsabilités.

– Qu'est-ce que tu appelles davantage de responsabilités ?

– Jared pourrait prendre en mains la politique étrangère…

– Secrétaire d'État ?

– Oui.

– Et toi ?

– Il est question du Commerce, peut-être du Trésor.

– Eh bien, mes enfants…

            Ivanka entendit, du côté de Fisher Island, le claquement d'un briquet, suivi d'une longue expiration.

– Maman, tu devais arrêter de fumer !

– Alors ne m'annonce pas de mauvaises nouvelles.         

– Beaucoup de mères seraient fières que leur fille ait de telles perspectives.

– Vankoucha, tu le sais, je suis très fière de toi et je t'ai toujours soutenue. Et c'est précisément pour cela que je ne suis pas emballée. Tu peux faire mieux.

– Mieux que Secrétaire au Trésor ?!

– La politique ne t'amènera que frustrations et ressentiments.

– L'occasion se présente de faire quelque chose pour mon pays, je ne vais pas la laisser passer.

– Ne pratique pas la langue de bois avec ta mère, veux-tu ?

– Je ne prétends pas être une sainte, mais qui refuserait un tel job ?

– Toute personne sensée.

– Je te remercie.

– Les politiciens n'ont plus de pouvoir, ma fille. Tu ne pourras agir qu'à la marge et tu seras détestée.

– On peut encore faire pas mal de choses. Et peu m'importe ce qu'on dit de moi, si les personnes qui me sont chères me respectent.

– Tu vas t'isoler, t'angoisser, te réduire. Tu parlais de mes différents métiers tout à l'heure. Mais toi aussi Ivanka, tu as été modèle, auteure, businesswoman, et promoteur, administratrice, que sais-je encore ! Ensuite, tu as fait 4 ans comme conseillère du Président, ça suffit. Passe à autre chose. Reviens dans la vraie vie.

– Maman, le pouvoir de ceux qui dirigent les États-Unis reste important, crois-moi. Ne serait-ce qu'en terme d'influence.

– Mais tu auras autant de pouvoir et d'influence en tant que cheffe d'entreprise, animatrice à la télévision, auteure de best-seller, etc.

– Ça m'étonnerait.

– Et tu oublies un point fondamental, que je vais te rappeler encore une fois : tu es la plus belle fille du monde.

– Maman…

– Je sais que tu ne veux pas jouer cette carte de la beauté, mais elle est là, tu n'y peux rien. C'est d'ailleurs un des talents de ton père : il a toujours eu près de lui les plus belles femmes du moment. Moi d'abord, passons. Ensuite Maria, même s'il l'a vite abîmée, la pauvre. Ensuite cette salope de Mélania – il faut lui reconnaitre ça, en plus de son corps exceptionnel, un vrai scandale, tu as vu cette bouche, ce regard ? Un coup d'œil à un homme et il est cuit, comme s'il avait pris un coup de taser. Elle entre dans une salle, et les têtes se tournent, les esprits s'affolent, les paroles cessent. Toute concentration devient impossible. Elle vient de passer 50 ans, et ça tient encore ! Merde alors ! Et puis il y a toi, qui nous surclasses toutes, maintenant.

– Eh bien moi, même si je peux coucher avec tous les hommes, je vois pas ce que ça m'apporterait.

– Il ne s'agit pas de coucher, Ivanka, mais de laisser croire qu'on couche, et pas avec eux.

– Ça rapporte quoi ?

– De l'influence et du pouvoir, ce que tu cherches. En plus, c'est drôle et agréable, ce que n'est pas du tout ton job.

– Maman, la vie n'est pas une partie de plaisir.

– Justement. Ne la rend pas encore plus triste.

– Il faut bien que quelqu'un dirige les États-Unis ! Et puisque Dieu m'a mis en position de prendre ma part à cette direction, je ne dois pas me dérober.

            Il y eut une autre longue expiration de tabac blond du côté de Miami Beach, ressentie dans l'aile ouest de la Maison Blanche.

– Laisse Dieu où il est.

– Tu ne crois plus ?

– Bien sûr que si. C'est pourquoi ta conversion au judaïsme orthodoxe m'a perturbée, je l'avoue. Ce n'était pas à toi de te convertir, mais à ton mari. Tu n'as pas usé de ton pouvoir, Baby. Tu as manqué de confiance en toi.

– Je ne me suis pas convertie pour Jared.

– On ne ment pas à sa mère, Ivanka.

– Je concède que ma conversion a facilité les relations avec ses parents. Et je trouve que ça vaut le coup de faire des concessions pour construire une famille solide et durable.

– Tu ne dois pas renoncer à tes valeurs pour autant.

– Je crois toujours au même Dieu. Je ne pratique plus de la même manière, c'est tout.

– Et tu as changé ton prénom, le beau prénom que j'avais choisi pour toi.

– Mais personne ne m'appelle Yael ! Pour le monde entier je suis Ivanka. 

– Tu es Ivanka Trump. Il te reste à devenir Ivanka.

– Je vais en avoir l'occasion. C'est pour ça que j'ai besoin de ton soutien public. Si ma mère pouvait communiquer dans les prochains jours sur les qualités de sa fille, ce serait un plus.

            Expiration, petite toux, talons sur le dallage.

– Je vais voir, chérie. Je ne garantis pas. Car je maintiens : ce n'est pas un cadeau qu'il te fait.

– Il ne s'agit pas de cadeau, mais de nécessité. Le pays va mal, le monde est fou. On ne peut pas rester sans rien faire.

–Il y a des technocrates pour cela, laisse-les faire.

– Et la démocratie ?

– La démocratie… Tu n'as plus 15 ans, chérie, réveille-toi.

            Ivanka s'était levée. Elle ouvrit la porte du cabinet de toilette attenant à son bureau et, téléphone en main, se regarda dans la glace. Elle se tourna de gauche et de droite. Parfaite, en effet. Elle aimait beaucoup ses chemisiers avec le col boutonné jusqu'au cou. Ça les rendait encore plus fous, les hommes, de ne pas voir un centimètre de décolleté.

– Tu es toujours là, Koucha ?

            Elle revint à sa mère :

– Tu me feras cette déclaration ? Maman, s'il te plait…

– À une condition.

            Ivanka s'inquiéta. Sa mère était presque aussi retorse que son père quand il s'agissait de négocier :

– Je veux voir mes petits-enfants un week-end par mois.

            Ivanka ne s'y attendait pas, pourtant elle aurait dû : que pouvait réclamer à sa fille de 38 ans une femme de 70 ans comblée par la vie ?

– C'est compliqué, tu sais, avec les mesures de sécurité que l'on doit prendre, et maintenant le covid.

– Comme tu voudras, darling. De toute façon, je vais te dire une chose : vous allez perdre. Ton père a été si mauvais qu'il va être battu. Par la force des choses, tu seras bien obligée de changer de boulot. Et ce sera ta plus grande chance.

– Bon, d'accord pour tes petits-enfants, mais tous les deux mois.

– Au revoir, ma chérie.

– Maman !



 16 octobre 2020

Sa pauvre tête

  

                 C'était un dimanche après-midi plutôt calme à la station. Ça avait été chaud hier soir, soutenu ce matin. Restait le moment des retours de week-end entre 17 heures et 20 heures. Après quoi je pourrais rentrer, m'accorder une bière avec le Seb et Yannick avant qu'on recommence demain la semaine à la fac. Ce boulot n'était pas désagréable, et de toute façon j'avais besoin de ces 16 heures de taf pour payer mes études, les kebabs et les clopes.

            Une Clio blanche est venue se garer entre les pompes. Je jette toujours un œil quand un client arrive. Sinon, dès que j'ai un moment de libre, je lis. C'est une des raisons pour lesquelles j'aime ce job : y'a des creux pendant lesquels je peux m'enfiler des romans. J'embarque dans des histoires fabuleuses, j'apprends mille choses sur les hommes et les femmes, je vois toutes les vies que je peux avoir.

            Pendant que le type se servait, j'ai replongé dans mon livre. Mais une minute après, la porte de la boutique s'est ouverte. C'était pas un type, mais une femme. Âgée. Genre septuagénaire, avancée. Limite octo. On les laisse sortir à cet âge ?

– Excusez-moi, j'arrive pas à enfoncer le tuyau dans le réservoir. J'ai honte ! Je crois que je vais avoir besoin de vous…

            Eh ben Mamie, t'as trop bu ce midi ?

– Oui, bien sûr.

            J'ai suivi la vieille qui m'avait pas attendu pour rejoindre sa bagnole. Elle avait déjà saisi le pistolet du gas-oil. Le truc était énorme dans sa main minuscule et devant son corps tout fin. Si elle pesait 40 kilos, c'était le bout du monde.

– Rien à faire.

– Laissez.

            J'empoignai le truc. Et constatai vite le problème.

– Il ne risque pas de rentrer, ce pistolet. C'est de l'essence qu'il vous faut.

– Et c'est pas de l'essence, ça ?

– Ça, c'est du gas-oil. Pour les moteurs diesel. La forme des réservoirs, et des pistolets, est différente selon le type de carburant, pour éviter les petits problèmes que vous auriez eus si vous aviez mis du gas-oil dans un moteur à essence.

– Ah !… s'exclama la vieille comme si elle découvrait la lune. C'est astucieux. Pourtant, j'ai pas pris le jaune. Ma fille m'a bien dit pas le jaune, et pas le noir, parce que quelquefois c'est noir ; c'est pas très pratique, vous avouerez.

– Mais le orange aussi est du diesel, amélioré. C'est le vert qu'il vous faut.

– Je me mélange avec ces couleurs. 

            Elle savait peut-être pas lire. Tandis que je remplissais le réservoir, je matais la bagnole. Encore plus abimée que la conductrice. Y'avait tellement de pètes que ça faisait une ligne très différente de ce qu'avait conçu le designer de chez Renault. Modèle unique. Et c'est pas des rayures qu'il y avait, mais des crevasses. La carrosserie était lacérée. Au bruit, elle devait conduire, la mamie !

– Voilà. Ça vous fera 56 euros et 37 centimes.

– Merci. Je vous suis, je vais vous payer en carte.

– Vous prenez pas votre sac ?

– Ah oui. Ma pauvre tête…

            Sûr. Elle a morflé, la Spice girl.

            Je passai derrière le comptoir, attrapai le terminal, tapai le montant.

– Maintenant, faut que je trouve ma carte.

            Me prends pas pour une truffe, Mamie ! Tu te rinceras pas à l'œil.

            Elle commença à déballer son portefeuille, qui semblait contenir un nombre hallucinant de bouts de papier. Qu'est-ce que c'était que tous ces tickets ? Les 06 de ces amants ?

– C'est ça ?

            Elle me tendait une carte bleu clair. Je regardai.

– Non, ça c'est votre carte de bibliothèque.

– Ah. Mais je l'ai, la bleue. Je sais que je l'ai.

            Maintenant elle vidait le sac. Vision d'horreur…

– Ah ! La voilà.

            D'un mouchoir qui avait connu des jours meilleurs, elle tira un rectangle qui en effet ressemblait à une carte bancaire. 

– Je sais pas pourquoi je l'ai mise dans mon mouchoir…

            Moi non plus, chérie, moi non plus.

            Je saisis l'objet entre deux doigts et l'entrai dans le lecteur. Je vérifiai le montant et tournai le terminal vers la décolorée.

– Ah oui, dit-elle d'un air embêté.

            Elle arrondit ses doigts décharnés, mais ils restèrent bloqués quelques centimètres au-dessus du clavier.

– Attendez… Il faut que je réfléchisse…

            Nom de Dieu, pensai-je. Elle va pas se souvenir de son code !

– Avant c'était Corrèze et Bas-Rhin. Mais c'est plus le même depuis que j'ai dû changer, parce que j'ai perdu l'autre carte.

– Vous retenez vos codes avec le numéro des départements ?

– Ben oui. Je sais pas tous les départements, mais ceux des codes, je les sais.

            Chacun se complique la vie comme il peut. M'enfin tu vois, Simone, ça marche pas terrible, ton système.

– Et si vous essayiez quand même Corrèze Bas-Rhin ?… suggérai-je.

– 19-67 ?

– Si vous le dites.

            Elle tapa, prenant bien dix secondes entre chaque touche. Elle releva la tête. Je ramenai la machine. « Code incorrect ».

– Je suis désolé, ce n'est pas le bon.

– Oui, je sais. Qu'est-ce que ça peut bien être ? Vous auriez pas une idée ?

– Euh… Val d'Oise Bouches du Rhône ?

            Elle me regarda d'un air dubitatif.

– Ça ne me dit rien.

– Il nous reste deux tentatives. Vous ne l'avez pas noté quelque part, ce code ?

– Peut-être. Mais où ? Ma pauvre tête…

            Elle me montra le monticule devant elle. Il allait falloir que je désinfecte sévère, moi.

– Vous pouvez peut-être régler en liquide.

            Elle n'eut pas l'air de comprendre.

– En billets.

            Elle comprit et regarda dans le portefeuille. Pas le moindre bifton. Ça sentait l'eau de boudin.

            C'est alors que j'avisai une enveloppe pliée en deux. Je l'indiquai du doigt.

– Et dans l'enveloppe, vous croyez pas ?

            Elle la saisit, l'ouvrit et, ô miracle, deux billets de 20 et un de 10 apparurent.

– Ah ! s'exclama-t-elle. Regardez !

            Je regardai.

– Prenez, dit-elle en commençant à remettre le bazar dans son sac.

            Que les trois billets ne suffisent pas pour éponger sa dette n'effleura pas ma copine. Je prendrais dans ma poche les 6,37 € qui manquaient pour les placer dans la caisse, sans quoi on y était encore demain.

– Voilà, bonne chose de faite ! Bon, je pars. Mais je vais boire un thé, je vois que vous avez une machine. J'ai très soif.

            Incroyable ! Une foldingue ou un culot monstre ?

            Elle s'approcha du distributeur. Je la laissai examiner le truc, car un type qui avait fini son plein entrait pour payer. Quand il fut reparti, elle se tourna vers moi et me demanda :

– Je trouve pas de monnaie. Vous pensez que je peux payer en carte ?

            J'allais la tuer. Je m'approchai et sortis 1 euro de ma poche, que je glissai dans la fente.

– C'est gentil. Décidément, je vous embête.

            Mais non. J'attrapai le gobelet rempli et le posai sur la table ronde. J'allais lui dire de faire attention parce que c'était chaud, mais elle avait déjà chopé le truc et le portait à sa bouche. Elle but le thé quasiment d'une traite.

– Vous ne craignez pas le chaud, remarquai-je.

– Ça fait du bien.

            Cette fois, elle sortit, non sans me remercier. Je pensais en avoir fini avec elle et me replongeai dans mon roman. Mais relevant la tête au bout de 2 minutes, je constatai que la Clio balafrée n'avait pas bougé d'un pouce. J'attendis une minute encore ; rien ne se passa. Je me décidai à aller voir.

            Je toquai à la fenêtre côté conducteur. Elle fit descendre la vitre. Elle était en larmes et semblait désemparée.

– Que se passe-t-il ?

– Je ne sais plus ce que je dois faire.

– Vous voulez dire, pour démarrer ?

– Non, ça je sais. Mais après ? Pourquoi je suis là ? Où est-ce que je vais ?

            Ces mots produisirent un déclic en moi. La vieille casse-couilles se transforma en femme fragile, courageuse et respectable. Merde alors ! C'était ça, Alzheimer ? On pouvait soudain ne plus savoir ce qu'on faisait et pourquoi on le faisait ? Ne plus se souvenir où on allait ? La pauvre femme concrétisait devant moi ces notions lointaines.

– Vous avez peut-être quelqu'un à qui téléphoner ?

– J'ai ma fille. Mais je crois que je n'ai pas pris mon téléphone. Je suis pas à l'aise avec les portables, j'y pense pas. Et je ne connais pas son numéro par cœur.

– Vous savez où elle habite ?

– Qui ?

– Votre fille.

– Oui. Oui, ça je sais. Route des Milles, à Luynes.

– Bon. Et vous savez y aller ? On est à Aix nord ici.

– D'habitude, oui. Mais là, je me sens pas très bien. Ma pauvre tête…

– Est-ce que vous voulez que j'appelle un médecin ?

– Oh non ! Je sais ce que j'ai, et un médecin n'y peut rien. Je perds la tête, voilà tout. J'ai fait mon temps, que voulez-vous… Mais c'est la première fois que je suis si perdue.

            Je fus frappé par la franchise et la lucidité de cette femme, qui se rendait compte qu'elle devenait folle et l'acceptait comme elle pouvait.

            Je sortis mon téléphone de ma poche.

– Vous avez le nom de votre fille ? Je vais essayer de trouver son numéro.

            Elle me donna nom et prénom, mais je ne trouvai rien.

– Le prénom de son mari, si elle est mariée ?

– Oui, elle est mariée. Mais le prénom de son mari… Ah, zut… Je l'aime beaucoup pourtant… Comment est-ce qu'il pourrait s'appeler ? Vous avez essayé Bertrand ?

            Non. J'avais pensé à Gaspard, Jules, Ferdinand, mais pas à Bertrand. Pardon, Mamie, je me moque encore.

            J'essayai Bertrand, Parouvier puisque c'était leur nom. Ni numéro de téléphone ni adresse.

– Qu'est-ce qu'on va faire ? s'alarmait-elle. Oh ma pauvre tête… Cette fois, je ne vais plus pouvoir sortir…

            Elle leva sur moi ses yeux pleins de larmes et je réagis instinctivement, peut-être pour cacher les larmes qui me venaient, à moi aussi.

– Ne vous inquiétez pas ! Je ferme la station et on y va. Attendez-moi !

            Je basculai les pompes en automatique, pris une feuille dans l'imprimante et un marqueur. « Urgence médicale. Retour à 16 heures ». Le patron n'allait pas être content, mais je lui expliquerais. Et s'il ne comprenait pas, tant pis pour lui. Et s'il me licenciait ? Eh ben je serais dans la merde.

            Je scotchai la feuille sur la porte, coupai le courant, fermai. Et rejoignis la vieille.

– Vous permettez que je conduise ? Je vais vous emmener chez votre fille. Route des Milles, à Luynes, c'est bien ça ?

– Oui, je suis sûr. Vous verrez, elle a une belle maison.

            Alors nous sommes partis. L'embrayage patinait tellement qu'on se demandait si on avait changé de vitesse. Et le freinage était si aléatoire qu'il fallait tripler les distances de sécurité avec le véhicule de devant. Et ne jamais dépasser le 50, quoi qu'il arrive.

            Nous n'avions pas fait 500 mètres que la vieille femme se mit à parler d'elle, de ses enfants, de ses petits-enfants, de son enfance. Et je réalisai très vite qu'elle avait tout oublié du pourquoi nous étions là tous les deux dans cette dangereuse guimbarde. Elle était sereine et souriait à la vie. Nous roulions sous le soleil, elle papotait, tout allait bien. D'une certaine manière, elle vivait le présent ; fallait-il perdre la boule pour atteindre ce graal ?

            Le vers d'une chanson de Brassens me revint en mémoire : « Il s'en fallut de peu, mon cher, que cette putain ne fût ta mère ». C'était clair : cette femme pourrait très bien être ma mère dans quelques années. Cette femme pourrait très bien être ma future femme. Cette femme pourrait très bien être moi-même.

            La leçon que me donna cette pauvre tête qui quittait le monde pour entrer dans un autre était presque aussi forte que celle d'un personnage de roman. Merci, Madame. Et pardon de m'être moqué.



 9 octobre 2020

Les leçons du pianiste

  

                   J'enchaînais les standards sans me soucier du brouhaha dans la salle et dans le hall. C'était, comme souvent dans notre métier, le moment de jouer pour les murs. Il y avait pourtant du monde, mais des individus impatients de se retrouver, ou de s'asseoir, ou de partir. 

            Ces mouvements ne me gênaient pas. Do as you feel, ladies and gentlemen. J'avais voulu être là et j'y étais. Sous les ors du Ritz. Au milieu du business, de la culture, de l'histoire et de la beauté. 250 soirs par an, derrière un Steinway demi-queue. Avec le titre de pianiste-résident, s'il vous plait ; je n'en demandais pas tant.

            Mes confrères vendraient leur mère pour être à ma place. Pas tant pour le salaire – 250 € de 18 à 22 heures 5 soirs par semaine – ou les pourboires – de 10 centimes à 1000 € – que pour le prestige et la référence. Le Ritz, c'est le Graal du pianiste de bar. D'autant plus dur à atteindre que le nombre d'établissements qui nous inclut dans leurs prestations est en chute libre. La mode est aux playlists, aux karaokés, aux animations. Nous pouvons être tout cela, avec me semble-t-il plus de culture et de réactivité, mais on ne demande pas son avis à un pianiste de bar. Tais-toi et joue, dans le meilleur des cas, tais-toi et cesse de jouer, de plus en plus. 

            Moi, ce qui me plait ici, c'est le poste d'observation : je sens le monde se mondialiser, je vois des hommes et des femmes que je n'aurais jamais vus sans ce job, je les entends même. Européens, Américains, Asiatiques, Africains, hommes d'affaires, actrices, aristocrates, millionnaires en culottes courtes, génies de la tech ou de la finance, artistes contemporains, espions, émirs, escorts à 6000 la nuit, grands patrons, top models, écrivains subventionnés, cinéastes oscarisés…

            Je ne prétends pas qu'ils sont le monde à eux seuls. Mais ils sont le monde eux aussi, et ils le font. Il y a sans doute dans le lobby, le lounge où je joue, l'Hemingway Bar et la Brasserie Vendôme, ces 1000 mètres carrés du rez-de-chaussée du Ritz, autant de talents que dans tout le reste de Paris. C'est un condensé d'exceptions. Et de la rencontre de ces exceptions jaillissent des créations magnifiques. Il n'y a pas qu'à Paris, certes, mais il n'y a pas 36 endroits non plus. Mon prochain objectif est le Waldorf, à New York. J'ai une proposition pour le Top of the world de Dubaï, une autre pour le Fairmont de Monte-Carlo, lieux intéressants.

            Je joue doux. Le pianiste de bar, dans un bouge comme dans un palace, ne doit pas agresser. Si on ne lui demande rien, il est un fond, une atmosphère. Pour l'instant, je fais dans le français, pour rassurer les clients, vous êtes bien à Paris. J'enchaîne les thèmes : Un homme et une femme, C'est si bon, Les moulins de mon cœur… Après, entre 19 et 20 heures, s'il y a un peu d'électricité dans l'air, je serai plus jazzy, plus technique. Ensuite, ce sera selon la demande. En soirée, je joue pour quelques clients, qui font le menu musical, soit qu'ils le commandent soit qu'ils me l'inspirent. Oui, je peux jouer deux heures d'affilée rien que pour une jolie femme, un homme fatigué, un couple en tension. Ils ne s'en aperçoivent pas, mais je les aide, les oriente, les accompagne. Au fil des morceaux, je guette leur réaction et j'adapte. Quand ils finissent par se détendre et savourer le moment présent, je suis heureux.

             Bien sûr, j'aime quand on me demande un morceau. Ce qui est drôle, c'est que de nombreuses personnes n'osent pas, même parmi ces super riches. Ce n'est pas tant qu'ils ont peur de me déranger, c'est qu'ils craignent de se montrer sentimentaux, pas assez blasés. Mais si un ou une se met à me solliciter, et que mon interprétation satisfait, ce dont je m'efforce, alors souvent les inhibitions tombent, et chacun y va de sa réclamation. Ça me va. Et si je ne connais pas ? C'est rare, honnêtement. Je connais par cœur des centaines de grilles. Et si la mémoire me fait défaut, j'ai deux gros classeurs qui regorgent de partoches.

            Dans une place précédente, à Montmartre, je reconnaissais certains clients étrangers qui venaient une ou deux fois par an. Quand ils arrivaient, je jouais leur morceau préféré. Ils étaient sciés, devenaient accrocs à vie. Je me souviens d'un Japonais, fan d'Adamo comme tous les sujets de l'empire du Soleil Levant. Il s'asseyait comme à la messe. Et j'envoyais Tombe la neige. Alors les larmes coulaient sur ses joues. Il ne bronchait pas, demeurait stoïque, à la Japonaise. Il écoutait la musique en pleurant. Après quoi, il me saluait en inclinant la tête et joignant les mains, puis il commandait son cocktail.

            Je fis le break rituel au bout de 50 minutes. J'avais 10 minutes avant d'attaquer le deuxième quart temps. Je sortis en griller une en m'écartant d'une trentaine de mètres, pour ne pas gêner les entrées sorties des limousines et des voitures de luxe ; j'aurais fait tâche avec mon costume bas de gamme et mon nœud pap insignifiant. Les huissiers m'envoyaient des clins d'œil ou attiraient mon attention quand un visage célèbre ou une croupe fabuleuse foulait le tapis rouge. J'aurais pu fumer dans le jardin intérieur ou sous la véranda, mais je préférais la façade, le moment où ces personnes qui comptaient se détachaient du lot commun pour pénétrer dans le sanctuaire.          

            Je rentrais discuter avec Jo, le barman de l'Hemingway, qui me proposait un verre, que je déclinais. Je ne buvais une bière ou un whisky qu’entre les 2e et 3e, puis 3e et 4e heures. Du moins je commençais les verres, car je les emportais avec moi et les posais sur une tablette à proximité du piano, c'était une image que j'aimais, le verre à moitié plein à sur le bois laqué.

            J'avais repéré une femme d'un certain âge, d'un blond cendré qui cachait le gris. Un visage minéral, pour ne pas dire sidéral. Il était difficile de dire si elle était perdue dans ses pensées ou vide de pensées. J’essayai As time goes by. Le film Casablanca, Bergman et Bogart, « Play it again, Sam »… Pour 3 minutes, j’étais Sam et elle était Ingrid.  Mais elle ne réagit guère, je dois le reconnaître. Je n’avais pas capté son regard. Elle tressaillit, baissa la tête, consulta son téléphone. Ah, bon sang, cet appareil du malheur, qui pousse les gens à vouloir tout savoir. Mais l’ignorance est la condition du bonheur, disait Anatole France, comment ne voit-on plus cette évidence ?

            Je me lançais dans quelques standards de jazz, ce que je n’aurais pas fait s’il y avait eu beaucoup de Saoudiens ou d’Emiratis dans la salle, ils n’aiment pas ça. Comme il n’y avait qu'un keffieh et 2 turbans dans mon champ de vision, en grande conversation, je pouvais y aller. Round Midnight, Blue Monk, Take the A train, All of me… Ces morceaux auraient mérité une écoute, car c’était des chefs-d’œuvre, mais l’heure était à l’excitation. À 19 h 30, le rez-de-chaussée du Ritz était plein. Y avait-il une conférence, aujourd’hui ? Je ne sais pas. Toujours est-il que ça allait dans tous les sens, toutes les langues, toutes les humeurs. La magie du lieu, de l’histoire ou de l’architecture je ne sais, faisait qu’il demeurait toujours un côté feutré malgré le bruit.  

            Le pianiste fait partie du charme de l’endroit, de l’attendu. L'humilité est sa qualité, à égalité avec sa compétence. Il joue pour les murs, oui, ou pour la musique elle-même. Il traque la beauté pour lui rendre hommage et tant pis s'il n'y a pas de partage. Aujourd'hui, on partage tout, mais on oublie le fond : c'est bien beau de faire savoir, encore faut-il savoir, et faire.

            J'égrenais mes notes en chapelets, je plaquais des accords discrets. Je savais que parmi les environ 150 personnes présentes dans ce rez-de-chaussée du Ritz, il y avait 150 humeurs différentes, 150 espoirs particuliers ; je devais être là pour tous, être réceptif à chacun, ne déranger personne. Les émotions viendraient plus tard. S'il fallait faire pleurer, je ferais pleurer. Avec Romeo et Juliette, My way, I will always love you, Ne me quitte pas, Love me tender… Ou même avec autre chose. Parfois l'émotion surgissait là où on ne l'attendait pas. Je pouvais aussi arrêter un morceau avant la fin, rester sur un passage, et débuter une variation parce que je sentais que les quelques personnes qui m'écoutaient aimeraient cela. Je cherchais à les toucher, à établir la connexion. Et ces moments de grâce me payaient des heures à jouer pour les murs, qui du coup ne me pesaient pas.

            Mais la soirée prit une tournure inhabituelle. Les mouvements qui semblaient immuables s'interrompirent en trois secondes. Il y eut comme un engloutissement, un naufrage, plus rapide que celui du Titanic, où, parenthèses, le pianiste était exceptionnel, transatlantique. Peut-être parce que je travaillais autant avec mes oreilles qu'avec mes doigts, guettant le rendu de mes notes et le souffle des présences, je me souviens de la simultanéité entre l'explosion et les conséquences de l'explosion. Le plus impressionnant fut le déplacement des tables, des fauteuils, des chaises et, par-dessus tout, des individus, ou plutôt – il fallait admettre cette effarante réalité – des morceaux d'individus.

            Au moment où meubles, hommes et femmes giclaient comme des obus, des millions de bouts de verre envahirent l'espace, tombant comme une pluie serrée de balles transparentes et irisées, fracassant les marbres et les boiseries, perforant les tentures, les coussins et les chairs.

            Il se passa quelques secondes avant que retentissent les premiers hurlements. Comme si même la douleur avait eu besoin d'un moment pour réaliser qu'elle devait s'exprimer. D'ailleurs, les hurlements ne vinrent pas tout à fait, ce sont les gémissements qui dominèrent, car la plupart des personnes présentes n'étaient pas en état de hurler. Il faut une bonne santé pour mugir, et de bonne santé il n'y avait plus. Tout n'était que morts et blessures.

            Je n'échappais pas aux bouts de verre, sur ma veste, sur mon crâne, sur le dos de mes mains. Parmi les mille images que je garderais de ce cataclysme, celle-ci : mes mains se criblant de points rouges, certains de ces points s'élargissant en taches ou s'étirant en filets, d'autres demeurant des points plantés sur la peau tendue, comme des positions qu'un chef de guerre marquerait avec des punaises sur un territoire juste conquis.

            Le demi-queue était éventré, il ressemblait à une voiture accidentée dont le capot était relevé tandis que la calendre pendait malencontreusement sur la chaussée maculée. La mécanique avait dû prendre un coup aussi, puisque la sonorité changea, de même que le répondant de certaines touches. On était passé de la perfection classique du Steinway à un son de bastringue, comme si l'on avait été projeté un siècle plus tôt dans la Beale Street de Memphis, Tennessee.

