Littérature - Nouvelles 2ème semestre 2021

Pierre-Yves Roubert - Les mots qui gagnent - Brive

 

Plus que jamais, nous avons besoin d’histoires. D’histoires à notre portée, accessibles et résonantes. La principale qualité de l'écrivain, paradoxale pour un créateur de fictions, réside dans sa capacité à montrer ce qui est, à débarrasser les faits et les individus des artifices derrière lesquels ils se cachent.

 Vous pouvez lire et commenter ces histoires également sur le blog www.desvies.art.

 

© Pierre-Yves Roubert. Tous droits réservés.

31 décembre 2021

 

Sur le tabouret

 

            (environ 15 minutes de lecture)

       Elle voulait le faire au moins une fois dans sa vie. Avant qu’il ne soit trop tard. Avant d’atteindre l’âge après lequel toute tentative de séduction basée sur l’apparence serait grotesque. Elle n’avait plus beaucoup de temps. Elle pouvait tout de même se féliciter de n’en avoir jamais eu besoin jusque-là.

Jamais eu besoin ou jamais osé ? Certes, elle avait plusieurs fois au cours de son existence recherché l’amour sans le trouver : avant son mariage, après son mariage, après avoir quitté son dernier compagnon. Mais elle n’avait jamais pensé que se poster dans un bar fût la solution adaptée à son problème. Qui pouvait-on rencontrer dans ces conditions ? Comment se faisait-on traiter ?

C’est ce qu’elle voulait expérimenter. Même si elle se doutait qu’elle avait peu de chance de trouver un type bien en agissant de la sorte. Mais d’une part il existait une petite chance et il fallait lui permettre de se révéler, d’autre part elle était prête à prendre un risque, à s’encanailler un peu. Ce n’était pas très glorieux, sans doute ; cependant, si elle ne bougeait pas elle était morte.

Elle ne voyait qu’une tenue pour cet exercice : une parure noire, des chaussures à la veste, en passant par les bas et la jupe. L’image de film, classique. Elle créerait le contraste avec un chemiser crème et un bracelet plaqué or. Malheureusement elle n’était pas blonde : il faudrait se contenter de son châtain.

Les cheveux justement, comment les coiffer ? Elle hésita : le classique noir semblait imposer le chignon. Mais n’aurait-elle pas l’air trop strict ? Elle avait un visage un peu austère, elle le savait. Détacher ses cheveux montrerait une certaine liberté, qui lui donnerait confiance. Mais n’était-ce pas trop ? Trop provocant vu la position qu’elle occuperait ? Elle redoutait le pathétique. 

Finalement, elle opta pour un chignon peu serré laissant passer des anglaises, pour simuler une préparation remontant au matin et acquérir un peu de légèreté. Elle se rendit compte que ses talons ne convenaient pas, ou plus. Ils étaient d’une hauteur et d’une finesse acceptables, mais elle leur trouvait une ligne démodée. Elle se rendit sur Zalando et commanda des stilettos qui lui plurent davantage. 

Elle était prête. Elle avait choisi de se produire un jeudi à 18 heures. Le jeudi pour qu’on soit proche de la fin de semaine mais pas encore pressé de partir en week-end, 18 heures parce que certains cadres quittant le bureau en fin d’après-midi pouvaient apprécier de boire un verre avant de rentrer chez eux. Elle hésitait entre le quartier de la Bourse au centre-ville et le nouveau quartier d’affaires à l’ouest. Elle imaginait la moyenne d’âge plus élevée dans le premier que dans le second, pourtant elle savait que les traders étaient souvent des jeunes voire des très jeunes gens. Elle opta pour la Bourse, se disant que la fin d’après-midi était plus harmonieuse au cœur de l’urbanisme traditionnel que dans un ensemble d’immeubles de bureaux qui se vidaient le soir.

Elle avait repéré une brasserie à banquettes rouges et boiseries sombres, de qualité, dans laquelle tenter son expérience lui parut envisageable. Elle y pénétra et vint s’asseoir sur un des six tabourets bois et cuir placés devant le long comptoir bordé de sa barre en laiton. 

– Bonsoir Madame, lui dit un homme qui pouvait être le patron, même s’il était penché sur un évier près d’un mini lave-vaisselle.

– Bonsoir, répondit-elle, en grimpant sur le tabouret, ce qui était plus difficile qu’il n’y paraissait, surtout lorsqu’on portait des talons fins et une jupe serrée. 

Il fallait aborder l’objectif en se mettant dos à lui, saisir de deux mains fermes le rond horizontal, poser un pied sur le barreau prévu à cet effet, puis coordonner ses poussées pour s’extraire du sol et déposer son postérieur sur le cuir de l’assise. 

Pas simple. Elle s’y reprit à deux fois, car elle avait d’abord gardé son sac au poignet, ce qui compliquait trop la manœuvre pour une novice. Elle posa son bagage sur le comptoir lustré et se lança de nouveau. Elle entendit un crac inquiétant, un crac de tissu, mais il fut trop bref pour avoir provoqué une déchirure calamiteuse. Elle crut un moment que la tabouret allait, et elle avec, basculer vers l’avant, mais, après avoir un instant oscillé sur deux pieds, le siège se rétablit. Quand son séant atterrit sur le cuir, elle entendit un pouf. Ouf, se dit-elle, je suis arrivée.

Elle sentit la chaleur gagner son visage. Elle fut certaine de rougir quand elle releva les yeux et aperçut trois hommes à une table qui la regardaient en ricanant. Le patron, même s’il avait vite détourné les yeux, n’avait lui non plus pas dû perdre une seconde de sa pitoyable gymnastique. Il y avait deux hommes sur deux autres tabourets à l’autre bout du comptoir, mais eux, tournés l’un vers l’autre, semblaient n’avoir rien remarqué. Quelques tables étaient occupées dans le bar, mais elle ne prit pas la peine de détailler les clients.

Elle souffla un bon coup pour reprendre un peu d’assurance, puis fit un mouvement de tête pour écarter ses cheveux, oubliant qu’ils étaient attachés en un chignon lâche. Elle s’aperçut alors qu’elle n’avait pas enlevé son imper, imper qu’elle avait hésité à prendre, décidant finalement qu’elle aurait été ridicule en se présentant sans pardessus alors que la température extérieure ne dépassait pas 5 degrés. Elle défit boutons et ceinture mais constata qu’elle était assise sur le pan arrière du vêtement, tendu dans son dos. Il fallait donc, pour l’enlever, qu’elle soulève ses fesses. Mais comment procéder lorsque les pieds ne touchent pas terre ? Certes, il y avait le barreau repose-pieds, mais pouvait-on prendre le risque de s’appuyer dessus, en stilettos, sans tomber en avant ? Restait la solution de redescendre à l’inverse de la montée, en cramponnant ses mains sur les bords de l’assise. Mais cela impliquait de remonter ensuite et de risquer une nouvelle fois la honte et la catastrophe.

Tant pis. Elle décida de garder son imper, l’ouvrant au maximum sur le devant, après tout il ne faisait pas si chaud.

– Je vous sers quelque chose ?

C’était celui qui devait être le patron. Sa question était logique. 

– Euh… Oui… Oui.

Elle réalisa à ce moment qu’elle n’avait pas pensé une seconde à la boisson qu’elle commanderait. Incroyable. Elle préparait ce moment depuis des semaines, et elle avait oublié que dans un bar on était censé boire. 

– Vous voulez une carte, peut-être ?

– Je… Oui, merci.

Le patron lui tendit une carte, d’un cuir fatigué. Elle l’ouvrit, pencha ses yeux, ne vit rien. C’était écrit tout petit et elle n’avait pas ses lunettes. Enfin si, elle les avait, mais dans son sac. Il était hors de question qu’elle les sorte. Les trois mecs là-bas, ils allaient se pisser dessus si elle continuait à se donner en spectacle. Et puis elle se rendit compte que même avec ses lunettes, elle ne verrait sans doute pas grand-chose. L’émotion noyait son cerveau et son cœur cognait dans sa poitrine. Dans quelle galère elle s’était mise… Dire qu’elle était venue là de son plein gré…

Elle ferma la carte et lança soudain :

 – Je vais prendre un apéritif !

Le patron la regarda :

– Un apéritif… D’accord. Vous avez une préférence ?

– Comme vous voulez. Je vous laisse choisir. Je vous fais confiance. C’est vous le patron, après tout !

Il la fixa encore, comme s’il cherchait à détecter quelque chose. Il poussa un soupir et se tourna pour saisir un verre et une bouteille sur une des longues étagères dont le contenu se reflétait sur l’immense glace fixée au mur. Il versa le liquide, puis attrapa un glaçon, une olive verte et une rondelle de citron.

– Voilà. Un Martini blanc.

Elle sourit mais ne répondit rien. Elle ne voulait pas trop parler. Une femme fatale est mystérieuse, énigmatique. Elle ne dit pas merci. Il est entendu qu’on se met en quatre pour lui plaire, et qu’elle trouve normal cet empressement.

D’autres personnes entrèrent dans le bar, deux hommes et une femme. Le garçon de salle les salua et le trio s’installa sur deux banquettes autour d’une table. Un peu d’animation était bienvenu ; plus il y aurait de monde plus sa présence paraitrait naturelle et plus elle aurait de chance de faire une rencontre.

Ne pas pouvoir allumer une cigarette lui manquait. Elle ne fumait pas, mais en la circonstance, une jolie tige de tabac blond, que l’on aspire du côté doré pour que rougeoie l’autre côté, sans se tromper de sens si possible, l’aurait aidée à trouver une contenance. Là, que faire de ses mains ? Que faire s’il ne se passait rien ? Combien de temps attendre ?

– Ça vous a plu ?

Elle tourna la tête. C’était le patron. Comme elle avait l’air surprise, il répéta :

– Le Martini blanc, vous avez aimé ?

Elle regarda son verre. Il ne restait que le glaçon et l’olive. Elle n’avait aucun souvenir de l’avoir bu.

– Je ne sais pas. Vous allez m’en remettre un autre. Un autre apéritif.

– Le même ?

– Non. Rouge.

– Un Martini Rosso ?

– Martini ou pas, mais rouge.

Il lui semblait que le rouge était plus fort, plus adapté à sa situation. Si on ne pouvait pas fumer, on pouvait au moins boire quelque chose d’un peu consistant, nom d’un chien ! Il fallait s’imposer. Une femme sur un tabouret de bar ne devait pas s’en laisser compter. Surtout quand elle avait une jupe noire, des bas de luxe et des dessous à damner un moine. Mais… pourquoi est-ce qu’elle pensait à ses dessous ? Qu’est-ce qui lui prenait ?

Troublée, elle saisit le verre et but le liquide rouge que le patron venait de poser devant elle. Elle crevait de soif. C’était bon. Ça réchauffait la gorge et ça brûlait l’œsophage. Par contre, ça passait vite. Il en mettait pas beaucoup, le patron. Il était peut-être Auvergnat. Pingre. 

Bon, et maintenant ? Elle se redressa et observa la salle. Sans compter les deux zozos à l’autre bout du comptoir, qui l’avaient si peu calculée que c’en était humiliant, il y avait exactement 10 tables d’occupées sur 20, toutes par des groupes de 2, 3 ou 4 personnes, sauf un vieux monsieur tout seul, assez chic mais vraiment vieux, et une vieille femme, moins vieille mais moins chic. Peut-être qu’ils se draguaient ?

Draguer. Oui, bon. Et elle ? Elle était là pour ça, non ? Elle n’aimait pas le mot. En fait, elle n’aimait pas ce qu’elle faisait. C’est le résultat qui l’intéressait. Mais c’était mal emmanché, très mal emmanché. Ses jambes la gênaient autant que ses mains. Le repose-pieds du tabouret était trop haut – si elle mettait le pied gauche dessus et posait la jambe droite sur son genou gauche le genou droit lui arrivait au niveau du nez – tandis que le repose-pieds du comptoir était trop bas – elle ne pouvait l’atteindre sans glisser de son siège et faire craquer sa jupe. Résultat, elle se tenait les jambes parallèles, tantôt les laissant pendre dans le vide, tantôt s’appuyant sur le barreau qui les faisait remonter et lui cachait la poitrine. Dans les deux cas, c’était très inconfortable et pas du tout sexy. Comment donc avait été conçu cet endroit ?

Elle se retourna côté miroir et bouteilles. Le patron préparait un plateau que le serveur emportait. Elle eut envie de parler, soudain. 

– S’il vous plait ?

Le type jeta un œil, montrant qu’il l’avait entendue, mais ne vint pas tout de suite. Le mufle, pensa-t-elle. Décidément, rien ne lui serait épargné, c’était une journée noire. Ce plan était une bêtise, elle s’était trompée du tout au tout. On ne s’improvise pas séductrice. Il était temps qu’elle s’en aille.

– Alors, ce rouge ? 

Elle sursauta. C’était le patron. Ben oui, qui d’autre ? Elle remarqua alors ses yeux, la bonté qu’ils dégageaient, et qu’elle n’avait pas vue jusque-là en raison du caractère bourru et fatigué du personnage. Cette découverte lui fit, instantanément et sans qu’elle s’en rendît compte, changer d’attitude. 

– J’ai pas l’habitude, concéda-t-elle.

– Vous n’avez pas besoin de le dire.

Il avait légèrement souri – il n’avait pas l’air d’un homme très expansif –, mais elle ne vit rien de moqueur dans ce sourire.

– Ça se voit tant que ça ? questionna-t-elle en esquissant à son tour un sourire.

– Disons que… Ça se voit.

Cette fois, ils sourirent ensemble.

– Je voulais faire une expérience, reprit-elle.

– Je trouve ça courageux.

– Ne me charriez pas. Vous devez en voir des femmes, qui comme moi tentent de… combattre la solitude.

– Oui, j’en vois. Des femmes et des hommes. On en est tous là, non ?

Elle nuança :

– Pas tous, pas tout le temps.

– Pas tout le temps, précisa-t-il, mais tous. À un moment ou à un autre. Plutôt, à des moments et à des autres.

Ces paroles entrèrent en elle et lui firent du bien. Ce changement de registre, cette fin de la comédie, cette sincérité qui avait surgi alors qu’elle ne s’y attendait pas, la soulagèrent au plus haut point. Elle avait été mal et à présent elle était bien. 

Elle fut encore mieux quand il lui proposa :

– Vous voulez venir fumer une cigarette avec moi ? Là, juste derrière ?

Oui, c’était exactement ce qu’elle voulait. Elle approuva.

– Gabriel ! lança le patron au serveur. Je sors 5 minutes fumer une cigarette.

– Ok, chef.

– Donnez-moi votre sac, lui dit-il.

Elle le lui tendit et il se pencha pour l’enfermer dans un placard. Elle n’aurait pas été contre une main forte pour descendre de son piédestal, mais cela aurait été trop théâtral qu’il passe du côté clients du comptoir, alors que la réserve se situait à l’arrière. Elle exécuta donc seule la descente, sans doute peu protocolaire et elle se retrouva sur la terre ferme. Pas si ferme que ça puisqu’à son premier pas, elle se tordit la cheville. 

– Ouh ! s’exclama-t-elle.

Il la vit diminuer de 20 centimètres pendant une seconde. Au lieu de lui lancer un « ça va » qui l’aurait agacée, il eu cette phrase :

– Le Martini, ça se boit comme du petit lait ; c’est quand on se lève qu’on le sent.

Il avait raison, ce n’était pas les talons, dont elle avait une certaine pratique, mais l’alcool bu trop vite, qui lui montait à la tête et mettait en cause sa stabilité. Il ouvrit une petite porte qu’il lui tint en l’invitant à passer et à ne pas prêter attention au « bazar ». Ils traversèrent une pièce au sol en ciment remplie de casiers à bouteilles et de cartons. Au fond, il ouvrit une autre porte qui donnait sur une ruelle. Une fois qu’ils l’eurent franchie et se retrouvèrent à l’air libre, il la bloqua avec une cale pour éviter qu’elle ne se referme.

Il lui offrit une cigarette.

– Peter Stuyvesant bleue, ça vous va ?

– Sûrement.

– La cigarette aussi, c’est nouveau ?

– On va dire que ça fait partie de l’expérience.

Il l’alluma. Elle tira doucement, réussit à ne pas s’étrangler. Elle regarda autour d’elle, les immeubles, les passants, le ciel. Il y avait peu de voitures, c’était une rue semi-piétonne. Elle se sentit bien. Elle n’eut pas envie de refermer son imperméable.

– C’est gentil, dit-elle. 

– J’ai peu de mérite. J’allais de toute façon venir ici fumer une cigarette. Et…

Elle le regarda par en dessous, c’est-à-dire en baissant la tête et en levant les yeux. Il poursuivit :

– Et votre présence… ben… c’est un plus, quoi.

Elle aima la maladresse de ce compliment et il lui sembla qu’elle n’en avait pas reçu de si touchant depuis longtemps.

– Et votre métier ? questionna-t-elle après avoir de nouveau tiré sur sa cigarette. Il vous plait ?

–  Je me pose pas la question.

Peut-être ne souhaitait-il pas parler de lui ? Elle ne voulait pas se montrer intrusive, alors qu’il était déjà bon de partager ce moment avec elle. Il y eut quelques secondes de silence sous les lampadaires de la rue, puis il reprit :

– Dans une brasserie comme celle-là, chaque journée, c’est une nouvelle pièce qui se joue. Il faut à la fois coordonner le tout et s’adapter à ce qui vient. On connaît le cadre, on maîtrise la technique, mais de nouveaux acteurs entrent en scène chaque fois, et on ne sait pas ce qu’ils vont dire. Le scénario n’est donc jamais le même, comme la tonalité, différente selon la période de l’année, l’actualité, le temps…

Elle ne s’attendait pas à une telle description du métier de barman.