            Je réalisai que si je distinguais les sonorités, c'est que je jouais encore. Bon sang ! Comment était-ce possible ? Je regardai de nouveau mes mains. Les filets rouges grossissaient et, mince alors, dégoulinaient sur l'émail des touches, s'insinuant même dans le feutre des contreforts. Je remarquai alors un tesson planté pile sur l'articulation entre les 2e et 3e phalanges de mon auriculaire gauche, empêchant celui-ci de s'arrondir et de frapper la note comme elle le méritait. Mon jeu manquait de basse. Mais je jouais. Incontestablement, je jouais. La paralysie qui avait saisi tout l'établissement ne s'était pas manifestée chez moi par un arrêt des mouvements mais au contraire par une impossibilité de les arrêter. Malgré le choc cérébral, ou à cause de lui. J'étais comme un canard qui court encore après qu'on lui a coupé la tête.

            Tout n'était que souffrances et désolation. Les gens geignaient, gisaient. C'est l'explosion de la verrière qui avait, semble-t-il, provoqué le plus de dégâts. On le réalisait à cet instant : le Ritz, c'était de l'or, du velours, du marbre et du bois verni, mais aussi du verre, beaucoup de verre.

            Les premières personnes valides arrivèrent. Elles n'étaient pas moins hagardes que les blessés et les morts, mais elle tenaient debout et elles marchaient. Certaines cependant ne pouvaient aller loin, se mettant à vomir, ou s'agenouillant en se cachant les yeux. Qui était-ce ? Des clients descendus des étages ? Des passants qui se trouvaient sur le trottoir au moment de l'attentat ? Les secours investirent les lieux, la police avant les pompiers. Très vite, on apporta des draps et des couvertures. Ceux à qui l'on attribuait un drap ne pouvaient pas le sentir : finir sa vie enroulé dans un linceul aux armes d'un grand palace, était-ce une réussite ? Ceux que l'on déplaçait sur une couverture étaient eux toujours vivants, pas forcément pour longtemps.

            Je jouais et personne ne s'occupait de moi. Comme d'habitude, aurais-je pu penser si j'en avais été capable, ce qui n'était pas le cas. Mon cerveau se défendait du traumatisme en bloquant toute réflexion. Mes doigts évoluaient mécaniquement sur le piano. L'étonnant est que, malgré tout, je cherchais la nuance, le feeling. On ne se refait pas. Jouer sur la scène d'un attentat : était-ce le défi suprême pour un pianiste de bar ?

            Ceux qui passaient autour du piano ne se souciaient pas de moi. Il faut dire que dans mon angle je ne gênais personne. M'entendait-on ? Étais-je un bruit ambiant ? Et si j'étais… nécessaire ? Nécessaire au moral des blessés, des secouristes, des témoins ? Nécessaire pour montrer que jamais, quoi qu'il arrive, la culture ne cèderait face à l'obscurantisme ? Nécessaire pour prouver que, quand bien même le monde se parait de laideurs innombrables, la beauté existerait toujours ?

            Je n'avais pas de mérite, ma résistance était circonstancielle et mécanique. Mais enfin, les images et enregistrements de ce pianiste qui continuait à jouer alors que le rez-de-chaussée du Ritz venait d'être soufflé par un attentat – 26 morts, 57  blessés – firent le tour du monde et devinrent des symboles importants de beautés et de libertés plus fortes que tout.

            Je jouai ainsi 9 minutes. Après quoi, le sang qui coulait de mon crâne sur ma nuque et dans mon dos créa une anémie qui me fit m'évanouir. Je réussis à tomber sans fausse note.



 2 octobre 2020

Porc d'époque

  

            Il savait que ça arriverait. Cinquantenaire, blanc, gentil, solitaire, rétif aux pétitions et manifestations, donc mal vu de ses semblables, il était une proie idéale. Isolé, il était vulnérable depuis que la tendance était au lynchage de ce qui ne convenait pas aux minorités influentes dans les médias assassins comme sur les réseaux asociaux.

            Cela arriva un jeudi soir. Ou plutôt la configuration qui allait permettre sa mise à mort se mit en place un jeudi soir. Ce jour, son cours de sciences de la vie et de la terre était placé de 16 à 18 heures, un horaire désastreux en termes pédagogiques, mais le proviseur lui avait dit qu'il n'avait pu faire autrement.

– Avec la réforme du bac, mon cher, les emplois du temps sont un casse-tête inextricable !

            Cela faisait vingt-cinq ans qu'on lui refilait chaque année des horaires impossibles, peut-être qu'il y avait une réforme du bac chaque année. En tout cas, ce jeudi soir à 18 heures, il était le seul professeur encore présent au deuxième étage de l'aile ouest du lycée. Les élèves n'avaient pas demandé leur reste et avaient filé dès le retentissement de la sonnerie. Il avait rangé ses affaires, effacé le tableau, replacé le bureau qu'il avait déplacé.

            Pris d'un besoin, il passa aux toilettes. Il entra et fut surpris de trouver devant les lavabos la jeune Naëlle, une de ses élèves.

– Ah, Naëlle.

            Ce n'était pas grand-chose, mais c'était sans doute mieux que de ne rien dire. Un peu gêné tout de même, il lui adressa un demi-sourire, qu'elle lui rendit. Elle n'avait pas l'air troublé. Elle semblait se maquiller. Peut-être avait-elle un rendez-vous à honorer avant de rentrer chez elle ?

            Il s'enferma dans une cabine et urina en essayant de ne pas faire de bruit. Il espérait qu'elle partirait pendant ce temps, mais il n'entendit pas de pas. Il tira la chasse et revint aux lavabos se laver les mains. Elle était toujours là, contournant ses yeux d'un trait d'eye liner. Comme il n'y avait que trois lavabos, ils étaient assez proches l'un de l'autre. Il trouvait la situation embarrassante et se crut obligé de dire quelque chose :

– C'est joli, ton maquillage.

            Il n'avait jamais bien su faire avec les femmes, encore moins avec les jeunes filles.

– Merci, c'est gentil, répondit-elle, sans s'interrompre.

            Il coupa le robinet. Mince, les serviettes en papier se trouvaient du côté de Naëlle. Il passa derrière elle pour accéder au distributeur.

– Tu permets que je…

            Il ne finit pas sa phrase, parce qu'elle avait sans doute compris qu'il visait les serviettes.

            C'est à ce moment-là que passa dans le couloir Alexia Padelpon, professeure de français, qui aperçut Naëlle et son collègue Jean-François Madiran juste derrière elle. Il avait une main au niveau des fesses de la petite et une autre qu'il tendait comme s'il allait l'enlacer. « Non ? s'exclama-t-elle intérieurement. Lui ? Ce vieux frustré coincé ? Mais quel salaud ! ».

            Rejoignant la salle des professeurs, elle hésita. Pouvait-elle rester sans réagir ? Non. Elle était responsable syndicale, en plus. Si elle se taisait, on pourrait lui reprocher d'avoir eu un réflexe corporatiste et cautionné les agissements d'un collègue. Il fallait alerter. Elle se rendit jusqu'au bureau du proviseur. Par chance, il était encore là. Elle dut patienter un quart d'heure avant de pouvoir entrer dans son bureau. Quand elle fut devant lui, elle lui exposa ce qu'elle avait vu.

– Et il a dit « Tu permets que je… » ?

– Oui.

            Le proviseur était embêté. C'était un homme pressé qui n'aimait pas les problèmes. Il s'en était sorti jusque-là en laissant pourrir les situations et, ma foi, à 39 ans, il avait accompli un parcours intéressant, qui était loin d'être fini. Là, il sentait que la Padelpon attendait du répondant. Et cette salope avait de l'influence, elle tenait ses troupes, et même au-delà. Elle était incontournable.

– Bon. On va appeler les parents ! dit-il spontanément.

               Ce qu'ils firent. Ils tombèrent sur la mère qui, à leur grande surprise, leur dit :

– Naëlle rentre vers 19 heures. On sera là avec elle à 19 h 15.

            C'est ainsi que les parents et la fille débarquèrent au lycée à 19 h 20, heure pour le moins inhabituelle, mais la situation était exceptionnelle. Le concierge, mobilisé pour l'occasion, conduisit la famille au bureau du proviseur, où les attendaient ce dernier et la professeure de français.

– Madame, Monsieur, entrez. Bonsoir, Naëlle.

            Alexia Padelpon expliqua ce qu'elle avait vu et entendu. On demanda à Naëlle de raconter. Elle s'exécuta, même si elle s'étonna :

– Mais il ne m'a rien fait.

– Enfin Naëlle, il t'a dit que tu étais jolie ?

– Oui, eh ben ?

– Alors que vous étiez tous les deux seuls dans les toilettes et qu'il n'y avait personne à l'étage ?

– J'en sais rien.

– Et, compléta le proviseur, il a dit : « Tu permets que je… » ?

– Oui. Il voulait attraper les serviettes.

– Elles ont bon dos, les serviettes, lâcha le père.

– Est-ce qu'il t'a touchée ? demanda la mère.

– Non, répondit sa fille, avant d'ajouter. Enfin je crois pas.

– Il t'a touchée ou il t'a pas touchée ? insista le père.

– Je… je sais plus.

            La discussion se prolongea encore un quart d'heure. Au bout duquel il fut décidé que le proviseur appellerait M. Madiran demain matin à 8 heures pour lui demander de passer à son bureau et l'entendre sur sa version des faits. Après quoi on aviserait : plainte, confrontation, suspension.

– Dès la fin de l'entretien, je vous tiens au courant et on décide ensemble. En attendant, rentrez chez vous et essayez de vous détendre. Naëlle, crois bien que nous sommes désolés de cette pénible affaire, que nous allons très vite tirer au clair. Tâche de dormir quand même.

            Chacun s'en fut, étourdi par les mots qui prenaient des proportions surprenantes. Au domicile familial, Naëlle s'enferma vite dans sa chambre après le dîner pendant lequel ses parents ne l'avaient pas lâchée. De son smartphone, elle consulta tous les blogs et les forums qui parlaient de harcèlement scolaire, d'abus de la part d'une personne dépositaire de l'autorité, et même d'enseignants pédophiles.

            De nombreux propos la déstabilisèrent :

« La plupart des vieux qui abusent s'arrangent pour faire comme si leurs gestes avaient été mal interprétés » ;

« Le prof qui te drague est souvent celui qui paie pas de mine, devant qui tu n'hésiterais pas à te montrer en petite culotte » ;

« C'est quand tu crois qu'il s'est rien passé qu'il s'est passé quelque chose ».

            Mince alors, se dit Naëlle : j'ai été victime d'un abus sexuel. Elle se sentit fragilisée. Elle avait besoin de partager sa souffrance. Elle chercha une photo qui correspondait aux deux mots « gentil professeur ». Parmi celles que proposait Google, elle récupéra la bobine d'un type qui aurait pu être son prof, la posta sur son compte Instagram avec la légende suivante : « Vous croyez que le danger peut venir de là où on l'attend pas ? »

            Les réactions commencèrent instantanément, de ses copines d'abord :

– Qu'est-ce tu veux dire, Nana ? On t'a fait du mal ?

– T'as besoin d'aide ? Je suis là.

– Parle.

            Et puis des inconnus se greffèrent assez vite sur les commentaires :

– Quesqui ta fait ce batar ?

– Vas au flics tout de suite.

– Balance ton porc, chérie.

            La discussion s'amplifia et lui échappa. Les sms, les messages Whatsapp et les notifications Instagram pleuvaient. Tout le monde s'excitait. Incroyable, ce buzz. Ça voulait dire qu'elle avait bien fait. Soulagée, elle partit prendre sa douche.

            De son côté, Alexia Padelpon avait appelé quelques collègues.

– Dis, Madiran, t'en penses quoi ? Tu le verrais genre pédophile ?

            Elle avait expliqué pourquoi elle posait la question. Plusieurs lui avaient répondu que ce n'était pas impossible. Une amie lui dit même en rigolant :

– J'ai toujours trouvé qu'il avait un air de vieux satyre !

            La professeure syndicaliste écoutait, confortant son opinion. Elle concluait ses conversations par :

– Je vous en dis plus demain, dès que le proviseur m'a appelé.

            Le lendemain matin, Jean-François Madiran, professeur de sciences de la vie et de la terre au lycée Blaise Pascal, 52 ans, se présenta à 8 h 30 au bureau du proviseur. La secrétaire de ce dernier l'avait appelé dès 7 h 45, ce qui ne devait pas être dans les habitudes de la maison.

            Docile et dubitatif, il n'avait pas posé de questions.

– Ah, vous voilà ! s'exclama le proviseur en le voyant.

– Vous m'avez demandé de venir…

– Oui, et j'aurais préféré de ne pas avoir à le faire ! Enfin, qu'est-ce qui vous a pris ?

            L'enseignant regarda le chef d'établissement.

– Excusez-moi, je ne comprends pas de quoi vous parlez.

– Eh bien je vais vous le dire.

            Et le con dit. Et le professeur, sidéré de ce qu'il entendait, expliqua qu'il ne pensait pas avoir eu un mot ou un geste déplacé pour sa jeune élève.

– Vous ne pensez pas ou vous n'avez pas ? enfonça le tortionnaire.

– Non… Je n'ai eu ni mot ni geste déplacé avec cette jeune fille.

– Les faits sont là, Madiran. Vous vous êtes arrangé pour vous retrouver seul avec elle…

– Mais…

– Vous avez prolongé l'instant où vous étiez isolés tous les deux…

– Mais enfin…

– Vous l'avez complimentée, vous vous êtes placée derrière elle, vous lui avez faussement demandé si vous pouviez… et dieu sait quoi ensuite. Mon Dieu, vous avez perdu la tête !

            Aussi modeste qu'il fut, Madiran n'était pas un imbécile. Il comprit assez vite comment les faits s'étaient enchaînés – le hasard de la rencontre aux toilettes, le passage d'Alexia Padelpon, l'alerte au proviseur, l'échange avec les parents et l'enfant – et comment ces faits s'étaient corrélés dans l'esprit de quelques imbéciles malfaisants alors qu'ils étaient indépendants les uns des autres – la présence du prof et de l'élève aux lavabos, les paroles de lien social minimal, le déplacement autour des lavabos.

            Avec son même esprit scientifique et son expérience d'enseignant, il sut ce qui allait advenir : il serait cloué au pilori par la rumeur dans la journée, par la suspicion que sa collègue ne manquerait pas d'alimenter, puis par les réseaux sociaux dès qu'un élève – Naëlle elle-même ? – parlerait de cette affaire créée de toute pièce.

– J'ouvre une enquête administrative, conclut le proviseur. Et je ne vous cache pas que les parents ont porté plainte. Vous allez donc être convoqué par la police, peut-être déféré devant un juge. En attendant que l'on statue sur votre sort, je vous conseille de rester chez vous.

            Jean-François Madiran regarda l'homme qui se payait d'importance derrière son bureau. C'était évident : ce mâle dominant était prêt à tout pour affirmer son pouvoir. Anéantir un innocent sur une simple insinuation n'était pas un problème, au contraire ; c'était une opportunité à saisir, pour se faire la main, pour montrer sa puissance.

– Et mes cours ? demanda la professeur.

– Comment ça « mes cours » ? Ce ne sont pas les vôtres, d'abord. Et vous pouvez les oublier pour l'instant. Je me charge de prévenir les élèves. Votre présence n'est plus souhaitée dans cet établissement. Je vous conseille de le quitter tout de suite.  

            Le professeur se leva, flageolant. Il savait que cela pouvait arriver et cela lui arrivait. Une présence au mauvais endroit au mauvais moment, la bêtise et la méchanceté de quelques-uns, et vous étiez morts. Professionnellement, socialement, et psychologiquement, il était mort. N'importe qui désormais pouvait détruire n'importe qui. Votre voisin vous déplaisait ? Il suffisait de dire à deux ou trois personnes alentour que vous l'aviez vu toucher un peu longuement la petite fille d'en face, il était mort. Et si vous arriviez à prendre une photo où il se trouvait à moins d'un mètre d'elle, cela allait encore plus vite.

            Il avait à peine mis un pied dans le couloir qu'il sentit sur lui les yeux tueurs de deux secrétaires. « Ça y est, le mensonge a fait son œuvre », pensa-t-il. Il évita la salle des profs mais ne put contourner le hall principal et la cour menant au parking. Deux cents regards d'adultes et de jeunes se tournèrent vers lui les uns après les autres. Il y eut des sifflets, des cris, et des menaces.

– Salaud !

– Une honte !

– On aura ta peau, mec !

            Il rejoignit le portail au milieu des injures. C'était fini.

            Il ne fut jamais condamné pénalement, dut être réintégré à la rentrée suivante. La jeune Naëlle lui écrivit pour s'excuser et lui expliquer qu'elle avait été manipulée. Mais l'intelligence des humains d'une part, celle des moteurs de recherche d'autre part, avaient produit leur œuvre destructrice ; à tout jamais le nom de Jean-François Madiran était associé à une sale affaire, qui faussait immanquablement le regard des élèves et des enseignants sur sa personne. Des centaines de liens renvoyaient à des articles, des reportages, des discussions, des interviews…

            Trois semaines après sa réintégration, face à la haine, à la bêtise et à la méchanceté, des enseignants autant que des élèves, il dut démissionner de l'Éducation Nationale. Pour survivre, il passa un concours administratif de catégorie B, qui lui permit de trouver un poste d'attaché de bureau à la sous-préfecture de Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe ; il y resta jusqu'à la retraite. 



 

25 septembre 2020

La traversée

  

             Il était 5 h 30 et Armand laissait se dérouler son filet. Il faisait nuit et les ampoules brinquebalantes n'éclairaient pas le pont trempé d'humidité. Mais l'obscurité ne gênait pas le vieux loup, qui, après 47 ans de métier – il avait commencé la pêche à 15 ans et en avait 62 – pouvait agir sur son bateau même s'il n'y voyait goutte. Il se repérait aussi très bien sur la mer. En fonction du courant, de la distance des cargos, du creux des vagues, il savait, au kilomètre près, où il se trouvait dans les quelque 75 000 km2 que comptait la Manche, the Channel.

            Basé à Boulogne-sur-Mer, il opérait le plus souvent à l'est, en Manche orientale, entre Calais, France, et Douvres, Angleterre. Certes, l'endroit s'avérait un des passages maritimes les plus fréquentés du globe, mais c'était encore un bon coin, riche en merlans, morues, rougets, plies… Si aucun accord n'était trouvé avant la fin de l'année entre l'Union Européenne et la Grande-Bretagne, les Britanniques pourraient interdire aux chalutiers français de s'aventurer plus loin que 12 miles nautiques avant les côtes anglaises. Pour l'instant, vu l'étroitesse du détroit, on pouvait aller presque jusqu'à la terre, en échange de la réciproque, bien sûr ; il fallait donc profiter de ces derniers mois avant la mise en œuvre du Brexit et d'un probable « no deal ».

            Le câble se déroulait sur le tube d'acier qu'Armand avait fixé à l'arrière de son bateau de bois, retenant le chalut que son poids entraînait dans la mer. Le pêcheur était sorti de la cabine pour surveiller l'opération. En bottes et ciré, il était imperméable à la nuit, au grain et à la brise, qui sévissaient comme à l'accoutumée.

            Soudain, il sentit un mouvement sous ce qui restait du filet sur le pont de bois vermoulu. C'était imperceptible, et pourtant il perçut, peut-être parce qu'il ne voyait rien. Un frottement, une irrégularité dans le déploiement du filet, un déplacement d'air… Il sut qu'il y avait quelque chose. Il laissa le temps au chalut de rejoindre l'eau tout entier, car il n'était jamais bon d'interrompre la manœuvre, on risquait un emmêlement et donc un retour bredouille au port dans l'après-midi. Puis il quitta la poupe, contourna la cabine et se dirigea vers le centre du pont.

            Il distingua plus nettement le bruit et le mouvement, d'autant que quelque chose heurta le treuil à casiers, fixé sur le bord droit du bateau, à équidistance entre la poupe et la proue.

– Nom de Dieu ! fulmina-t-il.

            Il pensa à un chat, peut-être un chien. Il sortit un couteau d'une de ses poches et appuya sur le cran d'arrêt. La lame brilla sous le reflet d'une ampoule. D'une autre poche, il sortit une torche, qu'il alluma et braqua devant lui. D'abord, il ne vit rien. Et puis il découvrit, recroquevillée dans l'arrondi à gauche avant la pointe du bateau, une forme noire, qui tentait de se rouler en boule, mais qui n'y parvenait pas, car la forme n'était pas ronde mais longue…

– Nom de Dieu ! Qui c'est ? Montrez-vous ! Sortez de là !

            S'approchant, brandissant torche et couteau, il se mit à donner de grands coups de pieds dans le corps, qui se leva à une vitesse surprenante en criant des mots dans un sabir incompréhensible :

– Wah ! Oh ! Ah ! No arm ! No arm ! Please ! 

– Tais-toi ! Qui t'es ? Qu'est-ce que tu fous là ?

            Armand braquait sa torche sur le visage de l'étranger, qui se protégeait avec les mains de la lumière aveuglante et des coups redoutés. Armand lui aussi avait peur et tendait le couteau devant lui comme s'il se mettait en garde pour un combat de boxe. Il essayait de voir, mais il ne voyait que des cheveux noirs et bouclés qui dépassaient d'un sweat-shirt à capuche.

            L'étranger se déplaça sans lâcher le rebord du bateau, comme s'il se préparait à sauter à la mer si le marin l'attaquait.

– Moi expliquer vous ! Moi expliquer ! Moi refugee.

            C'est alors seulement qu'Armand réalisa.

– Mais ?… T'es une gonzesse ?!

– Moi expliquer ! Refugee. England !

            Armand ne comprenait rien, mais la peur l'abandonna aussi vite qu'elle avait surgi. Cette créature du diable était une femme, qui ne devait pas être très âgée vu sa voix. Il la saisit pas le haut du bras et la ramena vers le centre du pont où les quelques ampoules apportaient un peu de lumière. Il la lâcha, rangea sa torche et son couteau. La diablesse manqua tomber à cause d'un remous qu'Armand ne sentit même pas.

– Assieds-toi sur la caisse, là ! Et enlève ta capuche, bon Dieu, que je vois ta gueule !

            Comme la créature n'obtempérait pas, Armand saisit la capuche.

– Ah ! Oh ! No !

– Je vais pas te frapper, bougre de connasse ! Mais enlève cette saloperie de capuche !

            Après une minute de cris et de pugilat, la fille comprit qu'il valait mieux ne pas résister, du moins physiquement. Armand contempla le visage devant lui et s'exclama :

– Nom de Dieu de nom de Dieu ! Une Mustapha !

            Il cracha par terre, ajoutant à la viscosité du pont que la pluie nettoyait mal du sang et de la graisse de poisson. Il ajouta :

– Mais qu'est-ce que tu fous là ? Tu t'es planquée sur mon bateau pour échapper aux flics ? Pour t'abriter ?

– Moi go to England. Freedom there. London !

– Tu veux aller à Londres ? Ah ah ! Vous voulez tous aller à Londres, bandes d'imbéciles ! Mais les Rosbeefs il veulent pas plus de vous que nous les Français. On veut pas de vous, tu comprends ? On a assez d'emmerdements comme ça ! Est-ce que nous on va chez vous dès qu'on n'est pas contents ? Non, alors !

            Il était campé les jambes écartées, au milieu du pont qui oscillait, à deux mètres de la fille ; assise sur une caisse retournée, elle se tenait des deux mains pour ne pas glisser. Leurs visages étaient éclairés par intermittence, selon le faible halo des lampes qui fluctuaient au gré du roulis. Le bateau était arrêté néanmoins, Armand n'avait pas remis le moteur.

– Please. Vous emmener moi Angleterre. Moi payer.

            Elle se leva. Il mit la main sur le couteau dans sa poche. Elle posa un sac qu'elle avait sur le dos et qu'il n'avait pas remarqué ; il faut dire qu'il n'était pas bien gros. Elle ouvrit une petite poche sur le dessus et en sortit une série de billets qu'elle tendit devant elle.

            Armand devina plus qu'il ne vit une dizaine de billets.

– Mais qu'est-ce que tu fais, imbécile ? Je vais pas en Angleterre, moi ! Déjà que c'est tendu en ce moment ! Et encore, je fais plus la Saint-Jacques, parce qu'alors là c'est carrément la guerre.

– Gair. Gair ! War in my country !

– Mais d'où tu viens ? D'Afrique ? Non, t'es pas bamboula. La Syrie, alors ? Ou l'Irak. Irakiens et Syriens, y'a que ça en ce moment, on est envahis.

– Vganistane

– Quoi ? Istane ? C'est où, ça ?

– Avganistane. Talibane. Kabul. Acid on the face, my syster. And my brother killed.

– Nom de Dieu, je comprends rien à ce que tu racontes. Mais en tout cas, on va pas en Angleterre. On rentre à Boulogne et tu te casses de mon bateau. Et tu peux t'estimer heureuse que je t'emmène pas direct chez les flics, putain ! Je vote Rassemblement National, moi, je te signale ! Le Pen, ça te dit quelque chose ? Le Pen !

            Il fit un signe pour lui dire de ranger son fric. Il s'apprêtait à retourner dans la cabine quand la fille le surprit en se jetant à ses pieds, entourant ses chevilles de ses deux mains et inclinant la tête entre les deux bottes

– Please. Vous approch Angleterre. Pas port. Moi swim. Water.

            Elle redressa la tête pour le regarder avec des yeux suppliants en faisant les mouvements de brasse avec les bras.

– Mais t'es dingue ? Y'en a plein qui sont morts l'an passé, emportés par les courants ou happés par les bateaux ! On a retrouvé des corps en Norvège, cocotte ! En Norvège ! Et pas plus tard qu'il y a un mois, j'ai un collègue qu'a récupéré une jambe dans son chalut. Une jambe ? Tu piges, un peu ?

            Elle était toujours à genoux devant lui, inclinant et relevant sa tête comme si elle faisait sa prière, enfin la prière des Mustapha. Ça le toucha quand même, ce truc, c'était la première fois que quelqu'un se mettait à genoux devant lui.

– Relève-toi, putain ! Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Ah, tu fais chier !

            Il se détacha des mains qui l'agrippaient. Et rentra dans la cabine, qui faisait comme une petite tourelle d'un mètre carré plantée sur le pont. Là, il ne sut pas quoi faire. Bon Dieu, et son filet qu'il venait de lâcher ! Mais quelle idée avait eue cette fille ! Ça ne se faisait jamais, ça. Pendant des années, du temps de la Jungle, ces forcenés avaient essayé de passer avec les camions, se planquant parfois sous la remorque. Quand les douaniers avaient compris le truc, les mecs avaient commencé à tenter la traversée en canoë, en barque, en kayak ! Ils devaient se croire sur un petit lac de campagne. On ne comptait plus les morts. Certains y allaient à la nage, et, s'ils n'avaient pas la chance d'être arrêtés par les garde-côtes, on les retrouvait ou gelés ou coupés en morceaux. Mais se planquer dans un bateau de pêche, Armand n'en avait jamais entendu parler. C'était pas con, pourtant. C'est vrai qu'il s'approchait pas loin des côtes de l'Angleterre, et que ça faisait partie des usages, pour quelques semaines encore tout au moins.

            Il regarda sur le pont. Il ne la voyait pas. Il consulta sa montre. Il était 5 h 52. Il devait être à 15 miles des côtes britanniques. En mettant les gaz, il pouvait les atteindre un peu avant 6 h 30. Le jour ne serait pas encore levé. Bien sûr, il pouvait se faire intercepter. Mais ce n'était pas dramatique. Il se ferait convoyer par une vedette anglaise jusqu'à la sortie des eaux territoriales. Et s'il n'avait rien pris comme poissons ou crustacés, il n'écoperait même pas d'une amende. Bon sang, il allait le faire ! Lui, Armand Dupontel, patriote, français et pêcheur de père en fils, enfin pas son fils, ce con, il allait aider une rastaquouère qui avait squatté son vieux caseyeur à quitter la France et à entrer en Angleterre ! Nom de Dieu de nom de Dieu !

            Il enfonça un bouton, et le câble qui tenait le filet se mit à s'enrouler lentement autour du tube d'acier.

– Journée de cons ! grommela-t-il.

            Il attrapa dans la glacière une bouteille, un sac en plastique et sortit sur le pont.

– T'es où, l'emmerdeuse ?

            Elle était de nouveau assise sur la caisse. Elle redressa la tête. Il s'approcha d'elle, tira deux autres caisses. Il en retourna une et s'assit dessus, tandis qu'il posa dans l'autre la bouteille et le sac. Les grincements et frottements du filet qui remontait couvraient les clapotis de l'eau salée.

            Il ouvrit le sac, attrapa une des huitres qui se trouvaient à l'intérieur, le trancha avec son couteau et tendit une demi-coquille à la sauvageonne en face de lui.

– Mange ça. Tu vas avoir besoin de forces.

            La fille détourna la tête.

– Mange ! Où je t'emmène pas !

            Armand en goba une. Comme la fille ne bougeait pas, il se leva, prit la main qui tenait l'huitre et la dirigea vers la bouche. Il dut lui maintenir la tête pour qu'elle consente à laisser glisser le contenu de la coquille sur sa langue. Aussitôt, elle s'étrangla et recracha le tout en gesticulant.

– Bon Dieu de merde ! T'as même pas goûté ! Bois un coup, au moins.

            Il lui tendit la bouteille. Elle fit un signe de dénégation.

– M'oblige pas à me fâcher ! Tu quitteras pas la France sans avoir lampé un petit blanc de par chez nous. Chez les Britons, là-bas, t'auras que de la bière pour pleurer.

            Comme il ne baissait pas son bras, elle saisit le picrate. Elle porta lentement le goulot à sa bouche et fit semblant de boire. Il se leva et inclina la bouteille.

– Me prends pas pour un con, fillette. Je vois dans le noir.

            Elle s'étrangla et recracha de nouveau.

– Putain de ta race ! Comment veux-tu survivre par ici si t'es pas capable d'avaler un fruit de mer et un gorgeon de muscadet ?