– C’est drôle, vous ne voyez que le côté relationnel du travail. Comme si les contraintes, la fatigue, les questions financières ne comptaient pas…

– Si, si, je les vois. Beaucoup trop, même ! 

– En tout cas, vous ne voyez pas que ça. On peut être gérant d’une brasserie et sociologue. 

– Si vous voulez. 

– J’ai l’impression que nous n’êtes pas mauvais psychologue non plus.

– Oh là… Vous me prêtez des qualités que je n’ai pas.

– Je suis bien placée pour constater que vous en avez.

La fin des cigarettes se déroula en silence. Non pas un silence gêné, mais un silence choisi, comme si l’un et l’autre voulaient assimiler la conversation avec un partenaire inédit et apprécier les mots qu’ils avaient échangés. 

– On rentre ? suggéra-t-il.

– On rentre. 

Ils retraversèrent le capharnaüm éthylique et se retrouvèrent derrière le comptoir. Elle le contourna et jeta un œil dans le bar. Les trois hommes étaient toujours là, deux d’entre eux la regardaient, sourire en coin. Avaient-ils de la médisance en eux ? Elle se rendit compte qu’elle s’en fichait, maintenant.

– Je vous offre un verre. Un dernier, sinon vous serez malade.

Elle se tourna vers le patron, qui avait repris sa place.

– Vous êtes médecin aussi ?

– Expérimenté plutôt.

– Et honnête et bienveillant. Ça me fait plaisir que vous preniez soin de moi. Alors je vous dis oui.

Il s’affaira, pour elle et avec Gabriel, qui lui transmettait différentes informations. Elle ôta son imperméable, qu’elle plia et posa sur le tabouret d’à côté. Puis elle remonta sur son tabouret, toujours en se soulevant avec une traction des bras, plus facilement qu’à son arrivée.

Elle se repositionna, redressa son buste, fit passer une anglaise derrière une oreille et souffla en regardant la salle. Alors elle vit plusieurs regards masculins posés sur elle. Elle voulait être sûre qu’elle ne se trompait pas et continua à balayer la salle des yeux mine de rien. Pas de doute, on la remarquait. Elle se retint de ne pas rire. Elle se sentit fière, vivante.

– Martini Rosato. Comme ça vous aurez goûté toute la gamme. 

Elle se retourna. Il avait posé devant elle un verre empli d’un liquide suave et rosé.

– Merci.

Au diable les impolitesses de la femme fatale, pensa-t-elle. J’ai envie de dire merci à cet homme.

– Vous êtes superbe, lança-t-il soudain.

Puis :

– Excusez-moi. 

Mince alors. Y avait-il beaucoup d’hommes qui s’excusaient de vous complimenter ? Alors elle comprit. Elle comprit que son expérience était réussie. Elle avait expérimenté le tabouret de bar, les verres d’alcool, la cigarette, la rencontre avec un homme d’un genre qu’elle n’avait jamais connu. L’homme, l’homme recherché, l’homme pour qui elle était venue, c’était lui. Il était entré en relation avec elle depuis le début et elle ne s’en apercevait qu’au bout d’une demi-heure.

– Tout est dans le tabouret du bar, lâcha-t-elle en souriant, comme pour se ressaisir.

– Je ne crois pas que ça aurait suffi.

Suffi à quoi ? Elle n’osa pas poser la question, mais elle ajouta :

– Ça vient sans doute aussi du metteur en scène.

Il la regarda encore. Elle aimait comme il la regardait, comme s’il découvrait quelque chose de nouveau à chaque regard. Alors il fit une chose d’une simplicité désarmante : il tendit sa main droite et la posa sur son poignet gauche, qu’il serra légèrement, juste une seconde, avant de la retirer. C’était la bonne réponse, c’était spontané, c’était parfait.

Elle n’avait pas imaginé tomber amoureuse d’un homme moustachu, mal rasé, gras du corps et des cheveux. Et pourtant c’est ce qui se produisit. Une évidence. Il était incroyable que cela fût si difficile la plupart du temps, et si miraculeusement facile lors de si rares moments dans la vie, comme celui-ci.

– C’est bon, lâcha-t-elle après avoir bu une gorgée de son Roseto, mais ils savaient tous les deux qu’elle ne parlait pas que de la boisson.

Il avait pris un torchon propre et essuyait des verres. Il dit :

– Une prochaine fois, on pourra essayer les Martini en cocktails.

– Vous savez faire les cocktails ?

– Heureusement, vu mon métier.

– Il me semble que j’ai toujours rêvé d’un homme qui sache me préparer des cocktails.

– Je serais capable d’inventer un cocktail chaque soir. Rien que pour vous.

– Vous feriez ça ?

Il tendit le bras pour qu’elle claque sa paume, comme le font les jeunes et les sportifs. L’ivresse, de l’alcool ou de l’amour, lui fit accepter le geste et elle approcha sa paume de la sienne. Mais au lieu de la claquer, il serra doucement ses doigts dans les siens, s’avança, posa ses lèvres et sa moustache sur sa main.

Il se redressait à peine quand ils entendirent des applaudissements, des sifflets et des vivats. Elle tourna la tête. Toute la brasserie les acclamait, de Gabriel au bout du comptoir au vieil homme en fond de salle, en passant par les deux copains sur les tabourets de l’autre extrémité, les trois hommes enthousiastes et tous les autres clients debout devant leurs chaises et leurs banquettes.

Quand l’amour s’impose avec une telle force, on ne peut que le célébrer.

 



24 décembre 2021

 

Et il vint

 

              (environ 1 minute de lecture)

         C’était un 24 décembre un peu triste. J’avais quand même prévu un repas, posé des bougies et du sapin sur la table. Nous avions été à la messe à 18 heures. À nos âges, on n’a plus la force de sortir le soir. Et plus l’envie. À quoi bon… Nos enfants étaient partis, et ils n’avaient pas eu le temps de nous laisser des petits-enfants. Mathilde était morte à 28 ans, cancer. Yvan, son frère, vivait en Nouvelle-Zélande ; il ne revenait que tous les deux ans, l’été ; il était fâché avec son père.

Alors nous passions le 24 comme les autres soirs de l’année : à deux et avec la télé. J’avais mis ma robe de laine rouge et mes souliers vernis, André son costume de flanelle. Il avait été chercher des huitres, j’avais préparé des bouchées à la reine et un gâteau roulé. On ne mange plus beaucoup, on digère mal. Mais nous faisions un effort, il fallait tenir, quelques années.

La sonnette a retenti. On a sursauté. André m’a regardée. Il s’est levé. Je l’ai suivi. Il a ouvert la porte, et nos yeux se sont écarquillés. J’ai mis une main sur ma bouche, André a tremblé. Devant la neige éclairée par la lune, se tenait notre fils.

–Papa, Maman, je voulais passer Noël avec vous. 

Comme nous n’arrivions pas à parler, il s’est écarté et il a dit :

– Je vous ai amené deux cadeaux : une belle-fille et un petit-fils.

Une jeune femme est apparue, un bébé dans les bras. Il y eut encore un miracle quand Yvan ajouta :

– Je vais rentrer en France. On va s’installer pas loin.

Quatre ans ont passé depuis ce Noël, il n’est toujours pas fini.

 



17 décembre 2021

 

L'indécence des footeux

 

              (environ 3 minutes de lecture)

         Le défenseur latéral gauche de l’équipe de foot de Lorient gagnait plus que le Président de la Banque Centrale Européenne, et deux fois plus que le Président de la République française ou la Chancelière de l’Allemagne. Un seul milieu de terrain de l’équipe de Montpellier gagnait plus que ces trois hauts responsables réunis. 

Ludovic trouvait ça insupportable. Jusqu’à quand le peuple allait-il tolérer pareille absurdité ? Ne voyait-on pas que ce foot perverti, associé aux indécences médiatiques qui assuraient sa promotion, créait frustration et violence ? N’avait-on pas compris que la violence était conséquence de l’écœurement d’une majorité cantonnée au rôle de spectatrice d’une minorité qui se gave ?

Puisque personne ne semblait réagir, il avait décidé d’agir, à sa manière. Il commença par diffuser sur le net, via ses modestes comptes Facebook et Twitter, 500 amis et followers, des comparaisons de salaires et de temps de travail, montrant par exemple que le numéro 4 de l’équipe de France gagnait, pour 1 h 30 ou 3 heures de match par semaine, 75 fois le salaire d’un petit patron près de chez lui qui, parti de rien, donnait du travail à 50 personnes dans son entreprise. 

Ses posts bien conçus furent repris et commentés. Quand il eut acquis une base de quelques milliers de sympathisants, il lança un appel pour que, lors de chaque match de Ligue 1, deux personnes déploient une banderole affichant des comparaisons explicites. Il trouva des volontaires beaucoup plus facilement qu’il ne l’aurait cru. 

La banderole déployée au Parc des Princes « Neymar gagne 3000 fois le salaire de l’homme le plus méritant de son village, pour 100 fois moins de travail et 200 fois moins de responsabilités » connut le plus beau succès, suivi d’assez près par celle vue à Marseille : « Si ces 11 branquignoles ne touchaient que 5000 € par mois, on aurait de quoi réhabiliter les 25 000 logements des quartiers nord, chaque année ». 

Dès la première journée de championnat où apparurent les banderoles, la presse se fit l’écho du phénomène dit des « comparaisons ». On s’enflamma sur les réseaux. À la deuxième journée, les personnalités entrèrent dans l’arène. À la troisième journée, les banderoles apparurent dans les stades d’autres pays européens.

Ludovic constitua une association pour amplifier la mobilisation. Mais il savait qu’il ne gagnerait que lorsque les footballeurs eux-mêmes commenceraient à bouger. Fallait-il les contacter ? Il hésitait. Mais il n’eut pas besoin de le faire. Au bout d’un mois de polémiques, trois joueurs, dont un international, se déclarèrent prêts à réduire leur salaire de 50 % si tous les clubs du pays appliquaient la même règle. Le jour même, d’autres joueurs, dans tous les pays d’Europe, ainsi qu’au Brésil et au Mexique, se dirent d’accord avec cette proposition.

C’est alors que Michel Platini, autorité incontestée dans le monde du football, proposa que la moitié de l’argent économisé contribue à la baisse du prix des billets, l’autre moitié au soutien du football amateur. C’était, de fait, entériner la réduction de salaires. Les fédérations et les ligues se réunirent, l’opinion poussa en ce sens ; au début de la saison suivante, la FIFA exigea des clubs la division par deux de tous les salaires du football professionnel, en attendant d’établir une règle de « juste mesure » dans la rémunération des joueurs.

Ludo était heureux. Il avait osé, des joueurs et responsables avaient suivi, le mouvement était devenu irréversible. Non seulement cette action contribua à la réduction d’une indécence planétaire, mais en plus elle encouragea d’autres initiatives de justice, puisqu’elle montrait qu’il suffit parfois d’une personne, une seule, pour, avec un peu de méthode et de volonté, réveiller les consciences et faire progresser la justice.

 



10 décembre 2021

 

Les vertus du ménage 

 

              (environ 20 minutes de lecture)

         Elle avait été embauchée pour 6 mois par la Sodexho, entreprise de services, qui, entre mille autres prestations, était chargée de la restauration et de l’entretien au lycée Bernard Palissy d’Agen. Son emploi du temps était le suivant : de 11 heures à 14 heures à la cantine des élèves ; de 16 heures à 19 heures au ménage des salles de classe. Ça faisait 6 heures par jour, 30 heures par semaine. Elle aurait bien aimé une heure quotidienne de plus pour arriver à 35 heures et au SMIC, mais il faut croire que les dirigeants de la Sodexho ne s’embarrassaient pas de ce genre de préoccupations. Il est vrai qu’elle avait connu pire ; son précédent contrat, dans la grande distribution, c’était 20 heures par semaine, à prendre ou à laisser.

Même si elle n’était payée que 30, elle s’aperçut vite qu’elle les faisait, les 35 heures. Car pour être opérationnelle à 11 heures, elle devait arriver à 10 h 45 dernier carat. Et elle n’avait jamais fini le nettoyage du réfectoire avant 14 h 15. Le soir, pour achever les dix salles qui lui étaient attribuées, elle devait chaque fois prolonger au moins jusqu’à 19 h 15. Car en plus des dix salles, il y avait quatre couloirs, pas petits, et de grandes toilettes, bien dégueulasses, du côté des filles comme du côté des garçons. Elle avait alerté le manager sur le temps insuffisant ; il lui avait répondu qu’elle n’était pas assez rapide et qu’elle devait se montrer plus performante. Elle en avait parlé à deux de ses collègues (elles étaient six pour tout l’établissement), qui lui avaient dit que c’était comme ça et que ça ne servait à rien de se plaindre.

En dehors de ces désagréments, le travail n’était pas trop pénible. À 21 ans, arrivée de Seine-Saint-Denis à l’âge de 12 ans avec sa mère son frère et sa sœur, Monia n’avait pas été à l’école très longtemps. Après la 3e, elle avait été envoyée dans un centre d’apprentissage où elle avait passé un C.A.P. Petite Enfance. Elle aurait pu continuer ensuite pour préparer le concours d’auxiliaire de puéricultrice, mais la formation était payante et sa mère lui avait fait comprendre que rapporter un salaire de plus serait une bonne chose. Le père était aux abonnés absents depuis des années, il était reparti, il ne donnait pas un sou et pas de nouvelles, il n’existait pas.

Monia avait donc commencé à travailler dès ses 18 ans, d’abord à Mac Do, qu’elle complétait par du ménage chez des particuliers, ensuite dans une usine de réparation de boxes TV. Après elle avait eu de nouveau deux jobs en même temps : 20 heures en tant que caissière à Carrefour, et 12 heures de ménage le soir dans une entreprise. Cela n’avait été que du temporaire et du partiel, et rien qui soit un peu épanouissant. Elle était limitée parce qu’elle n’avait pas encore le permis : elle se débrouillait avec sa mère qui la transportait chaque fois qu’elle le pouvait, le bus quand il y en avait, et son petit ami, un garçon d’origine marocaine comme elle, mais sur qui elle préférait ne pas trop compter pour les trajets professionnels, car il n’était pas fiable au niveau des horaires.

Au lycée, elle considérait qu’elle effectuait deux boulots. Le ménage du soir ne la gênait pas, à part l’odeur de sueur. Incroyable ce que ça puait une salle de classe en fin d’après-midi ! Elle n’aurait jamais cru. Dans chaque salle, son premier geste était le même : ouvrir les fenêtres, des huisseries et des vitres lourdes, énormes. De 16 à 17 heures, il restait pas mal d’élèves. Il y avait bien une ou deux salles de libres qu’elle pouvait nettoyer, mais souvent elle avait fini à 16 h 40, et elle perdait un quart d’heure parce qu’elle ne pouvait pas faire le reste avant la sonnerie. Là aussi, c’était mal organisé, à croire que c’était fait exprès. À 17 heures, d’un coup le bâtiment se vidait. Entre l’avant et l’après, le contraste était saisissant. Alors elle disposait de deux heures de calme. Elle préférait ça au bruit de la cantine. Parfois un prof qui passait là lui disait bonsoir, une collègue venait la voir quelques minutes, mais la plupart du temps elle était seule. Ça ne l’empêchait pas de bien faire son travail, au contraire. Elle prenait plaisir à astiquer un sol à fond. Les mouvements de ses bras, de ses mains et de son dos pour mouvoir le chariot et la brosse à microfibres l’aidaient à se concentrer. Faire son travail de son mieux était le meilleur moyen de ne pas déprimer.

À la cantine, c’était plus difficile. Mettre le couvert sur les tables, ainsi que les entrées, les fromages et les desserts dans les vitrines réfrigérées passait encore, mais dès que les jeunes arrivaient, à partir de 11 h 45, c’était le bazar. Le réfectoire résonnait et le bruit était infernal. Elle en avait fréquenté, Monia, des réfectoires de collège et de C.F.A., au Raincy et à Agen, mais elle n’y avait jamais remarqué ce bruit. En plus, il manquait toujours des trucs, il fallait souvent ajouter des portions et ça faisait perdre du temps. Car normalement, à partir de midi, elle devait se trouver avec sa collègue à la réception des plateaux, après que les élèves les avaient rapportés et vidés dans les bacs de tri prévus à cet effet. À 13 h 30, le nettoyage des tables et de la salle commençait, et c’était évident qu’une demi-heure ne suffisait pas. Elles allaient jusqu’à 14 h 15 ou 14 h 20, on leur volait des dizaines de minutes chaque jour. S’il y avait eu de la reconnaissance au moins, mais que dalle. Le manager n’était jamais content et la cheffe d’équipe ne connaissait pas le mot merci. 

À 14 h 30, les deux premières semaines, sa mère, qui travaillait tôt le matin et tard le soir dans un hypermarché Leclerc, était venue la chercher. Mais le temps qu’elles rentrent, dans leur petit pavillon HLM de la périphérie, il restait à peine une demi-heure avant le moment du retour au lycée. Ensuite, pendant quelques jours, elle avait décidé d’aller faire un tour en ville entre la fin du service de midi et le début du nettoyage du soir. Ni son copain ni ses deux copines n’étaient libres à cette heure, alors elle regardait les vitrines, les bâtiments, les rues. Elle avait trouvé un parc qu’elle aimait bien, avec des bancs devant un bassin. Il y avait surtout des mamans avec des enfants et des personnes âgées, mais au moins elle se sentait en sécurité.