            Il but, lui, et s'enfila quelques huitres.

– Bon, allez. Ce con de chalut est remonté. Doit être dans un bel état vu que j'ai pas pu l'accompagner, j'en ai pour quatre heures à tout démêler. Journée de merde !

            Il regagna la cabine, remit la bouteille et le sac d'huitres dans la glacière. Il ralluma le moteur et cramponna le gouvernail. Il mit le cap au nord-ouest. Il savait le coin qu'il allait viser, Samphire Hoe, entre Douvres et Folkestone, il y avait là des mini-criques au pied des falaises, sans doute difficilement accessibles par la terre. Pourrait-elle en sortir ? Escalader les falaises ? Trouver un trou de souris ? Il fallait prendre le risque. S'il la débarquait dans un port, elle était sûre de se faire attraper puis renvoyer en France, ou carrément dans son pays de rastaquouères. Il ne pourrait pas accoster, au risque de crever sa coque – il ne manquerait plus que ça, bordel de merde – mais elle pourrait sauter à une cinquantaine de mètres du rivage. Il allait falloir qu'elle nage un peu, bien sûr, à moins que… Bon, on verrait.

            Déjà, il fallait éviter les cargos, les pêcheurs anglais, les garde-côtes des deux pays, une vraie partie de plaisir. Pensant à cela, il n'alluma pas ses phares, éteignit les lampes du pont, et même l'éclairage de la cabine. Cette fois, il était invisible. Il pouvait être pris par le radar d'un navire malgré tout, mais le radar ne pouvait deviner qui il était et ce que contenait sa cargaison. De toute façon, il n'avait pas le choix.

            La mer grossissait. Le crachin se mêlait aux éclaboussures provoquées par les claquements de la coque à la surface de l'eau. Il ouvrit la porte de la cabine.

– Eh, Rastaquouère ! Reste pas dehors à tous les vents ! Viens t'abriter.

            Pas de réponse, pas de mouvement. Tant pis. Il devait aller à l'essentiel, et vite. Il aperçut à bâbord un porte-conteneurs qui se dirigeait vers la France, tandis qu'à tribord un pétrolier s'en allait vers Amsterdam ou Hambourg. 10 minutes après, il aperçut une flottille de 3 chalutiers qui venaient droit sur lui. Des rosbeefs, à tous les coups. Sans doute ne l'avaient-ils pas vu, et il valait mieux qu'ils ne le voient pas. Il changea de cap temporairement, et coupa même son moteur pendant deux minutes. Les ennemis passèrent en trombes.

            Il reprit son cabotage. Cinq minutes plus tard, il aperçut les lumières de Douvres à droite, et, un peu plus loin à gauche, celles de Folkestone. Il fallait avancer encore un peu, un ou deux miles. Il ralentit. Il ne savait pas exactement à quelle distance du rivage il se situait et des récifs pouvaient se trouver là ; ces rochers à fleur d'eau vous transperçaient une coque en moins de deux. C'était un endroit où la côte n'était ni habitée ni éclairée, car des falaises abruptes se dressaient au-dessus de la grève. Si elle a une chance, c'est là, se dit-il.

            Il fut tenté d'allumer les phares, ne serait-ce que dix secondes, mais cela aurait été de la folie, cela pouvait ruiner tout ce qu'il venait d'accomplir. Il avança encore un peu. Il tâchait d'écouter son bateau, notamment le dessous de la coque. Le bruit du moteur dominait bien sûr, mais il avait tant d'expérience qu'il pouvait sentir quand le tirant d'eau faiblissait. Cependant, il ne connaissait pas l'état des fonds marins et la déclivité si près de l'Angleterre. « Pays de cons », bougonna-t-il. À combien on est ? 300 mètres ? 500 ? 150 ?

            Il tint le gouvernail encore une minute, puis coupa le moteur. Il sortit de la cabine.

– Eh ?

            Elle avait délaissé la caisse pour se caler comme elle pouvait le long du rebord, auquel elle pouvait s'accrocher. Son hésitation disparut et il descendit dans la cale, d'où il remonta un petit pneumatique, deux rames et un gilet de sauvetage.

– Tu vas te foutre là-dedans. Là où on est, tu seras poussée vers le rivage. Si ce n'est pas le cas, tu te fous à la baille et tu nages. 

            Elle s'était levée. Elle s'agrippa à lui car le bateau tanguait. Elle regarda au loin et demanda :

– England ?

– Oui, England. Juste là, l'England. À deux minutes à la rame. Peut-être une, peut-être trois. Two minutes. Capito ? 

– England ?!

            Elle ouvrait des yeux incrédules.

– Oui !… Je sais pas ce que vous avez tous avec l'England, putain, mais elle est là. Enfin t'as encore quelques mètres pas faciles à te cogner. Mais je peux pas faire mieux, fillette. Je comprends toujours pas ce que j'ai fait, d'ailleurs.

            Il s'écarta et, avec l'aide du treuil à casiers, mit le canoë à l'eau, prenant soin de l'arrimer au bateau par une corde.

– Tu vas droit devant. Par là.

            Il tendit le doigt.

– De toute façon, le jour va se lever dans un quart d'heure. Mais tu auras accosté avant. Après, je ne peux plus rien pour toi. Ah, attends !

            Il retourna dans la cabine et revint quelques instants après, une bouteille d'eau et un paquet de gâteaux secs dans les mains.

– Tiens, prends ça. Puisque tu veux pas de mes huitres et de mon vin, bougresse.

            Il tapa sur le sac, qu'elle ouvrit. Il glissa lui-même l'eau et les biscuits à l'intérieur. Elle rouvrit la petite poche sur le dessus et en ressortit les billets.

– Range ça, imbécile ! T'en auras besoin pour t'en sortir, en England !

            Elle ferma toutes les poches, mit le sac sur son dos. Ils se retrouvèrent face à face, lui stable sur ses deux pieds, elle ajustant sans cesse son équilibre. Il la regarda dans les yeux pour la première fois. Et comme ils étaient tout près l'un de l'autre, malgré l'obscurité, il la voyait assez bien. Son visage s'était comme allumé. Elle semblait soudain forte, et fière. Elle fit quelque chose qui le laissa sidéré. Elle prit sa main droite et pencha sa tête pour l'embrasser. Avec le front. Trois fois de suite. Oui, trois fois de suite, elle posa son front de jeune rastaquouère sur sa main de vieux loup. Elle se redressa. Comme il la fixait, il vit une larme et un sourire sur le visage qui s'imposait à lui. Instantanément, il sut que cette larme, ce sourire et ce visage qu'ils ne reverraient jamais allaient changer pour toujours le regard qu'il portait sur le monde.

– Nom de Dieu… murmura-t-il, comme pour lui-même.

            Il mit une main dans ses poches et sentit son couteau. Il le sortit et le lui tendit.

– Prends ça. On ne sait jamais. Et puis… tu pourras ouvrir des huitres.

            Elle voulut refuser, mais il le mit lui-même dans la poche du haut du sac à dos.

– Allez, viens.

            Il la prit par le poignet, l'aida à enjamber le rebord et à descendre dans le canoë en s'aidant de la corde.

            Quand elle fut assise rames en mains, il détacha la corde.

– Va. Go.

– Thank you.

            Elle allait partir quand il l'interpela, comme s'il avait oublié quelque chose d'important.

– Au fait, fillette, comment tu t'appelles ? Ton nom ? Your naïm ! Your naïm !

            Au milieu du clapotis de la mer, il entendit :

– Yass.

– Yass ?

– Yass.

– Alors, go Yass. Va, ma fille, va ! Bonne chance, Yass.

            Il entendit une rame taper contre la coque, puis bientôt les deux pales s'enfoncer dans l'eau et en ressortir.

– C'est bien, Yass. Tu vas y arriver. England !

– England ! Thank you.

            Il resta un instant au bord du bateau à tendre l'oreille. Mince, il avait oublié de lui dire de cacher le canoë quand elle arriverait sur la côte, pour ne pas risquer d'être repérée. Tant pis, elle y penserait peut-être. Il hésita à attendre le lever du jour pour être sûr que la terre n'était pas loin et qu'elle n'était plus dans l'eau. Mais non, il risquerait de se faire voir et de provoquer l'alerte.

            Quand il n'entendit plus rien, il rentra dans sa cabine, remit le moteur en marche et exécuta un demi-tour. Il pleura sur une bonne partie du trajet retour, manquant se faire pulvériser par des cargos dont il se souciait à peine. Ce qui le retournait le plus, c'était de penser qu'il s'en était fallu de peu qu'il ramène cette fille en France et ruine son espoir de vie meilleure.

– Bon Dieu de Bon Dieu… Comment j'aurais pu vivre si j'avais agi comme un connard de salopard ?…

            Là, il s'était comporté en être humain digne de ce nom. Et beaucoup mieux que ces dernières années. Beaucoup, beaucoup mieux. Oui, en une heure, Yass avait fait de lui un homme, avec un cœur et des couilles. Il lui avait rendu un petit service ; elle lui en avait offert un immense.

            Il continua à monter chaque jour sur son bateau pendant 3 ans. Et, comme il l'avait prédit aux copains du Bar des pêcheurs où il tapait le carton chaque jour à 17 heures, c'est lui qui calencha le premier, avant le bateau, alors qu'ils avaient le même âge. Mais pendant les trois années qui suivirent ce matin pas comme les autres, pas une nuit il n'avait mis en marche son rafiot sans penser à cette Afghane qui fuyait l'enfer – il s'était renseigné à partir des mots qu'il avait retenus, Kaboul, Talibans – et lui avait rendu sa dignité.

            Alors que, étendu sur le pont visqueux tandis que l'infarctus faisait son œuvre, il regardait le ciel tout noir, il eut cette dernière pensée :

– Nom de Dieu, Yass, tu m'as sauvé. Grâce à toi, je meurs un peu moins con. J'espère que tu t'en es tirée. England, fillette, England !



 

18 septembre 2020

Elle avait dormi sur le sable

 

             Je l’ai remarquée pour la première fois un soir où je sortais le chien. Elle était assise sur le sable contre le mur qui soutient la route dix mètres plus haut. Jambes croisées dans un jean usé, elle pliait un vêtement avant de le poser dans un sac. Je ne voyais pas son visage, mais elle avait l’air jeune, et orientale ; c’est la peau, les cheveux, les habits, la position, qui me faisaient penser cela.

Le lendemain en début de matinée, nouvelle sortie du chien, elle n’était plus là. Je l’ai revue trois jours plus tard. Le soir d’après, elle était encore là. Des cheveux noirs et bouclés, un visage sombre. Elle fumait une cigarette roulée. Je lui ai dit bonjour. Il m’a semblé qu’elle m’avait répondu, mais je n’en suis pas sûr. Le ressac était fort et les vagues s’écrasaient avec fracas.

Un matin, je l'ai découverte lovée sous un manteau, la sangle de son sac passée dans son bras. Pas de doute, elle avait dormi là. Elle n’avait pas dû avoir chaud, on était début avril. Je n’ai pas osé approcher, mais je me suis arrêté quelques secondes pour la regarder. Comment était-elle arrivée jusqu'ici ? D’où venait-elle ? Voulait-elle passer en Angleterre ?

Ça m’a tarabusté toute la journée. Au dîner, j’en ai parlé à ma femme, qui a été efficace.

– Elle ne doit pas vouloir aller à l’accueil social. Apporte-lui quelque chose à manger.

            Après le dîner, nous avons préparé ce que nous pouvions.

– Il lui faudrait du chaud, dit ma femme. Je vais refaire une soupe.

– Ça va refroidir.

– Pas dans la thermos.

            Pendant que ma femme préparait la soupe, j’ai découpé des morceaux de poulet. Avec des feuilles de salade et du fromage, j’ai confectionné des sandwichs. J’ai pris deux compotes dans le frigo. On voulait lui donner quelque chose d’équilibré.

– On a des cuillères en plastique ?

– Non. Prends-en une en alu. Mets-lui un paquet de gâteaux secs. Des bios.

            On a encore ajouté une bouteille d’eau, et trois feuilles de sopalin.

            À 20 h 45, je suis sorti avec le chien. Nous avons traversé la route avec prudence. Puis nous sommes descendus sur la plage par l’escalier. Le ciel se confondait avec la mer, les rouleaux lançaient des éclairs blancs dans le noir. J’ai pris sur la droite sans m’éloigner du mur de soutènement. Arrivé à l’endroit habituel, je ne l’ai pas vue. Que faire ? J’avais le sac avec moi. Ma femme serait déçue si je le rapportais. J’ai décidé de le laisser.

            Le lendemain matin, c’est avec fébrilité que je suis revenu à la place de la fille. Le sac n’était plus là. Qu’est-ce que j’étais content ! J’étais sûr que c’était elle qui l’avait pris, il n’y avait pas grand-monde ici en cette saison, surtout entre 9 heures du soir et 8 heures du matin. J’allais repartir quand j’ai vu un bout de papier plié coincé entre deux pierres du mur.

            Je l’ai pris et j’ai lu :

Thank you. I hesitated to leave the thermos and the spoon, but I thought that these tools would be useful to me. I allow myself to keep them and thank you doubly. You show me that my choice was the right one and that I will get there. Perhaps one of these days, life is so weird.
On a traduit ça sur internet quand je suis rentré à la maison :

– Merci. J’ai hésité à laisser la thermos et la cuillère, mais je me suis dit que ces outils allaient m’être utiles. Je me permets de les garder et vous remercie doublement. Vous me montrez que mon choix était le bon et que je vais y arriver. À un de ces jours peut-être, la vie est si bizarre.

            Nous ne l’avons jamais revue, et espérons qu’elle a réussi son pari, en Grande-Bretagne ou ailleurs. Il ne se passe jamais plus de quelques jours sans que, quand je sors le chien sur la plage, je pense à cette fille étrangère qui, après avoir parcouru des milliers de kilomètres, a dormi plusieurs nuits seule sur le sable avant de continuer son voyage impossible vers une vie meilleure.



 

11 septembre 2020

Dans le vide (fin)

 

               Elle avait bien sûr réfléchi à sa tenue. C'était important, pas la peine de se mentir. Pourtant, il ne fallait pas en rajouter. D'abord, elle devait montrer qu'elle avait confiance en elle. Ensuite, il ne s'agissait pas d'un dîner mais d'un verre, à 19 heures. Enfin, elle n'avait pas l'intention de jouer la séductrice. Certes, elle l'avait appelé, mais c'était lui le demandeur, lui qui avait écrit après 10 ans d'attente et lui qui avait proposé cette rencontre. À lui d'assumer, de se montrer à la hauteur.

            Il avait bien sûr réfléchi à sa tenue. C'était important, pas la peine de se mentir. D'autant qu'il ne pouvait rivaliser ni en jeunesse ni en beauté avec la femme qu'il allait rencontrer. S'il ne voulait pas lui ficher la honte et lui faire regretter ce tête-à-tête, il devait compenser le déséquilibre des corps avec des vêtements de qualité qui lui siéraient. Il n'avait rien à perdre mais beaucoup à gagner s'il ne jouait pas à l'imbécile et tenait le choc.

            On était au début de l'automne. S'il faisait moins de 20 degrés en début de soirée, elle revêtirait son fin pull blanc directement sur la peau, sa jupe, sa veste et ses bottines de cuir beige. Ça faisait beaucoup de cuir, mais ça lui donnait un look de loubarde branchée aussi bien que de bourgeoise sexy, et elle considérait qu'elle se situait juste entre les deux. Et puis elle avait sa coiffure et son maquillage qui, parfois, rendaient secondaires les vêtements.

            Il mettrait un pantalon et une veste assortie sur une chemise sans cravate. Il porterait des chaussures de style sportswear ; il ne supportait plus le cuir noir ou les choses de ce genre. S'il y avait du vent, il ajouterait une écharpe. Il était prêt à prendre toutes les angines du monde pour tenter de plaire à sa voisine ressuscitée, mais une écharpe choisie pouvait constituer un élément de sa parure de paon. Ses cheveux étaient ce qu'ils étaient, hélas. Il avait essayé de se teindre une fois, le résultat avait été catastrophique.

            Elle était en avance quand elle se gara dans une rue adjacente à la place de l'hôtel de ville, où se situait la brasserie. Mince, elle voulait arriver avec 12 minutes de retard. Elle pouvait faire mieux, en terme de retard, mais elle ne voulait pas trop stresser un homme qui parcourait 200 kilomètres pour venir la voir. En se vérifiant dans le rétroviseur puis dans le miroir de son sac, elle se remémora son objectif, qu'elle ne voulait pas oublier, cette fois. Elle devait se méfier, il était apparemment beau parleur, un de ces types qui vous embobinaient sans y paraitre, après quoi vous vous retrouviez dans leur lit sans avoir compris ce qui vous arrivait. Son objectif était le suivant, d'une simplicité confondante, qu'elle avait pourtant mis un moment à trouver : si elle était attirée, le revoir ; si elle n'était pas attirée, ne pas le revoir. Elle avait aussi défini les moyens pour atteindre cet objectif : une heure de conversation, d'observations et d'inspirations dans le lieu qu'elle lui avait laissé choisir.  

            Il était en avance quand il se gara dans une rue près de la brasserie où ils avaient rendez-vous. C'était bien : il entrerait dans le bar le premier, il aurait le temps de passer aux toilettes, de vérifier sa mise et sa coiffure. Il choisirait une bonne place, dans un angle si possible, plutôt en fond de salle qu'à l'entrée. Il avait choisi cet établissement pour ses banquettes, ses boiseries, et parce qu'il n'était pas bruyant, du moins s'il n'avait pas changé. Il se préparait au retard de son ex-voisine – le nombre d'heures qu'il avait passé dans sa vie à attendre des femmes dépassait l'entendement – car elle saurait se faire désirer, il n'en doutait pas. L'expérience lui avait appris à garder son calme pendant ces moments, ce qui n'était pas facile, car on perdait vite son assurance si les efforts et la concentration qu'on avait mobilisés pour être prêt à l'instant T se prolongeaient alors qu'on poireautait seul dans un lieu public. Quoi qu'il en soit, il ferait avec ce que dicterait le comportement de la belle. Son objectif était simple : donner à cette femme envie de le revoir et obtenir un dîner – avec les moins de 40 ans le dîner était jugé ringard, mais elle en avait plus – pas forcément le soir-même, mais dans un délai raisonnable. Moyens pour parvenir à cette fin : illimités.

            Elle le vit. Il était un peu moins grand que dans son souvenir. Un peu plus blanc aussi. Mais le visage était correct, la peau soignée. Elle dirait 54. Il se leva et un sourire illumina son visage. Waouh ! Il était très fort sur le sourire, imparable ! Du coup, le léger plissement des commissures qu'elle avait prévu se transforma en grand écart, découvrant ses dents. Elle riait presque ! Mince alors, Chloé, reprends-toi, oh !

            Seigneur Jésus ! La démarche de cette femme, l'assurance qu'elle avait. Le mouvement de sa poitrine, de ses cheveux, de ses fesses peut-être, que déclenchait le claquement de ses talons sur le parquet. Mon Dieu, ces bottines, une pure merveille ! Et ce pull, blanc et argent, enfin ce pull, quelques millimètres de mailles, un pousse-au-crime. Il lui sembla que dès que leurs regards s'étaient trouvés, son visage s'était illuminé. Waouh ! Il avait attendu 10 ans, mais ça valait le coup.

– Bonjour, dit-il.

– Bonjour, répondit-elle, en s'asseyant rapidement. 

            Elle posa son téléphone sur la table et le sac sur la banquette, puis le téléphone dans son sac. Il allait dire quelque chose, mais elle redressa soudain la tête et dit :

– Alors, c'est vous !

– C'est moi. J'ai un peu honte.

– De quoi ?

– Vous avez dû, a posteriori, vous sentir épiée, observée.

– Un peu, c'est vrai. Je ne vous snobais pas, pourtant, du moins pas de manière volontaire.

– J'ai mal interprété. Je voulais tellement entrer en contact avec vous…

– Mais pourquoi ?

            Il cherchait sa réponse quand elle s'exclama :

– Non, ne répondez pas à cette question ! Excusez-moi.

– Ça ne me gêne pas.

– Non, s'il vous plait…

– Pas de problème.

            Elle ne devait pas lui tendre la perche pour qu'il déclare sa flamme, si telle était son intention, sans quoi la discussion prendrait une tournure plus intime que ce qu'elle voulait.

            Était-elle plus fragile qu'elle ne le laissait paraître ? Avait-elle peur de certaines vérités ? Il sourit. Ce n'était pas un mal qu'elle se sente un peu gênée, il l'était aussi.

– En tout cas, je suis heureux de vous voir, enfin. J'ai aimé les dix années passées à Saint-Jean, mais j'avais le regret de ne pas avoir connu ma mystérieuse voisine.

            Ce ne serait pas facile de l'empêcher d'aller sur le terrain de la confession, il en avait envie, visiblement. Mais elle devait résister. Elle tenta de réorienter la conversation :

– Pourquoi êtes-vous parti ?

– À la fois pour le travail et pour me rapprocher de mes parents, qui sont mal en point. Vous, vous êtes originaire de la région ?

– Non. D'encore plus loin que vous. Je suis d'Avignon.

– Et qu'est-ce qui vous a amenée ici : le travail ou l'amour ?

            Elle le regarda, vaguement inquiète. Pourquoi est-ce qu'elle n'était pas plus détendue ?

– Le travail de mon amour. Du moins de mon amour de l'époque.

– Et malgré votre divorce, vous êtes restée dans la région ?

            Elle le fixa, faillit s'indigner. Non, c'était logique. Bien sûr qu'elle était divorcée, il avait eu dix ans pour s'en apercevoir.

– Oui, c'est lui qui est parti.

– Et vous êtes restée à cause de votre travail à vous ?

– Et à cause des enfants, de quelques amis, de l'endroit…

– Et c'est quoi, votre travail à vous ?

– Ce n'est pas très glamour : je suis secrétaire-comptable.

            Il perçut, dans le « ce n'est pas très glamour », une souffrance, ou un regret. Rêvait-elle d'un autre métier ? Oui, comme 80 % des individus, hommes ou femmes. En effet, il lui parut évident qu'elle pouvait faire plus, être plus. Comme il serait heureux de l'aider ! Rien ne lui procurait autant de joie que d'aider quelqu'un à progresser, à donner son potentiel.

– Tout dépend, j'imagine, pour qui et avec qui vous travaillez. Peu importe le boulot finalement, s'il a un sens qui nous motive et si on l'accomplit avec des personnes qu'on estime.

– J'ai cette chance, en effet, de travailler dans une entreprise où je me sens bien.

            Mince, c'est lui qui posait la plupart des questions. Mais s'il voulait avoir l'impression de maîtriser l'entretien, mieux valait ne pas lutter contre. L'expérience lui avait appris qu'il fallait laisser croire aux hommes qu'ils menaient les choses ; ils étaient moins pénibles ainsi. Il suffisait de dire « oui oui » tout en agissant comme on voulait.

            Merde, on tombait dans les banalités, et il voulait tout sauf ça : leur prise de contact était exceptionnelle, ce moment devait être exceptionnel, ils devaient être exceptionnels.

            Une serveuse se présenta.

– Vous prendriez un cocktail avec moi ? interrogea-t-il. J’en ai envie, et ça me ferait plaisir que vous m’accompagniez.

– Et quoi comme cocktail ?

– Pour vous, je verrais bien un Mojito.

– Et pourquoi ?

– Parce que depuis trois ou quatre ans, c’est l’alcool à la mode chez les femmes de votre génération. N’est-ce pas, Mademoiselle ?

            La jeune fille consentit :

– C’est vrai que c’est tendance, en ce moment !

– Vous voyez, c’est tendance.

– Bon, va pour un Mojito.

– Et un Cosmopolitan pour moi, s’il vous plait.

– Pourquoi pas un Mojito ?

– Je n’aime pas la menthe.

            La jeune fille s’éclipsa et ils se calèrent sur les banquettes. Il se tut quelques secondes. Elle inspira, expira. Il sourit.

– Ça va ?

            Il la regardait, sans la dévisager, non sans intensité. Elle enchaîna :

– Et vous, quel est votre métier ?

– Pire que secrétaire comptable. Je fais du coaching.

– Ouh là !

– Ça fait peur, hein ?

– Disons que ça incite à se méfier. Vous devez être un manipulateur. Qui coachez-vous ?

            Il consentit à parler un peu de son métier, pour équilibrer le dialogue, les questions et les réponses.

            Les cocktails arrivèrent. Un verre large et cubique empli du vert gazeux du Mojito, un verre à pied fin pour le Cosmopolitan au rouge éclatant. 

– Et voilà, dit la serveuse.

– C'est beau, dit-il.

Elle trouvait cela beau en effet, les verres mais aussi les boiseries et les lumières de l’établissement. On était entre chiens et loups, un moment propice à l’appréciation de la beauté, du moins quand on n’était pas trop stressée.

      Vous semblez pensive, dit-il.

– Oh…

– Y a-t-il quelque chose qui vous tracasse ?

– Non. Je pense trop, c'est un de mes défauts.

– Vous aimeriez être plus légère ?

– Oui. Maintenant que les enfants ont grandi.

– Que font-ils ?

– Florian a 22 ans, il termine une licence de droit. Manon en a 20, elle est dans une classe préparatoire économique et commerciale.

– Ils marchent bien.

– Florian peine. Il n'est pas assez travailleur, il faut dire qu'il fait beaucoup de sport. Manon, elle, change d’avis toutes les semaines. Elle s’emballe vite.

– Ils ont plusieurs cordes à leur arc.

– Il faudra bien qu’ils choisissent.

– Et vous, qu’est-ce que vous allez choisir ?                      

            La question lui fit l’effet d’un coup au cœur.

– Moi ?

– Oui, vous.

– Mais, je n’ai pas de choix à faire. Ils sont faits depuis longtemps !

– Vous êtes sûre ?

– Il y a un temps pour tout.

– « Quand Dieu créa le temps, il en créa suffisamment ».

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Un proverbe idiot, que j’aime bien, car il n’est pas si bête, même si on ne croit pas en Dieu.

Elle sourit, eut même un petit rire. Elle recula et secoua sa tête. Elle essayait de se faire une idée : de ses épaules, de ses forces, de ses faiblesses, de ses mains, de son odeur, de sa culture.

            Il la sentait osciller entre parole et silence. Elle se méfiait d'elle-même autant que de lui. Elle gardait son mystère et sans doute le garderait toujours ; elle faisait partie de ces femmes que l'on ne connaissait jamais, et c'était un miracle.

 – Au fait, vous me devez un aveu !

– Comment ça ? Je ne vous dois rien du tout !

– Si, votre prénom. Vous conviendrez que je ne suis pas très exigeant.

– C'est vrai que j'avais promis. D'après vous ?

– J'y ai réfléchi, figurez-vous.

– Non ?

– Vous n'avez pas pensé à moi depuis notre conversation, depuis que vous avez reçu la lettre ?

            Elle le regarda.

– Vous savez que vous êtes indiscret ?

– Parce que je suis attiré. Je sais, vous n'êtes qu'intriguée.

– Bon, alors, mon prénom ?

– D'après moi, vous êtes née il y a 40-45 ans, et les plus courants à cette époque étaient Stéphanie, Sandrine, Céline, Virginie, Émilie, Aurélie, Laetitia…

– Bien essayé, mais non.

– Alors ?

– Ça commence par un C.

– Catherine, Coralie, Corinne…

– Non.

– Christine, Christelle, Charlotte…

– Non.

– Caroline !

– Non.

– Cécile, Camille, Coline…

– Non.

– Je m'incline.

– Chloé.

            Il sembla surpris.

– Mon prénom vous pose problème ?

– Mais non ! Au contraire ! Chloé, c'est fantastique ! Je n'ai jamais connu de Chloé !

– C'est pour ça que c'est fantastique ?

– Pas que. Chloé, ça vous va à la perfection. Ça claque comme un coup de fouet, ça vous interpelle et vous arrête en même temps.  

– N'importe quoi…

– Si, je vous assure, Chloé c'est un très bel équilibre, une promesse et une menace…

– J'imagine que si je m'appelais Simone que vous auriez trouvé autre chose. Ou la même chose, d'ailleurs !

– Simone aurait été difficile à positiver.

            Ils sourirent. Il remarqua :

– Je vous signale que j’ai presque fini mon Cosmopolitan, alors que vous n’avez quasiment pas touché votre Mojito. Vous n’aimez pas ?

– Mais si !

            Pendant qu’elle buvait quelques gorgées, il interpela la serveuse qui passait non loin.

– Vous m’en mettrez un autre s’il vous plaît, ce verre était tout petit. Et pour Madame, on va attendre, elle est plus mesurée que moi.

– N'oubliez pas que vous habitez loin maintenant, vous avez de la route.

– Deux demi-cocktails n’empêcheront pas ma prudence et ma sobriété, ni même mon respect du code de la route. Et si j’en bois un troisième… vous m’hébergerez.

– Je ne crois pas.

– Mince alors.

            Elle se sentit rougir. Pourquoi n'arrivait-elle pas à se détendre davantage ? Elle avisa son verre et comprit que la solution était dedans. Elle sirota, se cachant et se dévoilant à travers les parois qui contenaient son breuvage. Un deuxième Cosmo arriva, qui fut suivi quelques minutes après d'un deuxième Mojito.

            Elle sentait que l’alcool commençait à faire son effet et qu’elle se détendait, mais elle voulait garder le contrôle de ce qu’elle disait. Car elle était peut-être attirée, finalement. Elle irait peut-être un peu plus loin avec cet inconnu qui se dévoilait. Peut-être.

            Il était subjugué. Aplomb, beauté, fragilité. C'était elle, le cocktail qui réchauffait son cœur et lui montait à la tête. Elle était capable de silence, en plus.

            Elle inspira. Et éclata de rire avant de finir sa respiration.

– Ah ! s’exclama-t-il. C’est bon de vous voir rire. Riez !

– C’est l’alcool, ça ne compte pas.

– Comment, ça ne compte pas ? Vous n’êtes pas bien ? Pas mieux qu’il y a une demi-heure ?

– Si.

– L’alcool, à petite dose, nous aide à être nous-même. C’est sa plus grande vertu.

– Et c’est bon, ce truc.

            Elle rit de nouveau, et il l’accompagna. Alors elle décida de ne plus chercher à tout contrôler. Le cadre était agréable, la boisson délicieuse, et elle avait plaisir à découvrir l’homme en face d’elle.