Et puis un jour, elle avait eu la révélation, et sa vie avait changé. C’était après le service de midi, en allant du réfectoire au vestiaire. Elle était passée devant une salle, et elle avait entendu un prof. Elle en entendait tous les jours des profs, mais jamais ce qu’ils disaient ne lui avait paru intelligible ; du coup elle n’essayait pas de les écouter. Les cours des professeurs étaient un bruit de fond du lycée, au même titre que les cris des élèves. Là, pour la première fois, une voix lui parla et elle fut prise par le discours qui l’intéressa tout de suite : « Le monde n’a pas toujours été divisé en États, et il ne le sera sans doute pas toujours. Il est probable qu’un jour vous ou vos enfants ne se considèrent plus comme Français, mais comme Européens, ou citoyens du monde, ou blanc ou noir, ou homme ou femme, ou naturel ou augmenté, ou authentique ou cloné, ou terrien ou martien… Qui sait, dans quelques décennies, quels seront les critères qui seront utilisés pour définir et classer les humains ? ».

Ces phrases l’arrêtèrent net. C’était ça, un cours ? On se posait des questions sur ce qu’on allait devenir ? Comment le monde serait bientôt ? Elle était surprise. Elle croyait qu’on apprenait des trucs du passé qui servaient à rien, ou le nom de livres dont tout le monde se fichait, ou comment calculer des trucs avec des a et des b juste bons à se prendre la tête. Puisqu’elle n’avait rien à faire avant 16 heures, elle décida de s’asseoir contre le mur et d’écouter un peu.

Au bout de 5 minutes, elle aperçut le manager, qui ne manqua pas de l’interroger :

– Qu’est-ce que tu fais là, Monia ?

– J’éc… J’attends quelqu’un.

Ouf ! Elle avait failli se trahir. Sûr que si elle avait avoué  pourquoi elle était assise dans le couloir contre le mur d’une salle de classe, il lui aurait dit que ce n’était pas sa place. 

Elle fut passionnée jusqu’au bout. Elle ne comprenait pas tout, mais pas mal de choses quand même. Le prof parlait de pays, d’organisations internationales, d’organisations non-gouvernementales, de mafias, de multinationales. Elle réalisa pour la première fois que le monde était vaste, complexe, et qu’elle n’en connaissait rien. Ça lui parut incroyable de ne pas avoir pensé avant à ces ailleurs et à ces autres. Elle considéra qu’elle avait perdu du temps.

À 14 h 55, la sonnerie retentit et elle sursauta. Aussitôt, des bruits de chaises, des voix et des exclamations se firent entendre. Elle eut à peine le temps de se lever que la porte s’ouvrait et les élèves déboulaient. Elle s’éloigna, mais ne partit pas. Les élèves circulaient vite pendant cet interclasse qui ne durait que 5 minutes. Dès que le mouvement cessa et que chacun fût entré dans une salle, elle retourna là où elle s’était trouvée si intéressée. On ne voyait pas l’intérieur des salles, mais elle constata que le professeur était le même. Sa voix lui parut toujours aussi claire, à la fois forte et calme. Apparemment, il ne parlait plus de la même chose : « Pendant longtemps, on n’a guère séparé vie professionnelle et vie personnelle. La notion même de loisirs n’existait pas. Pourquoi ? Parce que survivre était une occupation à plein temps, physique et économique, sauf pour quelques nantis, seigneurs ou aristocrates. Les seuls répits au labeur incessant étaient les jours de fêtes religieuses. C’est le niveau de développement atteint par les démocraties occidentales qui a amené les individus, à partir de la fin du XIXe siècle, à revendiquer du temps de repos, puis des congés payés, puis du temps libre, puis des loisirs. Le but est de couper avec le travail, et même de l’oublier si possible, afin de garantir sa bonne santé physique et mentale. Chacun s’accorde à reconnaître qu’une bonne répartition du temps entre travail et vie personnelle est la condition de l’équilibre et de l’épanouissement. Le problème est que cette « bonne répartition » est très variable selon les individus… ».   

Là encore, elle fut captivée. Le professeur montra les grandes différences que recouvrait le mot travail selon les époques, les pays, les métiers, les statuts. Elle avait de vagues notions de ces variations et évolutions, mais elle n’avait jamais pensé à ce que cela impliquait au niveau économique, psychologique, politique, physique. Plusieurs fois, elle aurait aimé qu’il répète ce qu’il venait de dire, car elle n’était pas sûre d’avoir bien compris. Une fois, elle s’indigna de la remarque d’un élève, elle aurait aimé réagir et apporter son point de vue tiré de son expérience. 

Pendant le dernier tiers du cours, le professeur demanda aux élèves d’écrire un texte de 15 lignes sur le sujet suivant : « Le travail a-t-il trop ou pas assez de place dans nos vies ? ». Il ne se passa donc rien pendant un quart d’heure, mais elle essaya de répondre à la question dans sa tête. Comme elle n’avait pas de papier et de crayon, elle prit son téléphone et se mit à écrire, comme si elle envoyait un message à quelqu’un. Elle fut surprise de tout ce qu’elle avait à dire. Elle s’arrêta après 5 minutes, se rappelant que le professeur avait insisté sur la nécessité de structurer le texte. Elle ne comprenait pas ce que cela signifiait, mais elle avait retenu qu’il fallait « ordonner les pensées, se mettre dans la peau du lecteur pour être sûr qu’il comprenne ». Est-ce que ce qu’elle écrivait était compréhensible par quelqu’un d’autre ? Elle se relut puis décida de continuer comme elle le sentait, sinon elle perdrait le fil et oublierait ce qu’elle tenait à signaler.

Le professeur indiqua que les 15 minutes étaient achevées et qu’il en restait 5 pour lire trois textes. Y avait-il des volontaires ? Des doigts durent se lever, puisqu’un certain Mathieu se mit à lire. On écouta Mathieu. Elle ne trouva pas ça terrible, pourtant les autres dirent que c’était bien. Ensuite, ce fut Anaïs et c’était beaucoup mieux. D’ailleurs elle eut droit aux applaudissements. Pour finir, il y eut Benjamin et c’était moyen. Il faut dire que la sonnerie avait retenti au milieu de sa lecture, mais le prof avait calmé tout le monde en imposant que l’« on s’écoute ». Enfin, dans le brouhaha des chaises et des voix, le prof dit qu’il continuerait cette leçon la semaine prochaine ; Monia se promit d’être là.

Dans le tumulte de la récréation, elle rejoignit le vestiaire où elle alla prendre son chariot et préparer son matériel pour le nettoyage du soir. Elle salua deux collègues qui se changeaient, mais ne traîna pas pour rejoindre son aile et son étage. Sur place, elle chercha une salle vide, en espérant qu’il y aurait à côté un professeur qu’elle pourrait entendre. Elle trouva. C’était apparemment un cours de sciences, et c’était une femme qui le donnait : « Les rations alimentaires équilibrées en protides, lipides, glucides, sels minéraux et vitamines varient selon l’âge, la taille, le sexe et l’activité des individus.
Elles évoluent au cours de la vie. L’AFSSA, ou Agence française de sécurité sanitaire des aliments, étudie et publie les résultats de recherche sur les besoins alimentaires des différentes catégories de population ». C’était intéressant, ça aussi. Elle aimait la cuisine, et regrettait de ne pas savoir en faire, à part les cornes de gazelle et un peu le couscous, parce qu’elle aidait sa mère à confectionner ces mets. Elle n’entendit pas tout, et pas bien, car elle devait travailler en même temps. Et puis la voix de la femme était moins bonne que celle de l’homme. Néanmoins, quand elle eut fini de nettoyer la salle, elle attaqua le couloir à cet endroit, au détriment de toute logique puisque les élèves allaient repasser en sortant ; mais cela lui permit d’écouter le cours presque jusqu’au bout.

C’est ainsi que Monia prit l’habitude d’écouter les cours derrière un mur, de 14 heures à 17 heures, mais aussi de 10 heures à 11 heures. Une fois, sa cheffe d’équipe l’avait repérée dans un couloir à 10 h 20 et lui avait demandé ce qu’elle fichait là. Monia avait prétexté une question d’horaire de car ; elle devait prendre celui de 9 h 30 si elle voulait prendre son service à 11 heures. Ça la faisait arriver une heure en avance, mais ça n’était pas grave. La cheffe n’avait pas su quoi répondre et s’en était allée en marmonnant, moyennant quoi Monia avait pu reprendre son écoute. Elle s’était acheté un cahier, puis deux, puis trois, puis un pour chaque matière. 

Au bout de trois semaines, elle avait repéré les cours les plus intéressants et les profs les meilleurs. Dans un premier temps, ce qui lui posa le plus de problème fut le français, parce qu’il fallait connaître des livres qu’elle n’avait pas lus. Alors elle eut l’idée d’aller à la bibliothèque municipale. Elle emprunta un truc qui s’appelait Le père Goriot, d’un certain Balzac, et un autre qui s’appelait Germinal, de Zola. Dans les deux cas, le même phénomène se produisit : les vingt premières pages furent très pénibles à lire, elle ne comprenait rien et se perdait dans les personnages. Et puis d’un coup, tout s’éclairait, elle s’identifiait aux personnages et elle adorait. Elle aimait lire ! Quelle incroyable révélation, elle en riait toute seule !

En maths, ce n’était pas facile de suivre, sans voir les schémas au tableau, mais c’était sa matière préférée. Au collège, elle avait été plutôt bonne. À la bibliothèque encore, elle emprunta le livre Les maths pour les nuls, qui l’aida beaucoup. Elle demanda à le prolonger pour avoir le temps de tout lire et de faire les exercices. Elle ne réussit pas tout, bien sûr, mais ce travail fut payant et elle suivit plus facilement les cours ensuite. 

En langue, elle se concentra sur l’anglais, même si elle n’aimait aucun des trois profs qu’elle avait pu identifier. Ce qu’il y avait de bien, c’est que les cours étaient souvent des conversations entre prof et élèves ; les corrections du prof permettaient d’apprendre pas mal. Sur son téléphone, elle cherchait la traduction de certains mots qui lui paraissaient importants. Et elle retint un conseil : regarder les films ou les séries anglaises et américaines en version originale sous-titrée. « D’abord sous-titrée français, ensuite quand vous serez prêts, sous-titrée anglais » avait précisé une prof. Monia avait essayé chez elle. Sa télé ne proposait pas le sous-titrage en anglais. De toute façon, ça aurait été trop dur pour elle. Sous-titrage français, c’était bien. Ça posa quelques problèmes familiaux avec son frère et sa sœur, quand ils regardaient en même temps qu’elle. Elle leur expliqua que c’était important d’apprendre l’anglais s’ils voulaient s’en sortir aujourd’hui, mais ils répondaient qu’elle faisait chier et qu’elle était sacrément bizarre en ce moment. Elle dut consentir quelques concessions, mais globalement elle put regarder de nombreuses fictions en anglo-américain. 

Elle se sentait progresser à vitesse grand V quand, le 6 janvier, 2 jours après le retour des vacances de Noël, une femme qui faisait partie de l’administration du lycée avança dans le couloir désert. Au pas et au regard, Monia comprit que c’était vers elle que se dirigeait la dame et elle se sentit comme une araignée qui sait qu’elle a été vue et qu’elle va être écrasée. Elle cacha son cahier sous sa blouse. La dame s’arrêta devant elle et lui demanda de la suivre en indiquant que le directeur du lycée voulait la voir. 

Monia se mit aussitôt à trembler. Elle avait dû être repérée. Cette femme était venue directement sur elle, ce qui signifiait qu’elle connaissait son existence, qu’elle savait qui elle était. Elle n’avait jamais eu affaire à l’administration du lycée jusque-là, ses supérieurs étaient la cheffe d’équipe et au-dessus le manager. Là, c’était grave, elle allait devoir payer toutes ces heures passées à espionner des cours dans les couloirs.

– Asseyez-vous, je vais le prévenir.

Elle attendit sur une chaise, dans une sorte de hall. D’autres personnes passaient là, qui la regardaient. Elle se sentit ridicule avec son pantalon informe et sa blouse de la Sodexho qu’elle n’aimait pas. Elle sentait son cahier coincé dans l‘élastique du pantalon et le stylo dans sa poche. Ça risquait de se voir. Où était passée la femme ? Et si elle s’enfuyait ? Une porte s’ouvrit, la femme réapparut.

– Entrez.

Monia se leva, sans pouvoir contenir son tremblement. La femme lui fit signe d’avancer, d’entrer dans la pièce. Mon Dieu, implora-t-elle, aide-moi. Elle franchit un sas au milieu d’une double-porte. Elle se retrouva dans une grande pièce avec des tapis, des bibliothèques, un bureau en bois vernis et une large fenêtre derrière. Il y avait un homme en costume, elle n’avait jamais vu sa tête. 

– Bonjour Mademoiselle, lui dit-il. Asseyez-vous. 

Sans doute aurait-elle dû dire bonjour, mais elle en fut incapable. L’homme n’avait pas l’air en colère, mais il ne souriait pas non plus. Il dit quelque chose et donna un dossier à la femme, qui s’en alla par un autre côté. Monia remarqua que les portes étaient rembourrées, ici on ne devait pas pouvoir écouter de l’autre côté du mur. 

Le directeur leva les yeux sur elle, et la regarda avec insistance.  Elle eut peur que son tremblement se remarque et elle eut envie de pleurer.

– Vous êtes employée par la Sodexho et vous travaillez chez nous à la restauration et au ménage, c’est bien cela ?

Comme le oui ne sortait pas de sa gorge bloquée, elle hocha la tête.

– Et vous êtes chez nous depuis la rentrée de septembre ?

Blocage de gorge, hochement de tête.

– Si ce qu’on me raconte est vrai, c’est incroyable ce que vous faites ! 

Monia sentit qu’elle n’allait pas tenir longtemps. 

– Toutes ces heures et ces journées que vous avez passées, assise ou même debout dans les couloirs !…

Cette fois, les digues craquèrent, Monia enfouit sa tête dans ses mains et éclata en sanglots. Elle ne le vit pas, mais le directeur apparut désemparé. Il saisit son téléphone et prononça un mot. La femme arriva aussitôt.

– Que se passe-t-il ? s’inquiéta-t-elle en voyant Monia sangloter sur le fauteuil.

– Je n’ai encore rien dit, s’excusa le directeur en tournant les mains vers le ciel.

– Je l’emmène deux minutes, et je vous la ramène.

Monia se laissa guider – elle était bien incapable de se mouvoir par elle-même – et se retrouva dans un cabinet de toilettes dans lequel la femme lui donnait des mouchoirs et lui faisait boire un verre d’eau. Elle l’invita aussi à passer aux W.C. Elle dit ensuite à Monia :

– J’aurais dû vous dire quelque chose, tout de suite, même si je n’avais pas le droit. C’est une bonne nouvelle que le directeur veut vous annoncer.

Monia sembla découvrir qu’elle n’était pas morte. Il fallut que la femme parle encore un peu avant qu’elle retrouve l’usage de la parole :

– Il n’est pas très adroit, mais c’est quelqu’un de généreux, vous verrez. On lui a parlé de vous et il a quelque chose à vous proposer.

Cette fois, Monia s’entendit :

– Il m’a dit que je traînais dans les couloirs…

– Justement. Allez, venez… Écoutez-le et posez-lui toutes les questions que vous voulez.

Flageolante, Monia se rassit devant le directeur, qui lui tint ce discours :

– Voilà. Plusieurs personnes m’ont signalé que vous écoutiez certains cours depuis les couloirs…

– Je fais pas de bruit et ça m’empêche pas de faire mon travail.

– Bien sûr, Mademoiselle. Personne ne vous reproche rien. Au contraire, nous sommes plusieurs à trouver votre attitude remarquable. Que vous profitiez du temps libre entre vos horaires de service pour vous cultiver et apprendre différentes choses, dans des mauvaises conditions, car vous êtes mal installée et vous ne voyez même pas le professeur, c’est un exploit. Bien sûr, il doit vous manquer des morceaux de cours, vous ne pouvez écouter qu’à certains moments. Est-ce que ce que vous entendez vous intéresse ?

– Oui, beaucoup. Mais je comprends pas tout.

– C’est normal. Personne ne pourrait tout comprendre dans ces conditions. Est-ce que vous écoutez toutes les matières ? 

– J’essaye, oui. Mais il y en a peut-être que je ne connais pas. 

Le directeur l’interrogea ensuite sur son parcours scolaire et professionnel, ainsi que sur sa situation familiale. Ensuite, il lui posa une question simple, à laquelle Monia aurait été incapable de répondre quatre mois plus tôt. Mais tout le travail effectué depuis lui avait ouvert les yeux et donné des idées.

– Si vous pouviez choisir votre métier, quel serait-il ?

– Il y a plein de choses que j’aimerais faire. Je crois que ce qui me plairait le plus c’est travailler dans une grande entreprise, qui va dans plusieurs pays. Pour aider des gens à vendre quelque chose, ou à le fabriquer peut-être.

– D’accord. Vous avez la volonté et vous avez sans doute les capacités. Mais pour cela il vous faut une formation, et un diplôme. Alors, si cela vous intéresse, nous souhaiterions vous proposer d’intégrer une classe de terminale, avec en plus des cours de français, pour passer le bac au mois de juin en candidat libre. Nous nous occuperons des formalités, ne vous inquiétez pas. Ensuite, nous pourrons vous orienter vers une bonne école qui vous préparera aux métiers qui vous plaisent. Est-ce que ça vous intéresserait ?

Monia ne savait pas si elle devait rire ou pleurer. L’émotion lui jouait des tours, sa raison fonctionnait mal. Elle essaya de rester calme.

– Merci beaucoup, c’est très gentil à vous. Mais ça coûte cher, tout ça, ma mère voudra jamais.