            C'est pourtant elle qui parla le plus. De sa famille, de son travail, de ses origines. Lui aussi parlait cependant, même s’il était plus court qu’elle dans ses réponses. Il ne paraissait pas vouloir cacher quoi que ce soit ; simplement, ça ne l’intéressait pas de parler de lui.

– Et si moi ça m’intéresse ? remarqua-t-elle.

– Mais non.

– Mais si, je vous assure.

– Vous voulez de l’état civil ? J’ai 55 ans, je suis divorcé depuis 20 ans, j’ai deux enfants, je suis deux fois grand-père, et donc coach depuis 10 ans après avoir été D.R.H. pendant 20. J’ai l’air en bonne santé, mais j’ai mal partout. Aucun intérêt. C’est vous qui êtes intéressante.

– Moi ?

– Vous avez remarqué ? Vous dîtes souvent moi quand on vous interroge.

– Moi ?

            Il rit, elle aussi. Elle comprenait qu’en parlant avec lui elle apprenait sur elle-même. Il avait un don pour révéler des vérités, éclairer des points obscurs, faire sortir les non-dits. Les gens étaient si rarement francs, la parole était si rarement vraie.

            Les cocktails facilitaient leur gaieté, augmentaient leur aisance.

– Attendez, reprit-elle. Vous n’avez pas vécu comme un moine depuis 20 ans ?

– Souvent, si. Ma vie est à dominante monacale. Je travaille beaucoup et beaucoup à domicile, je ne sors pas, je mange peu. Il me semble que je m'éloigne des humains.

– J’ai du mal à vous croire. Vous semblez si épanoui, si à l’aise en société.

– Les moines sont souvent des gens joyeux.  

– Vous n’avez jamais refait votre vie, comme on dit ?

– Souvent.

– Et… ça n’a pas marché ?

– Si, très bien.

– Vous vivez avec quelqu’un ?

– Pas en ce moment.

– J’ai du mal à vous suivre.

– Je ne cherche pas à faire durer les relations à tout prix.

– Pourquoi ?

– Le plus beau peut avoir été vécu, le quotidien peut devenir pesant. On peut avoir d’autres priorités. Dans ces cas-là, mieux vaut ne pas prolonger.

            Elle eut une moue dubitative, que son alcoolémie rendait comique. Elle s'interrogeait : était-il un affreux macho ? Mentait-il pour se donner un genre ? C’est lui qui compléta.

– Ce que j’aime, ce sont les histoires. J’aime en lire, en écrire, et en vivre.

– Les histoires d’amour ?

– D’amour, oui. S’il n’y a pas d’amour, c’est ennuyeux.

            Ces mots faisaient écho à sa vie à elle : elle repensait aux configurations amoureuses qu'elle avait connues. Mais elle voulut rester sur sa vie à lui, maintenant qu'elle avait réussi à lui piquer la maitrise de la conversation. Elle relança :

– Et comment rencontrez-vous les femmes avec qui vous vivez de belles histoires ?

– Par hasard, mais en titillant ces hasards. Vous êtes le dernier exemple : c'est le hasard qui nous a fait voisins, et j'ai titillé ce hasard en vous envoyant une lettre. Après 10 ans de mépris…

– Ce n'était pas du mépris. Vous êtes du genre persévérant ?

– Je crois, oui. C'est une qualité que je m'accorde.

– Une qualité que je n'ai pas.

– Parce que vous avez la qualité inverse : la capacité à passer à autre chose, à ne pas vous encombrer l'esprit, à aller de l'avant.

– Je crois, oui. C'est une qualité que je m'accorde.

            Ils se regardèrent. Plus intensément, sans doute qu'ils ne l'auraient voulu. Mais c'était trop tard. On pouvait détourner les regards, ce qu'ils firent, mais on ne pouvait effacer la seconde où ils s'étaient trouvés.

– Vous êtes un séducteur ?

– J'aimerais. Je suis un piètre conquérant.

– Ça m’étonnerait.

– Je réfléchis trop. Je ne suis pas assez instinctif. J’ai des scrupules.

– Vous êtes un homme libre ?

– On n’est jamais libre, car on n’est rien sans les autres. Personne ne serait capable de vivre seul. Mais j’aspire à une certaine liberté. Par exemple, contrairement à la plupart des gens, j’applique le proverbe : « Mieux vaut être seul que mal accompagné ».

– Je l'applique aussi.

– Ce n'est pourtant pas une règle universelle. Il n’y a pas de solution idéale. Tout est compromis, priorités. Chaque cas est particulier.

            Ce n’était que des mots, mais elle fut étonnée de la résonance qu’ils avaient en elle. Elle regarda pendant quelques secondes l’espace « lounge » où ils se trouvaient. Elle observait les visages des consommateurs, entendait leurs voix. Le Mojito semblait non pas flouter sa vision et brouiller son audition, mais leur donner une acuité particulière. Était-ce cette perception qui créa en elle un sentiment d’appartenance qu’elle n’avait pas ressenti depuis longtemps ? Oui, dans ce café, en ce début de soirée, elle faisait partie des vivants. Elle tentait quelque chose et cela donnait du relief à sa vie.

            Après quelques secondes de silence, il relança :

– Est-ce que le but que vous vous étiez fixé en venant ici est atteint ?

            Boum. Un direct de plus. Mais elle avait de la ressource et son jab en retour, comme on dirait en boxe, partit à pleine vitesse :

– On ne vous a jamais dit que vous êtes trop direct ?

– Parfois.

– Ça ne m’étonne pas.

– Que voulez-vous : on se gargarise avec la franchise, valeur prônée par tout-un-chacun, mais en fait les gens détestent qu’on soit franc avec eux. Ils ne veulent que l’hypocrisie.

– N'est-ce pas la vie en société qui nous impose quelques convenances ?

– Oui, mais elle sont détournées pour être érigées en murs derrière lesquels chacun s'isole. La franchise est une délivrance, pour les deux interlocuteurs.

– Elle peut faire mal.

– Oui, et parce qu'elle peut faire mal, on ne l'utilise pas et on l'empêche de faire du bien. Si je vous demande de quoi vous avez envie, là maintenant tout de suite, que me répondez-vous ? En toute franchise ?

            Celui-là, elle ne l'avait pas vu venir. Comment se défiler, cependant, après ce qu'ils s'étaient dit ? Au point où ils en étaient ? Alors, elle s'entendit répondre :

– Aller marcher sur les quais.

            Elle avait l'impression de s'être jetée dans le vide, pourtant il revint à la charge :

– Avec moi ?

            Elle tenta un regard réprobateur, mais elle pouffa :

– Vous êtes insupportable ! Vous mériteriez que je réponde « Non, toute seule ».

            Elle se leva. Ouh là… Sa tête tourna quelques secondes et le haut de la banquette fut un support bienvenu.

– Vous m'avez saoulée. Mais je vous préviens, vous ne coucherez pas avec moi.

– Marcher est mieux. Surtout qu'il va peut-être falloir que je vous porte.

            Elle balança son sac vers sa figure à lui :

– Sale type.

            Il avait pris la coupelle avec les notes et s’était avancé vers le bar.

– Attendez, dit-elle en le rejoignant, on partage !

– Pas question.

– Vous…

– Ne dites pas des choses que vous pourriez regretter.

            Elle n’ajouta rien, mais lui donna un coup de poing sur le bras. Il rit, et, pendant que le patron du bar additionnait les tickets, elle s’étonna de ce geste qu’elle avait eu, inimaginable une heure plus tôt.

            Tandis qu'elle s'avançait vers la sortie de la brasserie, elle se dit une chose, à l'instinct : s'il met un bras sur mon épaule ou me prend par la taille, je le jette. S'il me prend la main, j'accepte.

            Il la rejoignit, lui ouvrit et lui tint la porte. Ils se retrouvèrent sur la place et, accompagnant le geste à la parole, suggéra :

– Donnez-moi votre bras. Nous avons un peu bu, et il faut se soutenir.

            Le bras ? Elle n'avait pas pensé à cela. Le bras, c'était entre l'épaule et la main, et cela n'emprisonnait pas la taille. Pas de doute, il avait du savoir-vivre.

            Il écarta son bras, et elle glissa le sien. Les creux de leurs coudes s’ajustèrent. Elle pensa qu'ils faisaient peut-être petits vieux, mais après tout pourquoi pas. Les bonnes manières avaient leur charme.

            Ils partirent en direction du fleuve. La nuit était tombée, l'air s'était chargé en humidité. Cette fraicheur lui plut. Elle se sentait légère, et confiante. Elle rit toute seule, mais il ne s’en rendit pas compte, ou il fit semblant.

– Excusez le décousu de notre conversation, dit-il. Et le culot de ma lettre. Et l'incongruité de ce rendez-vous.

            Elle s’entendit répondre :

– Vous avez bien fait, Guillaume.

            Ces seuls mots lui mirent les larmes aux yeux. Elle ne s'en rendit pas compte, ou elle fit semblant. Il ajouta :

– Vous, Chloé, je vous remercie d'avoir été malpolie pendant 10 ans.

            Elle s'écarta légèrement pour regarder son visage, sans lâcher son bras pour autant. Leurs yeux se trouvèrent à nouveau, et ils surent qu'ils allaient vivre une belle aventure.



 

4 septembre 2020

Dans le vide (suite)

 

               – Guillaume Huscat ?

– Oui.

– C'est votre voisine.

– Celle avec qui j'ai parlé des poubelles ce matin ?

– Pas exactement. Votre voisine d'avant. D'avant votre déménagement. Celle qui ne dit pas bonjour.

Guillaume sentit son cœur remonter dans sa gorge.

– Ah oui !

– Oui, quoi ?

– Oui, c'est vous.

– C'est moi.

C'était elle. Incroyable. Depuis qu'il avait posté la lettre, il n'y avait plus pensé. Et elle était là. Au bout du sans fil. Il fallait qu'il trouve quelque chose à dire, et vite. Il avait rêvé de lui parler pendant 10 ans, il ne pouvait rester muet alors qu'elle lui tendait la perche.

– Vous avez reçu ma lettre ?

Imbécile : pourquoi est-ce qu'elle t'appellerait si elle n'avait pas reçu ta lettre ?

– Vu que vous l'avez mise dans ma boîte, il était difficile de ne pas la recevoir.

2-0.

– Et… vous en pensez quoi ?

Minable. 3-0. Il posait les questions et pourtant il subissait la conversation. Comporte-toi en homme, bon sang ! 

– J'en pense que vous vous êtes trompé sur mon attitude et mes pensées à votre égard.

Elle parlait avec assurance. Presque avec dureté. Pas de doute, c'était elle.

– Mais, je n'ai fait que subo… (il allait dire subodorer, ce con), que chercher à deviner votre attitude et vos pensées.

– Et pourquoi, s'il vous plait ?  

– Parce qu'elles ne me paraissaient pas… pas normales.

– Ah ! Vous êtes expert en normalité ?

4-0.

– Ce que je veux dire, c'est que j'étais surpris que vous ne répondiez pas à mes bonjours.

Elle sembla marquer le coup, du moins le déduisit-il de l'absence de mots et de souffle au cours des deux secondes qui suivirent. 4-1.

– Si vous dites bonjour en attendant un retour, c'est que vous êtes intéressé.

C'est lui cette fois qui resta muet deux secondes. 5-1. Elle en profita pour relancer :

– C'était le cas ?

Vite…

– Non, enfin, je veux dire… Oui, ça m'aurait intéressé de vous connaître. Mais je dis aussi bonjour aux petites vieilles, rassurez-vous.

– Oh, je ne suis pas inquiète. Vous semblez très bien maîtriser les codes de la communication.

– Je n'appellerais pas ça de la communication. Plutôt de la politesse : vous connaissez la signification du mot ?

5-2. Quoique… C'était peut-être trop direct. 

– L'insolence, c'est votre style ?

Ouf.

– Excusez-moi. C'était idiot.

– Pas tant que ça. Puisque c'est cela que vous me reprochez : l'impolitesse.

– Je ne reproche pas, je regrette. De ne pas avoir pu parler avec vous.

– Peut-être que vous vous y êtes mal pris.

6-2. Il essayait de la visualiser. Il ne voyait que des contours. Jamais elle ne lui avait laissé le temps de la regarder en face.

– Je suis content que vous m'appeliez. Je n'osais pas l'espérer.

– Soyez franc : si vous m'avez adressé cette lettre, c'est bien que vous espériez une réaction ?

– J'espérais toucher votre conscience. Il m'a toujours semblé que, lorsqu'on n'arrivait pas à obtenir les gestes que l'on souhaitait de la part de quelqu'un, on pouvait au moins essayer d'agir sur sa conscience. C'est une maigre consolation, mais c'est mieux que rien. Que l'autre se dise, même a posteriori : j'aurais dû, ou j'aurais pu. Lui donner quelques regrets.

– C'est une conception. Pourquoi était-ce si important que je vous dise bonjour ?

Elle dominait toujours la conversation, mais le ton était plus doux, en même temps plus profond. Il n'aimait pas le téléphone, il savait qu'il n'était pas bon avec cet engin. Mais si elle ne le brusquait pas trop, il allait y arriver.

– Peut-être parce qu'on ne peut pas vivre sans un peu de chaleur et de douceur autour de soi.

– Et est-ce que vous pouvez comprendre qu'une femme se méfie de ce qu'il y a souvent de caché derrière la chaleur et la douceur ?

– Bien sûr. Je le comprends, je vous comprends. Mais… est-ce que je suscitais la méfiance de votre part ? Vous êtes sûre que vous ne m'accordez pas plus de pouvoirs que je n'en ai ?

– Oh là, vous vous emballez, là ! Votre fausse modestie vous rend prétentieux.

7-2, au moins.

– Je vais essayer d'être franc.

– N'essayez pas, soyez.

– Eh bien disons que j'aurais souhaité une réponse à mes bonjours de n'importe qui, mais une réponse de votre part aurait embelli ma journée. 

– Pourquoi ?

– Non…

– Si. Pourquoi ?

– Parce que… vous m'attiriez.

– Pourquoi ?

– C'est de la torture…

– Il ne fallait pas m'écrire. Pourquoi est-ce que je vous attirais ?

– Mais parce que ! Vous êtes belle, vous êtes élégante, vous êtes mystérieuse.

– J'imagine que vous croisez bien 100 femmes chaque jour à qui vous pouvez coller ces qualificatifs ?

– Toutes n'habitent pas à côté de chez moi.

– Du coup, je parais plus facilement accessible, c'est ça ?

– Il n'y a pas moins accessible que vous. Je n'ai toujours pas compris comment vous faisiez pour m'ignorer à ce point.

– Je ne vous ignorais pas.

– Vous ne le faisiez peut-être pas exprès, mais vous m'ignoriez.

Un silence se fit. Soudain, elle éclata de rire. Il se détendit.

– Quelle conversation, quand même ! dit-elle.

– Surréaliste.

– Pourtant réelle.

– C'est ce qu'il y a de mieux : quand la fiction rejoint la réalité.

– Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?

– L'expérience. Mais je me tais car vous allez encore me trouver prétentieux. 

– On prétend tous à quelque chose.

Elle se tut, lui également. L'expérience lui avait appris ça, aussi : si l'on n'avait pas peur du silence et qu'on lui laissait sa place entre les sons, il obligeait les interlocuteurs au dévoilement, à la sincérité.

– Quand même, reprit-elle, cette lettre, alors que vous êtes parti maintenant, ce n'est pas très glorieux…

– Je reconnais.

– Pourquoi ne l'avez-vous pas écrite, et surtout postée, avant ?

– Vous regrettez ?

Silence.

– Oui.

7-3. Vite… Il fallait à la fois profiter de l'aveu et ne pas abuser, sans quoi la porte entrouverte se refermerait.

– Vous êtes franche.

– Plus que vous.

– Avouez que je fais des efforts : mes bonjours, mes sourires, la lettre…

– C'est vrai.

– Le problème est que je ne sais pas si ça vous plait.

– Le problème est que je ne le sais pas non plus.

– Ah… Je ne vous attire pas, ça j'ai eu 10 ans pour le constater. 

– Pourquoi est-ce que vous m'attireriez ? Il y a quelques autres milliards d'hommes sur terre et vous ne cassez pas des barres.

8-3.

– C'est dit.

– Si ça peut vous faire plaisir, vous avez réussi à m'intriguer. Écrire ce que vous avez écrit et me le faire savoir dénote une personnalité intéressante, peut-être. En tout cas du culot. Et les femmes aiment les hommes qui ont du culot. 

8-4.

– Donc vous m'aimez ?

– Ne déformez pas mes propos : j'aime un des actes que vous avez commis dans votre vie depuis… Quel âge avez-vous, au fait ?

– Trois ans de plus que vous.

– Un peu plus, à mon avis.

– Dans ce cas, c'est que vous faites plus vieille que votre âge.

8-5. Il crispa le visage. De peur d'une claque verbale en retour d'un humour dont elle n'avait peut-être pas le sens. Mais elle eut cette réponse honnête et astucieuse :

– Je ne peux pas me vexer puisque j'ai dit que les femmes appréciaient le culot. Et puis on ne justifie pas une évidence.

9-5.

– J'ai une question : pourquoi m'avez-vous appelé ?

– Je vous l'ai dit : vous avez éveillé ma curiosité. Curiosité de vous – qui est ce type qui m'a calculée pendant 10 ans pour me l'avouer quand il est parti ? – et curiosité de moi – quelle image et quelles attitudes sont les miennes pour que j'apparaisse si malpolie ?

– Et vous espérez que je vous donne les réponses ?

– Plutôt que notre discussion m'aide à les trouver.

– La discussion d'aujourd'hui ?

– Oui.

Mince. Elle n'envisageait pas de rencontre. Du moins ne le disait-elle pas ? Devait-il la proposer ? Maintenant ? Culot, elle avait dit culot !

– Il faut qu'on se voie.

– Et si je ne veux pas ?

– Vous voulez.

– Le problème est que vous, les hommes, confondez rencontre avec ouverture.

– À mon âge, comme vous dites, on connait les différences entre hommes et femmes, et on les respecte.  

– Une telle affirmation n'est pas suffisante ; seules les preuves concrètes sont valables.

– Laissez-moi vous apporter des preuves, concrètes.

9-6. Silence. Tais-toi, pensa-t-il. Elle hésite, elle réfléchit. Tu n'obtiendras pas de rendez-vous en insistant, mais en la laissant découvrir que c'est la suite logique.

– Vous habitez loin, maintenant.

 – Je viendrai jusqu'à vous. 

Il faillit ajouter qu'il serait heureux de connaître enfin le derrière des fenêtres qu'il avait regardées si souvent, mais se retint en estimant qu'elle risquait de ne pas aimer cette intrusion.

– Je préfère que nous nous voyions en terrain neutre.

– C'est la guerre ?

– Plutôt la conclusion d'un traité de paix.

10-6.

– J'aime bien les mots « traité », « paix », mais je n'aime pas « conclusion ».

– Tous mes mots ne peuvent pas vous plaire.

– Je crois que si, en fait. J'ai tellement espéré entendre le son de votre voix que vous pouvez dire n'importe quoi, je suis comblé.

Elle rit de nouveau. Oh, joie.

– Au fait… Je ne sais pas votre prénom. Il n'était pas marqué sur la boîte aux lettres.

– Je vous le dirai quand nous nous verrons.

– Alors on va se voir ?

– On va se voir. 

10-10 !

– Magnifique.

– Ne vous emballez pas. Quand nous serons l'un en face de l'autre, vous me trouverez moins jolie que de loin, peu intéressante, et moi je me dirai que j'avais raison de ne pas vous saluer. 

11-10.

– Pour l'instant, continuons à rêver. C'est bon de rêver. Vous ne trouvez pas ?

– Ce n'est pas désagréable.

– J'ai encore une question. 

– La dernière.

– En ce moment, vos cheveux sont détachés ou attachés ?

– Attachés avec une pince. Je sors de ma douche et je suis en peignoir.

C'était si beau qu'il n'eut pas besoin de visualiser pour voir.

– Vous voulez me tuer ?

– Ah c'est vrai, vous êtes vieux. Prenez votre cachet pour le cœur.

– Il n'y a pas de remède à ça.

– C'est quoi, ça ?

– Vous.

Alors, peut-être pour créer un choc salutaire et ne pas prolonger une conversation avant d'être enfin près d'elle, il coupa l'appel. D'instinct. N'était-ce pas de la folie, alors qu'elle s'était décidée à lui parler ? Non, c'est ce qu'il fallait. 11-11. Elle devait être surprise, amusée peut-être. Son numéro s'était affiché. Il lui enverrait un texto pour lui proposer un lieu et une date. Et il lui dirait combien il était heureux de son appel.

 

Chloé regarda son téléphone. La communication avait été coupée. Par lui. Et c'est elle qui était malpolie ? Il était dingue ce mec, non ? Elle sourit. Oui, bien frappé même, pour se faire un film pendant 10 ans, lui écrire, et lui parler comme il lui avait parlé. Pas banal en tout cas, pas frileux, et pas désagréable. Et qui, visiblement, savait ne pas insister. 

Elle devait se méfier cependant, ne pas s'emballer, elle non plus. Il n'était pas un prince charmant. Juste un voisin, un ancien voisin, qui la draguait d'une drôle de manière. Elle n'allait quand même pas se faire avoir comme une ado ? À 45 ans ! 

Elle se repassa le déroulé de la conversation. Le plus étonnant est qu'elle avait mis 5 jours à l'appeler, pensé des heures à ce qu'elle allait dire, et que l'échange lui avait complètement échappé. D'où étaient sortis ces répliques, ces aveux, ces esquives ? Pourquoi avait-elle été si dure au début, limite agressive ? Pour correspondre à l'image qu'il avait d'elle ?

Elle avait ensuite rectifié le tir. Quand il avait dit « Je suis content que vous m'appeliez. Je n'osais pas l'espérer », cela avait été le déclic : ils avaient pu sortir des postures, aller à l'essentiel sans se mentir. Ils s'étaient cherchés avec les mots, se découvrant l'un l'autre. Ils avaient été gonflés quand même ! Tous les deux !

Pour autant, l'amour ne se décrétait pas. Rien n'indiquait qu'elle tomberait amoureuse de lui. Il n'empêche qu'elle devait utiliser le cadeau que lui faisait cet homme en l'obligeant à se dévoiler pour vérifier si elle vivait de manière optimale ou si elle devait procéder à quelques changements pour vivre mieux. Qu'il en soit bénéficiaire ou pas était secondaire, même si elle lui donnerait sa chance si par hasard il l'attirait. En serait-il heureux ? Pour peu que son fantasme de 10 ans ne s'effondre pas devant la réalité, c'était probable vu ses propos. 

Et maintenant ? Maintenant, elle allait appliquer la règle qu'elle connaissait, mais qu'elle oubliait souvent de mettre en pratique : on n'entreprend pas quelque chose d'important avant d'avoir déterminé, 1 son objectif, 2 les moyens à mettre en œuvre pour l'atteindre. 

Cela signifiait qu'elle devait réfléchir à un tas de questions avant le rendez-vous : avait-elle envie d'aimer et d'être aimée ? Qu'attendait-elle, et que n'attendait-elle pas, d'un compagnon ? Voulait-elle continuer à vivre seule ou se réinstaller avec un homme ? Était-elle prête à changer de logement ? Comment s'organiser avec ses enfants qui avaient quitté le nid, mais y revenaient souvent ? Et même : quel serait, pour elle, la situation idéale ? 

Oui, si elle pouvait choisir sa vie, là, sans limites, que déciderait-elle ? Ça valait le coup de s'interroger sur ce point, non ? Si. Comme on était à peine dans la réalité, elle allait mettre la barre haut, très haut. Puisque rien n'avait commencé, tout était possible.



 

28 août 2020

Dans le vide

 

               Chère voisine,

            À l'heure où je quitte la rue, le quartier, la ville, la région, je tiens à vous dire au revoir, à vous qui ne m'avez jamais dit bonjour. Pendant 10 ans, chaque fois que nous nous sommes croisés, ce qui arrive souvent quand on habite une rue calme à 20 mètres l'un de l'autre, vous êtes restée muette et avez détourné la tête. Mes sourires et mes bonjours tombaient à plat, je me sentais bête.

             Dans ces cas-là, on hésite entre différentes attitudes. Persévérer d'abord. En se disant que vous êtes gênée, timide ou maladroite, et qu'avec un peu de patience, la politesse ou l'humanité minimales qui demeurent en tout un chacun finiront par se révéler. Alors j'ai continué à vous dire bonjour chaque fois que je vous voyais, généralement quand vous montiez ou descendiez de voiture tandis que je partais ou revenais à pied. Soit je vous avais vue quelques secondes avant de vous croiser, et je prenais le temps de préparer mon visage, ma tonalité, mon attitude. Soit nous nous tombions dessus, et naturellement, parce que c'est ma personnalité, un sourire se formait sur mon visage tandis qu'un bonjour sortait de ma bouche. Dans l'un ou l'autre cas, vous ne réagissiez pas, faisant comme si vous ne m'aviez pas entendu, même pas vu. J'en restais comme deux ronds de flan, du moins une demi-seconde, après quoi je reprenais la marche et les battements de cœur pour ne pas m'humilier davantage.

            Vous pensez bien – vous pensez ? – que je me suis posé des questions. Comment étiez-vous capable d'une telle performance ? Oui, figurez-vous que j'assimilais votre magistrale ignorance à une performance. Car même le plus malpoli des malpolis – ils sont légions – finit par grommeler un salut quand on lui met régulièrement devant le nez une marque de sympathie. Comment pouviez-vous à ce point refuser les règles de la sociabilité, alors que vous sembliez une femme active, équilibrée, insérée ? J'en riais. « Incroyable », me disais-je chaque fois que je rentrais, si parfaitement méprisé.

            Après le comment, c'est le pourquoi qui m'a tarabusté. Pourquoi une telle attitude, si peu naturelle et usuelle qu'elle ne pouvait qu'être délibérée, choisie, volontaire ? La réponse se trouvait-elle dans l'image que vous aviez de moi, qui vous poussait à une franche détestation ? Il est vrai que j'habitais, seul, dans une grande maison avec jardin, tandis que vous logiez, avec deux enfants adolescents, dans un des quatre cubes collés les uns aux autres qui forment le petit ensemble à côté de chez moi. Maudissiez-vous cet homme qui vivait au large dans 130 mètres carrés tandis que vous vous serriez à trois dans 80 ? Travaillant avec des horaires irréguliers, dont une partie à domicile, passais-je pour un riche oisif qui ne fichait rien de ses journées alors que vous faisiez rugir le moteur chaque matin à 8 heures pour partir au boulot ? Recevant peu de monde, si ce n'est quelques femmes, pas toujours les mêmes, et m'absentant souvent deux ou trois jours, donnais-je l'image d'un type malsain, aux mœurs douteuses ?      

            Peut-être. Si vous saviez, cependant… Mes 130 mètres carrés sont une location, dont 40 à usage professionnel. Le loyer n'a pas bougé depuis 10 ans, parce que j'ai pris la maison « en l'état » et que la propriétaire n'y fait jamais rien. Le glandeur est un professionnel libéral qui travaille 50 heures par semaine et ne gagne sans doute pas plus que vous. Mes absences sont dues à des déplacements de travail et les quelques femmes que vous pouvez apercevoir ne sont que des compagnes qui se succèdent au fil du temps, avec pas mal d'intermittence entre chaque. J'ajoute que j'ai deux enfants moi aussi, même s'ils sont adultes maintenant et qu'ils vivent loin d'ici.

            Ensuite, face à votre mutisme et à votre rigidité, j'ai cessé mes simagrées. L'indifférence ? Moi aussi je peux le faire ! J'ai cependant vite dû reconnaitre que je n'étais pas aussi bon que vous. Si je vous apercevais à l'avance, ça allait, j'avais le temps de me préparer mentalement : « Fais pas le con, tu bronches pas, tu ne baisses par la tête mais tu fermes ta gueule et tu prends pas l'air du ravi de la crèche ». Motivé, je vous croisais le regard lointain et le port altier, préoccupé de tout sauf de cette insignifiance, vous. Mais si vous me surpreniez au dernier moment, j'avais du mal à retenir mon sourire et mon mot. Quand par malheur ils m'échappaient et que vous n'aviez pu esquiver ce quasi-contact, vous vous dégagiez du corps et de la tête d'un air agacé.

            Cela a duré ainsi des années et des années. Nous pouvions rester deux mois sans nous voir, et nous croiser ensuite plusieurs fois dans une même semaine. Imperceptiblement, nous avons appris à augmenter la distance entre nous, moi changeant de trottoir, vous limitant vos apparitions aux trajets porte de voiture – porte de domicile, douze mètres environ. Nous sommes devenus, avant l'heure, des experts de la distanciation sociale. Vous par choix, moi à mon corps défendant.

            Car vous m'attiriez. Le mystère de votre attitude, une certaine solitude, et votre beauté. Ai-je dit que vous étiez belle ? J'aurais dû commencer par là peut-être, mais non, parce qu'un autre physique n'aurait peut-être rien changé à ces comportements étonnants. Il m'arrivait, sans le vouloir, de vous apercevoir dehors depuis chez moi, au hasard d'un passage devant une des fenêtres donnant sur la rue. Parfois seule, parfois avec un de vos enfants, parfois avec un homme – rarement –, parfois avec votre chien ; c'est de lui que j'étais le plus jaloux. C'est le seul pour qui vous sembliez capable de douceur et de tendresse. Je vous ai vue le porter dans vos bras et l'embrasser. Parfois quand, d'une fenêtre toujours, je voyais arriver votre voiture, je m'accordais une minute. Je voulais vous voir descendre et marcher, voir vos cheveux coiffés, vos joues maquillées, vos habits choisis. C'était fugace, quelques secondes entre la voiture et la maison, jamais un regard ni pour mes fenêtres ni pour l'alentour – ne pas être le seul que vous méprisiez, était-ce une consolation ? –, mais c'était toujours ça, un peu de beauté dans la journée, un peu de désir dans l'apathie, un peu de mystère dans la banalité.