– Nous avons pensé à cette question financière. Il y a quelques années, des anciens élèves ont créé un fonds destiné à aider des jeunes méritants qui ont peu de moyens. Je suis sûr que vous obtiendrez sans problème le soutien de la fondation, c’est-à-dire la prise en charge de vos frais de transport, de restauration, de scolarité. Comme vous avez plus de 18 ans, rien ne vous empêche de travailler un peu, pas trop pour ne pas gêner vos études, une dizaine d’heures par semaine. Pour l’école ou l’université après le bac, il existe des possibilités de bourse et nous vous aiderons à les obtenir. Enfin, vous pourrez dire à votre maman que, si elle le peut bien sûr, ça vaut le coup de vous laisser étudier quelques années pour ensuite être plus à l’aise financièrement.

La sonnerie de 15 h 50 retentit. Le rêve était fini.

– Excusez-moi, il faut que j’aille travailler.

– Bien sûr, dit le directeur. C’est votre dernier jour à la Sodexho, il ne faut pas être en retard. 

– Mon dernier jour ?

– Je vous attends demain ici avec votre maman – vous direz à ma secrétaire l’heure qui vous convient – et j’espère que vous accepterez ma proposition. Si vous dites oui, ce que j’espère, je préviendrai la directrice de la Sodexho, je la connais bien. Ce serait un honneur d’avoir dans notre établissement une fille aussi courageuse et volontaire que vous, Mademoiselle.

C’est ainsi que Monia devint lycéenne. Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est qu’un élève de la terminale qu’elle rejoignit le surlendemain raconta sur Facebook comment une nouvelle était arrivée dans la classe et bossait comme une malade alors qu’elle n’avait même pas le brevet. L’histoire de « la fille qui suit les cours en faisant le ménage » s’étendit sur la toile comme une traînée de poudre. Le buzz fut vite national. Des dons spontanés arrivèrent au lycée Bernard Palissy d’Agen, et les études de Monia furent vite financées pour plusieurs années. 

Elle obtint son bac, fut acceptée en classe préparatoire d’une école de commerce. Deux ans plus tard, elle intégrait la prestigieuse EDHEC à Lille. Elle est aujourd’hui sous-directrice de la division Asie du groupe L’Oréal. 

Monia n’a jamais oublié comment elle était arrivée là. Pendant 6 mois, elle a donné la moitié de son salaire à l’Amicale des anciens du lycée pour nourrir le fonds dont elle avait bénéficié. Et avec le noyau de ceux qui la suivent depuis son entrée en classe terminale, elle a créé un laboratoire de recherche en sciences de l’éducation pour réfléchir aux moyens de redonner une formation, une envie et un métier à ceux qui ont décroché trop tôt du système scolaire.

 



3 décembre 2021

 

Un calendrier sinon rien

 

 

           (environ 12 minutes de lecture)

– C’est pour les calendriers.

 Je m’y attendais. Je savais que, entre le 20 novembre et le 15 décembre, les profiteurs traditionnels me trouveraient, quand bien même j’étais en déplacement trois jours par semaine et souvent à l’extérieur en fin d’après-midi. Ils repasseraient, plusieurs fois, à différentes heures s’il le fallait. Pas une maison ne leur échappait. Ils étaient d’une rigueur à toute épreuve dans la gestion de leur tournée de fin d’année. 

C’est que la collecte était rondelette. Au moins 2500 €. Pour un calendrier acheté 2 € par leurs soins, ils touchaient à la revente 8 € en moyenne. Ça faisait « un treizième mois et demi », m’avait dit l’un d’entre eux. Pour 2 heures de marche par jour pendant 4 semaines. Pas mal. Très bien, même.

Comme 3/4 des individus, je n’osais pas dire non. Tout pourtant m’indisposait dans cette pratique : je considérais que c’était, encore une fois, les privilégiés qui en demandaient encore plus. Les postiers, les éboueurs et les pompiers avaient un emploi garanti, des horaires minimaux et une dizaine de semaines de vacances. Au nom de quoi devrait-on leur donner un complément de salaire ? « Si tu fais un malaise, tu seras bien content de trouver les pompiers », m’avait dit une amie. C’était donc de la corruption ? Il fallait les graisser pour qu’ils exercent leur métier ? Mince alors. On ne donnait rien aux boulangers, aux plombiers, aux infirmières, aux balayeurs ; pourtant, on pouvait compter sur eux. 

Je trouvais détestable le fait de sonner chez les gens, jusqu’à ce qu’ils ouvrent, pour leur forcer la main. Quant à l’utilité des produits vendus, elle était nulle : il y avait lurette que personne ne se servait plus de ces calendriers d’un autre âge.

Pourtant, comme tout le monde, je donnais. J’avais commencé par 10 €, et puis j’avais réduit pour me stabiliser à 6 €. Depuis trois ans, je tâchais de me préparer à l’avance, et de placer sur la tablette de l’entrée une pièce de 1 et un billet de 5. Trois fois de suite.

Mais cette année, pour la première fois, j’allais dire non, aux trois. Parce que – était-ce le hasard ou ma détermination ? – j’avais trouvé une raison de refuser, une raison ne tenant pas à mes considérations sur l’absence de fondement de la quête, mais à un défaut de service incontestable, que j’oserais avancer devant les personnes concernées.

C’est le pompier qui ouvrit le feu. Quand il se tint tout sourire devant moi, et après qu’il eut prononcé la tirade rituelle en exhibant ses cartonneries, je sortis la phrase que j’avais préparée :

– Excusez-moi mais je vais vous dire non cette année…

Son visage se décomposa. Je précisai :

– … À cause de la grève du printemps.

– On a été en grève, répliqua-t-il, mais les urgences ont été assurées.

– Je vous crois. Mais je trouve que ça ne se justifiait pas.

– Vous êtes contre le droit de grève ?

– Oui.

Il me regarda comme si je l’avais frappé.

– Ah, ben alors, dans ce cas-là, il vaut mieux que je m’en aille !

– Je vous souhaite une bonne soirée et une bonne fin d’année.

– C’est ça, dit-il en claquant le portillon.

Visiblement, la politesse n’était réservée qu’à ceux qui crachaient au bassinet, et qui n’étaient pas contre le droit de grève. Il me sembla entendre « connard » et « facho », mais c’était dans ma tête.

L’éboueur me coinça quelques jours plus tard. Il me faisait toujours un peu de peine, car ses calendriers étaient les plus minables de tous. Et puis les poubelles, c’était plus dur à porter, parce qu’elles contenaient des déchets et sentaient moins bon que les lances et les sacoches.

– Excusez-moi, mais je vais vous dire non cette année.

Son sourire disparut, mais il en réussit un autre pas si mal à la place.

– Ah bon. D’accord, excusez-moi.

Je réalisai que je n’allais pas avoir besoin de me justifier.

– Je vous souhaite un bon Noël.

– Merci, vous aussi.

Bien mieux que le pompier, me dis-je. Ce type n’est pas susceptible, pas bête et pas pénible. Du coup, j’eus presque envie de le rattraper pour lui filer une pièce et un billet. Je n’en fis rien.

Le facteur me dérangea un jour à 13 heures, alors que décembre était déjà bien avancé. Ce petit saloupiaud, qui ne souriait jamais quand nous nous croisions devant la boîte et attendait toujours que ce soit moi qui prenne l’initiative du bonjour pour me saluer, avait dû se casser le nez plusieurs fois et me pister jusqu’à ce qu’il me chope. 

– Excusez-moi, mais je vais vous dire non cette année.

Comme il ne souriait pas, il n’eut pas à arrêter de sourire.

– Comment ça ? Vous ne voulez pas un calendrier ?

– Eh bien non.

Il eut l’air embêté. Mais restait figé. Visiblement, je lui posais un problème.

– Mais… Vous m’en prenez, d’habitude…

Il n’était pas dans le coin depuis très longtemps. L’habitude se limitait aux deux ans précédents.

– D’habitude oui. Mais cette année non.

– Eh… Pourquoi ?

– Parce qu’il y a eu plusieurs jours sans courrier, à cause de la grève.

– Je n’ai fait grève que 3 jours.

« Que 3 jours »… 

– Cette grève de la Poste m’a pénalisé dans mon travail, et personne ne s’en est soucié. 

– Mais si ! On pensait à vous !

– Vous pensiez à moi pendant la grève ?

– Oui, enfin, je veux dire, on fait ça aussi pour les usagers, ça concerne tout le monde.

– Écoutez, je vous remercie, mais ne vous mettez plus en grève pour moi dans toute la France, je préfère me débrouiller autrement pour régler mes problèmes.

Il hésita. Il avait envie d’argumenter. Mais il dut se rendre compte qu’on sortait du sujet. Il s’agissait de vendre un calendrier, pas de convaincre un connard fasciste du bienfait de la grève.

– Bon. Donc c’est non ?

– C’est non pour un calendrier.

Il renfourna dans sa sacoche ses rectangles cartonnés, immuables depuis des décennies.

– Bon, au revoir alors, me dit-il.

– Au revoir et bon Noël, répondis-je.

Il était à la moitié de l’escalier quand il se retourna et me lança :

– Je ne vous cache pas que je suis déçu.

– Je suis désolé de vous avoir perturbé. Ça n’a rien de personnel.

Perturbé me semblait le mot adapté à cet homme, et ce n’était pas lié à mon refus de lui donner 6 €.

Ainsi évitai-je cette année-là d’agir contre mes convictions. Certes, il m’avait fallu un prétexte pour décliner une offre qui appelait de toute façon une réponse négative. Je verrais les années suivantes si je trouvais la force de dire non à tout fonctionnaire proposant un calendrier.

En tout cas, je vis vite les conséquences de mes rebellions. Je m’attendais à de la mauvaise humeur et à des visages fermés quand je les croiserais. Pas à des interruptions et altérations du service public dont étaient les agents ces quémandeurs de Noël que j’avais éconduits, qui tous se vengèrent dès le premier trimestre de la nouvelle année.

C’est l’éboueur qui agit en premier. Avant même le 31 janvier, au soir de la journée de passage des camions du Sirtom, je trouvai une de mes deux poubelles renversée. Certes, elle avait été vidée, mais couchée ou jetée sur la chaussée. La semaine suivante, la jaune et la marron étaient debout, mais à dix mètres de l’endroit où je les avais posées le matin, devant un petit immeuble où je n’habitais pas. Sept jours plus tard, le couvercle marron était déboîté. Il ne se passa rien de plus les semaines suivantes, du moins le croyais-je, jusqu’à ce que la voisine m’interpelle en me demandant si elle pourrait récupérer son conteneur. Comme je ne comprenais pas, elle me montra l’adresse sur celui qu’elle tenait devant elle : c’était la mienne. Nos deux bacs avaient été intervertis. Je me hâtai d’ouvrir le garage pour procéder à l’échange, car la femme semblait considérer que j’étais responsable de ce qui ne lui semblait pas drôle.

Je rentrai chez moi décidé à mettre le hola. Sur une feuille, j’inscrivis au marqueur le message suivant : « À la prochaine faute volontaire, il y aura rapport au président du Sirtom. Sur les faits (photos à l’appui), et la raison des faits (tes magouilles avec les calendriers). Fais bien gaffe, connard ». C’est ce texte, peu élégant j’en conviens, que je scotchai sur le couvercle de la poubelle jaune, afin qu’il fût lu. Il dut l’être, au moins par l’éboueur, car je ne retrouvai pas le papier sur la poubelle, parfaitement remise en place avec sa petite sœur, comme au bon vieux temps.

Je compris que le facteur se vengeait lui aussi, en déposant deux fois en un mois le vendredi l’hebdomadaire auquel j’étais abonné, alors que je le recevais invariablement le mercredi depuis douze ans. Peu après, alors que j’attendais un chèque qui ne venait pas et que le client me garantissait avoir expédié, je regardai la date du cachet postal quand je le reçus enfin. Il remontait à huit jours. Certes, le timbre était vert, mais tout de même : le client et moi habitions dans la même agglomération. Enfin, je ne vis pas arriver une grande enveloppe qui contenait des documents sur lesquels je devais travailler. L’expéditeur que j’appelai me certifia l’avoir envoyée l’avant avant-veille, au tarif urgent. Ce que je constatai quatre jours plus tard, quand je réceptionnai finalement le kraft A4 tant attendu.

Le préposé perturbé procédait donc à de la rétention de courrier. Comment ramener ce malade si ce n’est à la raison, au moins à l’accomplissement de sa mission ? Je décidai de lui parler, ou plutôt de lui faire peur. Un matin où j’étais à la maison, je me mis à le guetter sur le coup de 10 heures, moment habituel de son passage. Lorsque je l’aperçus au bout de la rue, je sortis et m’accroupis derrière un des piliers encadrant le portillon, dans lequel était insérée la boîte aux lettres. Quand il se présenta devant elle, je me levai soudain, saisis le facteur par son blouson bleu et jaune et le ramenai à moi. Le portillon nous séparait, mais je n’étais pas loin de le décoller du sol. Il se raidit et eut aussitôt du mal à respirer.

– Alors, tu abuses de ton petit pouvoir parce qu’on ne t’a pas acheté un de tes calendriers ? Tu emmerdes ceux qui bossent parce qu’ils ne t’ont pas graissé la patte ? Fais bien gaffe, connard ! S’il y a encore le moindre jour de retard pour une revue ou pour une lettre, je te rentre la tête dans la boîte et je vais prévenir ta direction de tes fautes graves. Et cette fois, tu auras de bonnes raisons d’être déçu. Pigé ?

Je le reposai. Il ne trouva rien de mieux que de s’étrangler et de se plier en deux. 

– Donne-moi le courrier du jour, vite ! 

Toujours éructant et courbé, il me tendit mon courrier, que, bizarrement, il n’avait pas lâché tandis que je le secouais.

– Dégage, maintenant. Casse-toi.

Je n’étais pas du genre belliqueux, et je me surpris moi-même de la manière dont j’avais réglé cette affaire, efficace là aussi, puisque le courrier se remit à arriver dans des délais raisonnables et habituels.

Restait le pompier. Allais-je subir les foudres de celui qui n’admettait pas qu’on donne son avis sur le droit de grève, surtout quand cet avis était suivi de quelques euros en moins pour sa poche ?

Eh bien oui. C’était le 1er mars. Après quinze jours de gel et une vague de froid comme on n’en avait pas vue depuis longtemps, vint le redoux. De nombreuses tuyauteries gardant de l’eau qui dégelait cédèrent à ce moment-là. Ce fut le cas dans mon garage, ce dont je ne m’aperçus qu’à 12 h 30 (encore une chance que je n’aie pas été en déplacement ce jour). Non seulement le garage était inondé, mais en plus l’eau avait gagné tout le rez-de-chaussée. Je coupai l’eau, l’électricité, composai le 18.

Mais aucun pimpon ne se fit entendre et aucun véhicule rouge n’apparut. Au bout d’un quart d’heure, de l’eau jusqu’aux chevilles et trempé jusqu’aux genoux, je rappelai. Je savais que je tombais sur un centre de traitement de l’alerte, qui recevait les appels d’urgence au niveau départemental.

– On a transmis tout de suite, me dit la réceptionniste. Je relance, au cas où.

Ils arrivèrent au bout de douze minutes supplémentaires, sans se presser. Trois hommes descendirent du camion, dont mon guignol de décembre. Comme je faisais remarquer la demi-heure entre mon appel et leur venue, un de ses collègues répondit :

– Il y a plein de gens dans votre cas. Ça a pété de partout ce matin.

Ils mirent du temps à évacuer l’eau. Le vendeur de calendrier ne me jeta pas un regard, ne m’adressa pas un mot, mais pompa et racla avec une lenteur difficilement supportable et sans se départir d’un mauvais sourire. Le fumier, me dis-je. Alors, à un moment où ils étaient tous les trois dans le garage, je déclarai en regardant celui qui avait l’air le chef mais de manière à ce que chacun entende :

– Vous savez pourquoi vous avez mis 32 minutes à venir ? Pourquoi il a fallu que je rappelle le 18 au bout d’un quart d’heure ? Pourquoi vous agissez ici avec un manque de compétence évident ?

– Oh là ! C’est grave ce que vous dites. Il faut vous calmer.

– Je suis calme. Mais c’est vous qui bientôt ne le serez plus. Car je vais aller voir votre commandant, et M. Barcadi, votre élu à la mairie. Je vais leur parler de vos agissements et de la raison de ces agissements : le fait que je n’ai pas acheté un calendrier à ce monsieur. Ce qui veut dire que vous faites dépendre votre travail de l’argent qu’on vous donne ou pas en plus de votre salaire. Vous savez comment ça s’appelle ?

Seul le chef s’était arrêté de travailler, les deux autres continuant à manier de gros tuyaux aspirants. Je remarquai cependant que l’ironie sur le visage de mon vendeur  s’était transformée en morgue, tout aussi désagréable.

– Vous vous faites un film, reprit le chef.

Avant que je réponde, le vendeur desserra un poil les dents pour lâcher, sans me regarder :

– Vous n’avez pas de preuves.

Ce à quoi je rétorquai :

– J’en ai, et vous venez de m’en donner une supplémentaire.

La fin de l’opération se déroula dans un silence de plomb. Il faut dire que je montai à l’étage et les laissai terminer. Quand ils eurent fini, le chef m’appela. Je le trouvai seul, les deux autres s’affairaient à l’arrière du camion.

– Voilà, on a fait ce qu’on pouvait. Vous devriez appeler EDF.

– Ok.

– Et pour ce que vous avez dit tout à l’heure, excusez-nous, on est un peu à cran en ce moment. Y’a beaucoup de travail et l’ambiance est pas terrible en interne. Ça peut expliquer des choses…

Je le regardai. Il avait l’air sincère, légèrement abattu.