            C'est vous qui m'y obligiez, mais j'essayais de ne pas vous réduire à votre beauté. Qu'y avait-il derrière cette sculpture de glace ? Quelle vie ? Quelle personne ? Vous avait-on fait beaucoup de mal pour que vous sembliez à ce point vous méfier des humains ? Maudissiez-vous la terre entière parce que vous n'aviez-pas la vie que vous souhaitiez ? Mais à part quelques imbéciles que l'on ne croise qu'à la télé ou sur Youtube, n'est-ce pas le lot commun que la souffrance et la déception, certes à des degrés divers ? Ou alors, et ce serait pire, n'étiez-vous si indifférente qu'avec moi pour être charmante avec les autres ? Était-ce mégalomanie de ma part de penser à ce traitement spécifique ? Ou folie de croire que vous étiez le problème alors que c'était moi ?

            Je revenais à mes interrogations – comment pouvais-je susciter un tel mépris ? – et à mes objections rassurantes – ma voiture n'était pas plus grosse que la vôtre. J'ai failli, quelquefois, crever l'abcès, vous prendre bille en tête, me plantant devant vous et vous saisissant le poignet en beuglant :

– Enfin merde, on est des êtres humains, non ? Pourquoi est-ce que vous me dites jamais bonjour ?

            D'autres jours, je penchais plutôt pour :

– Écoutez, c'est trop bête. On est voisins, on ne se connait pas alors qu'on est peut-être faits l'un pour l'autre. Venez prendre un verre à la maison.

            D'autres fois, je pensais à des choses folles, comme bloquer votre voiture avec la mienne pour vous obliger à me parler et à vous dévoiler. Ou m'introduire chez vous et vous faire une déclaration à genoux à votre rentrée du travail. Peut-être attendiez-vous d'un homme qu'il vous surprenne enfin ? Qu'il sache commencer une relation par autre chose qu'un sourire, un bonjour et une invitation à boire un verre ?

            Mais je remisais vite ces audaces mentales au fond de mon cerveau, de peur que vous me preniez pour un dangereux malade et que vous me fuyiez plus que jamais. Un mot glissé sous votre porte ? J'y pensais également. Mais je redoutais là encore que le remède soit pire que le mal.

            Je n'ai donc rien fait jusqu'à aujourd'hui. J'ai vu vos enfants grandir, puis partir, même s'ils reviennent souvent, j'ai l'impression. Vous avez à peine vieilli, vous êtes toujours aussi belle. Ce mot, cette lettre plutôt, c'est maintenant que je m'en vais, maintenant que je ne suis plus là pour en apprécier les conséquences, que j'ai le courage de vous l'adresser. La lâcheté caractérisée. Tant pis. Au point où j'en suis de votre estime… Quand on n'existe pas, on ne peut pas tomber plus bas.

            Je vous salue, vous que je n'ai pas réussi à connaître. Vous, vous n'aurez pas à m'oublier puisque vous ne m'avez jamais connu. À jamais, Guillaume.

 

            Quand elle découvrit une lettre dans sa boîte aux lettres, Chloé fut très surprise. Une lettre, non timbrée, avec son prénom et son nom écrits à la main, ce n'était pas courant. Quand elle la lut, elle fut sidérée. Lui ? Mais qu'est-ce qu'il racontait ? C'est lui qui ne lui disait pas bonjour ! Il avait toujours l'air ailleurs, préoccupé, dans son monde ! Elle chercha dans sa mémoire, et ne se souvint pas d'avoir été impolie avec lui. C'est vrai qu'elle n'aimait pas traîner entre la voiture et la maison, soit parce qu'elle était à la bourre le matin, soit parce qu'elle était pressée d'aller se doucher le soir. Mais de là à le mépriser, quel film il se faisait ! Incroyable.

            Elle relut la lettre. Elle s'aperçut qu'elle n'avait pas enlevé sa veste et ses escarpins. Elle se libéra et se replongea dans les lignes invraisemblables. Elle rit à certains passages, fut émue à d'autres. Abasourdie, elle posa les trois feuilles sur la table basse et s'affala contre le dossier. Elle resta ainsi un moment à tenter d'assimiler les mots qui se bousculaient dans sa tête.

            Elle partit se doucher. Pendant que l'eau coulait sur sa peau, mille pensées commencèrent à l'assaillir, sur elle-même, sur l'image qu'elle renvoyait, sur sa vie, sur celui qui avait été son voisin pendant 10 ans et qu'en effet, ça c'était incontestable, elle n'avait jamais regardé. Elle voyait cependant à quoi il ressemblait.

            En peignoir, elle sirota son thé en croquant un carré de chocolat. Elle prit la lettre et la relut encore. Elle comprit alors que ces mots allaient bouleverser sa vie. Fébrile, elle saisit la tablette et tapa le nom de l'expéditeur, son ancien voisin, ce fou qui avait osé écrire, accomplir et penser ça. Elle trouva ses coordonnées sans difficultés, il avait un site. En effet, il avait quitté la ville. Il n'empêche – elle le décida le soir-même –, elle allait l'appeler.

            La suite, ce serait un roman.



 

21 août 2020

LKO (2e partie)

 

           – Piotr Alexandrovitch Ossokovsky est donc mort à la frontière franco-italienne le 26 avril 1945 à l'âge de 44 ans, perforé par un obus allemand. Son fils, Viktor Kabdan Ossokovsky, avait 9 ans et demi. Il n'avait vu son père que trois fois trois jours pendant les années de guerre. Il avait donc peu de souvenirs, et la mort d'un père absent changea peu de choses à son quotidien. Aylin prit moins bien la mort de son mari. Non seulement elle ne pouvait construire la famille qu'elle espérait avec l'homme qu'elle aimait, mais en plus elle se demandait si elle n'avait pas commis une erreur en quittant Paris, la danse et la liberté pour suivre cet aventurier qui l'avait laissée pour aller se battre après six ans de vie commune, et qui désormais ne risquait pas de revenir.

            Le commerce de vêtements, qui leur avait permis de survivre pendant la guerre – même si le troc avait remplacé les ventes – put se maintenir jusqu'en 1949. Mais à partir de 1950, commença l'ère de la fabrication en série, du synthétique et du prêt-à-porter. La soif de consommation comme le progrès technique et la liberté retrouvée poussaient les consommateurs vers des tenues pas chères et faciles à porter. Et puis la protection sociale qui se mettait en place en France rendait plus compliquée l'exploitation – j'emploie ce mot volontairement – des couturières indépendantes, qui aspiraient à autre chose qu'à se ruiner les yeux 10 heures par jour et 6 jours par semaine dans des ateliers mal éclairés.

            En 1952, Aylin stoppa d'elle-même l'activité pour la terminer proprement. Elle avait 50 ans. Elle rêvait d'un changement, de métier, mais aussi de vie, c'est-à-dire de lieu de vie. Retourner en Turquie l'attirait. Après la Guerre, avec l'aide des Américains, l'économie s'était libéralisée. Et le pays conservait le principal héritage de Mustafa Kémal : la laïcité.

            Le problème était Viktor. Il ne voulait pas quitter Paris, même Boulogne, pour Istanbul. Il allait passer son bac, et il voulait entreprendre des études scientifiques ; il semblait attiré par la physique et la chimie, même s'il était aussi passionné d'histoire, excellent en français, en anglais et en russe.

– Tu as de nombreuses cordes  à ton arc, mon fils.

– Grâce à toi, Maman.

– Et à ton père.

            Aylin n'oubliait jamais de rendre hommage à son mari défunt et de rappeler à son fils quel homme extraordinaire il avait été. Viktor, faute de pouvoir incarner son géniteur dans un corps et une voix, le voyait plutôt comme un personnage de légende, plus fictif que réel.

            Viktor obtint son bac avec mention très bien – rarissime à l'époque – ce qui lui valut d'être accepté en classe préparatoire au collège-lycée Stanislas de Paris, encore mieux cotée que celles d'Henri IV et de Louis-le-Grand.

– Eh ben dis donc ! s'exclama Lutsi.

– Tu pourras toi aussi y entrer, si tu le veux, répliqua Sonia.

            Lutsi donna un coup de coude à sa mère et secoua la tête.

– N'importe quoi. Continue.

– Tout est possible, Lutsicha. Il ne tient qu'à toi…

– Allez… Continue !

–  En septembre 1953, Viktor intégra l'internat de la prépa scientifique Stanislas, dans le VIe arrondissement de Paris. Il ne t'a pas échappé que Stanislas est un nom russe, ce qui, même si c'est symbolique, ne pouvait que donner du sens à ce choix. Tranquillisée, Aylin partit à Istanbul, grâce à des cousins sur place avec qui elle était restée en relations, qui pouvaient la faire travailler dans leur commerce de fruits et légumes et l'aider à se loger. Il était convenu qu'elle reviendrait huit jours à Noël et que son fils irait passer un mois en Turquie l'été suivant.

            Je vais vite, mais c'est ainsi que cela se déroula pendant toutes les études de mon père. En 1960, diplômé de l'École centrale de Paris, il fut embauché par une entreprise qui s'appelait alors Thomson-CSF, et qui est aujourd'hui Thalès. Ses domaines d'activités étaient la défense, l'aéronautique et la sécurité. Passionné d'électronique, balbutiante à l'époque, Viktor contribua à mettre au point des systèmes de protection d'installations, de couverture radar du territoire, de guidage laser et je ne sais encore quelles autres technologies.

            En 1965, il rencontra une jeune ingénieure française, avec qui il se maria un an plus tard. En 1968, naquit Nicolas, mon demi-frère, que tu connais.

– Ouais…

– Mais c'est à partir de 1970 que les choses se compliquent. Je vais vite là encore, mais figure-toi que ton grand-père fut approché par les services de renseignements russes.

– Le KGB ?

– Eh oui, le KGB.

– Il a accepté de travailler pour eux ?

– Attends. Il commença par refuser. Les Russes insistèrent : il ne s'agirait que de transmettre quelques renseignements sur les systèmes de défense français, pour éviter la domination américaine, ce qui est un objectif que « nos deux nations partagent, n'est-ce pas Viktor Piotrovitch ? ». Ajouter le patronyme de son père était destiné à faire vibrer la corde sensible. « Un combattant hors pair, camarade. Bien entendu, si vous le souhaitez ensuite, nous faciliterons votre retour dans la mère patrie ». Depuis 1946, un décret permettait aux « Russes blancs » de rentrer au pays, en principe sans poursuite, puisqu'ils étaient « amnistiés ». La plupart avaient refusé, considérant que le régime stalinien n'avait rien à voir avec la Russie. Les malheureux qui crurent à la clémence du monstre se retrouvèrent à travailler dix heures par jour dans des camps de Sibérie. Krouchtchev et Brejnev, si l'on peut dire simples autocrates, assouplirent le régime, mais le goulag fonctionnait toujours sous leur règne et toute dissidence se payait de quelques années de travaux forcés, ou, pour les plus récalcitrants, d'un séjour en hôpital psychiatrique, d'où l'on ne ressortait jamais sain d'esprit tant la torture mentale y était forte.

            Les Russes passèrent au stade 3 de la persuasion. Tu devines ?

– Des menaces contre son fils ? Contre sa femme ?

– Je pense que cela aurait été le stade 4. Le stade 3, ce fut une femme, qui constituait bien une menace cependant. Elle était ce que les hommes appellent « une bombe » et ce que la Russie produit en étonnantes quantités. Celle qui approcha Viktor cacha son identité russe bien sûr, la ficelle aurait été trop grosse. Et elle se manifesta plus d'un an après le dernier contact avec l'émissaire russe. La « Finlandaise » chargée de séduire Viktor devait obtenir des photos compromettantes pouvant servir à le faire chanter.

– Pourquoi les Russes tenaient-ils tant à Viktor ?

– On était en pleine guerre froide. L'Est et l'Ouest se livraient une bataille sur tous les terrains : nucléaire, militaire, industriel, géopolitique…

– Viktor a cédé ?

– À la femme non, aux Russes oui.

– Comment ça ?

– Figure-toi que les Russes n'étaient pas les seuls à s'intéresser aux travaux de ton grand-père. La DST, Direction de Surveillance du Territoire, était alors le principal service de renseignement français. Ils avaient repéré les manœuvres soviétiques. Ils approchèrent alors Viktor et lui mirent un marché en main : « Acceptez la proposition soviétique, nous vous transmettrons les informations susceptibles de les intéresser. En échange de votre collaboration, demandez à être rapatrié en Russie au bout de 3 ans de service, à Moscou si possible ».

– Tu veux dire qu'il devint un agent double ?!

– Exactement. Sans doute voyait-il là une manière de conjuguer sa double appartenance. Peut-être aussi espérait-il avoir la paix, c'était un scientifique. Mais il était fils de son père. Il avait donc en lui une part de folie et une envie d'aventure.

– Sa femme accepta ?

– Non. Ils divorcèrent. D'après mon frère, cela devait arriver de toute façon. Annick, c'était le nom de cette femme, ma belle-mère, et Nicolas, partirent vivre à Grenoble, d'où elle était originaire.

– Et ton père partit en Union Soviétique ?

– Pas tout de suite. Pendant trois ans, il remit à son correspondant des plans et des notes confidentielles. Les responsables russes n'étaient pas des enfants de chœur et ils auraient vite flairé l'escroquerie si les renseignements n'étaient pas de qualité. Ils l'étaient donc, simplement ils avaient été produits trois années plus tôt. Les dates étaient falsifiées.

– Par la DST ?

– Par la DST.

– Comment il retrouvait son contact ?

– D'une manière très simple. Dans une brasserie près des Champs-Élysées, Le Berkeley, qui était en quelque sorte le repère des espions à Paris, ce qu'a raconté par la suite l'écrivain Vladimir Volkoff.

– Repère d'espions, c'est un oxymore, non ?

– Tu connais ça, toi ? Non seulement tu as une jolie frimousse, Lutsicha, mais en plus elle est bien pleine.

– Arrête les digressions… 

– Digressions aussi ?

– Allez !…

– Des enveloppes sous une table, parfois un microfilm dans une poche, plus rarement un paquet caché dans les toilettes. Bref, du classique.

– Et que recevait Viktor en échange ?

– Des billets.

– Dont il faisait quoi ?

– Il a acheté un bel appartement à Paris. Il a sans doute entretenu des maîtresses. Mais il n'oubliait pas son ex-femme et son fils, qu'il n'a jamais laissés dans le besoin.

– Et les Russes ne s'aperçurent pas de son double-jeu ?

– Pas dans un premier temps.

– Ça a dégénéré ?

– Oui.

– Raconte.

– D'accord, mais là il me faut une cigarette. C'est de la mort de mon père dont je vais te parler, quand même.

            Sonia se leva pour attraper un cendrier. Elle en profita pour allumer une lampe à pied, qui seconda la bougie et augmenta la clarté de la pièce sans casser l'intimité nécessaire aux confidences. Lutsi admira la silhouette de sa mère, parfaite dans sa jupe droite grise et un chemisier rouge en soie, qui semblait n'avoir jamais froid. « Quelles origines elle a… », pensa-t-elle, sans pour autant s'associer à cette ascendance, qui était aussi la sienne. Il ne faisait pas chaud et Lutsi s'entoura de la polaire qui traînait sur le sofa.

– Tu ressembles à un petit ourson, remarqua Sonia en exhalant une bouffée de tabac blond.

– J'admirais ta ligne.

– Moi j'admire ton visage. Et bientôt j'admirerai ta ligne aussi.

            Sonia resta debout un moment.

– Bon. En 1975, Viktor Kabdan Ossokovsky fut exfiltré à Moscou, dans un centre de transmissions militaires.

– Mais comment pouvait-il avoir envie d'aller vivre là-bas alors qu'il avait la belle vie à Paris ?

– Bonne question. À laquelle il y a je pense plusieurs réponses : la curiosité scientifique, les pressions de la DST, et puis la principale selon moi : son histoire familiale, en particulier celle de son père, qu'il connaissait si mal malgré ce qu'avait pu lui en dire sa mère.

– Elle était toujours à Istanbul ?

– Malheureusement, elle y est morte assez jeune, en 1971, à l'âge de 69 ans. Bêtement, en plus : elle a été renversée par un camion. Je regrette beaucoup de ne pas l'avoir connue.

– Ah oui, tu n'es pas née, toi, encore…

– Pas encore. À Moscou, dans ces années 1975-76-77, les compétences de Viktor firent merveille. Réciproquement, il apprit beaucoup auprès des ingénieurs et techniciens soviétiques. La vie à Moscou n'était de plus pas désagréable quand on avait la chance d'être un privilégié du régime. D'une manière très différente, Viktor retrouvait un peu la position de ses grands-parents à la fin du régime tsariste.

– Comment est-ce qu'il a rencontré ta mère ?

– Eh bien tu ne vas pas me croire, mais comme son père.

– C'était une danseuse ? Il l'a rencontrée dans un cabaret ?

– Mieux : au Bolchoï.

– C'est quoi ?

– Le théâtre le plus célèbre de Moscou. Miléna faisait partie de la troupe du ballet. Elle interprétait les grandes œuvres du répertoire : Le lac des cygnes, La belle au bois dormant, L'oiseau de feu… Miléna cependant n'était pas une danseuse vedette. Elle n'exécutait pas de solos, et surtout elle ne participait pas aux déplacements à l'étranger. Elle en était très frustrée, car il était impossible de sortir de l'URSS si l'on ne faisait pas partie d'une organisation officielle invitée dans un pays tiers pour une raison précise. Je crois que Maman était sincèrement amoureuse de Papa, mais sans doute l'aimait-elle aussi en raison de sa nationalité française, car elle rêvait de venir en France. « Dis, milyy Viktor, tu m'emmèneras à Paris ? Dorogoy, tu m'emmèneras à Paris ? ».

– Il l'a fait ?

– Attends. Ils se sont mariés. Tu sais où ? À l'église Saint-Nicolas-le-Thaumaturge. Pas celle de Boulogne, où s'était marié son père, celle de Moscou. C'était un beau clin d'œil. Maman était magnifique, une vraie poupée russe, un peu mince peut-être, comme toutes les danseuses.

– Elle a de la chance…

– Ne dis pas de bêtises. Les filles de ta génération, vous visez le mode squelette, mais ce n'est pas une solution.

– Continue.

– Ils s'installèrent dans le quartier de Khitrovka, dans un appartement pas trop vétuste, pas trop mal chauffé. Et truffé de mouchards du parti, comme partout.

– C'est là que tu es née ?

– C'est là que j'ai grandi, après être née dans une clinique…

– … le 26 octobre 1978.

– Exact.

            Sonia prit le temps de finir sa cigarette. Quand elle arriva au filtre, elle la posa sur le cendrier pour qu'elle s'éteigne d'elle-même. Elle ne les écrasait jamais, pour ne pas jaunir ses doigts vernis. Elle revint s'asseoir sur le sofa et Lutsi, partageant la polaire, se blottit contre elle.

– Quand je suis née, il restait à mon père moins d'un an à vivre. Depuis son arrivée à Moscou, il était toujours en contact avec les renseignements français, non plus la DST, qui n'opérait que sur le territoire national, mais le SDECE, Service de documentation extérieure et de contre-espionnage. Ils prenaient cette fois de très grandes précautions, car la Russie soviétique était un état totalitaire, basé sur la surveillance générale de la population par la population. Il y avait forcément parmi les voisins, les collègues, les amis, un apparatchik sans scrupules – là, ce n'est pas un oxymore mais un pléonasme –, prêt à dénoncer aux autorités le moindre comportement suspect. En fait, le SDECE avait mis au point une règle simple : c'est toujours eux, les Français, qui prenaient contact.

            L'agent du SDECE était un attaché de l'Ambassade de France, les ambassades ayant toujours été à la fois la couverture et le vivier des espions de tous les pays. Généralement, l'agent du SDECE contactait Viktor dans un lieu public – métro ou file d'attente devant un magasin – et lui donnait rendez-vous pour deux jours plus tard dans le square le plus proche de notre appartement, où l'agent se trouvait pour soi-disant promener son chien, tandis que Papa descendait pour fumer une cigarette. Même quand ils n'étaient que tous les deux, ils faisaient mine de se rencontrer par hasard. Papa laissait tomber une enveloppe, ou un sac, l'agent récupérait et s'en allait.

– Mais comment pouvait-il sortir les documents de son centre des transmissions de Moscou, qui devait être hyper-surveillé ?

– Remarque pertinente. Il ne sortait rien. Il apprenait par cœur et il notait chez lui, en cryptant le tout selon un code que les Français lui avaient appris en France.

– Mais c'était quoi, ces renseignements ?

– Ça pouvait être des formules mathématiques, des lieux d'implantation d'écoutes, et, le plus intéressant, le nom d'agents soviétiques infiltrés dans les pays de l'Ouest.

– Il avait accès à tout ça ?

– De manière parcellaire. Mais avec de la rigueur et du temps, on fait beaucoup de choses.

            La mère et la fille méditèrent un instant cette affirmation. Puis :

– Qu'est-ce qui a mal tourné, alors ?

– On ne sait pas. Il avait dû être repéré, malgré sa prudence. Voilà ce qui s'est passé. Il fut désigné pour aller à Londres représenter l'institut moscovite à une rencontre internationale sur les micro-ondes et les faisceaux hertziens, une sorte de congrès où, malgré la guerre froide, les puissances avaient décidé de faire le point des connaissances. Personne n'était dupe : les technologies les plus prometteuses seraient tenues secrètes par les pays qui les mettaient en place. Mais c'était malgré tout l'occasion de se connaître entre spécialistes, de briller, et pour l'URSS de montrer sa puissance, dans ce domaine également.

            Maman, toujours avide de sortir d'URSS, aurait voulu l'accompagner à Londres. Mais c'était impossible, le régime ne le permettait pas. Ce fut une chance pour elle, sans quoi elle serait morte de la même manière que son mari et je me serais retrouvée orpheline à 10 mois.

– C'est-à-dire ?

– C'est-à-dire que les personnes qui vinrent le chercher à l'aéroport étaient sans doute des tueurs à la solde des Soviétiques. Cet honneur qu'on faisait à Viktor de l'envoyer à Londres était en fait un piège. Toujours est-il qu'on a retrouvé son corps dans la Tamise, trois jours plus tard seulement. Il était lardé de coups de couteau, on avait pris la montre et le portefeuille, sans doute pour faire croire à une agression crapuleuse. On était le 19 septembre 1979. Selon le rapport médical, Viktor était décédé le 16. Il avait 44 ans, le même âge que son père lorsqu'il est mort.

– Comment sais-tu qu'il n'a pas été tué par des voyous londoniens ?

– Parce que le 26 décembre 1991, l'URSS s'est disloquée. Et qu'au cours des années qui suivirent, les langues se sont déliées, les archives se sont ouvertes, du moins en partie, du moins pendant un moment. Dans un document professionnel concernant Papa, il y avait marqué, à côté de son nom : « Disparu au cours d'une mission en service commandé ». Les Russes, pour camoufler l'assassinat, voulaient-ils faire croire qu'il espionnait pour leur compte en Grande-Bretagne ? Était-ce vrai ? En tout cas, il n'était nullement question d'une agression à Londres. Une fois adulte, j'ai cherché en Angleterre aussi : les journaux révèlent bien qu'un homme a été retrouvé dans la Tamise, mais affirment que l'on n'a pu déterminer son identité. J'ai fini par avoir accès aux archives de Scotland Yard : il n'y a jamais eu d'enquête. Sans doute un arrangement en haut-lieu pour étouffer l'affaire. C'était avant l'information continue, avant les caméras, avant internet, avant les téléphones portables, avant que l'on s'indigne pour tout et n'importe quoi. 

– Eh ben… ponctua Lutsi, qui semblait sonnée par ces révélations.

– Tu comprends pourquoi je ne t'ai pas beaucoup parlé de notre famille jusque--là ?

– Je comprends, et je te remercie de le faire aujourd'hui. Pourquoi aujourd'hui, d'ailleurs ?

– Je ne sais pas. peut-être parce que tu as su me le demander. Peut-être parce que j'en avais besoin. peut-être à cause de la lumière blanche et de la neige…

            Lutsi se dégagea de la polaire.

– Et toi dans tout ça ? Comment as-tu grandi ?

– Oh, si tu veux bien, on parlera de moi une autre fois, surtout que tu connais déjà certaines choses.

– Alors Papa ! Pour terminer sur les hommes. D'autant que tu n'as toujours pas répondu à ma question : pourquoi est-ce que je m'appelle Lutsi ?

– Bien vu. Il faut que je te parle de ton père pour répondre à cette question.

– Oui, un prénom d'enfant, ça se choisit à deux !

– Certes. Mais ton père, c'est plutôt je décide seul quand ça m'intéresse – 3 % des affaires familiales environ –, sinon tu fais ce que tu veux – autrement dit, je te laisse te débrouiller pour à peu près tout.

– T'exagères pas un peu, là ?

– Il me semble que tu peux constater les faits. Mais laissons ça. Je ne veux pas accabler un homme que j'ai aimé, que je pourrais aimer encore. Et puis même s'il n'est pas souvent là, il t'aime et tu es très importante pour lui. Et je suis aussi responsable de la situation que lui, puisque j'étais consentante, et même demandeuse, de notre histoire, ainsi que de ta venue au monde.

– Comment vous êtes-vous rencontrés ?

– J'y viens. J'ai donc grandi sans mon père, seule avec ma mère qui n'a jamais su un mot des activités de renseignements de son mari. Ce silence était non négociable aux yeux de services, russes aussi bien que français. Elle croit donc qu'il a été victime d'un crime crapuleux à Londres. Il faut dire que le KGB montra son professionnalisme pour éviter que Miléna regrette trop « le départ » de son Viktor : elle fut, à sa grande surprise, promue dans le corps de ballet n° 1 du Bolchoï. Et dix-huit mois plus tard – je ne sais si c'est le hasard ou le KGB –, elle a rencontré Sacha, violoniste, avec qui elle n'a pas tardé à se remettre en couple.

– C'est le père de ta demi-sœur, Tatiana ?

– C'est ça. J'ai un demi-frère par mon père, Nicolas, ingénieur informatique à Grenoble, et une demi-sœur par ma mère, Tatiana, directrice d'une salle de spectacles à Moscou.

– Et toi, tes études ?

– Coupées en 2. Dans les petites classes, j'ai appris les bases de l'orthodoxie communiste, les bienfaits du collectivisme, la haine de l'Amérique, la grandeur du parti, etc. Et puis, avec le lancement de la glasnost et de la perestroïka par Gorbatchev, à partir de 1986-87, les choses se sont assouplies. Mais le changement radical est intervenu avec Eltsine, Président de la Fédération de Russie de décembre 1991 à décembre 1999. Ce furent des années folles, une anarchie complète. L'économie se libéralisait, les entreprises étaient privatisées, mais il n'y avait rien à vendre et pas grand-chose n'était produit. On découvrit le chômage, des millions de gens tombèrent dans la misère. L'inflation, c'est-à-dire l'augmentation des prix, dépassait les 1000 % par an. Le rouble ne valait plus rien. La Russie apparaissait pour ce qu'elle était : un pays complètement attardé, sous-développé.

            En même temps, et c'est ce que je voyais, moi du haut de mon adolescence, des tas d'initiatives surgissaient partout, économiques, artistiques, politiques, sociales. C'était violent, c'était russe, il y avait des morts. La chape de plomb n'existait plus, on osait tout, on rêvait, on y croyait !… Depuis le règne de la grande Catherine, jamais la Russie n'avait été autant ouverte sur le monde. On se sentait Européen et citoyen du monde. Et puis, en raison des difficultés économiques, Poutine est arrivé, et de nouveau le pays s'est fermé, durci. Le mensonge d'État, l'oppression et la pensée unique sont réapparus. Mais j'étais partie.

– Pour la France ?

– Pas directement. Parce que j'ai rencontré ton père. 

– Alexei Valovidov.

– Alexei Sergueiovitch Valovidov, oui. Il avait dix ans de plus que moi et il était vendeur de voitures. Mais à grande échelle. Sais-tu ce que sont les oligarques ?

– Non.

– Les oligarques sont des hommes qui, pendant l'ère Eltsine, ont profité des privatisations pour acheter à un prix dérisoire des entreprises mises sur le marché. Les plus célèbres sont Mikhaïl Khodorkovski, ancien propriétaire du géant pétrolier Ioukos, Boris Berezovski, qui racheta l'Aéroflot et monta mille coups aussi tordus que lucratifs, ou Roman Abramovitch, le président du club de foot anglais de Chelsea. Mais il y en a bien d'autres. Ils étaient à la fois liés au Kremlin et à la mafia. Poutine a sifflé la fin de la récréation, mais le mal était fait et la corruption n'a jamais cessé en Russie.

            Ton père est un petit poisson par rapport à ces hommes-là, mais il a côtoyé ce milieu. Cependant, et cela change beaucoup de choses, à mes yeux tout au moins, il a toujours gagné sa vie honnêtement. Il était passionné de mécanique. Toute sa jeunesse – il est né en 1968 – il avait rêvé devant les voitures allemandes et américaines, inexistantes en URSS, mais qu'il apercevait parfois dans les revues ou à la télévision. Malgré la censure, quelques images passaient. À 21 ans, il a ouvert un premier garage. Et tout est allé très vite. Il a su montrer ses compétences, de mécanicien, mais aussi d'acheteur et de vendeur. Il a su aussi s'entourer et déléguer, pour ouvrir des succursales au début des années 90 au moment où le pays se libéralisait.

– Ça, c'était légal ?

– Oui. Le problème est qu'il commençait à gêner Berezovski, qui avait transformé l'entreprise d'État AutoVaz en LogoVaz et qui voulait pour lui seul le gâteau de la bagnole en Russie. En 1996, Berezovski est venu voir Alexei et il lui a dit une chose simple : « Ou tu travailles avec moi ou tu es mort demain ». Ton père n'a pas froid aux yeux, mais il sait évaluer la force d'un adversaire. Quand on ne peut pas lutter, il faut trouver une autre solution.

            Alors il accepta de travailler en Russie sous la houlette de Berezovski. En gros, ce salaud lui prenait 50 % de son bénéfice. Mais ton père était un malin. Il s'est dit qu'il allait travailler avec l'étranger, notamment avec ce qui lui apparut très vite comme le plus grand marché du monde : l'Inde. Autant d'habitants que la Chine, mais un pays encore fortement sous-développé et surtout sous-investi.

– Et ça, il l'a fait sans Berezovski ?