– Je comprends, dis-je, sans préciser davantage.

Je n’eus pas l’occasion de rappeler les pompiers au cours des mois qui suivirent, et ne pus vérifier si ma menace avait porté. Vu les réactions, je considérai que oui.

À la fin de cette année riche en mises au point – la déloyauté devenait la règle et il fallait se battre pour tout désormais –, je m’étais aguerri. J’étais prêt à refuser d’acheter les calendriers, sans me justifier devant ces mal habitués. Mais je n’eus pas à le faire : ils ne sonnèrent plus jamais à la maison.

 



26 novembre 2021

 

Alain.e et Raphaël.le

 

 

           (environ 5 minutes de lecture)

– Papa, Maman, je vous présente Alaine.

Les parents saluèrent avec chaleur, sans devoir ni serrer la main ni embrasser, ce qui était un des avantages du covid. Leur fille ramenait à la maison une amie, dont elle leur avait parlé, qu’ils étaient contents de connaître. L’invitée était brune aux cheveux longs, assez grande, athlétique, avec un visage qui montrait de la détermination ; il y avait un côté sauvage en elle. 

– Enchanté de faire votre connaissance ! s’exclama le père.

– Bienvenue à la maison ! renchérit la mère.

Ils n’avaient pas compris le prénom et s’aperçurent à ce moment-là, trop tard, qu’ils n’avaient pas interrogé leur fille à ce sujet avant. Elle n’avait pas dit « Hélène ». C’était quelque chose d’approchant, peut-être une prononciation à l’américaine. Helen ? Eilenn ? Raphaëlle, leur fille, leur avait pourtant dit que son amie était originaire de la campagne du sud-ouest.  

– Vas-y, dit Raphaëlle en poussant l’amie, entre.

Après un moment de gêne, parents et jeunes se retrouvèrent dans le salon. On s’assit. Le père s’occupa des bouteilles, la mère des amuse-bouche. On trinqua. L’amie n’avait pas prononcé un mot. C’est Raphaëlle qui rompit le silence :

– On a quelque chose à vous dire.

– Ah ?!

Les parents étaient tout sourire.

– Voilà, reprit Raphaëlle. Vous connaissez la différence entre le sexe et le genre ?

Les sourires demeurèrent, mais se figèrent.

– Euh… 

– Ou…i.

– Le sexe nous est donné par la nature, tandis que le genre est le produit de la société. 

– Ah…

– Oui.

– Le sexe, ce sont les caractéristiques biologiques, le genre ce sont les comportements que les rapports sociaux attribuent à un homme ou à une femme.

– Bon…

Le père but une gorgée de whisky, la mère fit passer les olives. L’amie semblait méfiante.

– Une personne qui ne s’identifie pas au genre qui lui a été assigné à la naissance, par son état-civil et son éducation, est transgenre. Cette personne peut alors entreprendre un traitement hormonal et chirurgical pour faire correspondre son sexe au genre dans lequel elle se sent le mieux. La personne qui a réalisé cette transformation est transsexuelle.

– Nous… te suivons…

– Tout à fait…

– Alaine, jadis Alain, est transsexuelle.

– …

– …

Le glaçon qui cogna le verre de whisky du père émit un son identique au borborygme qui traversa l’intestin de la mère.

– Ah !…

– Oh…  Enchantée !

Les sourires étaient interrompus par des rictus, difficilement contrôlables. Alaine – c’était ça ? – semblait prêt (e ?) à mordre. Raphaëlle ne voulait pas perdre son fil :

– Vous savez peut-être que je suis fluide…

– Fluide ?

– Que veux-tu dire ?

– On est fluide quand on n’est pas fixé sur son identité sexuelle, que l’on peut passer de l’une à l’autre.

– Ah bon ?

– Bien sûr !

– Je suis fluide et je suis queer. Queer, vous voyez ?…

– …

– …

– On est queer quand on n’adhère pas à la division binaire entre les genres…

– C’est ça !

– Oui.

– Donc, comme Alaine a accompli son transfert, je pense moi aussi à accomplir le mien. D’ailleurs, je suis déjà en transition.

Les parents cessèrent de maîtriser l’apéritif, ils n’étaient plus capables. Mais le supplice n’était pas fini.

– À partir d’aujourd’hui, reprit leur fille, je vous demande donc de me considérer de genre masculin. De m’appeler Raphaël, sans e. Et quand vous parlerez de moi, de remplacer le « elle » par le « il ».

Le menton de la mère se mit à trembler, des larmes affluèrent à ses yeux. Après quelques secondes de panique, elle se leva d’un bond et s’enfuit dans la cuisine.

Le père hésita, regarda Alaine et Raphaël (le ?), puis décida de rejoindre sa femme. Il valait mieux de toute façon qu’il ne reste pas assis devant elles (eux ?).

– Excusez-moi.

Sa femme était penchée au-dessus de l’évier, pleurant, éructant, sanglotant.

– Je ne pourrai pas, je n’y arriverai pas…

Son mari entoura ses épaules, désemparé.

– Est-ce qu’on a bien compris ?… reprit la mère entre deux sanglots. Elle veut devenir garçon parce que lui est devenu fille ? 

Cela semblait bien résumé. Le père réalisait aussi ce qui semblait une absurdité.

– Mais pourquoi se compliquer la vie ? Pourquoi se faire du mal, comme ça ? On est ce qu’on est, on fait avec !

Le père n’avait ni les mots ni le concept. Il essaya pourtant :

– Peut-être qu’elles ne veulent pas se contenter de ce qu’elles – ils – sont. Peut-être que maintenant on peut choisir, et que c’est un progrès…

Il ne croyait pas ce qu’il expliquait, mais il fallait bien tenter de comprendre sa fille.

– C’est de la folie ! rétorqua la mère, qui tempêtait tout en chuchotant pour ne pas être entendue depuis le séjour. On ne peut pas aller contre la nature ! Leur cerveau ne pourra pas suivre !

– Écoute, reprit son mari en mettant la main sur son bras. Elles sont là…

 

– Ils ! Ils sont là !

– Oui, bon. Ils sont là, essayons de leur réserver un bon accueil et d’aller dans leur sens. On fera le point ensuite. 

– Je ne suis pas sûre de tenir jusqu’au bout du repas. 

– Mais si… Allez ! C’est un moment à passer. Prenons ça comme un jeu…

La mère regarda le père, horrifiée :

– Un jeu ?… Tu n’es pas sérieux, là ?

– Détends-toi. Apporte l’entrée, je coupe le pain, et on y va. Tous les deux avec un grand sourire.

Les jambes étaient flageolantes et les yeux mouillés, mais le père et la mère regagnèrent le séjour en essayant de garder une contenance. Sur le canapé du salon, Alaine et Raphaël se tenaient les mains et parlaient à voix basse. 



19 novembre 2021

 

Le pouvoir de la soupe

 

 

(environ 5 minutes de lecture)

La journée avait été rude. Non seulement il n’avait rien vendu, mais en plus la pièce sur laquelle il travaillait s’avérait plus difficile à réaliser qu’il l’aurait cru. Il allait devoir y passer beaucoup de temps. Or, le devis avait été accepté par son client, il ne pouvait le modifier. Il allait se tuer à la tâche pour récolter des clopinettes, une fois de plus.

Rien d’extraordinaire en soi, il s’agissait même de son quotidien, depuis qu’il avait choisi de se mettre à son compte et de se lancer dans cet artisanat exigeant qu’était la menuiserie-ébénisterie. Il ne pouvait vendre les œuvres qu’il créait ou qu’on lui commandait au prix qui lui aurait permis de vivre décemment, ce prix aurait été jugé trop élevé, l’objet n’aurait pas trouvé preneur. Résultat : il travaillait 50 à 60 heures par semaine pour à peine 2000 € par mois après 30 ans d’expérience.

Il ne se plaignait pas, considérait même qu’il avait de la chance. Il aimait son travail, qu’il menait comme il l’entendait. Il pouvait inventer, innover, donner le meilleur de lui-même. Il n’avait aucune sécurité, ne gagnait que ce qu’il vendait, mais il n’y avait pas de meilleure raison de se lever le matin que de devoir gagner son repas du soir ; malheur à ceux qui n’avaient plus besoin de se battre pour survivre.

Il n’empêche, il était comme les autres sujet aux coups de fatigue, aux doutes existentiels, aux méchancetés de la nature humaine, aux complications que vous faisait l’administration. Les emmerdements ne manquaient pas. Il les pressentait, d’ailleurs. Quand plusieurs semaines s’enchaînaient au cours desquelles il voyait tout en rose, il savait qu’immanquablement d’autres semaines allaient venir qui seraient moins heureuses. Il y a des moments comme ça, où la vie n’est pas si différente que les jours précédents, mais où tout s’assombrit, du moins à vos yeux. Les pesanteurs ont pris la place de la légèreté, les sujets d’inquiétude s’accumulent, les perspectives ont disparu.

Ce soir-là était un de ces moments désagréables. Il voyait mal comment il allait faire face aux prochaines échéances, il se demandait s’il allait pouvoir tenir, aussi bien physiquement que financièrement. Même les parfums de merisier, de pin et de chêne, auxquels se mêlaient des odeurs d’huiles et de vernis, qui constituaient son environnement olfactif depuis plus de trois décennies, son liquide amniotique, l’écœuraient ce soir. C’était paradoxal : trop de choses lui compliquaient la vie, mais une sensation de vide et de non-sens l’avait envahi. 

L’âge n’arrangeait rien ; il n’était pas si facile de vieillir. Ses yeux le lâchaient, son dos le torturait, son estomac le brûlait. Il redoutait plus que tout un Parkinson ; s’il se mettait à trembler, c’était fini pour lui. Quant à la solitude, le départ de sa femme lui pesait peut-être plus qu’il n’aurait voulu l’admettre. 

Comme tous les soirs, il avait éteint son atelier à 20 h 50, était monté à l’appartement qu’il occupait au-dessus. Il avait allumé la télé, s’était servi un verre et préparait son dîner. C’est alors que son téléphone sonna. C’était rare. Il regarda : c’était Mélanie, qu’il connaissait depuis dix ans. Il avait été amoureux d’elle un temps, mais, la réciproque n’étant pas vraie, ils étaient devenus de simples amis. Après une absence de contacts de plus d’un an, ils avaient été se promener le dimanche après-midi de la semaine précédente et ils s’étaient retrouvés comme avant.

– Allo mon Pierrou, je te dérange pas ? T’as pas encore mangé si t’as pas changé tes horaires ! J’ai fait de la soupe pour toi, elle est toute chaude, ça fera du bien à ton ventre ! Je te l’apporte !

Elle parlait comme une mitraillette. Lui était beaucoup plus long à la détente, surtout au téléphone :

– Mais… Tu vas pas reprendre ta voiture à cette heure… juste pour m’apporter de la soupe ?

– T’inquiète, j’ai fini tard ! Et je dois aller chercher Maïa à la danse. Je passe dans dix minutes ! T’as même pas besoin de m’ouvrir si t’es fatigué, je la pose devant ta porte. Bisou !

Elle coupa et il sourit, pour la première fois de la journée. Mélanie n’était pas banale. Elle avait une vie encore plus galère que la sienne, pourtant elle pensait à vous faire de la soupe et elle ressortait à 21 heures un soir de novembre pour vous l’apporter. 

Il se resservit un quart de verre de blanc et coupa une autre rondelle de saucisson. Elle débarqua non pas dix mais vingt minutes plus tard – c’était une femme –, et il lui ouvrit. 

– Coucouuuuu… Regarde, je l’ai versée dans une bouteille, et j’ai mis de l’alu autour pour qu’elle reste bien chaude… J’ai mélangé plein de choses, des pommes de terres, du potiron, des châtaignes, des carottes, enfin tu verras… Ça va ? Excuse-moi, hein, de débarquer comme ça, mais ça m’a fait tellement plaisir de te revoir l’autre jour ! On est bêtes, non ? 

Il avait du mal à en placer une, elle virevoltait et prenait tout l’espace. Elle était splendide dans son jean, ses bottines, sa doudoune et son écharpe plus grosse qu’elle. Ses joues, ses lèvres et ses yeux semblaient dégager de la chaleur, ses beaux cheveux brillaient sous les spots, elle rayonnait. Elle ouvrit son sac immense :

– Et puis regarde, je t’ai aussi apporté un pot de miel, du miel Bourdaine, un régal, et puis du pollen, du pollen de Ciste, c’est pour ton ventre, une cuillère à soupe chaque matin, avec un fruit si tu peux c’est mieux, tu te fais une cure ! Ah, et puis tiens, un petit pot d’amandes, au début de l’hiver, ça te donnera des forces ! 

– Mais… Tu es folle… J’ai honte… Je te sers un verre, au moins…

– Non, non, non ! Une autre fois ! 

Il rit devant tant d’énergie et elle rit aussi.

– Quoi ?! Te moque pas, ça me fait plaisir de te voir ! Tu te soignes, hein ? Je tiens à toi ! Et on se revoit bientôt. Bon, j’y vais, Maïa va m’attendre. Bisou mon Pierrou !

L’éclair quitta la maison et repartit dans la nuit. Avant même qu’il déguste la soupe qui sentait délicieusement bon, il sentit que son état d’esprit avait changé. Tout allait bien. Une fée avait fait son effet. 



12 novembre 2021

 

Quand une abeille pollinise

 

(18 minutes de lecture environ)

        Mélanie était découragée. Son patron avait vendu sa petite boîte à une plus grosse, qui était à la fois un fournisseur et un concurrent. Api-Périgord faisait désormais partie d’un réseau de quinze succursales réparties dans les deux-tiers sud de la France, spécialisées dans la vente de miel, de produits à base de miel, et de matériel pour les apiculteurs. Le problème est que Mélanie et son amie Gaëlle se retrouvaient à deux pour gérer les ventes sur place, les ventes en ligne, les expéditions, les stocks, la manutention… Car, comble de malheur, le magasinier avait rendu son tablier en même temps que le patron, et les nouveaux propriétaires ne se pressaient pas pour le remplacer :

– On va voir. On finit de réorganiser le groupe et de stabiliser les acquisitions avant de lancer d’éventuels recrutements.

Ces abrutis ne risquaient pas de stabiliser leur magasin de Périgueux s’ils ne comblaient pas d’urgence une vacance sur un poste indispensable. Mais la seule réponse qu’ils avaient formulée à une nouvelle alerte des Périgourdines était la suivante :

– Il faudrait que l’une d’entre vous passe le Caces.

Le Caces, certificat d’aptitude à la conduite en sécurité, était nécessaire pour manœuvrer des engins de manutention. Autrement dit, les nouveaux propriétaires souhaitaient que Mélanie ou Gaëlle, 45 et 48 ans, conduisent elles-mêmes les chariots élévateurs, chargent et déchargent les palettes remplies de pots, de matériels et de produits. Les deux hommes d’Api-Périgord étaient partis, les deux femmes se retrouvaient seules, et elles devaient effectuer à 2 le taf jusque-là effectué à 4. Un nouveau responsable de site devait être nommé, mais lui aussi se faisait attendre.

Mélanie avait trouvé ce travail après des années de chômage et d’interim en alternance. Elle avait galéré dans sa vie professionnelle :

– parce qu’elle n’avait pas été assez soutenue par ses parents au début de ses études supérieures, qu’elle avait laissées tomber sans le moindre diplôme ;

– parce qu’elle n’avait pas eu la chance de trouver un emploi durable dans une entreprise  solide ;

– parce qu’elle manquait de confiance en elle ;

– parce qu’elle s’accommodait mal de la réalité, cherchant toujours un Graal dont elle ne voulait pas croire qu’il n’existait pas.

Résultat : elle était pauvre et gâchait ses talents, alors qu’elle aurait pu avoir la vie facile et donner le meilleur d’elle-même. 

Cependant, l’adversité avait aussi multiplié ses talents. Elle savait encaisser les coups, elle savait rire d’elle-même, elle savait s’adapter, elle savait séduire, elle savait donner, elle était d’une rare gentillesse avec ceux qui avaient la chance de croiser son chemin, autant de qualités dont la plupart de ses employeurs avaient abusé jusqu’à ce qu’elle les quitte tant ils étaient mauvais ou parce qu’ils n’avaient pas les moyens de la garder.

 Dotés de ces forces et de ces faiblesses, elle s’était jetée dans Api-Périgord avec l’énergie et la positivité dont elle était capable, alors que c’était à l’évidence un poste plus adapté à un homme, en raison des innombrables caisses qu’il fallait trimballer. Le patron avait eu de mauvaises expériences avec des employés, il se montrait méfiant dès qu’il devait embaucher. Mais il avait été séduit par le charme et la volonté qui se dégageaient du corps et du visage de ce joli bout de femme. Il ne l’avouait pas facilement, ni à elle ni à d’autres, mais il n’avait jamais regretté cette recrue qui plusieurs fois lui avait « sauvé la vie ». « Qu’est-ce que j’aurais fait sans elle », reconnaissait-il en son for intérieur. 

Elle lui parlait pourtant avec franchise :

– Enfin, Alexandre, vous ne pouvez pas faire ça ?!

– Vous voulez perdre vos meilleurs clients ? Dites-le tout de suite !

– Excusez-moi, mais c’est n’importe quoi !

Il hésitait entre éclater de rire et lui coller un baffe. Il trouvait un compromis en l’invitant à fumer une cigarette sur la petite pelouse derrière le hangar. Et là, ils parlaient de tout sauf du travail. Ils avaient un goût commun pour les médecines ésotériques, le développement personnel, les relations hommes femmes, les amours contrariés. Ils apprirent ainsi à se respecter et à s’apprécier.