– En effet. Mais son intelligence a été de le lui dire, de ne pas le prendre en traitre. Et il l'a dit au moment où Berezovski avait quelques problèmes. Pour te donner une idée, le magasin vitrine de Berezovski à Moscou fut attaqué à la kalachnikov par un groupe maffieux. Un an plus tard, son chauffeur était décapité lors d'une attaque à la bombe.

– Quand même.

– Oui. Quand même. Donc Berezovsky se fichait de ce que ton père montait en Inde, du moment qu'il ne l'embêtait pas en Russie.

– Bon, mais attends, toi, où tu es là-dedans ?

– J'avais 19 ans quand j'ai connu ton père, en 1997. J'avais eu quelques petits copains avant, dont deux belles histoires. Là, c'était à Moscou, pour l'ouverture d'un de ses magasins. J'avais été invité par une copine dont le père était un client d'Alexei. Il y eut des présentations de voitures, des Ford, des Mercedes, des Toyota. Après, Alexei a fait un speech, drôle, dynamique. Il sait parler aux gens. Ensuite, il y a eu un cocktail. Je buvais une coupe avec mes amis quand Alexei est venu vers nous, il saluait personnellement tout les invités. Il a posé son regard sur moi et il m'a dit :

– J'ai aimé la manière dont vous m'avez regardé.

– Mais…

– Qui êtes-vous ? Que faites-vous ? Qu'est-ce que vous voulez faire dans la vie ?

            Ça m'a sciée. C'était lui la vedette, et il me posait des questions sur ce qui m'intéressait, moi. Il m'a laissé une carte, et il m'a dit : 

– On pourrait travailler ensemble. Mais pas avant que vous ayez fini vos études. C'est important, les études.

            Il disait ça alors que lui, je l'ai su après, n'avait pas été plus loin que le brevet élémentaire ! On s'est vu le lendemain et on est vite tombés amoureux. Il aurait pu m'embaucher d'un claquement de doigt, mais il a tenu parole : il m'a encouragée à poursuivre mes études, de langues, anglais et français.

– Ta mère pensait quoi de cette relation ?

– Au début, elle a été furieuse. La différence d'âge, les affaires, l'argent, les voyages d'Alexei. Et puis, elle a été obligée de constater qu'on ne faisait pas n'importe quoi, que je réussissais dans mes études, et qu'Alexei était un homme de qualité. Un détail a achevé de me faire craquer : il était de Nijni-Novgorod. Comme mon grand-père. Nous y sommes allés, d'ailleurs, ce fut un beau moment.

            Il passait de plus en plus de temps en Inde. Un soir où l'on se retrouvait après un de ses déplacements, il m'a dit :

– Je vais m'installer en Inde, pendant quelques années. Je voudrais que tu viennes avec moi.

            J'avais tout prévu, mais pas de vivre en Inde ! Il a tout de suite ajouté :

– Je t'ai trouvé un emploi. Tu seras traductrice à l'ambassade de Russie à New Delhi.

            Il avait tout organisé. Là, j'ai dû aller contre la volonté de Maman. Mon beau-père, Sacha, a été bien ; il a aidé Maman à accepter.

            Et nous sommes partis pour l'Inde. Pays fou, sale, violent, mais d'une créativité incessante, qui a beaucoup de points communs avec la Russie, la chaleur et la densité en plus. En Inde, le coup de maître de ton père a été de créer le système de crédit qui permet aux gens d'emprunter à long terme pour acheter une voiture. La stabilité économique le permet, alors que ce n'était pas le cas dans la Russie des années 90.

            Moi, je me suis plu à l'ambassade. Surtout que, accompagnant l'ambassadeur ici ou là, j'ai connu des gens de différents pays, j'ai beaucoup appris.

            Et puis je suis tombée enceinte.

– C'était voulu ?

– Bien sûr. De moi comme d'Alexei. Le problème est que ton père a commencé à s'éloigner, au physique comme au moral, et que je n'ai pas eu envie de supporter cela. Je passe sur les détails pour l'instant, on y reviendra une autre fois si tu veux. Alors j'ai saisi une occasion qui se présentait à moi : accompagner un consul de Russie, en poste en Inde jusque-là, mais qui venait d'être nommé en France, aux services consulaires de l'Ambassade de Russie, à Paris. Il avait besoin d'une assistante, sachant parler russe, français et anglais. Comme on travaillait en confiance, il m'a proposé le job. J'ai dit oui.

– Comment a réagi Papa ?

– Il a commencé par tempêter, disant qu'il n'accepterait jamais de vivre loin de son enfant. Je lui ai expliqué que c'est lui qui m'obligeait à partir, et qu'il ne tenait qu'à lui de jouer son rôle de père s'il le souhaitait. Nous n'étions pas mariés – on y avait pensé, on s'était dit qu'on verrait ça plus tard –, mais nous étions un couple, du moins le pensais-je.

– Pourquoi est-ce que tu n'es pas repartie en Russie ?

– C'était trop tôt. Je voulais continuer à voir le monde. Et puis j'ai tout de suite senti que Poutine était un sale type, qui allait instaurer un mauvais climat dans le pays, réécrire l'histoire, travestir la réalité, haïr les Américains. Et puis j'avais l'opportunité d'aller en France ! C'était à la fois le lieu de naissance de mon père et le rêve de ma mère ! Comment laisser passer une occasion pareille ? Je suis partie, enceinte de 4 mois. Et ce fut Paris, où tu es née, le 12 mars 2006. Ce furent de belles années. Nous étions heureuses. Ta grand-mère – ta Babushka – est venue nous voir souvent et on passait de très bons moments toutes les trois.

– J'ai quelques souvenirs.

– J'espère. Ton père venait aussi. Un peu plus souvent que maintenant. On s'entendait bien. Au fond, on avait vécu ce qu'on devait vivre ensemble, mais on ne pouvait pas aller plus loin. Il est trop indépendant, trop imprévisible. Et moi aussi peut-être. Le problème est que nous t'avons mise au monde et que nous t'imposons une vie un peu spéciale.

– Ça va.

– En même temps, tu es notre plus grande joie, ton père comme moi pensons que tu es ce que nous avons fait de mieux dans notre vie.

– Et c'est parce que tu as rencontré Richard qu'on a quitté Paris ?

– Il y a 5 ans, oui. Mais aussi parce que j'ai décidé de m'installer en tant que traductrice-interprète indépendante. Le côté administratif de l'ambassade et du consulat commençait à me peser. Je préfère des missions ponctuelles  d'une part, et puis le travail à la maison d'autre part, qui me permet d'être là pour toi le plus souvent.

– Et Papa fat quoi aujourd'hui ?

– Il est basé à Singapour. Mais il fait tout pour reprendre pied en Russie, d'autant que Berezovski est mort, en 2013, suicidé en Angleterre, du moins en apparence.

– Décidément, l'Angleterre est dangereuse pour les Russes.

– Je crois que ce sont surtout les Russes qui sont dangereux pour les Russes.

            La mère prit les mains de sa fille et y posa un baiser.

– Nous avons une famille à la fois pesante et absente, Lutsicha.

– Au fait ! s'écria Lutsi en bondissant du sofa. Mon prénom ? Tu ne m'as pas dit !

– Ah oui, c'est vrai. Tu ne devines pas ?

– Un prénom indien ?

– C'est ça, puisque nous t'avons conçue en Inde. Mais nous n'avons pas choisi n'importe quel prénom. D'abord nous aimons la sonorité de Lutsi. Et puis je trouve que cela va bien avec ton nom de famille, qui est le mien, Kabdan Ossokovsky. J'ai décidé de te donner mon nom quand j'ai été sûre que ton père ne vivrait pas avec toi. Je l'ai mis devant le fait accompli après ta naissance, mais bon… Lutsi vient du sanskrit, l'ancienne langue parlée en Inde, c'est le nom d'une plante du genre basilic, considérée là-bas comme sacrée, que l'on place dans les maisons pour porter bonheur. Tu es sacrée, tu nous portes bonheur, cela nous a paru adapté.

            Lutsi sourit et se rassit.

– D'où vient la couleur de nos yeux ? Marron et bleu, ça fait gris ?

– Noir, Lutsicha, noir. Mon père avait les yeux noirs comme du charbon. Et noir et bleu, ça fait gris, en effet. Ton père à toi a les yeux bleus. Bleus et gris, ça fait ce magnifique bleu-gris qui n'appartient qu'à toi. Tu es une eurasienne, Lutischa, tu viens du berceau de l'Europe. Tu as aussi l'âme slave, ce qui n'est pas forcément un atout.

– C'est quoi, l'âme salve ?

– C'est passer du rire aux larmes, de la tragédie à la comédie, sans transition.

– C'est la vie, non ?

– Certes. Mais il faut apprendre à gérer ses émotions, sans quoi on se fait du mal, et on fait du mal. Il faut un peu de constance, dans la vie. J'aurais pu t'appeler Constance, pour t'aider dans cette voie.

– Bof. Et que sont devenus le frère et la sœur de Piotr, mon arrière-grand-père ?

– Comme je te l'ai dit, ils ont survécu. Mais ce sont d'autres histoires.

– Et Babushka ?

– Elle tient le coup. On ira la voir, bientôt. Il faut que je t'emmène à Nijni-Novgorod, aussi. On donnera rendez-vous à Papa là-bas. On tâchera de retrouver un peu nos racines…

– C'est sans fin…

– Oui, Lutsicha, c'est sans fin. Une histoire en appelle une autre, il y a d'innombrables bifurcations et ramifications.

– Tu racontes bien, je trouve.

– Parce que c'est une belle histoire. Celle de notre famille.

– Et maintenant je sais pourquoi comment je m'appelle !

– On peut le dire comme ça. Cette histoire signifie également qu'on ne choisit pas ses origines et que ce qui nous arrive dans notre vie est en bonne partie déterminé par ce qu'ont été ceux qui étaient là avant nous. Ce fut vrai pour Piotr, pour Viktor, pour Alexei, pour moi, et ce le sera pour toi.

– Je ne suis pas libre, alors ?

– Nos origines d'une part, les circonstances d'autre part, sont pour beaucoup dans nos vies. Cela doit nous inciter à la modestie, mais ne doit pas nous empêcher de nous accomplir. Il reste à chacun pas mal de choix à effectuer, tous les jours. Malgré leurs déterminismes, ton arrière-grand-père, ton grand-père et ton père ont osé prendre leur vie en mains.

– Les barres sont hautes…

– On place souvent la barre trop bas. Vise haut. Et peu importe si la barre tombe ou pas, ce qui compte c'est de s'entraîner pour la franchir. C'est ça, la vie : la course avant le saut.

– C'est noté, Mamouchka. 



 

14 août 2020

LKO (1ère partie)

 

            – Maman, pourquoi est-ce que je m'appelle comme ça ?

– Parce que ton père avait ce nom et que je t'ai donné ce prénom.

– Ce n'est pas ce que je te demande. D'où viennent mon nom et mon prénom ?

            La mère regarda sa fille, d'une manière qui donnait l'impression qu'elle s'étonnait d'avoir produit une telle enfant, 14 ans désormais, si curieuse, si intelligente, si perspicace. Debout près de la fenêtre, Sonia Kabdan-Ossokovsky fumait une cigarette, tandis que sa fille grignotait des cookies. À 42 ans, Sonia était une femme habillée de vêtements de prix et impeccablement coiffée, d'un blond cendré en accord avec ses yeux gris et métalliques. Elle ne parlait pas beaucoup, même avec sa fille, d'où certaines informations qui manquaient à cette dernière.

            – Alors ? relança Lutsi.

            La fille non plus ne parlait pas beaucoup. Elle avait intégré le passé mystérieux de sa famille et savait que ses parents n'étaient pas des gens qui se livraient facilement.

            Ce jour-là cependant, la mère concéda :

– À quoi te font penser ton nom et ton prénom ? Si tu t'en tiens aux sonorités.

            Lutsi prit le temps de finir sa bouchée de sable et de pépites.

– Ossokovsky, c'est russe. Ou polonais. En tout cas de par là-bas. Kabdan, Je sais pas pourquoi, je dirai écossais. Ou alors norvégien, un truc comme ça. Lutsi… italien, non ? Ça sonne un peu chinois, aussi.

            Sonia esquissa un sourire en exhalant sa fumée. Mais elle ne disait rien.

– Allez !… insista Lusti.

            Il était 17 heures, un samedi de février. La fille avait travaillé aujourd'hui, ses cours particuliers le matin, son violoncelle au conservatoire de 14 à 16 heures. Elles habitaient à 20 minutes de la ville, dans une propriété isolée. L'arrêt de car le plus proche était à 1,5 km. L'hiver parfois, Lutsi l'utilisait. Sinon, sa mère l'emmenait à l'école, mais payait une professeure en retraite pour ramener sa fille et l'aider aux devoirs. Le père ? Il existait, mais ailleurs. Il séjournait là deux fois l'an, pendant une semaine, et il éblouissait sa fille. Puis il repartait. Où ? Pourquoi ? Lutsi savait juste qu'il vendait des voitures en Asie et en Russie.

            – Tu as envie d'entendre une histoire ?

            La fille leva la tête et la tourna vers sa mère, qui avait posé cette question.

– Vrai ? Tu vas me raconter ?

– N'est-ce pas ce que tu souhaites ?

– Si.

            Lutsi n'en demandait pas tant. Mais il aurait été absurde de refuser si sa mère, pour une fois, était en veine de confidences.

            La fille pensa qu'elles allaient s'installer sur le sofa du salon, mais non. Sa mère saisit le samovar et ajouta de l'eau brûlante dans sa tasse à thé. Puis elle vint se replacer contre le radiateur sous la fenêtre. À travers les voilages, Lutsi aperçut des flocons qui tombaient avant la nuit.

– Il neige. 

            Sonia, d'un doigt, écarta le voilage puis se repositionna.

– Ça tombe bien pour l'histoire que je vais te raconter.

            La femme aux yeux gris et aux cheveux cendrés irradia sa gorge avec le thé, puis commença à raconter, de son accent lointain venu de l'Est :

– Ton arrière-grand-père est né en Russie en 1901, dans la ville de Nijni-Novgorod, à 400 kilomètres à l'est de Moscou.

– Mon arrière-grand-père paternel ou maternel ?

– Maternel. Mon grand-père. Il s'appelait Piotr Alexandrovitch Ossokovsky. Figure-toi que c'était un aristocrate. Un noble, si tu préfères. Sache aussi qu'il parlait bien le français.

– Pourquoi ?

– Parce que le tsar Pierre le Grand, au début du XVIIIe siècle, avait souhaité européaniser la Russie, qui comme tu le sais est à cheval entre l'Asie et l'Europe. Il a donc obligé tous les aristocrates de la cour à s'habiller à l'occidentale et à adopter la langue alors dominante de cette civilisation, le français.

– Dommage que ce ne soit plus le cas ; je ne serais pas obligée d'apprendre l'anglais.

– Les temps changent, Lutsicha, rien ne dure… Le français a pris encore plus de place dans la cour impériale quand des aristocrates français chassés par la Révolution ont émigré en Russie après 1789. Plusieurs sont devenus précepteurs de Russes fortunés, à qui ils enseignaient le français, ainsi que la danse et l'escrime.

            Le Français déclina après les guerres de Napoléon – tu liras La guerre et la paix, bientôt – et avec le succès de l'écrivain Pouchkine, qui dépoussiéra la langue russe, la rendit accessible à tous, et fit perdre au français son prestige et son utilité. Il n'empêche, les familles nobles parlaient encore la langue de Molière, et ton arrière-grand-père ne faisait pas exception.

– Et puis la Révolution communiste est arrivée…

– Tu connais ça ? 

– Le prof d'histoire nous a expliqué.

– Tu te souviens de la date.

– Octobre 1917.

– Oui, avec une première étape en février, mais passons. En octobre 1917, les communistes emmenés par Lénine ont pris le pouvoir et instauré une dictature bien pire que la précédente. Tous ceux qui représentaient l'ancien régime, l'armée, la police, la noblesse, furent chassés et pourchassés. Non seulement ils pouvaient être arrêtés, tués, mais en plus ils furent dépossédés de tous leurs avoirs. Il devint même difficile de se nourrir, de trouver du charbon, de circuler.

            Alors, comme beaucoup de familles aisées, les Ossokovski fuirent les grandes villes – Nijni-Novgorod, Moscou, Saint-Pétersbourg – et se réfugièrent dans leur datcha. Tu sais ce qu'est une datcha ?

– Une maison de campagne ?

– Une maison de campagne donnée par le tsar aux familles qu'il appréciait, ou en remerciement de services rendus à l'empire. Les Ossokovski – c'est-à-dire les parents, Piotr, son frère, sa sœur et la bonne qui était restée avec eux, sont donc partis dans leur datcha du Caucase en laissant tout ce qui leur restait. Du jour au lendemain, ils étaient devenus pauvres. Même leur argent avait été confisqué, ou il ne valait plus rien.

            Le trajet fut horrible. Les fuyards civils étaient arrêtés en permanence par des espèces de miliciens qui faisaient ce qu'ils voulaient. Ce qu'on a appelé ensuite l'Armée blanche n'était pas encore formée, mais déjà des groupuscules se constituaient pour se battre contre les Bolchéviques. Je te passe les détails. Juste un, apparemment anodin, mais pour te donner une idée : les gens n'avaient pas de chaussettes, et dès le premier barrage les miliciens avaient saisi leurs bottes fourrées. Ça parait rien, mais quand on connait l'hiver russe…

– J'imagine.

– Après des semaines de marche, de train et de carriole dans le froid, ils sont arrivés à Armavir, d'habitude une petite ville tranquille entre la Mer Noire et la Mer Caspienne. Pas très loin de Sotchi, tu sais, là où ont eu lieu les Jeux Olympiques d'hiver, en 2014.  L'endroit était envahi de réfugiés. Il y avait bien plus de monde que ce que le commerce local ne pouvait supporter. Bien vite, on manqua de denrées alimentaires et de produits de première nécessité. N'oublie pas qu'on était en Russie pendant l'hiver 1917-1918, il n'y avait pas de supermarchés aux quatre coins de la ville.

– Je n'oublie pas, Sonia.

– Ne m'appelle pas comme ça. Je suis ta mère, pas ta copine.

– D'accord Mamouchka.

            Sonia prit le temps d'allumer une cigarette et de savourer une bouffée de tabac blond.

– La datcha des Ossokovsky se situait à 3 verstes (un peu plus de 3 km) d'Armavir. Ce relatif isolement les sauva dans un premier temps ; leur maison n'avait pas été occupée, ni pillée. Il faut dire que le koulak à qui ils en confiaient la surveillance, en échange de l'utilisation des terres de la propriété pour ses bêtes, avait joué son rôle et éloigné les importuns. Un koulak était un paysan qui a quelques possessions, pas trop pauvre.

            Ils eurent donc quelques jours de repos dans leur datcha gelée. Et ils purent se nourrir grâce aux réserves du koulak, qui ne se fit pas prier pour les servir, pressentant qu'il y aurait peut-être une propriété entière à récupérer dans le chaos. Ce moment de répit ne dura pas. Car les volontaires de la Garde rouge envahirent Armavir. Ces volontaires étaient le bras armé des communistes, pas encore organisés par Trotski dans l'Armée Rouge. Ils faisaient donc n'importe quoi, à commencer par des massacres, des viols, des pillages. Pour les communistes, si l'on n'était ni ouvrier, ni paysan, ni membre du parti, on était suspect. Et si en plus on appartenait à une grande famille d'une grande ville, on devait être abattu. L'ordre nouveau imposait de se débarrasser des familles anciennes. Les hommes sont méchants, Lutsicha, très méchants.

– Continue.

– Le koulak les prévint en pleine nuit qu'un escadron de Bolchéviques arrivait. Apparemment, ils réquisitionnaient toutes les maisons pour les « redistribuer au peuple ». « Partez, implorait le koulak, je veillerai sur la maison ». C'est à ce moment-là que ton arrière-grand-père, qui avait alors 16 ans, commença à prendre son destin en mains. Ses parents ne voulaient pas bouger.

– Nous n'allons pas fuir éternellement, Piotr Alexandrovitch. Nous sommes ici chez nous.

– Mais Papa, Maman, n'avez-vous pas compris que l'ordre ancien n'existe plus ? Que les titres, les possessions et les positions n'ont plus de valeur ? Qu'ils sont même un facteur aggravant ? 

– Nous avons été chassés comme toi de Nijni et nous avons enduré le même voyage que toi, Piotr Alexandrovitch. Nous sommes au courant de la situation. Mais nous n'allons pas tomber plus bas encore. Nous avons notre dignité.

            Piotr compris que ses parents n'avaient plus la force, ils étaient épuisés. Restaient sa sœur, Svetlana, 13 ans, et son petit frère, Grigori, 9 ans. Que faire pour eux ? Il ne pouvait pas les abandonner. Il insista :

– Remontons jusqu'à Rostov, et longeons la Mer Noire jusqu'à Odessa. De là, nous pourrons tenter de gagner l'ouest ensuite. Nous sommes tous fatigués, mais si nous restons ici nous sommes condamnés. Vous savez comme moi ce qui se passe à Armavir depuis trois jours.

            Il réussit à les convaincre. Le koulak fournit un cheval, une charrette et des provisions – en échange de l'usage de la maison. Il valait mieux éviter les gares et les trains, qui seraient contrôlés.   

            Ils mirent plus de dix jours à parcourir les 300 verstes jusqu'à Rostov-sur-le-Don, la neige gênant leur circulation. Heureusement, il n'y eut pas de chutes au cours de ce périple, sans quoi le cheval et la charrette auraient été inopérants. Ils trouvèrent refuge chez des cousins éloignés, dans une maison d'un quartier calme de la ville. Les Bolchéviques avaient pris le contrôle de toutes les administrations de Rostov, mais on ne déplorait pas les mêmes violences qu'à Armavir.

            Piotr avait placé sa famille dans une relative sécurité, il était soulagé. Il n'avait que 16 ans, mais il savait au moins deux choses : il ne voulait pas vivre dans une société communiste et il ne voulait pas rester sans rien faire. Dès lors, une évidence s'imposait : rejoindre un des groupes « blancs » qui se constituaient contre les groupes « rouges ». Il aurait dû reprendre le lycée. Mais le lycée fonctionnerait-il encore dans un tel chaos ? De toute façon, il voulait se battre, se battre contre ceux qui détruisaient son pays. Il supposait que des combattants ne feraient pas la fine bouche en voyant arriver une nouvelle recrue.

            Une nuit, il rédigea une lettre à la lueur de sa chandelle : « Papa, Maman, Svetlana et Grigori, et toi aussi bonne Maria. Ma conscience m'oblige à me battre pour défendre la civilisation contre la barbarie. Je pars donc. Veuillez m'excuser si je vous fais de la peine, j'ai moi aussi de la peine à vous quitter. Mais il le faut. J'arrive à l'âge où l'on doit s'engager pour ce qui nous est cher. Aimez-moi comme je vous aime, Piotr A. »

            Avant l'aube, il était parti.

            Il avait toujours rêvé de voyages. À cause des livres qu'il lisait, des épopées où se mêlaient cavaliers mongols, marchands chinois, soldats napoléoniens… Ces personnages lui avaient fait découvrir de nombreuses contrées, qu'il brûlait de parcourir à son tour.

            Mais avant de voyager, il se battit, durement, pendant quatre années, entre 16 et 20 ans. Pour te donner une idée, le général qui commandait l'Armée des Volontaires, que ton arrière-grand-père avait réussi à rejoindre, avait eu cette phrase : « Même s'il faut brûler la moitié de la Russie et verser le sang des trois quarts de la population, nous le ferons si c'est pour sauver le pays ». Mais cela ne suffit pas, et les Bolchéviques finirent par s'imposer sur toutes les autres formations, malgré l'intervention étrangère.

            Avant qu'il ne soit trop tard, fin 1921, Piotr retourna à Rostov-sur-le-Don : la maison des cousins où il avait laissé sa famille n'existait plus. Il se renseigna pour savoir ce qu'étaient devenus les siens, sans succès. Alors il décida de quitter le pays.

– Pour la France ?

– D'abord pour Constantinople, au sud-ouest de la Mer Noire, que des bateaux surchargés, envoyés par les Anglais, tentaient de traverser.

– Constantinople, en Turquie ?

– Oui, Istanbul aujourd'hui, ville coupée en deux par le Bosphore, frontière entre l'Europe et l'Asie. À la fin de la Première Guerre mondiale, les Alliés avaient divisé la ville en plusieurs zones. Français, Anglais, Italiens et Grecs se partageaient l'administration de la cité. Ton ancêtre trouva refuge dans la zone française et réussit à devenir le chauffeur d'un général et de sa famille. Sa connaissance du français était un atout, ses faits d'armes encore plus. Le général était fasciné par l'expérience de Piotr, plus importante que la sienne.

– Eh bien mon garçon, on peut dire que tu n'as pas froid aux yeux ! s'exclamait l'officier.

            Quand la Turquie fut reprise en mains par le fameux Mustafa Kemal Atatürk, les Français s'en allèrent. Le général n'avait plus besoin de Piotr, mais il voulut faire quelque chose pour son fidèle et si courageux serviteur.  

– Qu'est-ce qui te ferait plaisir, mon garçon ?

– Que vous m'emmeniez en France. Une fois là-bas, je ne vous embêterai plus, je me débrouillerai.

            Ainsi fut fait. Et Piotr Alexandrovitch se retrouva dans la capitale française.

– Il n'a jamais revu sa famille ?

– Ils ont tous ont été envoyés dans des camps de Sibérie, qu'on n'appelait pas encore le goulag. Ses parents y sont morts, de froid et de faim. Svetlana a réussi à se faire réhabiliter en épousant, en 1929, un officiel du régime nouveau. Grigori a fui, lui, par la Finlande, avec l'aide d'un passeur letton. Les deux frères se sont revus à Paris, même si Grigori s'est établi en Suède.

            Piotr s'est installé à Boulogne-Billancourt, où se forma une importante communauté de Russes blancs, à tel point qu'on surnomma une partie de la ville Billankoursk. Il faut dire que se trouvaient là les usines de la régie Renault, gros employeur de réfugiés russes. Il y avait aussi des médecins, des couturières, des commerçants, ainsi que de nombreux militaires et des membres de l'ancienne cour du tsar, comme le prince Youssoupov ou la famille Troubetzkoy. Quel que fût leur statut, ils étaient tous fortement déclassés. Le choc était rude pour ces anciens privilégiés, même s'ils étaient conscients d'avoir échappé à l'enfer. Pour se donner du courage, les 4000 russes de Boulogne construisirent une église, Saint-Nicolas-le-Thaumaturge, où, à partir de 1930, l'on se retrouvait le week-end avant d'aller boire du thé, ou de la vodka, les uns chez les autres, afin d'échanger des informations sur les atrocités staliniennes et ranimer la grande Russie à coups de chants et de souvenirs.

            Il faut que tu aies conscience de cela, Lutsicha : la tragédie fait partie de la Russie. Tout Russe sait que la vie lui enlèvera ce qu'il possède, que la raison et la civilisation ne sont que temporaires, que l'existence est baignée de plus de larmes que de rires. Tu comprends ?

– Je ne suis pas pressée de découvrir la tragédie.

– Tu l'as déjà découverte.

            Lutsi fixa sa mère dans le soir qui tombait. Elle l'interrogerait plus tard sur le sens de cette affirmation. Pour l'instant, elle voulait entendre la suite de l'histoire de ses origines.

– Continue.

– À 30 ans, Piotr avait la rage au ventre. Il aurait encore aimé se battre. Mais où ? En attendant de nouveaux combats, il démarra une affaire de vente de vêtements. Ce n'était pas un travail noble, mais ton arrière-grand-père avait une simplicité qui l'aidait à accepter la situation telle qu'elle était, sans se soucier de ce qui aurait dû ou pu être. Parmi les couturières russes, il avait repéré les plus talentueuses, et il leur avait suggéré de créer leurs propres vêtements. « Je me charge de vous fournir en tissus et d'écouler la production. Je vous paye à l'heure, un franc de plus que ce que vous donnent vos clients habituels ».

            Son affaire se développa rapidement. Il tâcha d'harmoniser les créations, de pousser à la confection des produits qui se vendaient le mieux. À lui qui avait connu les atrocités de la guerre, le commerce ne faisait pas peur. C'était même un jeu d'enfant. « Tant qu'on ne risque pas de mourir, on ne risque rien », affirmait-il avec son accent venu de l'Est.

            En amour aussi, il osait tout. Du coup, il avait un succès fou, alors qu'il n'était pas beau, trop petit, le nez cassé, les cheveux gras. Mais il avait trois qualités fondamentales pour séduire une femme : le bagout, l'humour et le courage. Il aurait pu séduire n'importe laquelle des couturières, toutes plus ou moins amoureuses de lui. Mais, peut-être pour ne pas faire de jalouses, ou pour ne pas mettre son activité en péril, il jeta son dévolu sur une jeune danseuse, d'origine turque, qui s'appelait Aylin Kabdan, qu'il allait admirer aux Folies Bergères, le cabaret parisien où il aimait se rendre le dimanche, fasciné qu'il était par la beauté des femmes qui s'y produisaient et la qualité des spectacles qui y étaient donnés. Je ne sais pas comment il s'y prit pour séduire une de ces beautés, toujours est-il qu'il y parvint. Le fait qu'elle soit Turque était sans doute une motivation supplémentaire : Piotr n'oubliait pas qu'il avait pu se réfugier dans ce pays lorsque les Rouges avaient détruit la Russie tsariste.

            Aylin accepta même de devenir son épouse, à une condition : qu'elle garde son nom. En mémoire de ses parents disparus, qui avaient fui avec elle la Turquie Kémaliste peu après Piotr et son général, elle souhaitait pérenniser leur patronyme par-delà les générations. Comme elle était fille unique, elle était la seule à pouvoir le faire. Immigré et orphelin lui aussi, Piotr pouvait comprendre cette demande. Voici pourquoi, Lusticha, tu t'appelles Kabdan-Ossokovski.

            Lutsi secoua la tête. Quelle histoire… Son arrière-grand-père était un sacré type. Un homme, un vrai. Elle ne voulait pas s'appesantir pour l'instant.

– Et mon prénom ?

– Attends, répondit Sonia. L'histoire est loin d'être finie.