Et Mélanie avait tout porté, tout supporté, tout remporté, pour maîtriser les ficelles d’un monde complexe, les abeilles, d’une discipline exigeante, l’apiculture, et d’un produit aux milles vertus, le miel. Elle s’entendait bien avec Gaëlle, secrétaire commerciale, bien avec les trois magasiniers qui se succédèrent en deux ans – « Alexandre, vous êtes trop dur, il faut récompenser de temps en temps ! » –, bien avec les fournisseurs qu’elle ne lâchait pas tant qu’elle n’obtenait pas ce dont elle avait besoin, bien avec les clients auprès de qui son sourire et son naturel faisaient merveille. Elle se réjouissait de travailler dans un domaine noble, naturel, écologique. Seul point négatif : le salaire, trop faible, à peine 100 € de plus que le SMIC, ce qui faisait qu’elle avait toujours autant de mal à joindre les deux bouts, d’autant que sa fille était maintenant étudiante. Heureusement, la jeune Maïa logeait encore à la maison. Mais après la licence, elle partirait à Bordeaux, et alors là…

Et puis Alexandre avait vendu :

– Mais pourquoi, enfin ?

– J’en ai marre. Vous savez pas ce que c’est, Mélanie, les emmerdements d’un petit chef d’entreprise. 

– Non, je sais pas. Mais je sais que votre affaire marche pas mal et qu’elle pourrait marcher mieux encore.

– Eh bien elle marchera mieux sans moi. J’ai envie d’autre chose. J’ai une opportunité de vendre, il ne faut pas que je la loupe.

– C’est dommage.

L’acheteur était le groupe Lafond, une maison qui possédait déjà 8 établissements et qui venaient d’en racheter 7. Api-Périgord travaillait déjà avec la maison Lafond, basée dans l’Ain, qui proposait davantage de références, surtout pour le matériel professionnel ; la cession avait été finalisée rapidement. 

La veille du départ d’Alexandre, le magasinier Philippe annonça qu’il démissionnait dès le lendemain, sans préavis.

– C’est le coup de grâce… soupira Mélanie en s’asseyant par terre.

– Rassurez-vous, essaya Alexandre, ils ne peuvent pas se passer d’un magasinier. 

– Oui, mais demain, et après-demain, et la semaine prochaine, on fait comment ?!

– Vous vous débrouillerez. Vous êtes fortes, Gaëlle et vous.

– Mais on va se retrouver toutes seules !!!

Elles se retrouvèrent seules en effet, et ce furent des journées de folie, à se démultiplier entre les apiculteurs – souvent des gens assez âgés, pas pressés… –, les clients – souvent des clientes, qui prenaient leur temps elles aussi –, les commandes à satisfaire, les stocks à renouveler, les colis à déballer et entreposer… Un jour, Mélanie fit même venir son frère, une autre fois Gaëlle mobilisa son père, pour leur donner un coup de main. 

– C’est le radeau de la méduse… Ils vous ont abandonnées en pleine mer.

Au bout d’un mois infernal pourtant, le directeur commercial du groupe Lafond – on ne disait plus maison – annonça sa venue pour faire le point. Enfin, se dirent les deux femmes, on va pouvoir être entendues. D’une BMW dernier cri, sortirent un costume clinquant et une cravate grotesque, un gabarit de joueur de rugby, une tête rasée déjà rougie par des repas copieux et arrosés. Le type était à peine entré qu’il se mit à critiquer tout ce qu’il voyait :

– Ça va pas, votre présentation, là… Et qu’est-ce que c’est que cette manière de stocker la marchandise ?… Montrez-moi les livres. Quoi, vous n’êtes pas à jour ?… Et la balance de trésorerie, elle est où ?… Vous appelez ça un fichier clients ?…

Cela dura cinquante minutes.

Gaëlle se mit à pleurer, mais Mélanie réagit autrement, à sa propre surprise :

– Écoutez, Monsieur. Vous pouvez penser ce que vous voulez, mais vous n’avez pas le droit de nous manquer de respect, d’être méchant et malpoli. Et là, vous venez de nous manquer de respect, d’être méchant et malpoli. Vous vous prenez pour qui avec vos grands airs ? Qu’est-ce que vous y connaissez à notre boutique, hein ? Vous ne tiendriez pas trois jours à notre rythme. Alors si vous n’avez que des remarques désagréables et injustifiées à formuler, vous prenez votre grosse BM tape-à-l’œil et vous vous en allez. On n’a pas besoin de vous ici. 

Le type en resta ébahi. Il sembla chercher ses mots, hésiter entre la colère et le calme, mais, ne trouvant ni le fond ni la forme, ferma son ordinateur, puis sa mallette et s’en alla sans dire un mot, ainsi que l’avait suggéré Mélanie.

Les deux amies incrédules regardèrent la BM manœuvrer pour rejoindre la route et disparaître dans une accélération exagérée. Alors Mélanie lâcha :

– Je me sens mieux. C’est un des avantages de vieillir, dit-elle. On ose être soi-même, on va à l’essentiel.

– Pour aller à l’essentiel…

Elles éclatèrent de rire et ce soulagement complice leur fit du bien.  

– Qu’est-ce que tu crois qu’il va faire ? demanda Gaëlle.

– S’il veut me licencier, il me licenciera. S’ils nous traitent comme ça, on ne va pas tenir, de toute façon.

– Tu me laisses pas toute seule, hein ?

– Écoute, pour l’instant je suis là, et on a du boulot.

Elles s’y remirent, même si elles avaient fermé une demi-journée, tout ça pour recevoir le gros con qui était venu tout critiquer. 

Mélanie s’attendit à un coup de fil, un mail, une lettre recommandée. Mais rien ne vint, ni du directeur commercial recadré, ni de la DRH, ni de la direction générale.

Ce qui vint, quatre semaines après l’incident, c’est une invitation à la première réunion du groupe Lafond riche de ses nouvelles entités, à Bourg-en-Bresse, siège du groupe. C’était un lundi, jour de fermeture. Gaëlle et Mélanie y allèrent toutes les deux, en partant la veille. Elle passèrent une chouette soirée à Lyon, qu’elles ne connaissaient ni l’une ni l’autre.

Le lendemain matin à 9 heures, elles découvraient les locaux de leur maison-mère. On les accueillit à peu près correctement, même le directeur commercial vint leur dire bonjour, sans faire allusion à son passage à Périgueux. Elles furent heureuses de voir à quoi ressemblaient les tenanciers des boutiques semblables à la leur et échangèrent avec quelques-uns. Mélanie s’étonna de la joie qu’elle éprouvait à se retrouver là et à rencontrer ses alter-ego. Elle se sentait moins seule.

La matinée commença par un mot du big boss en personne, autrement dit Gabriel Lafond, petit-fils du fondateur, bien mis et bien fait de sa personne, mais qui conservait, parut-il à Mélanie, un côté adolescent mal dégrossi. Plusieurs fois, Mélanie surprit son air absent. Peut-être n’était-il pas facile d’être un héritier. « C’est bien d’être pauvre », se dit Mélanie à elle-même avec l’humour qui était une de ses forces.

Le staff Lafond était sur l’estrade, tandis que les représentants des succursales, une quarantaine de personnes, se trouvaient assis sur des chaises en contrebas. Rien que cette disposition n’était pas du meilleur effet. Gaëlle et Mélanie identifièrent la DRH qui ne répondait jamais, le directeur général roi du « ça va venir », le directeur commercial qu’on ne présentait plus, la directrice de la communication, le responsable du service achats, et encore trois ou quatre personnes dont elles ne retinrent pas la fonction.

Plusieurs exposés avec support vidéo se succédèrent, chacun prolongé par un temps d'échange. À 11 h 45, avant le repas, on les entraina dans une visite des locaux, notamment des ateliers de fabrication de matériel et de conditionnement des produits.

Le repas qui suivit fut assez gai, même si la direction ne se mélangea guère avec les représentants des succursales, à l’aise et détendus pour la plupart : les propos du matin les avaient un peu rassurés sur l’avenir du groupe. On sentait cependant amertume et inquiétude chez celles et ceux dont la situation financière était fragile. Bizarrement, le patron n’était pas au déjeuner. 

En revanche, il était là à 14 h 30 quand on donna la parole aux représentant.e.s des succursales. Une femme de La Rochelle et un homme de Pau demandèrent des précisions sur du matériel pour l’une, sur les nouvelles gammes 2022 pour l’autre. Ensuite, Mélanie leva le doigt. On lui apporta le micro, ce qui la déstabilisa un moment. Mais une fois qu’elle eut réglé la distance entre ses lèvres et la mousse protectrice, elle se lança :

– Puisque vous nous demandez si nous avons des choses à dire, je vais vous les dire, en vous remerciant de me donner la parole. Je dirai d’abord que, malgré le bon accueil que vous nous réservez aujourd’hui,  le groupe Lafond ne respecte pas ses collaborateurs. 

Ceux qui ne suivaient pas tournèrent ou relevèrent la tête pour voir qui avait osé ça et qui allait se faire virer le soir-même. La jolie brunette continua à développer sa pensée :

– À Périgueux, nous ne sommes que toutes les deux depuis plus de deux mois. Deux femmes, alors qu’avant on était quatre, dont deux hommes. On nous promet un directeur et un magasinier, mais ni l’un ni l’autre n’arrivent. Nous avons bien dû passer 10 coups de téléphone, à la direction commerciale et aux ressources humaines, mais on nous mène en bateau. Gaëlle a rédigé, nous les avons comptés avant de venir, 12 mails pour alerter sur le problème : 6 sont restés sans réponse, 4 nous ont dit en gros « ça va venir », 2 nous ont dit que le problème se règlerait dans le cadre de la réorganisation en cours. Nous les avons là, nous pouvons les montrer si nécessaire. Et quand Monsieur Panelon, le directeur commercial, est venu nous voir, il n’a fait que critiquer notre travail et nous n’avons pas été écoutées. 

Il y eut des frémissements dans la salle et sur l’estrade.

– Je pourrai préciser certaines choses sur cette visite, lança le directeur commercial d’un ton que Mélanie ne parvint pas à déchiffrer. 

Elle le regarda, hésita, et reprit :

– Nous sommes deux femmes qui croulons sous la charge de travail et personne n’a levé le petit doigt pour nous malgré nos SOS. Est-ce qu’il y a d’autres magasins du groupe Lafond avec deux femmes seules ? Qui d’autre travaille comme ça ?

Les regards s’échangèrent et circulèrent, mais aucun doigt ne se leva.

– Est-ce qu’on se fiche de notre figure ? reprit Mélanie. Est-ce qu’on veut notre mort ? Faut le dire tout de suite. Nous, on veut bien tout donner pour faire tourner la boutique, et on donne plus que tout en ce moment, mais on ne veut pas mourir.

Ça gigotait sur l’estrade et nombre de regards inquiets se tournaient vers le jeune patron. Il demeurait impassible, ce qui ne présageait rien de bon. Il devait bouillir.

– J’ai pas fini, continua Mélanie, ce qui fit rire une partie de l’auditoire, un rire court car on redoutait pour elle les représailles qui ne manqueraient pas d’advenir. La deuxième chose que je veux dire, parce qu’il n’y a pas que notre cas personnel qui compte, c’est que les produits Lafond ont une mauvaise image chez nos clients. Je peux vous garantir qu’en termes de durabilité, de service après-vente, de rapport qualité-prix, Lafond n’est pas le mieux placé. Je ne dis pas ça pour me venger de notre situation à Périgueux ou quoi que ce soit. Maintenant je travaille pour la maison Lafond et j’ai intérêt à vendre du Lafond, et croyez-moi je fais le maximum. Mais à mon avis, il y a des choses qui ne vont pas et les clients le remarquent.

On entendit voler une mouche. La salle était tétanisée. 

Les corps étaient figés, mais les cerveaux étaient activés. Car les mots de Mélanie avaient non seulement frappé mais libéré les esprits. Plusieurs doigts se levèrent dans la salle, ce qui dans un premier temps soulagea la direction, supputant que les propos qui allaient suivre seraient plus positifs et qu’elle pourrait proposer une réponse globale. Hélas, la plupart des interventions qui s’enchaînèrent allèrent dans le même sens :

– Je suis d’accord avec Mélanie, même si j’ai la chance d’être dans une situation bien plus confortable… lança la Rochelaise.

– La non-réponse aux mails, c’est le comble de l’irrespect, renchérit le Palois.

– Je partage ce que dit ma collègue de Périgueux, dit la patronne du magasin de Valence. C’est vrai que l’image des produits Lafond doit être améliorée…

Cela dura pendant plus d’une heure, tout y passa.

Il était 15 h 45. La rencontre devait s’achever à 16 heures pour que chacun puisse rentrer à une heure raisonnable, mais la direction n’avait toujours pas réagi aux attaques, hormis sur deux ou trois points de détail. Il y eut quelques conciliabules en tribune, après quoi le jeune patron du groupe, qu’on n’avait presque pas entendu depuis son mot bref de bienvenu, s’approcha du pupitre.

– Mesdames, Messieurs… je suis atterré. Par ce que j’ai entendu. J’ai honte. Honte pour notre groupe. Honte pour mon père et mon grand-père, qui ont dû se retourner dans leur tombe… J’ai écouté ce que vous avez dit les unes et les autres, et je vous remercie de votre franchise. Je tombe des nues, je vous l’avoue. Ce qui est impardonnable : vous dénoncez des dysfonctionnements dont j’aurais dû être au courant. C’est de ma faute : je n’ai pas été assez attentif, pas assez présent. J’ai trop délégué.  J’assume la responsabilité des problèmes que vous avez soulignés.

Les directeurs et directrices de départements n’en revenaient pas des propos de leur patron, qui d’habitude leur laissait faire ce qu’ils voulaient ou presque. La donne avait changé ? Tout ça parce qu’une petite conne de Périgueux avait osé la ramener ? Merde alors !

Le jeune patron s’approcha d’un tableau blanc et écrivit son mail au tableau. Puis il revint au pupitre :

– Ce que vous venez de dire, résumez-le par écrit s’il vous plait. Mais avec précision quand même, des faits, des dates. Je les traiterai tous, avec les responsables concernés. Et c’est moi qui vous répondrai. Dès aujourd’hui, j’affirme publiquement que tous ceux qui au siège ne répondront pas à vos questions et qui vous manqueront de respect n’auront plus leur place dans l’entreprise. 

Ce disant, il tourna la terre derrière lui et balaya l’estrade. On entendit de nouveau la mouche.

– Nous allons clore cette journée. Je vous donne rendez-vous dans un an ici même pour voir si les choses se sont améliorées, ce à quoi je m’engage. Nous avons un produit formidable, le miel, avec une clientèle importante, aussi bien pour la production que pour la consommation. Nous sommes maintenant un groupe avec un point central et 15 entités décentralisées. C’est une grande force, que nous n’avons pas le droit de gâcher. Je compte sur chacun et chacune d’entre vous pour continuer le beau travail que vous menez dans vos magasins. J’irai d’ailleurs vous voir tous avant la fin de l’année. Excusez-moi de ne pas y être allé avant. Les choses vont changer.

Des applaudissements crépitèrent dans la salle, et l’estrade se crut obligée de faire de même. 

– Bon retour à tous, dit le jeune patron, sans être tout à fait à l’aise. On sentait bien que la  communication n’était pas son point fort. 

On se leva, mais il revint au micro et lança :

– J’aimerais que les deux femmes de Périgueux me rejoignent dans mon bureau s’il vous plait, ça ne sera pas long.

S’échappant des félicitations qu’on lui adressait, Mélanie monta au premier étage accompagnée de Gaëlle. 

– Tu crois qu’il veut te féliciter ou t’engueuler ? demanda cette dernière.

– Tout est possible, répondit Mélanie.

Perchées sur les talons fins qu’elles avaient mis pour l’occasion, elles traversèrent les couloirs, se renseignèrent, et arrivèrent devant une porte capitonnée, qui s’ouvrit comme par enchantement.

– Entrez, leur dit la directrice des ressources humaines. 

Dans une large pièce moquettée, debout derrière un bureau ovale en bois verni recouvert d’une plaque en verre, se tenaient Gabriel Lafond, le directeur général et le directeur commercial. Les trois hommes se dégagèrent du bureau et le jeune patron s’approcha d’elles.

– Nous avons un responsable de magasin à vous proposer. 

– Non ?! s’exclama Mélanie, regrettant aussitôt son naturel, sans doute déplacé dans le bureau du big boss.

– Si, répondit-il. Et le responsable, enfin la responsable, c’est vous, dit-il en plongeant ses yeux dans ceux de Mélanie.

Celle-ci avait beau être vive et spontanée, il lui fallut quelques secondes pour assimiler ce qu’elle avait entendu. Mais avait-elle bien entendu ?

– Vous voulez dire que…

Elle ne pouvait pas le formuler, c’était impossible, elle avait mal compris.

– … Que nous serions heureux que vous acceptiez la direction de la structure de Périgueux, sachant que vous pouvez recruter un magasinier dès maintenant. Vous allez essayer à trois. À vous d’améliorer ce que vous pouvez, de nous faire des suggestions, nous vous fournirons l’assistance dont vous aurez besoin.

Mélanie sentit les larmes monter à ses yeux. De ça aussi, elle s’en voulut. Elle était trop sensible. Pleurnicher dans le bureau alors qu’on la nommait cheffe, ça la fichait mal.

– Je… excusez-moi, je peux m’asseoir ?

Sa question fit rire et détendit l’atmosphère. Elle s’assit. Le patron en profita pour terminer.

– Dernière chose pour l’instant : votre salaire sera doublé. X 2.