            La mère alluma une nouvelle cigarette sous le regard désapprobateur de sa fille et se resservit du thé. Tasse fumante à portée de main, cigarette au bout des doigts, Sonia se recala contre le radiateur près de la fenêtre et poursuivit son récit.  

– Piotr et Aylin se marièrent à Boulogne-Billankoursk le 17 juin 1934, entourés de toute la communauté russe, d'une partie de la communauté turque, de gens du spectacle et de pas mal de Français, car les relations commerciales de Piotr étaient nombreuses et se transformaient toujours en relations amicales.

            En 1935, naquit mon père, ton grand-père, Viktor Kabdan-Ossokovski. Tu remarqueras que le prénom est aussi russe que français, et sans doute est-il également prononçable en turc.

            En 1936, quand il apprit que des brigades internationales se formaient pour aller soutenir les républicains espagnols qui luttaient contre les nationalistes du général Franco, Piotr se sentit des fourmis dans les jambes et dans les bras. C'était l'occasion d'en découdre, de reprendre le combat contre l'oppression. Mais il y avait aux yeux de l'ancien Russe blanc trop de rouges parmi ces combattants et leurs soutiens. Le communisme c'était le fascisme, pas la liberté. Et puis il était désormais mari, père et prospère, considérations qui l'incitaient à réfréner ses ardeurs belliqueuses.

            Il comprit que le fascisme pouvait être aussi bien de droite que de gauche, ou ni de droite ni de gauche, quand, le 23 août 1939, Hitler et Staline signèrent le pacte germano-soviétique. Les deux monstres s'associaient, le mal n'avait ni couleur ni limites.   Quand la guerre fut déclarée contre l'Allemagne nazie, le 3 septembre 1939, Piotr n'hésita pas : il s'engagea. Du moins essaya-t-il : mais on refusa de l'intégrer, aux prétextes qu'il n'était pas français, qu'il était trop vieux – 38 ans – et qu'il avait une famille à charge. Il pesta, jura, implora : rien n'y fit.

            Il rongea son frein durant toute la « drôle de guerre » et assista médusé à l'invasion allemande de mai-juin 1940, qui anéantit l'armée française en un mois. Heureusement, pour lui comme pour le pays, un général caractériel nommé Charles de Gaulle lança un appel à la radio…

– Le 18 juin 1940. Depuis les studios de la BBC, à Londres.

– Bien, Lutsicha. Piotr n'entendit pas l'appel, mais il en entendit parler. Il décida de partir sur-le-champ. Il n'était pas militaire, et alors ? Le général ne rechignerait pas, il n'y aurait peut-être pas tant de volontaires que ça.

– Et nous ? demanda Aylin.

– Ma perle, lui répondit son mari, tu sauras te débrouiller sans moi pendant quelques mois.

            Depuis la naissance de Viktor, Aylin avait quitté la troupe des Folies Bergères, la grossesse et l'accouchement étant rédhibitoires pour une danseuse nue de haut niveau. Dès lors, elle n'avait pas tardé à seconder son mari dans son entreprise de production et de vente de vêtements ; elle était vite devenue indispensable, se chargeant de toute la gestion depuis le local de Boulogne, tandis que Piotr était sur la route pour trouver des clients et rencontrer des fournisseurs. Victor, pris en charge par une « Nanouchka », vivait au milieu des adultes et semblait ne pas s'en porter mal.

– Et puis, reprenait Piotr pour convaincre sa femme réticente, notre fils ne doit pas avoir un père et une mère lâches. Pour lui transmettre le courage que tout homme devrait avoir, il n'y a pas meilleur moyen que de montrer l'exemple, par le travail et par l'engagement. Regarde ce que nous avons accompli, toi et moi, Aylin chérie, d'où nous venons et par où nous sommes passés. Continuons, élargissons. Et ne pensons pas qu'à nous, soyons généreux.

            Que répondre à cet argumentaire ? Aylin était d'accord et elle accompagna son mari de bonne grâce dans ses préparatifs. Celui-ci dut passer par l'Espagne pour rejoindre Londres, mais il y parvint, dès le mois de juillet. Se trouvaient là quelques militaires évacués de Dunkerque ou revenus du corps expéditionnaire de Norvège ; la plupart d'entre eux choisirent d'être rapatriés en métropole. Ne resta alors que les volontaires, comme Piotr, encadrés par quelques officiers ayant refusé l'arrêt des combats puis l'armistice du maréchal Pétain.

            Piotr avait un profil atypique : il avait déjà une expérience des combats, et non des moindres, mais il n'était pas militaire. Il fut vite remarqué pour ses talents, d'autant que le vieux général qu'il avait servi à Constantinople l'avait recommandé à ses pairs ralliés à De Gaulle. C'est ainsi que Piotr devint instructeur à l'école des cadets de la France Libre, fondée en février 1941. Ses talents de communication, son expérience unique, son énergie, firent merveille. Ses élèves, de tous âges et de tous bords, réunis par le seul verbe d'un officier anachronique, adoraient leur enseignant combattant. C'est de Gaulle lui-même qui le nomma capitaine, moins d'un an après le 18 juin.

– Ossokovsky, vous êtes le meilleur de l'alliance entre la grande Russie et la France éternelle.

– Général, vous êtes plus que la France : vous êtes le courage et la liberté ; c'est un honneur de servir sous vos ordres.

            Début 1942, le capitaine Ossokovsky, appelé Osso par ceux qui le connaissaient, fut envoyé en Afrique du nord. Il ne comprenait pas bien pourquoi le général passait tant de temps à rallier les colonies à sa cause alors que c'est en France et en Europe que se situait le cœur de la machine allemande.

– La Résistance intérieure est encore trop faible, lui expliquait un autre colonel devenu son ami. Il faut gonfler nos effectifs ailleurs et remonter par le sud. Les Anglais se chargent du nord.

            Enfin, les combats arrivèrent, dans un lieu aussi improbable que les sables du désert. « Quelle idée que de venir s'entretuer ici ? », s'étonnait Piotr, constatant une fois de plus l'absurdité de la guerre. Étranger, Osso fut affecté à la Légion étrangère, dans une demi-brigade qui allait se retrouver en première ligne en juin 1942 dans le désert de Lybie face aux Italiens et aux Allemands de l'Afrika Korps du général Rommel. On attendait les Anglais, qui n'arrivèrent jamais. Seuls, les 3000 Français Libres tinrent pendant 15 jours face à des forces bien supérieures, en nombre comme en matériel, et permirent aux Britanniques de se repositionner pour, un mois plus tard, remporter la bataille d'El Alamein. Bir Hakeim était la première contribution décisive de la France Libre à la lutte contre les nazis, et le capitaine franco-russe y était pour beaucoup.

            Le 8 novembre 1942, les Américains débarquaient en Afrique du Nord. Il fallait opérer la jonction avec eux, battre les Allemands en Afrique pour ensuite gagner la France. Ce furent de rudes combats encore, dans les montagnes, dans le djebel, dans les dunes. Sueur, sable et sang se mêlaient sous un soleil de plomb. Lors d'une percée des lignes ennemies, une balle atteignit Piotr à l'omoplate. Il tomba, mais il se releva. Nombre de ses camarades restèrent à terre. Il ne s'évanouit que lorsque, en sécurité, on lui ôta sa chemise trempée de sang pour retirer la balle.

            Il tut sa blessure à Aylin pour ne pas l'inquiéter. En revanche, dans ses lettres, il ne cachait pas un paradoxe : « Je suis devenu un combattant à 16 ans pour défendre les valeurs de mon pays glacé contre le communisme ; aujourd'hui, je me bats dans le désert contre et avec des hommes que je ne connais pas. Je le sais, c'est pour une cause que je me bats, la liberté, la civilisation même, mais il est difficile de la voir quand la mort frappe autour de toi ».

            Quand il apprit la défaite de l'armée allemande à Stalingrad, le 2 février 1943, après 4 mois de combats et 1 200 000 morts, Piotr fut partagé. Le honteux pacte germano-soviétique était effacé, cette victoire était un tournant dans la guerre, un incontestable signe d'espoir. Mais qui avait gagné : les Russes ou les communistes ? La liberté ou le totalitarisme ? La vie ou la mort ?

            Ironie de l'histoire, c'est ce jour-là que Piotr fut nommé colonel. Nomination assortie de la citation suivante : « Soldat exemplaire, très belle tenue au feu. Par sa bravoure, a plusieurs fois permis à sa brigade des avancées décisives. Officier responsable et enthousiaste. A su gagner le respect de ses légionnaires ainsi que des commandants des unités associées. Fera un excellent commandant de bataillon ».

            Le colonel n'allait pas tarder à s'illustrer, au cours de la célèbre bataille de Monte Cassino, autour de Rome. L'Afrique étant nettoyée, il s'agissait de faire tomber ce point d'Europe du Sud tenu par les Allemands, centre névralgique d'un dispositif de défense appelé la ligne Gustave. Ce n'était pas exprimé ouvertement, mais il s'agissait aussi, pour Churchill notamment, d'éviter que les Russes n'arrivent en Italie, via les Balkans. Pendant tout le premier trimestre 1944, Anglais et Américains attaquèrent sans succès les défenses du Mont Cassin. En avril, on repensa la stratégie, en associant plus de forces, dont des Polonais, des Canadiens, des Français, des Marocains.

            Le rôle des Français, commandés par le général Juin, était de couper les lignes arrières de l'ennemi en passant par les montagnes. Après quoi, les Polonais partiraient à l'assaut du Mont Cassin. C'est ce qui advint, au prix de lourdes pertes. L'artillerie française et l'infanterie marocaine furent pilonnées par l'aviation allemande. On avançait mètre par mètre, dans de terribles combats. Après lesquels les Polonais purent, de l'autre côté, enfin prendre la position.

            Piotr fut de nouveau atteint, à la cuisse cette fois, par la balle de mitrailleuse d'un avion, ce qui ne l'empêcha pas de continuer même après Monte Cassino, sur les berges du fleuve Garigliano et de son affluent, le Liri, où les Allemands s'acharnaient encore. Piotr fut soigné dans un hôpital de Rome, dont il s'enfuit au bout de 24 heures pour rejoindre ses hommes. La population romaine, qui avait pris conscience de l'impasse dans laquelle l'avait amenée Mussolini, destitué depuis juillet 1943, accueillit les vainqueurs de Monte Cassino en héros.

            Mais le temps du bonheur et du repos n'était pas encore venu. Il fallait continuer, et rentrer en France, enfin. Cette fois, la Résistance intérieure était prête. Surtout, les Anglais et Américains avaient débarqué en Normandie et avançaient chaque jour de quelques kilomètres vers l'Est.

            La première D.F.L., Division des Français Libres, dont les légionnaires du colonel Ossokovsky, débarqua sur la Côte d'Azur le 17 août 1944. Ils participèrent aux combats du Mont des Oiseaux, près de Toulon. Piotr et ses hommes, avec entre autres un escadron de fusiliers marins, une compagnie anti-chars, remontèrent la Durance pour couper la route à la 9e Armée allemande qui battait en retraite. Il y eut encore là des jours pénibles et meurtriers. Débarrassés de cette 9e Armée, la 1ère D.F.L. continua vers le Nord, sans difficultés jusqu'en Bourgogne. Il y eut là quelques accrochages, mais c'est plus au nord, dans les Vosges et dans la plaine d'Alsace que les combats se firent les plus intenses.

            En effet, convergeaient là toutes les unités allemandes qui se repliaient, la plupart des villes de France, dont Paris, étant libérées depuis la fin de l'été, et les Américains avançant lentement mais sûrement d'ouest en est. Restaient les Vosges, la Lorraine et l'Alsace. C'est là que, de novembre 1944 à mars 1945, se déroula la bataille d'Alsace. On se battit au corps-à-corps. Puis il fallut contrer l'opération allemande Nordwind, une des dernières manœuvres d'envergure de la Wehrmacht. Au prix de nombreuses pertes, Mulhouse, Strasbourg, puis la poche de Colmar furent libérées, et Piotr prit sa part à ses batailles meurtrières.

– Rentre, lui dit alors Aylin, une fois que la France était libérée.

– Bientôt, répond Piotr, qui faisait partie de ceux qui voulaient poursuivre les Allemands même sur leur terre jusqu'à la reddition complète.

            – Pourquoi voulait-il continuer ? demanda Lutsi. Puisque les Allemands se repliaient en Allemagne…

– Parce que le régime nazi existait toujours. Hitler ne s'est suicidé que le 30 avril 1945. Les camps de concentration n'étaient pas encore libérés non plus. Et puis il y avait toujours cette idée, plus ou moins consciente, de ne pas laisser trop d'espace aux communistes. Tu peux être sûr que ton arrière-grand-père avait cela en tête.

– Et alors, qu'a-t-il fait ?

– Alors il a continué. Sa brigade ne fut pas envoyée en Allemagne, mais en Italie du nord, où restaient encore quelques Allemands et où étaient réfugiés les fascistes italiens. Et c'est là que son histoire s'arrêta, sur un piton rocheux du Massif de l'Authion, à quelques jours de la fin des combats, le 26 avril 1945. Alors qu'il exhortait ses troupes à le suivre pour un dernier assaut, c'est un obus de 105 mm – il fallait bien ça pour anéantir un homme de cette trempe – qui l'emporta pour toujours. Il est mort au combat, et il me semble que c'est ce qu'il voulait. Il n'imaginait pas vivre et mourir autrement, je crois.

– Comment c'est possible, ça ? Et sa femme ? Et son fils ? Son entreprise ? La communauté de Boulogne ?

– Ce n'est pas facile à expliquer, parce qu'il y a plusieurs raisons. Le traumatisme de l'adolescence et les combats qui ont suivi. Sa relation avec le général à Constantinople, qui a développé son goût pour la chose militaire. Le besoin d'être un exemple, d'être courageux, pour lui comme pour ses proches. Et puis cette folie russe, qui fait que l'on n'hésite pas à mettre sa vie en péril, car on sait que de toute façon ni la vie ni la mort ne sont choisies et qu'on ne maîtrise rien.

            Lutsi resta silencieuse un moment, les mains posées sur la table. Il lui sembla qu'elle venait de regarder trois saisons d'une série les unes à la suite des autres, et les images se bousculaient dans sa tête. La pénombre avait envahi la cuisine, mais elles n'avaient pas allumé la lampe ; ce n'était utile ni pour parler ni pour écouter.

– Eh bien… Qui on est, nous, par rapport à ça ?…

– Les circonstances ne sont plus les mêmes, et c'est heureux. Mais nous devons être prêtes à prendre nos responsabilités quand la vie nous y oblige.

– Tu les as prises, toi ?

– Je crois, oui.

– Alors raconte-moi la suite.

– D'accord. Mais allons nous asseoir au salon, nous serons mieux installées.

            Elles changèrent de pièce, et mère et fille s'installèrent côte à côte sur le sofa. Sonia allait allumer une cigarette quand Lutsi prit sa main :

– S'il te plait. Ta responsabilité…

            Les yeux gris et bleus se regardèrent.

– D'accord. Mais allumons une bougie.

            C'est à la lueur d'une flamme qui dégageait une odeur de jasmin que, dans le séjour d'une maison du sud-ouest de la France, la petite-fille du Russe blanc mort pour la France raconta la suite de l'histoire familiale à l'arrière-petite-fille de celui-ci.

(à suivre)



 

7 août 2020

Le moteur qui tournait

 

       Chaque jour à 6 heures, mon voisin démarrait le moteur de sa bagnole, qu’il laissait tourner 10 minutes, rentrant chez lui pendant ce temps, claquant les portières à l’aller et au retour… C’était un vieux moteur diesel et chacun sait combien ces mécaniques sont bruyantes dès qu’elles ont de l’âge ; sans parler des particules qu’elles émettent. Chaque jour, samedi compris, le bruit me réveillait (le dimanche, c’était 7 heures au lieu de 6).

Si encore celui qui causait cette nuisance partait travailler… Mais mon voisin démarrait sa bagnole pour aller faire un tour et revenir un quart d’heure plus tard. Après quoi il ne fichait rien jusqu’à 8 h 20, heure à laquelle il emmenait ses deux enfants à l’école, située à 5 minutes à pied. Il rentrait chez lui ensuite où il bullait jusqu’à 10 heures. Là, le rituel recommençait ; il remontait dans sa bagnole et accomplissait un nouveau tour d’une quinzaine de minutes. Le rituel se reproduisait toutes les heures et demie environ, jusqu’à 20 heures le soir, où il se garait au centimètre près sur une croix qu’il avait fait tracer, sans que cela corresponde au moindre arrêté municipal.

Un jour, j’avais pris mon courage à deux mains – la prudence s’impose avec les psychorigides comme avec les dingues de la bagnole – et j’avais été lui parler. J’argumentais avec l’étroitesse de la rue, mon rythme de travail qui m’obligeait à travailler jusqu’à 22 heures, le besoin de sommeil, etc. Il me répondit qu’un moteur diesel exigeait un moment de chauffe le matin et que, de toute manière, la rue était à tout le monde.

– Précisément, dis-je, nous sommes obligés de tenir compte les uns des autres.

– N’essayez pas de jouer au plus fin avec moi, répondit-il, ou ça finira mal.

Après cette douce conversation, il ne varia pas ses habitudes d’un iota. Alors je pris ma plume, reprenant avec calme mes arguments, ajoutant qu’au moins il pourrait garer sa voiture 50 mètres plus loin, au bout de la rue où il y avait de la place et moins d’habitations. Je glissai la missive dans sa boîte. Je trouvai la réponse 48 heures plus tard. Dans sa lettre, il était question de harcèlement, de ma part, de liberté, la sienne, et de tribunal, si je continuais.

Sa réponse fut complétée de vive voix, quand il m’aperçut le lendemain devant chez moi. Il était en voiture, bien sûr (jamais je ne l’avais vu marcher plus de dix mètres). Il pila, sortit en laissant tourner le moteur, et avança le torse bombé :

– J’ai pas du tout aimé votre lettre. Vous m’avez manqué de respect. Si je vous reprends à m’emmerder, je sais pas si je vous dénoncerai aux flics ou si je vous démolirai la gueule. Mais je resterai pas sans rien faire, vous pouvez être sûr.

            Ça tournait au vinaigre. Je pris mon mal en patience, mais je continuais à être réveillé tous les matins, et perturbé plusieurs fois dans la journée, par cet insupportable moteur. J’envisageai un instant d’avancer mon réveil d’une demi-heure, pour être synchrone avec le tocard. Mais six heures, mince, c’était tôt pour moi, qui ne pouvais pas me coucher avant minuit et qui dormais mal. Et puis je ne voulais pas laisser ce type troubler l’ordre public sans réagir. Céder aux incivismes, c’était lâche et le début de la fin d’une société harmonieuse.

            Une solution s’imposa, sans que je l’aie préméditée. Un matin, alors qu’à 6 heures – pétantes pourrait-on dire – la courroie qui merdait et le moteur qui explosait entraient en action, je me levai et enfilai quelques habits par-dessus caleçon et tee-shirt. Sans allumer, je sortis dans la rue, prenant garde à ne pas être vu.

            J’allai jusqu’à la voiture fumante et ronflante, que mon voisin laissait chauffer pendant qu’il était retourné chez lui. J’ouvris discrètement la portière et m’installai au volant. L’odeur était infâme, l’intérieur sale. J’enclenchai la première, priant pour ne pas caler, car le fou allait bondir dès qu’il entendrait le changement de bruit. J’appuyai sur l’accélérateur en relâchant l’embrayage et la voiture partit. Je crus qu’elle allait se désintégrer tant il semblait y avoir du jeu entre les pièces du moteur. Je tournai au coin de la rue et roulai brinquebalant jusqu’à l’avenue.

            Je la descendis sur trois cent mètres. J’avisai une place sur la gauche, et me garai. J’éteignis les phares et coupai le moteur. J’hésitai, puis laissai la clef dessus. Je sortis et rentrai chez moi. À la maison, je pris une douche puis me concoctai un petit-déjeuner.

J’en étais aux céréales quand on frappa de grands coups à la porte. Boum boum boum, à plusieurs reprises. Pas du tout un toc toc civilisé. J’avais une sonnette, en plus. J’allais ouvrir. Le fou était devant moi, massif, éructant. Je sentis contre mon ventre avant de voir le fusil avec lequel il m’obligea à reculer.

            Il referma la porte d’un coup de talon et hurla :

– Tu vas me payer ça, ordure !

– Voulez-vous un café ?

            Il appuya sur la détente et je mourus. La dernière chose que je perçus fut le bruit du moteur qui tournait. Il avait été récupérer sa voiture avant de venir me tuer.



 

31 juillet 2020

Une salope à l'heure du film

 

         Il était 21 heures, un dimanche, et le film venait de commencer. J’étais confortable dans mon fauteuil, un whisky glace et trois cacahuètes à portée de mains. La journée avait été fructueuse : j’avais pu achever une correction, terminer ma compta, effectuer mon footing, avancer l’écriture de mon roman. C’est donc avec la conscience du devoir accompli que je m’accordais un film et un verre, plaisir de fin de semaine devenu rituel depuis quelques années.

On frappa. Oh ? Si, aucun doute n'était possible : on avait frappé. Ce qui voulait dire que l’intrus était monté jusqu’à ma porte, au lieu d’attendre au portillon après avoir sonné. Il avait franchi sans autorisation les cinq mètres de dallage qui menaient à l’escalier, qu’il avait gravi jusqu’au perron. Et il était là. Le rideau était tiré devant la partie vitrée de la porte, mais il devait me deviner, et entendre la télé, c’était sûr. Nom de Dieu !

Qui cela pouvait-il être ? Mes amis savaient que je n’aimais pas les visites impromptues. Mes familles, ascendante et descendante, habitaient loin. Je n’avais pas de petite amie depuis six mois, et quand bien même, je n’aurais pas toléré une telle intrusion. J’étais sapé comme un clodo, pas rasé, mal coiffé. Le séjour n’était pas top, des godasses traînaient dans l’entrée, un pantalon et un pull pendaient sur la rambarde. 

Qui venait me faire chier ? À cette heure ? Un dimanche soir ! Pendant un Clint Eastwood, bon sang ! Quatre coups furent de nouveau frappés. Sur la partie vitrée. Épaisse et dépolie, certes, mais bon. Je baissai le son de la télé, me levai. Trop tard pour cacher le whisky, ranger les groles. J’attrapai quand même le pantalon et le pull, les jetai dans la chambre. Je m’arrêtai cinq secondes devant le miroir de l’entrée, me passai la main dans les cheveux pour aplatir derrière et relever devant, allumai l’entrée, tirai le rideau et me penchai pour déverrouiller. Je n’allumai pas la lampe sous la verrière, qui aurait éclairé le perron ; je ne vis donc pas de qui il s’agissait avant d’ouvrir la porte.

Heureusement, car je ne sais pas si j’aurais ouvert. Quoi que si, forcément, sans quoi elle aurait ameuté le quartier. La salope ! C’était elle, une des plus belles garces qu’il m’ait été donné de rencontrer – et d’aimer, pauvre con –, et je peux dire que je m’en suis colleté un paquet. Elsa la salope. Splendide et scandaleuse, une femme pour qui je me suis roulé par terre et tordu de douleur (avant de la reconquérir, de vivre avec elle 50 jours de plus, et de me faire à nouveau plaquer).

– Tu me sers un gin-fizz ?

            Elle n’attendit pas ma réponse, me jeta un coup d’œil, puis, comme si cette seconde lui avait suffi pour s’assurer qu’elle ferait de moi ce qu’elle voulait, monta la dernière marche, du perron à l’intérieur de la maison, finit sans la toucher d’ouvrir la porte et passa devant moi qui m’écartai comme un automate.

Si j’avais été dans mon état normal, même pas dans une grande forme, je lui aurais demandé ce qu’elle foutait là, ce qu’elle voulait. Et si j’avais été le genre de mec qu’il fallait à cette diablesse, je lui aurais claqué le beignet. Mais j’étais en dimanche soir et cette garce avait le don de me faire perdre mots et raison.

Je refermai la porte, rideau et verrou compris. Puisque le feu était là, il s’agissait de le circonscrire. Je me retournai. Elle était plantée au milieu du séjour, main gauche sur les hanches et jambe droite tendue, comme un mannequin présentant une collection. De fait, en dehors de sa petite taille – 1 m 62 – et de son âge – 47 ans – elle avait des arguments pour valoriser l’éternel féminin, braver le regard des hommes et des photographes. Elle était habillée classique mais impeccable : robe noire, bas fins, stilettos, étole fuchsia. Teint parfait, lèvres gonflées, paupières noires sur les yeux bleus. Elle mit la main droite derrière ses cheveux, inclina la tête pour me présenter sa nuque et dit :

– T’as vu ? J’ai refait mon carré.

            Sa chevelure était éblouissante. Une boule de feu.

– Plongeant, non ?

            Elle répondit par un petit sourire. Parle pas de ce que tu connais pas, semblait-elle dire. Elle avança jusqu’à la télé. Se planta devant. Mon fauteuil tourné vers l’écran trahissait le schnock maniaque et solitaire. La courbe qui allait de sa chute de reins à ses pointes de pied était fascinante.

– Tu regardes quoi ? demanda-t-elle avec une ambiguïté volontaire.

– Un Clint Eastwood.

– Toujours fan des Américains ?

– Ils sont bons…

            Elle se détourna de la télé, s’approcha de moi, près. Quelle poitrine, Seigneur…

– Ça fait combien de temps ? Que je suis pas venue ?…     

De l’émotion ? Elle en était capable, aussi ? Elle était capable de tout. Du pire et du meilleur, dans les extrêmes. Avant que j’aie le temps de répondre, elle enchaîna :

– Tu ne m’attendais pas, on dirait…

            Elle prenait la situation en mains, je le voyais bien. Elle occupait l’espace, orientait la conversation, m’anesthésiait avec son parfum et ses yeux de chatte. Je devais réagir.

– Je vais chercher du Schweppes…

 Quand je suis remonté, elle avait ouvert la porte de la chambre et regardait à l’intérieur. Le pantalon et le pull chiffonnés lui sautaient aux yeux.

– Ferme ça.

– T’as peur que j’entre ?

– Oui.

– Sois pas bête.

Elle vint s’asseoir sur un des tabourets du comptoir entre cuisine et séjour. Juste devant moi, qui me tenait debout de l’autre côté. Elle croisa les jambes, posa un pied sur la barre d’un autre tabouret. Une pute. Elle s’offrait ? Mais comment voulait-elle que je la rétribue ? Elle annonça tout de suite le tarif :

– J’ai décidé de vivre avec toi.

            Oummff !…

– Tu vas me tromper.

– Pas beaucoup. Et je te préviendrai.

– C’est censé me rassurer ?

– Tu m’aimes. Tu seras content et fier de m’avoir avec toi. Et moi, je serai rassurée. Tu seras ma conscience. Tu me cadreras.

– Tu es incadrable.

– Tu sais me prendre, maintenant. Tu as l’expérience. Tu ne recommenceras pas certaines erreurs.

– Toi si.

– J’ai ma personnalité. Qui a besoin de la tienne.

– De là à constituer un couple…

– Chaque couple est unique, chaque relation est à inventer, tu me l’as assez dit.

Un point pour elle. Qui montrait qu’elle enregistrait plus qu’il n’y paraissait et qu’elle avait de la rhétorique.

– Enfin, merde ! tentai-je. Tu te souviens pas ?

            Elle m’en avait fait voir de toutes les couleurs, les assiettes volaient, le sang coulait, elle griffait, cognait, on se mettait ko.

– Et alors ? On ne s’ennuyait pas. On vivait fort.

            Je l’ai regardée. Elle a soutenu mon regard.

– Tu es folle.

            Son sourire fut lumineux. Je n’aurais pas pu lui adresser un plus beau compliment.

            J’ai taillé puis pressé les citrons, ajouté le sucre de canne, le gin, le Schweppes. J’ai pilé deux glaçons, touillé avec le manche d’une cuillère en bois. Et j’ai poussé un des deux verres devant moi. Elle l’a saisi. A pris une longue gorgée.

– Ouah !… Je sais pas comment tu fais… Y’a pas un bar qui t’arrive à la cheville. J’aurais pu revenir rien que pour ça !

– C’est à cause de la pulpe. Et des pépins. Je les laisse.

            Elle a bu encore une rasade. Puis elle s’est levée, et elle est venue me rejoindre derrière le comptoir.

– Non…

– Dis pas de bêtise. Tu te souviens de mes talents, quand même ?

            Je me suis tu. Et j’ai bien fait. Ça c’est passé comme elle a dit. Elle m’a trompé quelquefois, jamais longtemps, et en effet elle m’a prévenu. On a déménagé ses affaires le dimanche suivant sa visite et elle n’est jamais repartie.

Elle a 55 ans aujourd’hui. La ménopause l’a faite gonfler comme une courge pendant un moment. Ça a scié ses ardeurs, et ça n’a pas arrangé son humeur. Ce fut Halloween tous les jours durant deux années.

Aujourd’hui, elle a la folie plus douce qu’avant et la beauté d’une femme qui a su passer le cap de la jeunesse. Elle ne peut rien faire simplement, ce qui après tout est une caractéristique de la féminité. Chaque sortie est une aventure. Où qu’on aille, elle crée, par ses propos et son attitude, une atmosphère électrique. On est toujours à deux doigts du scandale, et parfois elle le déclenche pour de bon. Je ne suis jamais tranquille.

Mais il se passe tout le temps quelque chose d’intéressant. Elle m’a rendu à la vie. Elle peut faire la gueule cinq jours de suite, passer des nuits entières à maudire et à médire, jeter un verre contre le mur, partir sans dire où elle va ni quand elle revient. Mais elle rentre. Et elle reste. Et elle m’aime. Incontestablement elle m’aime, ce qui n’était pas le cas lors de notre première tentative conjugale.

Elle ruine mon portefeuille et ma santé. Elle me malmène, mais je m’en formalise moins et ne souffre plus comme avant. En revanche, elle me procure toujours des joies incommensurables. Et elle est très drôle, ce que je n’avais pas perçu auparavant. Bref. Pas un jour je n’ai regretté que cette salope vienne sonner un dimanche soir à l’heure du film, et fasse une nouvelle fois exploser ma vie. Grâce à elle, je ne suis pas mort seul devant la télé. Du moins, pas encore.



 

24 juillet 2020

L'hyper ne marche plus

 

          Il était 14 h 30, ce samedi de juillet 2020, et Christian avait faim. Ce sont les circonstances qui l’avaient ramené dans cet hypermarché où il accompagnait sa mère tous les mercredis quand il était enfant.

            Le centre commercial se trouvait à côté de l’hôpital où son père venait d'être admis en urgence, après que l’aide à domicile l’avait découvert prostré dans son fauteuil, ne pouvant plus ni parler ni bouger. La brave femme avait appelé les pompiers, qui avaient embarqué le vieil homme. De nouveaux vaisseaux avaient éclaté dans son cerveau déjà endommagé, noyant un peu plus ses neurones et ses synapses, le privant des fonctions essentielles.

            Christian était arrivé à 13 heures à l’hôpital. Il avait pu parler avec l’interne de service, qui avait confirmé l'AVC. Son pauvre père était paralysé du côté gauche et n'avait plus l’usage de la parole. Quelle tristesse ! Toute dignité était impossible dans cet état et Christian se sentait humilié pour son paternel, assigné à son lit d'hôpital, dépendant du goutte-à-goutte d'une solution de survie et d'un protocole que suivaient à la lettre les soignants de permanence.

            Le regard du vieil homme ne captait rien, il ne réagissait pas aux questions, mais toute conscience n’était peut-être pas anéantie. L’interne n’avait pas voulu se prononcer sur les probabilités de récupération des facultés ; Christian avait compris qu’elles étaient faibles. Le pire – que son père reste muet et paralysé tout en réalisant sa situation  – n’était pas à exclure non plus.  

            Christian s'était assis près de l'homme immobile, essayant de lui parler, comme il l'avait vu faire dans les séries télé. Ce n'était pas la même histoire quand on était soi-même concerné.

– Papa, tu m'entends ?

            Papa ouvrait parfois les yeux, mais sans que cela semble correspondre à la perception d'un son.

– C'est moi, Christian… Ton fils.

            Ce tressaillement au bas de la joue droite, était-ce le signe qu'il avait compris ? Pas évident. Pensant aux séries, Christian se souvint d'un truc. Il passa quatre doigts sous la main droite de son père, qu'il n'osa pas saisir complètement :

– Si tu m'entends, serre mes doigts une seconde. Vas-y.

            Christian se concentra, penché sur le visage et la main inertes.

– Vas-y, répéta-t-il. Serre un peu mes doigts si tu m'entends. Ou si tu me vois.

            Christian se pencha et se crispa, comme pour encourager la réaction souhaitée. Mais la réaction ne vint pas. Christian se redressa, retira ses doigts à regret. Il s'aperçut qu'il tremblait. 

– C'est pas grave. Fais comme tu le sens.

            Un éclat de rire mêlé de sanglot le secoua.

– Excuse-moi. Fais comme tu le sens, c'est pas très malin. Fais comme tu peux, plutôt.           Les larmes lui montaient aux yeux.            On n'était pas doué pour l'expression des sentiments, dans la famille. Se toucher, se congratuler, parler d'amour, ce n'était pas le genre de la maison. Vu les circonstances, fallait-il qu'il se force ? Était-ce le moment de dire à son père qu'il l'aimait ? L'idée lui parut ridicule.

– Fais un effort, merde.

            Il faillit éclater, encore, ne sachant si cette imprécation imbécile s'adressait à lui ou à son père. Il balaya l'air devant lui et détourna la tête. Il se leva soudain. C'est la rage maintenant qui montait en lui. Contre cet entre-deux insupportable. Soit on était en vie, soit on claquait : mais cette fausse vie ou cette presque mort n'était pas humaine.

            Il marcha d'un mur à l'autre, puis se posta dos à la fenêtre, regardant vers l'intérieur, le lit. Était-ce la nouvelle façon de mourir ? Prolongé à l'hosto à coups de perfusions et de réanimations ? « Connerie »…

            Il revint s'asseoir. Alors il laissa remonter des souvenirs, quand le vieillard couché était un homme fort, impressionnant pour le petit garçon qui était son fils.

– Tu te souviens ?

             Christian se laissa dériver un moment. Il fut tenté d'exprimer tout haut ses réminiscences, mais il n'osa pas. La pudeur encore, ou la timidité, ou la bêtise.

            Il posa une main sur le poignet de son père.

– Je vais déjeuner. Je reviens te voir ensuite. Tu n'as besoin de rien ?

            En regardant son père, il sourit à sa blague dérisoire, « Tu n'as besoin de rien ». Il fallait un peu de légèreté, sans quoi ce n'était pas possible.        

            C'est ainsi qu'il se retrouva dans la galerie marchande de l'hypermarché qui l'avait nourri pendant son enfance. L'état de désolation du lieu le sidéra. Non seulement la brasserie où sa mère lui offrait un chocolat et un croissant n’existait plus, mais surtout la moitié des 40 emplacements de la galerie était vide. « À vendre », « À louer », « Espace disponible », « Bail à reprendre ». Les panneaux hideux et les papiers opaques avaient remplacé les vitrines étincelantes garnies de chaussures, de robes, de téléphones, de cafés, de thés, de produits provençaux. L'onglerie et le coiffeur avaient disparu. Que s'était-il passé ? Jusqu'à ces dernières années, les chaînes comme les indépendants se battaient pour décrocher une place à l'Hyper, car la fréquentation était maximale, la dynamique excellente, le retour sur investissement assuré. Ce temps semblait révolu.

            Des individus épars circulaient sans conviction dans les allées trop grandes, devant des magasins fermés à 50 %. Certes, on était en juillet, mais le samedi 14 h 30 avait toujours été un des moments où la consommation atteignait un pic. Qu'étaient devenus les clients ? Où se cachaient les vendeurs ? Était-ce parce que les premiers ne venaient plus que les seconds avaient tiré le rideau ? L'inverse ? Où se trouvaient les familles qui considéraient comme une fête la sortie au centre commercial ? Où rigolaient les copines qui paradaient devant les boutiques de fringues, avant d'aller manger une glace et de découvrir le nouveau smartphone ? Où étaient les ados qui traînaient sous les verrières, tiraillés entre les jupes des filles, les consoles de jeux vidéo et autres gadgets dernier cri qu'ils rêvaient de se procurer ?

            Désemparé, Christian entra dans le navire amiral de cette flottille en perdition, l'hypermarché lui-même. Il n'y avait pas plus de monde, alors que les rayons dégueulaient de marchandises agressives et que les allées centrales étaient encombrées de piles promotionnelles démesurées. Cela ne semblait plus intéresser personne. Les quelques pousseurs de chariot passaient avec nonchalance. Quand ils s'arrêtaient, ils saisissaient un article, l'observait d'un air sceptique et le reposaient d'un air dégoûté. Incroyable.

            Christian leva les yeux et constata l'absence de plafond de ce hangar gigantesque. Entre les lampes accrochées à des tiges de fer, pendaient des câbles et des fils désordonnés. C'était comme si l'on avait oublié de refermer une machinerie après l'avoir ouverte. Il baissa la tête et ce ne fut pas mieux. Le carrelage du sol lui parut d'un autre âge. Et les rayons, si l'on en retirait les produits qui les encombraient, semblaient importés de l'Union Soviétique des années 50. Entre le haut et le bas, un éclairage blafard vulgarisait humains et produits dans une lumière digne d'une salle de bains d'un hôtel de seconde zone.

            Christian acheta des ampoules et des piles. Il en aurait l'usage, mais il lui sembla surtout qu'il devait accomplir un geste en mémoire du temple de son enfance. Sur les 25 caisses, seules 4 étaient ouvertes ! Il n'y avait pas plus de deux chariots devant chacune. Il choisit l'espace automatique et se dirigea vers un écran. « Hors service ». Décidément… Celui d'à côté fonctionnait, mais sur une impulsion, il reprit ses articles et se dirigea vers un caisse classique. Quand vint son tour, il interrogea la caissière :

– Pourquoi y a-t-il si peu de monde ?

– Ohfff…

– Le commerce en ligne ?

– Les commandes par internet, oui, mais aussi les drive, les grandes surfaces spécialisées, les petites surfaces de centre-ville (Contact, City, Proxy…), les magasins de producteurs…

– Et la galerie marchande ?

– C'est un engrenage. Un commerce commence à douter, un autre a des difficultés, les autres notent la baisse de fréquentation, le temps de vacances des locaux est de plus en plus long… Le début de la fin a commencé il y a deux ans. Les gilets jaunes, les manifestations contre la réforme des retraites et le confinement ont été trois coups de couteau, tous plus graves les uns que les autres.

– Eh bien… Ce n'est pas gai.

            Après avoir payé puis remercié la caissière, fatiguée mais lucide, Christian s'assit sur une table de la galerie autrefois marchande devant le seul point de restauration qui demeurait sur place, une sandwicherie viennoiserie. Il commanda un ice tea, un pan-bagnat et une tarte framboises, qu'il dégusta en ressassant ses pensées. Il se dit alors que ce n'est pas seulement son père qui s'en allait ; c'est tout un monde qui ne vivait plus mais qui n'arrivait pas à mourir. 



 

17 juillet 2020

Le vieux, la danseuse et les fous

 

            Il voyait mal et elle marchait vite. Mais il avait remarqué qu’elle lui souriait chaque fois qu’elle passait devant son banc. Ce n’était qu’un sourire, ce n’était qu’une fille, mais le sourire d’une fille pour un homme de son âge constituait le plus délicieux des élixirs. Et puis, c’était peut-être une fille un peu meilleure que les autres.

            Il était assis là tous les jours, entre 16 h 15 et 17 heures, sur un banc du square de la mairie. Même si la marche lui demandait un effort, il venait volontiers, trouvant dans cet espace vert en milieu urbain l’équilibre entre la nature et la ville, deux éléments qu’il avait chéris du temps de sa vie active.

            Sur son banc de jardin public, il lisait un roman, activité désuète, incongrue en plein air. C’était un miracle qu’avec toutes les dégradations de son corps il lui restât deux yeux capables de voir des lignes de caractères sur du papier blanc. Il marquait des pauses pendant sa lecture. Il aimait regarder les gens, leurs tenues, leurs mouvements, et capter certains de leurs propos quand ils passaient à proximité.

Il se réjouissait de l’intérêt qu’il portait au monde, alors qu’il en était exclu et qu’il n’y jouait plus aucun rôle. Oui, il conservait, et même renforçait, sa capacité d’émerveillement. Il voyait dans cette heureuse disposition la récompense d’un long travail d’approche de la sagesse.

            Pourtant, il ressentait un manque : il ne transmettait plus. Certes, il avait toujours deux enfants et quatre petits-enfants, mais en dehors de la famille plus personne ne comptait sur lui. Il avait œuvré plusieurs années dans une association où son expérience avait fait merveille, mais il avait dû renoncer à cet engagement, pour cause de santé insuffisante. Désormais, il gardait pour lui ce que la vie lui avait appris, et il en souffrait. Tous ces savoirs accumulés, quel dommage qu’ils ne servissent à personne. Cette écoute qu’il pourrait apporter, ces conseils qu’il pourrait donner, ces erreurs qu’il pourrait empêcher… 

            Il se rendit compte que, au fil des jours, il s’était mis à attendre le passage de la fille. Elle allait toujours dans le même sens. Elle venait de la mairie, sans doute y travaillait-elle. Si jeune… Quelle idée de s’enfermer là-dedans à 20 ans, pensa-t-il. Mais que savait-il de sa vie, après tout ? Peut-être cet emploi était-il le résultat d’efforts importants ? Peut-être n’avait-elle pas eu le choix ? Peut-être avait-elle voulu rendre service ? Il avait appris qu’on se trompait souvent sur les motivations des individus.

            Il se dit qu’il aimerait lui parler, connaître et son histoire et sa motivation. Oh oui, quel bonheur ce serait ! Entrer dans l’histoire de son opposé : elle était femme, jeune, belle et pleine d’énergie ; il était… achh… Elle le rajeunirait, l’intéresserait, lui apprendrait le monde d’aujourd’hui. L’écouter, l’observer, vaudrait tous les romans de la création. Il resta plusieurs minutes sur cette pensée, et ce fut comme s’il n’y avait plus que le banc. Les grilles, les arbustes et les jets d’eau, les automates errants ou pressés traversant le square, avaient disparu. Il s’était extrait un moment de son environnement pour partir avec elle.

            Et puis, au lieu de retrouver la réalité, il franchit une étape de plus dans son voyage. Il se prit à rêver qu’il l’aidait. Oui, c’était possible. Même à une personne avec tant de potentiels, il pouvait apporter quelque chose. Il pouvait au moins l’aider à utiliser ses talents, à élargir son horizon, à monter la barre. Bon sang, s’il pouvait aider cette petite, ce serait fabuleux ! Sa vie retrouverait un sens et il attendrait encore un peu avant d’y mettre fin.

            – Monsieur ?… Ça va, Monsieur !…

            On lui parlait ? La voix n’était pas désagréable. Il ouvrit les yeux, qu’il avait donc dû fermer. La proximité du visage le surprit. C’était le sien, le sien à elle. Il remarqua la beauté des yeux, ainsi que le trait d’eye-liner qui les prolongeait. Il avait toujours été sensible au maquillage. Aux talons, aux cheveux, et au maquillage. Elle avait quelque chose d’oriental. Jasmine, Yasmina ? Ou Esmeralda, l’Esmeralda de Victor Hugo. Mais lui n’était même pas Quasimodo.

– Monsieur, vous voulez que j’appelle les pompiers ?

– Non…

             La perspective de l’hôpital lui avait donné la force de répondre. Elle l’aida à se redresser. Ses longs cheveux le frôlèrent et il sentit le musc de sa peau.

– Ça va ?                   

            Il lui fallut encore quelques secondes pour se remémorer la situation. Le square, les gens, elle. Il pensait à elle et… elle était là.

– J’ai eu un étourdissement.

– Qu’est-ce qui vous a étourdi ?

– Je… Je crois que c’est vous. 

– Moi ? Je suis arrivée après votre étourdissement !

– Pas sûr. Il se passe beaucoup de choses dans une tête, vous savez.

Elle sourit. Il aurait voulu avoir de meilleurs yeux pour lire ce sourire. Il lui sembla cependant que, comme ceux qu’elle lui avait adressés les jours précédents, il était bon. Mais contenait-il de la pitié, de la condescendance ? « Bien sûr, mon pauvre vieux, ne sois pas pathétique ». Il sourit à son tour.

Elle s’était assise, sans s’appuyer. Elle s’était posée sur le banc elle aussi, comme si elle n’osait pas le laisser seul. Il essayait de mobiliser ses forces, de retrouver sa lucidité, car il se rendait compte qu’il se passait quelque chose. La fille qu’il avait remarquée, dont il avait rêvé avant ou pendant son étourdissement, était entrée en relation avec lui. Ils avaient parlé et ils étaient assis côte à côte. Il ne pouvait pas manquer un moment pareil, c’était peut-être la dernière rencontre de sa vie.

La littérature vint à son secours, puisqu’elle avisa le livre qui était tombé par terre et le ramassa.

– Un jour, lut-elle sur la couverture. On ne peut pas faire plus simple, comme titre ! s’exclama-t-elle. Et ce pourrait être le titre de tous les livres, non ?

            Cette dernière remarque le frappa. Oui, c’était vrai, c’était pas bête. S’il n’était pas si lent et si troublé, il aurait entamé une discussion sur le livre, sur le titre, sur la littérature… Il parvint à articuler :

– Est-ce qu’il vous arrive… de lire ? Des romans, je veux dire ?

            Sa voix n’était pas claire, mais enfin il sentait que la mécanique de la raison se remettait en route.

– Parfois, répondit-elle. En été, surtout. Et puis j’ai un peu lu en première et en terminale.

            Le lycée… Ce temps si loin pour lui semblait si proche d’elle.

– Les lectures obligées ne sont pas les plus intéressantes.

– J’avoue. J’ai bien aimé la philosophie. Enfin certains trucs…

– Ah bon ?

– Je parle pas des philosophes, des théories, tout ça. Juste des manières de voir le monde et les gens, de comprendre un peu comment ça marche.

            Que cette fille qui sortait de la mairie chaque jour entre cinq heures moins le quart et cinq heures ait envie « de comprendre un peu comment ça marche, le monde » ne manqua pas de le surprendre. Il allait l’interroger quand elle enchaîna d’elle-même :

– « Et ceux qui dansaient furent considérés comme des fous par ceux qui ne pouvaient entendre la musique ». J’adore cette citation.

            Il avait loupé le début, ne comprenant pas qu’elle citait, mais la qualité de l’agencement ne lui échappa pas.

– Vous pouvez répéter, s’il vous plait ?

– « Et ceux qui dansaient furent considérés comme des fous par ceux qui ne pouvaient entendre la musique ».

            Il dut lutter pour ne pas se laisser envoûter par sa voix. La puissance de la phrase l’aida.

– C'est une belle parole. Elle vous va bien.

– Vous êtes d’accord avec cette affirmation ?

– Oh oui…

– Avez-vous été un danseur ? Un fou ?

            Il prit un moment pour répondre. Elle lui posait une question importante. Il regarda les gens qui continuaient à parcourir le square en tous sens.

– Je crois, oui. Aujourd’hui… on me prend pour un fou alors que je ne peux plus danser. Mon challenge est de continuer à entendre la musique.

– Vous avez l’air de très bien l'entendre. Et peut-être que, même si vos jambes ne suivent plus, vous dansez encore dans votre tête…

Ses yeux s’embuèrent.

– Vous êtes gentille, jeune fille. Et vous semblez déjà connaître beaucoup de choses.

– Oh non, je ne sais rien du tout !

            Il pensa que reconnaître son ignorance à 20 ans impliquait une humilité rare et constituait un bon point de départ pour progresser.

– Bon, dit-elle en se levant. Il faut que j’y aille.

            Il resta assis et leva la tête.

– Vous allez… danser ?

            Elle sourit, dévoilant des dents éclatantes.

– Disons que je vais… à un cours de danse !

            Bon sang…

– Mais est-ce que je peux faire quelque chose pour vous, d’abord ?

            Un ange, ce devait être un ange. Il avait dû mourir, il devait être au paradis.

– Vous avez fait beaucoup.

– Mais non. Est-ce que vous voulez que je vous aide à rentrer chez vous ? Que j’appelle quelqu’un ? Que j’aille vous acheter un médicament ?

            L’émotion, le contrecoup et le manque de vivacité de son cerveau l’empêchaient de s’exprimer comme il souhaitait. Il leva la main en signe de dénégation, et en même temps osa :

– Il y a peut-être une chose que… Si ce n’est…

– Dites-moi.

– Est-ce que… vous accepteriez, de temps en temps, pas tous les jours, juste quand ça ne vous gênera pas trop, de vous… asseoir ici, sur ce banc, et de parler 5 minutes avec moi, comme nous l’avons fait aujourd’hui ?

– Mais oui, bien sûr ! Ce sera un plaisir.

            Alors elle se pencha, posa une main sur son bras gauche. Elle le regarda dans les yeux, délivra un autre sourire hallucinant et l’embrassa sur la pommette. La sensation fut si forte qu’il manqua tomber. Elle dut s’en rendre compte, car elle encadra ses épaules avec les mains, comme pour le replacer.

– Oh là ! Vous n’allez pas vous évanouir encore ?

– J’aimerais bien.

– Ne dites pas de bêtises. Vous êtes sûr que ça va aller ?

– Promis.

– Alors à demain. Je viendrai prendre de vos nouvelles et on parlera un moment. D’accord ?

            Il avait la gorge si nouée qu’il ne put articuler un mot de plus. Alors il leva son bras si faible et lui adressa un petit signe. Son sourire à elle fut d’une grâce infinie. Aidé de sa canne, il tâcha de se redresser un peu sur le banc : il resta là un moment, le regard fixé devant lui, les larmes coulant sur ses joues. 



 

10 juillet 2020

Le doigt d'honneur

 

            Le type me collait au cul depuis 10 minutes. J'étais pourtant à 90 chaque fois que c'était possible, mais ça ne suffisait pas à ce tocard. Il donnait des coups d'accélérateur et s'approchait à 20 centimètres de mon pare-chocs arrière. Le moindre coup de frein de ma part et c'était le clash, que je ne pouvais me permettre. Je rêvais d'une voiture à la James Bond avec mitraillette et arbalète à l'arrière, ou capable de dégager une fumée blanche et un gaz asphyxiant, afin de débarrasser l'humanité d'un danger public.

            Hélas, on devait subir ces criminels de la route, qui se croyaient des hommes parce qu'ils savaient appuyer sur la pédale de droite et faire ronfler un moteur. Mon réflexe était toujours le même en la circonstance : ralentir. Ça limitait le risque en cas de collision et ça énervait l'agresseur. L'idéal aurait été de se ranger sur le bas-côté, de le laisser passer en lui adressant un sourire ; j'en avais été capable quelquefois. Mais avaler trop de couleuvres déclenchait un cancer ou un ulcère. Et s'incliner devant les chauffards était un lâche encouragement aux comportements assassins.

            Je le voyais faire de grands signes avec ses mains qui me signifiaient que j'étais une merde, un connard, un enculé, ne méritant pas d'être autorisé à utiliser les routes au même titre que les autres automobilistes ; j'étais un raté, une calamité, une sous-merde, peut-être une sur-merdre, que l'on devait exterminer.

       Il se mit à klaxonner et je me dis qu'il allait me passer dessus. Je sentis les battements de mon cœur s'emballer, mon visage surchauffer ; ce salaud avait réussi à me stresser. 

        Son pare-chocs était énorme. Sur les protections renforcées de métal et de plastique, étaient fixés deux tubes centraux en inox, une platine de treuil et des tampons frontaux en polyuréthane. Je ne voyais ces éléments que lorsqu'il décélérait, car la plupart du temps il était si près de mon arrière-train que je n'apercevais que le haut massif de son 4X4 et son visage dément derrière le pare-brise gigantesque.

       La route n'était pas mauvaise mais sinueuse ; elle reliait deux petites villes de mon département. Quand elle n'était pas pervertie par les criminels, elle était paisible. La nature qu'elle traversait était magnifique. Mais l'enragé qui me harcelait en me poussant à avancer plus vite dans des virages souvent limités à 70 ou à 50 ne s'intéressait guère aux chênes et aux peupliers noirs. Il voulait aller vite, il ne supportait pas les limitations de vitesse et ceux qui les respectaient, il devait doubler tout ce qui se trouvait devant lui.

    Nous étions maintenant dans une descente. Il s'approchait encore plus, klaxonnait comme un malade, multipliait les appels de phares, les gestes et les rictus de haine. Apeuré, je ralentis encore, ce qui me valut une bordée d'injures et une infernale série de coups de klaxon. Soudain, il déboita. La visibilité était quasi nulle dans ces virages en pente. Nous n'avions croisé que trois ou quatre voitures depuis la dizaine de minutes qu'il me suivait, mais il suffisait d'une au mauvais moment.

        Je ne pus m'empêcher de tourner la tête quand il parvint à mon niveau. Il allait vite mais j'eus le temps de voir sa face éructante, penchée vers moi comme pour mieux m'agonir, précédée d'un majeur bien tendu vers le haut.

        Il se rabattit aussitôt, pas parce qu'un autre véhicule arrivait en face, mais pour compléter son harcèlement avec une sévère queue de poisson. Je dus piler et fus à deux doigts de déraper. Je jurais entre mes mâchoires serrées. Je me sentis trembler, transpirer. Quel salopard ! 

      Enfin il était parti. J'essayai de retrouver ma sérénité. Je le voyais de temps à autre, quand la route, après un lacet, revenait sur elle-même quelques mètres plus bas. Il descendait comme un coureur du Tour de France, sauf que la route n'était pas sécurisée, sans compter que sa voiture était autrement plus lourde qu'un vélo de compétition.

     Cinq minutes passèrent. Je commençai à penser à autre chose quand je l'aperçus de nouveau. Dans une situation différente. La voiture était sortie de la route et avait percuté un arbre en contrebas, un orme ou un aulne si je ne me trompais pas. Elle n'était pas bien droite, mais une chose était sûre : plus aucune des quatre roues ne touchait le sol. « Ben alors, Ducon, pensai-je, t'as un souci ? ».

       Je m'arrêtai sur un terre-plein peu après, sortis de ma voiture et m'approchai de l'autre. Je dus m'accrocher pour aborder le haut du ravin, au fond duquel le 4X4 aurait débaroulé s'il n'avait été retenu par l'orme, ou l'aulne, je n'arrive jamais à distinguer les deux. La voiture avait dû faire un demi-tonneau avant de percuter l'arbre, côté conducteur, alors qu'elle se trouvait sur le toit.

        La chaleur du moteur, de la tôle et des pneus était encore forte ; j'entendais des craquements de métal et de tuyauterie. Je contournai le véhicule sans le toucher, car malgré ses 2 tonnes, il ne semblait pas très stable. Il était donc les roues en l'air, bloqué par l'arbre sur un côté, enfoncé au niveau de la porte arrière. Je me rapprochai de l'avant. Malgré l'enchevêtrement des branches et des feuilles, je distinguai mon bonhomme dans la carlingue, la tête en bas, et même posée sur le plafond jusqu'au cou, après quoi le dos partait dans un angle qui devait être douloureux. Un bras pendait dans une position étonnante. Le reste du corps avait un aspect grotesque, les habits semblaient vouloir quitter un support qui ne les tenait plus.

         Je tapai à la vitre. La tête se tourna légèrement. Tiens, la joue était ouverte et un œil était fermé, ou mort. L'œil vivant me regarda.

– On s'est déjà vus quelque part, non ? questionnai-je.

       Il n'avait plus qu'une moitié de visage, je n'eus donc droit qu'à une demi-grimace. Alors, en souriant, je dégageai mon majeur et remontai mon doigt tendu le long de la vitre. Je le maintins ainsi quelques secondes.

– T'es beau, tu sais ? Quoique t'as l'air en petite forme, là, sans vouloir être désobligeant.

          Il essaya de grimacer davantage, mais, faute de moyens, ne fut gère convaincant.

– Allez, faut que j'y aille. Je te laisse. Sois prudent sur la route.

          Je me détournai, contournai de nouveau le véhicule et l'orme – l'aulne ? – puis remontai sur la chaussée. Là, je pris mon iphone, sélectionnai « appel masqué » dans les paramètres et composai le 18. À la fille du centre de traitement de l'alerte, j'indiquai le lieu précis de l'accident, signalant que le conducteur semblait en mauvais état et qu'il fallait faire vite.

         Je remontai dans ma voiture et terminai dans le calme cette descente mouvementée.

       Pendant les heures et les jours qui suivirent, je repensai à mon attitude, notamment à mon doigt d'honneur. Avais-je bien fait ? Ma réaction était-elle compréhensible, appropriée ? Mince alors : ce fumier allait encore me faire chier un moment. 



 

3 juillet 2020

N'oublie pas que nous avons été belles

 

            Lily avait longtemps donné le change, fait moins que son âge, conservé un tempérament facétieux. Elle tenait à garder ses cheveux noirs, que la coiffeuse colorait et coupait dans un carré dégradé très XXIe siècle. Alors que Lily était née en 1929.

           À 85 ans, elle sortait encore avec ses copines, allait au théâtre, participait à des vernissages, déjeunait au restaurant… Elle était mère, grand-mère et arrière-grand-mère, mais ce triple statut ne prenait pas chez elle les proportions qu’il avait d’habitude chez les septua et octogénaires ; elle était femme avant tout et souhaitait le rester jusqu’au bout.

          Et puis, en 2017, alors qu’elle atteignait l’âge respectable de 88 ans, les choses avaient commencé à se dérégler. D’abord Jacques était mort. Son Jacques. Certes, il n’était que l’ombre de lui-même ces dernières années. Il ne l’accompagnait plus dans ses sorties, mais il était là quand elle rentrait. Il l’écoutait et même réagissait à ses propos. Jusqu’à ce que son cœur lâche un matin sans crier gare.

            Trois semaines après Jacques, c’est Marie-France, sa sœur, qui rendait les armes et abandonnait la partie.

           Ensuite, Lily était tombée. Elle s’était cassé le tibia et deux dents. À son âge, le tibia fracturé l’avait clouée au lit pendant deux mois et elle n’avait jamais retrouvé son assurance, marchant depuis avec une canne. Mais les deux dents cassées l’avaient davantage contrariée que la jambe, car elle avait zozoté pendant six mois, jusqu’à ce qu’elle se mette à porter un dentier. Un dentier, elle !…

            Enfin Lily avait déclenché un cancer, qui l’obligeait à de la chimiothérapie. Elle trouvait que ça faisait beaucoup. Elle ne parvenait pas à considérer ces soucis comme normaux à son âge, encore moins la chance que cela représentait de ne pas avoir souffert plus tôt de ces pertes et de ces maux. Elle estimait révoltant de ne plus pouvoir maintenir sa coiffure, ses sorties, ses rires.

            Le plus terrible fut peut-être de découvrir qu’elle n’intéressait plus personne. Certes, une aide à domicile venait tous les jours, les enfants passaient tous les week-ends et l’appelaient trois fois par semaine, mais ce n’était pas la vie, selon elle. Ce qui lui manquait, c’était le contact avec l’extérieur. Certes, plusieurs amies lui rendaient visite, mais ce n’était pas pareil, elles étaient condescendantes, coincées dans les fauteuils, et les voir ainsi l’attristait plus qu’autre chose.

            Alors chaque fois qu’elle s’en sentait la force, elle allait faire un tour à pied. Elle avançait à petits pas et s’appuyait sur sa canne. Quelle misère, pensait-elle. Et ma tête, je dois être affreuse. Un jour, elle tomba sur Mélanie, une ancienne responsable d’association culturelle, avec qui elle avait sympathisé ; elles avaient souvent été au théâtre ensemble. Mélanie marchait sans canne, mais elle était d’une maigreur effrayante, et sa peau était diaphane :

– Oh, Lily…

– Mélanie, oh…

            Elles restèrent quelques secondes immobiles, sidérées de ce qu’elles voyaient. Les premières larmes coulèrent en même temps sur leur peau de papier. Puis, maladroitement, parce qu’elles n’étaient pas stables sur leurs appuis, elles se serrèrent l’une contre l’autre. Et Lily entendit Mélanie murmurer à son oreille :

– N’oublie pas que nous avons été belles.