Les larmes coulèrent pour de bon, qui allaient ruiner son maquillage toujours impeccable. Le DG lui tendit un mouchoir en papier.

– Merci… 

Il y eut un instant de flottement, mais, constatant que les autres étaient toujours debout, elle se leva. Et retrouva une certaine assurance en disant :

– Pour le salaire, s’il vous plait répartissez l’augmentation en deux : 50 % pour moi, 50 % pour Gaëlle ici présente. On est un binôme, on marche ensemble.

Ce sont les yeux de Gaëlle qui cette fois s’embuèrent ; elle s’assit à son tour, sur le siège où était Mélanie, et l’on rit de bon cœur à ce mimétisme.

Alors le jeune patron eut cette phrase en regardant la promue :

– Cette décision vous honore. Elle montre que vous avez l’étoffe pour le poste et que je ne me suis pas trompé. Vous allez faire du bon travail.

Voilà comment Mélanie accéda à un poste digne de ses talents, comment elle offrit un énorme cadeau à sa collègue Gaëlle donc à toute sa famille, comment elle révéla un jeune patron et le conduisit à jouer enfin son rôle, comment elle amena des directeurs à retrouver leur humanité, comment elle donna un dynamisme non seulement à son magasin mais à un groupe économique dans son ensemble.  

Il suffit parfois d’une voix juste et courageuse. De quelques mots prononcés au bon moment, quand ils s’appuient sur un comportement exemplaire et un travail acharné. C’est ainsi que, aussi discrètes, laborieuses et solidaires que des abeilles, quelques belles personnes améliorent le monde.

 



5 novembre 2021

 

Un con de première catégorie

 

(12 minutes de lecture environ)

Claude Perrot était un homme heureux. Extrêmement satisfait de lui-même, passé entre toutes les calamités qui peuvent gâcher l’existence d’un individu, doté d’une santé de fer aussi bien que d’une grande aisance matérielle, il traversa la vie sans connaître la douleur. Celle des autres auraient pu le gêner. Même pas : il ne voyait les problèmes d’autrui que de loin, comme une occasion de se réjouir d’y avoir échappé, une distraction apte à nourrir les conversations autour d’un bon repas.

Assorties à un cerveau de petite taille, ces circonstances exceptionnelles avaient produit un con de toute première catégorie. Il citait souvent la célèbre formule d’Audiard, sans s’apercevoir qu’il en était l’illustration parfaite : « Les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît ». Du moins osait-il tout en paroles, car, n’ayant jamais été confronté à la moindre difficulté, il était d’un naturel pétochard. Une simple contrariété aurait pu le déstabiliser, mais la vie lui avait épargné les contrariétés.

Il n’avait jamais fait le ménage, la cuisine, la vaisselle. Sa mère, sa grand-mère, sa femme, ses filles parfois, puis sa bonne, s’étaient chargées de ces tâches, qu’il n’imaginait effectuées que par une femme. Comme il ne s’en était jamais acquitté, il n’avait aucune idée des efforts que cela représentait et n’imaginait pas que l’on pût s’en plaindre :

– Allons, disait-il à ses amis lorsqu’ils étaient entre hommes, il y a un ordre des choses et il serait ridicule d’aller contre. D’ailleurs, ajoutait-il, les femmes sont heureuses de nous servir. Quel serait leur but dans la vie, sinon ? 

Les auditeurs, du même acabit, approuvaient en riant, jaune pour les moins couillons.

Fils unique, il avait été élevé à la campagne, choyé par deux parents et quatre grands-parents. Il avait une vénération pour son grand-père maternel, revenu des tranchées. Les armes le fascinaient, ainsi que la virilité. Il ne voyait les conflits armés que comme une occasion de camaraderie et de dépassement de soi. Sans se rendre compte de son indécence, il affirmait :

– Mon plus grand regret est de ne pas avoir fait la guerre.

Il pensait à la Seconde Guerre mondiale, qu’il considérait comme un fabuleux théâtre d’opérations, propice à l’épanouissement d’un homme. Il ne niait pas la barbarie nazie, mais il était incapable de se mettre à la place de ceux qui en avaient souffert. Les camps de concentration n’empêchaient pas selon lui la beauté des confrontations humaines et des déflagrations de fers et de feux.

Il loupa aussi l’Indochine – « Bigeard, quel homme ! » –, mais put aller en Algérie, après avoir accompli une préparation militaire spécialisée, afin de devenir rapidement sous-officier. Dans le djebel, il commanda et ne se priva pas de goûter aux joies du commandement.

– Si vous ne tenez pas vos gars, ils ne vous respectent pas. Il ne faut pas avoir peur d’être injuste.

Il dut inspecter des mechtas, protéger des oueds, surveiller des plantations de mandariniers, mais il ne se battit pas.

– Je n’ai jamais eu l’occasion d’ouvrir le feu sur des fellaghas, avouait-il avec une pointe de regret. La guerre sans tuer son ennemi, ce n’est pas vraiment la guerre. 

Qu’il pût lui-même être tué ne l’effleurait pas : bon sang ne saurait mentir.

Après son séjour au sud de la Méditerranée, il prolongea son engagement sous les drapeaux en Allemagne, dont une partie était encore occupée par les Alliés. À force de consignes imbéciles et de flagornerie, il devint officier.

– Je dois avouer qu’on était bien traités. J’avais une ordonnance qui m’assistait en permanence. Je ne pouvais même pas lacer mes chaussures ! Ma femme, qui n’était pas encore ma femme, avait un planton à sa disposition. Ainsi, c’est en Europe qu’on a gouté au temps béni des colonies ! Ah ah ah !

Il quitta tout de même l’uniforme, pour entrer dans la vie civile. Il avait suivi des études de droit.

– Déjà, le droit était à la mode. N’importe quel crétin pouvait obtenir sa licence, il suffisait d’apprendre par cœur. 

Cet aveu pouvait paraitre un signe de lucidité. Hélas, il avait une si haute opinion de lui-même qu’il ne se doutait pas qu’il pût être assimilé au crétin évoqué.

Grâce aux relations de son père, on lui trouva une place à la mairie de la ville où ses parents et lui s’étaient déplacés, non loin de leur patelin d’origine. Là, on lui confia la gestion du patrimoine communal ; c’était bien avant la décentralisation, les collectivités avaient moins de pouvoirs qu’aujourd’hui, pourtant les fonctionnaires territoriaux travaillaient un peu plus.

Néanmoins, il ne se tuait pas à la tâche. Avec son esprit étriqué, il déduisit de sa situation que travailler n’était pas dur et que ceux qui n’étaient pas contents de leur condition étaient des tirs au flan. Gaulliste depuis toujours à cause de la guerre, il se déclara de droite.

– Je ne pense pas qu’on puisse être intelligent et de gauche. 

Sa femme, une Parisienne venue en province à l’adolescence en raison d’un changement professionnel de son père, aimait beaucoup le président Pompidou et son épouse Claude.

– Elle s’appelle comme toi, lui disait-elle.

– Heureusement que tu ne t’appelle pas Georges, répondait-il. 

Ils s’étaient rencontrés sur les bancs de la fac de droit. 

– C’est bien simple, expliquait-il : dans notre classe de 30 étudiants, elle était la plus jolie, j’étais le plus intelligent. 

Et, se croyant suprêmement fin, ajoutait : 

– À moins que ce ne fût l’inverse.

Naquirent un, puis deux, puis trois enfants. Sans aucun problème, du moins pour lui. En fait, après avoir mis la petite graine, il se désintéressa de l’affaire ; l’éducation, comme le nettoyage des toilettes, était une affaire de femmes. En plus de mère, père et grand-mère, on embaucha une nounou bonne à tout faire. L’argent pleuvait, puisque trois personnes qui ne dépensaient rien et avaient hérité se trouvaient trop heureuses d’aider leurs descendants. Parader avec ses enfants le dimanche en allant à la messe ou au repas de Noël lui suffisait pour se sentir père. Il détestait qu’on vienne l’embrasser, ne le permettait pas.

Il croyait par tradition, et parce que ça lui paraissait évident :

– Tout individu doit croire à quelque chose après la mort. Les athées sont des imbéciles.

Lui aurait-on demandé de justifier – encore eût-il fallu que des interlocuteurs sussent et osassent le questionner –, qu’il aurait répondu que la foi ne se justifiait pas, parce que Dieu était au-dessus de tout. Invalider la question est la manière de répondre des ignorants, et des populistes désormais.

N’ayant pu être soldat, c’est-à-dire général après avoir été au feu, il se rabattit sur la chasse. Il est vrai que la tradition familiale était forte en la matière, et qu’il s’enorgueillissait de respecter les traditions. Toute rupture, toute disruption dirait-on aujourd’hui, lui paraissait le comble du mauvais goût, le signe évident d’un comportement déviant. Il aurait été bien étonné qu’on lui démontre que son maître De Gaulle était rien moins qu’un disruptif fouteur de merde.

Il dégommait donc les oiseaux, les lièvres, les chevreuils, les sangliers.

– J’ai fait deux fois la chasse au gros, au très gros je veux dire, en Afrique. Voir le lion face à face avant de lui loger une balle entre les deux yeux, honnêtement ça fait quelque chose.

Qu’aimait-il là-dedans ? Le pouvoir, de vie et de mort, la masculinité, la meute. 

– Mon petit-fils perpétue la tradition. Il a tué son premier faisan. À 12 ans. Je suis très fier.

Le con est souvent fier. Claude Perrot était très fier.

Sa grande affaire était l’argent. Il fallait en avoir. Il ne comprenait pas que l’on soit pauvre. Il répétait à l’envi une réplique de Lambert Wilson dans le film Jet Set, omettant de dire qu’elle n’était pas de lui :

– Si certains manquent d’argent, ils n’ont qu’à en acheter. Ah ah ah !

L’argent se trouvait certes dans la rémunération qu’on obtenait de son travail. Mais l’essentiel était ailleurs. L’argent dépendait des relations qu’on entretenait. Il y avait des relations obligées, celles de la famille notamment, et c’était les plus importantes. Il ne voyait aucune inégalité là-dedans :

– On a la famille qu’on mérite.

Lui faire remarquer qu’on ne choisit pas ses parents aurait été vu comme une impolitesse. La famille lui avait apporté plusieurs maisons ; il en vendit quelques-unes, en garda d’autres. Ça assurait de bonnes bases.

Il y avait aussi les relations que l’on se créait. Et il était assez fort pour cela. Il participait à toutes les cérémonies publiques de sa ville, à tous les événements. Il s’était fait admettre au Rotary, avait pris la présidence des anciens du lycée. Il allait de lui-même se présenter à tout ceux qui détenaient un pouvoir : élus, sous-préfet, chefs d’entreprise, directeurs d’établissement… Il était si naturellement con qu’il désarmait la plupart de ses interlocuteurs, les endormant avec quelques flatteries. Ce n’était pas désintéressé.  

En effet, il avait vite compris qu’il se trouvait dans de nombreuses institutions des plaçous à décrocher. Un plaçou était une occupation qui rapportait pas mal pour un effort dérisoire. C’est ainsi qu’il se fit nommer administrateur de la Caisse d’Épargne, administrateur de l’hôpital, administrateur des HLM, vice-président du Comité de jumelage, responsable de la Fondation du patrimoine dans le département, président d’un comité de quartier. Ces sinécures l’occupaient, lui plaisaient, et, bon an mal an, lui rapportaient quelques milliers d’euros supplémentaires en jetons de présence et autres indemnités. De plus, elles le faisaient voyager. 

Ah, les voyages ! Avec son épouse qu’il emmenait, il se targuait de connaître tous les continents :

– Je crois pouvoir dire que j’ai vu tous les types d’humanité. Eh bien croyez-moi, après tout ça, je vous assure : les Français, on est plutôt bons ! Je crois même qu’on est les meilleurs.

Quand il n’était pas en voyage, il était en vacances. Chez lui ou chez des relations qui l’invitaient. Le malheureux qui lui lançait une invitation de pure convenance, sans y penser, voyait immanquablement débarquer Claude Perrot, souvent avec femme et enfants, pour un séjour plus ou moins long selon l’accueil qu’on leur réservait. 

Il ne craignait pas, cependant, de prendre un air détaché :

– Au final, un des moments que je préfère, c’est quand je suis allongé sur une chaise longue dans ma propriété du Luberon et que je regarde le ciel plein d’étoiles un soir d’été. J’ai l’impression d’être Dieu le père.

Outre les trophées de chasse qu’il aimait exhiber, il avait entrepris une collection singulière :

– Je me suis fixé un objectif : serrer le plus de mains possibles de personnalités.

Moyennant quoi, il pouvait patienter des heures lors d’une dédicace dans une librairie, à la sortie d’un spectacle, sur le passage d’un cortège, devant un édifice public, pour guetter quelqu’un de connu et lui tendre la main. Il n’était pas de la génération Instagram, sans quoi il aurait assorti cela de photos prises au smartphone ; il était très photos toutefois, et certains agrandissements dans son bureau le montraient en prestigieuse compagnie. 

Faute d’appétence numérique, il notait sur un cahier spécial les louches qu’il avait serrées, avec la date et l’heure. Il avait à son actif 4 présidents de la République, 35 ministres, 18 préfets (il ne comptait pas les sous-préfets, dont certains étaient « des amis »), 17 chanteurs, 6 acteurs, 15 footballeurs professionnels, 12 internationaux de rugby, 8 patrons du CAC 40… Il y avait une particularité dans ce recueil : il ne contenait que des hommes. En dehors de la reine d’Angleterre, qui l’aurait intéressé, il ne s’approchait pas des femmes, qui l’indifféraient. 

– Celle que j’ai à la maison me suffit amplement, croyez-moi. 

C’est un jour alors qu’il était assis à son bureau que sa tête tomba sur le cahier dévolu aux poignées de mains. Il mourut ainsi, à l’âge de 82 ans, comme il avait vécu, sans la moindre souffrance. Il n’avait même pas d’arthrose et de problème de prostate. 

Il avait prépayé son enterrement un an plus tôt :

– J’ai passé 80 ans, il faut quand même que je me prépare à l’inéluctable. Je suis très content de retrouver bientôt mes parents et grands-parents.

Ce qui lui importait plus que tout était la liste des invités. Il n’avait cessé de l’affiner, au fil des personnes qu’il rencontrait et de celles qui disparaissaient. Figuraient notamment dans la liste… toutes les personnes encore vivantes à qui il avait serré la main :

– Je tiens à ce que tous ceux qui ont compté dans ma vie m’accompagnent à ma dernière demeure. 

Il avait laissé de strictes consignes en ce sens. C’est ainsi que, entre autres, Nicolas Sarkozy, François Hollande, Laurent Fabius, Claude Guéant, Bernard Kouchner, Patrick Bruel, Vincent Lindon, Zinédine Zidane, Sébastien Chabal et Bernard Arnault furent conviés aux obsèques de Claude Perrot. On ne les vit pas, mais, en raison des centaines de faire-part envoyés ainsi que de la nécrologie réservée à l’avance dans le quotidien local, il y eut beaucoup de monde à la cérémonie funèbre.

– Un homme agréable, honorablement connu dans la ville, engagé, tels étaient les commentaires qui revenaient le plus souvent sur le parvis de l’église.

Sur sa pierre tombale, il avait demandé que l’on grave l’épitaphe suivante : « C’est si simple quand on sait s’y prendre ». 



29 octobre 2021

 

Les hôteliers ont le cœur qui saigne

 

(environ 15 minutes de lecture)

Ils ne pouvaient plus se cacher la réalité : leur affaire marchait de moins en moins bien. Le chiffre ne cessait de diminuer. Certes, il y avait eu le Covid et l’affreuse année 2020, mais la pente était amorcée depuis 2015 au moins, si ce n’est 2012. Ils devaient le reconnaitre, ils n’arrivaient pas à redresser la barre. 

Ils avaient monté leur hôtel en 1991. Cela faisait donc 30 ans. Lui cuisinier, elle serveuse de restaurant, ils s’étaient rencontrés, mariés, et, assez vite, avaient décidé de « créer quelque chose ». Ce projet était devenu consubstantiel de leur amour, au même titre que l’enfant, Adeline, née deux ans avant l’ouverture de l’hôtel.

Car c’est un hôtel plutôt qu’un restaurant qui s’était imposé à eux. 

D’abord, ils connaissaient trop la fragilité d’un restaurant pour avoir envie d’en monter un. Un hôtel était solide, s’imposait dans une ville, tandis qu’un restaurant dépendait des modes et de la concurrence, permanente, car des tas de gens s’improvisaient restaurateurs et les ouvertures pullulaient, avec plus ou moins de réussite.

Ensuite, ils rêvaient d’accueillir des visiteurs dans leur bonne ville du Puy, en dehors de laquelle ils ne se voyaient pas vivre. Les gens appréciaient qu’on donne le meilleur de soi pour les nourrir et les loger, mais si en plus on leur faisait aimer la ville où ils s’arrêtaient, cela créait un véritable attachement. Les qualités de l’hôtel devenaient partie intégrante des souvenirs de vacances, les hôteliers figuraient les personnages indispensables de l’histoire que l’on aurait à (se) raconter au retour. Franck et Laura, c’était leurs prénoms, se voyaient bien dans la peau de ces personnages, typiques et sympathiques.

Cela avait bien démarré. On pouvait même dire que les dix premières années avaient été fantastiques. Il y avait du monde, de la vie, de la joie, l’hôtel plaisait et gagnait en renommée, fréquenté aussi bien par des vacanciers que par des personnes en déplacement professionnel. Les clients y revenaient : des commerciaux, des enseignants, des marcheurs et des estivants. Franck essayait des recettes, adaptait en permanence, se prenait au jeu. Laura ne cessait d’embellir la salle à manger, le salon, les chambres. Ils travaillaient avec une femme de chambre et un commis de cuisine, assuraient tout le reste. Ils ne distinguaient pas la vie personnelle et la vie professionnelle, et ça leur convenait ; ils aimaient travailler.

Il est vrai que cette période, la fin du XXe siècle, était d’une incroyable légèreté par rapport à ce qui allait suivre. Dans les années 90, il n’y avait pas de terrorisme, pas de communautarisme, pas de haine en ligne, pas d’indignation systématique, pas d’apprentis dictateurs plébiscités par les médias, pas d’information continue, pas d’enfants et d’adultes abrutis par les écrans. Un monde perdu, à tout jamais. 

– Internet, ça a été le début de la fin, constatait Franck, et il n’était pas seul à le penser.

En effet, la décennie suivante avait été plus difficile. Ils avaient pourtant plus de métier, et chacun sait que, quel que soit le domaine, l’expérience est le facteur essentiel pour la compétence. Mais la concurrence avait augmenté. Les grands groupes investissaient ou réinvestissaient la place : Ibis Budget, Ibis Style, Kyriad, Campanile, sans parler des indépendants du Régina, du Dyke, du Bristol, qui refaisaient tous leurs chambres et leurs entrées. Franck se demandait cependant comment on avait pu accorder 3 étoiles aux Ibis Style, dont le confort était aussi déplorable que le service.

– Et où ils trouvent l’argent, putain ?

– Laisse-les, ne t’occupe pas d’eux, tentait Laura. Continuons à faire de notre mieux, améliorons toujours.  

Ils firent, ils améliorèrent. Il n’empêche, ils avaient beaucoup de mal à tenir face à l’agressivité commerciale des franchisés, qui bénéficiaient de campagnes nationales et des tous nouveaux moyens à disposition pour se faire connaître. Tout se passait en ligne maintenant. Or, pour le dire simplement, internet n’était pas leur truc. Ils avaient essayé un temps de maintenir les réservations par téléphone ; mais ils avaient vite constaté que c’était peine perdue. Ils durent consentir à un site, incontournable, sans quoi ils seraient tout bonnement morts. Ils durent de plus se faire enregistrer sur les plateformes, Booking, Trivago, Kayak et autres voleurs incontournables, qui vous prenaient une bonne partie de la marge que vous arriviez à dégager. Heureusement qu’Adeline, fille de Franck et Laura, les aida pour « toutes ces conneries à l’ordinateur ».

Aux alentours de 2010, étaient arrivés « ces saloperies de réseaux sociaux », qui faisaient que chacun y allait de son petit couplet pour vous décaniller, comme ça, parce qu’un quidam avait trouvé la mousse au chocolat trop amère ou parce que le matelas de la chambre n’était pas extra-ferme. Ou pour le plaisir de faire chier, de juger, de saquer. On était noté, maintenant. Tout comptait : un morceau de pain resté un peu trop longtemps dans la corbeille pouvait vous faire perdre un point. Un papier pas au goût d’un cul exigeant vous valait un commentaire incendiaire. Et avec une note inférieure à 9/10, vous étiez considéré comme infréquentable.  

Les prestations de leur établissement restaient pourtant d’un bon niveau, estimaient-ils. Certes, il était mal vu de se noter soi-même, mais quand vous teniez votre boutique à bout de bras depuis vingt ans, vous connaissiez vos faiblesses et vos qualités. Et vous saviez évaluer la concurrence. Pour les chambres, ils voulaient bien reconnaître que d’autres les surpassaient. Mais en termes de cuisine, de service, ils s’estimaient au niveau. Et puis, l’authenticité, la sincérité, la chaleur, ça ne comptait pas ?

– La qualité ne paye plus, constatait Franck épuisé. Les gens veulent de la merde ! Et moi je ne sais pas faire de la merde !

– Faut tenir, encourageait Laura.  Ça finira par payer.

– Non, les gens sont devenus bêtes et méchants, résumait Franck, découragé.

– Pas tous, nuançait Laura. On a toujours des clients charmants.

– Une minorité.

Il est vrai que le comportement général s’était dégradé. Non seulement beaucoup pinaillaient, râlaient, exigeaient, mais en plus ils dégradaient, salissaient, abîmaient. Oui, une fois planqués dans leur chambre, les hédonistes égoïstes du XXIe siècle n’avaient plus de limites : ils renversaient à peu près tout et n’importe quoi sur la moquette, salissaient et déchiraient les draps, pissaient sur les murs, arrachaient les poignées de portes et de fenêtres, démontaient les rideaux, volaient des serviettes et des cintres… Une fois, la femme de chambre horrifiée appela Laura parce qu’elle avait trouvé des excréments sur la table de nuit…

À ces dégradations individuelles s’étaient ajoutées les perturbations économiques et sociales : crise de 2008 – qui n’avait pas touché les Français, mais les Anglais, Espagnols, Italiens et Américains –, attentats terroristes et mesures de surveillance conséquentes, gilets jaunes fascisants qui empêchaient les gens de circuler le week-end et les commerçants de travailler, confinements et restrictions liées au Covid pendant l’année 2020 et au début de 2021.

– C’est le coup de grâce, lâcha Franck. Ils vont nous tuer.

Personne en particulier ne voulait tuer Franck et Laura, mais les circonstances et les évolutions contemporaines réduisaient leur espace vital année après année.

– Heureusement qu’Adeline fait des études de droit…

Ils avaient un temps, dans les premières années, pensé que leur fille pourrait leur succéder, mais avaient vite abandonné cette idée, souhaitant pour leur fille une vie moins difficile que celle dans laquelle ils s’étaient embarqués. 

En octobre 2021, après une saison estivale décevante et un automne qui s’annonçait atone en termes de fréquentation, ils décidèrent d’arrêter. Ils ne pouvaient pas continuer à perdre de l’argent. Quand bien même ils l’auraient pu, ça n’avait plus de sens de continuer. Ce qu’ils proposaient n’intéressait plus, un autre monde avait commencé, visiblement ils n’y avaient pas leur place, en tant qu’hôteliers tout du moins.

Ils avaient fixé leur dernier jour et leur dernière nuit au 31 octobre 2021. La Toussaint serait leur jour de mort. Ça suffisait comme ça.

Le samedi 30 octobre au soir, ils éclairèrent la salle à manger à 19 heures. Y aurait-il du monde ? C’était une des contraintes de l’hôtellerie-restauration : vous pouviez avoir 35 personnes un soir, 2 le lendemain, sans raison prévisible. 4 chambres sur les 28 étaient occupées, mais seuls les occupants de deux d’entre elles avaient prévenu qu’ils dîneraient sur place.

La porcelaine et l’argenterie étaient disposées sur les nappes damassées des 20 tables de la pièce, au centre desquelles Laura avait placé des bouquets ronds à dominante jaune et orange, en rapport avec l’ocre des murs et le bois blond du plafond. L’éclairage était si bien conçu que les matières et les couleurs étincelaient, donnant à cette salle à manger des allures de salle de réception un jour de mariage. Personne bien sûr ne remarquait les efforts consentis pour obtenir cette harmonie ; Laura en avait pris son parti, ce qui ne l’empêchait pas de continuer à faire de son mieux.

L’occupant de la chambre 7 entra dès 19 h 15, s’assit et passa sa commande rapidement. L’homme était un quadragénaire qui semblait n’avoir aucune envie de bavarder. Laura savait reconnaitre ceux qui ne voulaient pas être embêtés, elle respectait leur souhait. 

Deux femmes se présentèrent ensuite, qui ne logeaient pas à l’hôtel :

– On peut manger ?

– Oui, bien sûr.

– Vous faites du vegan ? demanda la plus jeune.

– Pas de problème, répondit Laura, qui présenterait la requête à Franck sans prononcer le mot qui le rendait fou.

Celles qui devaient être une mère et sa fille s’assirent et poursuivirent leur conversation, ou plutôt la consultation commentée de leurs téléphones portables.

À 19 h 45, arrivèrent trois jeunes hommes, entre 25 et 35 ans, en goguette, se préparant à la fête. Ils s’installèrent et furent aussitôt bruyants et grossiers, ce qui gâchait l’atmosphère et devait déranger les trois autres convives, mais que faire ?

À 20 h 10 enfin entra l’occupant de la chambre 22, quinquagénaire poli qui s’assit, consulta rapidement la carte et se mit à lire le livre qu’il avait apporté. « Pas banal », pensa Laura, qui s’approcha. Elle allait lui demander ce qu’il souhaitait, mais il la devança :

– Votre salle est magnifique. La disposition des tables, les tissus, les couverts, les fleurs, et puis l’éclairage, c’est splendide et chaleureux, on se sent tout de suite bien. J’ai rarement vu de salle de restaurant aussi belle.

Laura resta deux secondes interdite, puis, sidérée, sentit que des larmes montaient à ses yeux et risquaient même d’en sortir. Elle baissa la tête, monta son masque au maximum.

– Merci. C’est gentil… Mon mari a mis des spots…

– Superbe.

– Vous… vous avez choisi ?

L’homme passa sa commande et Laura s’en fut dans la cuisine.

– Ça va pas ? demanda Franck dès qu’il la vit.

– C’est rien. C’est juste qu’il y a quelqu’un de gentil, et qui sait regarder autour de lui.

– Ah…

Le service se déroula sans encombres, malgré les trois convives bruyants, mais qui n’étaient pas méchants. L’homme au livre fut le dernier à rester. Il était 21 h 05 lorsqu’il se leva. Mais au lieu de repartir à sa chambre sans rien dire, il s’avança vers la cuisine. Laura en sortit :

– J’ai fini, dit-il. C’était excellent. Le petits beignets en entrée, et cette choucroute de la mer, honnêtement je n’avais jamais mangé ça, un délice. C’est votre mari, qui est aux fourneaux.

– Oui… euh… Franck, viens s’il te plait !

Laura ne sut pourquoi elle avait appelé son mari, qui détestait parler aux clients maintenant. Il arriva en grommelant.

– Oui…

L’homme au livre devança Laura une fois de plus :

– Félicitations pour cette choucroute de la mer ! Une merveille.

– Merci.

– Et le blanc qui l’accompagnait, c’était parfait ! En plus, vous m’avez servi un verre plein, pas un tiers de verre, comme dans la plupart des endroits.

– Faut être honnêtes.

– Vous tenez cet hôtel depuis longtemps ?

– 30 ans, dit Laura en souriant. 

– On arrête demain, compléta Franck avec un rictus.

– Vous arrêtez demain ?!

– Oui, on en a marre. Vous voyez bien, on est vendredi soir, on a fait 7 couverts. Y’a que 4 chambres occupées. On est plus dans le coup, c’est tout.

– Ce n’est pas à moi de vous dire ce que vous devez faire, dit l’homme au livre. Mais vous êtes tout à fait dans le coup, croyez-moi, sur l’hôtellerie comme sur la restauration. En rapport qualité-prix, on peut difficilement faire mieux.

– C’est gentil, dit Laura. 

– Le problème, c’est que les gens veulent la norme, renchérit Franck qui s’animait, le standard, même si c’est de la merde. Ils sont habitués à ça. Une chambre minuscule, une nourriture insipide et des faux sourires, pourvu que ça soit marqué Ibis, ils croient que c’est le confort. 

Laura regarda l’homme un peu inquiète, redoutant que les propos de son mari puissent le heurter.

– Écoutez, on doit avoir à peu près le même âge alors je vais me permettre de vous dire une chose. Quand les choses ne vont pas comme on veut autour de soi, le plus important est de rester digne et consciencieux, de ne pas faiblir, alors on garde le contrôle et l’on est réconforté. Pouvoir se dire qu’on a fait du bon travail, qu’on a proposé quelque chose de qualité, quand bien même personne ne le remarque, croyez-moi, ça aide. Ça devrait même suffire. Contribuer à la beauté du monde, qu’y a-t-il de plus beau ? Est-ce qu’une fleur se demande si on la regarde ?

Quand ils se couchèrent ce soir-là, Franck et Laura pensaient l’un et l’autre aux paroles de cet inconnu qui les avaient touchés. Dommage qu’il ne soit pas venu plus tôt, pensa Laura en s’endormant.

Le lendemain dimanche 31 octobre était donc leur dernier jour en tant qu’hôteliers restaurateurs. Ce fut une journée longue, juste égayée le matin par le passage de l’homme au livre qui, en rendant sa clé, les salua chaleureusement et les félicita de nouveau pour la qualité de leurs prestations. Il ne fit aucune allusion au fait qu’il s’agissait de leur dernière journée, comme s’il avait oublié l’information.

À 19 heures, Laura éclaira la salle à manger, même si pas une seule chambre de l’hôtel n’était occupée, pas une seule table n’était réservée.

– Au moins, on aura été au bout.

– Pas de regrets.

Comme personne ne vint, ils commencèrent à ranger. Ils s’étaient interdits jusque-là de penser à l’après, et même à la manière dont ils allaient vider l’hôtel, comment ils allaient choisir ce qu’ils allaient garder et ce qu’ils allaient vendre. Tant qu’ils avaient l’hôtel, ils étaient à l’hôtel, ils ne pouvaient et ne voulaient faire deux choses à la fois.

C’est à 20 h 55 que la vie leur joua un tour dont elle a le secret. Ils entendirent la porte s’ouvrir et quelqu’un souffler bruyamment. Laura s’avança et se trouva face à un homme à forte corpulence qui lui tint ce discours :

– Excusez-moi, vous êtes ouverts ?

– Euh… oui, répondit Laura.

– L’hôtel et le restaurant ?

– Euh… oui.

– 44 personnes, ça irait ?

– 4 personnes ?

– 44.

– 44 ?… Maintenant ?

– Je vous explique. Je suis chauffeur de car. J’ai un groupe avec moi. On vient de Mâcon et on doit aller à Mende. Mais j’ai eu un problème mécanique, je vous passe le détail, on est resté en rade pendant 4 heures, et même maintenant mon bus est pas en grande forme. Et mes passagers sont crevés et affamés. Alors si on pouvait faire une halte au Puy, ce serait bien. Rassurez-vous, le tour-operator est prévenu, vous serez payés rubis sur l’ongle, je vous donnerai même un acompte. 

Laura se sentit trembler :

– Attendez, je vais voir en cuisine. Je reviens tout de suite.

Elle expliqua la situation à Franck.

– C’est une blague ?

Ce n’était pas une blague, mais une goutte d’eau, qui, ajoutée à celle de la veille, réhydrata l’hôtel et les hôteliers. La soirée puis la nuit furent aussi joyeuses qu’éreintantes. Le commis et la femme de chambre furent rappelés sur-le-champ. On se demandait si ça valait le coup de se dépenser autant alors qu’on allait s’arrêter, mais ce serait au moins un souvenir amusant à raconter.

Sauf que l’enthousiasme des passagers au matin, qui ne cessèrent de remercier, promettant qu’ils reviendraient dans de meilleures conditions pour visiter Le Puy, finit de déstabiliser Franck et Laura. Mais c’est le chauffeur de bus qui les fit basculer pour de bon :

– Vous m’avez sorti une belle épine du pied, je ne l’oublierai pas. Je travaille avec pas mal d’agences. Je leur vanterai vos services. Je vais vous envoyer des clients, vous allez voir !

Voilà pourquoi, le 1er novembre au matin, après le départ du groupe et avant de se mettre à ranger le bazar, Franck attira Laura contre lui et murmura :

– Et si on continuait encore un peu ?

Laura s’éloigna de quelques centimètres, prit les grosses paluches de son mari dans ses mains et, le sourire dans ses yeux mouillés, répondit :

– Je t’aime.     



22 octobre 2021

 

La nullité d'Alicia

 

(environ 15 minutes de lecture)

Elle sentait bien qu’elle manquait de crédibilité. Qu’il y avait, dans sa présence à cet endroit, comme une usurpation. Pourtant, elle n’avait pas triché, elle n’avait tué personne ; elle avait bénéficié d’un concours de circonstances qui l’avait propulsée à la direction d’un service, alors qu’elle n’en avait pas les compétences.

Il y avait eu trois étapes depuis sa nomination. D’abord, elle avait pu dissimuler ses insuffisances, en raison des habitudes. Le service continuait à tourner, car un directeur ou une directrice ne servait pas à grand-chose, c’est aux niveaux en dessous que ça se passait. Peut-être aussi que, au début, on la regardait davantage qu’on ne l’écoutait. Ensuite, la faiblesse de ses propos était apparue, mais elle pouvait encore compter sur sa nouveauté dans la fonction pour qu’on lui pardonne. Enfin, au bout de quelques mois, il était devenu impossible de masquer l’évidence : elle n’était pas qualifiée pour le poste, elle n’avait ni l’expérience ni les connaissances nécessaires.

Quand elle devait conduire une réunion de service, elle n’était pas capable de synthétiser les informations pour dresser un simple état des lieux, encore moins de prendre de la hauteur pour dégager des perspectives. Lors des rencontres de chefs de service autour du directeur général, elle ne pouvait pas émettre le moindre point de vue un tant soit peu argumenté. Quand elle recevait des fournisseurs extérieurs – formateurs, cabinet, logisticiens – ou des clients – D.R.H., responsables de formation, directeurs d’établissement – elle faisait illusion si le rendez-vous était court et unique (ce à quoi elle veillait). Mais dès qu’ils la connaissaient un peu, ses interlocuteurs réalisaient son incompétence et la déconsidéraient aussitôt. « Elle a dû coucher », c’est pas possible autrement, pensaient la plupart. Quelques autres, plus rares, notaient une fois de plus que l’incompétence n’est pas un handicap dans les entreprises françaises.

Le fait de ne pouvoir parler à personne de ce problème ajoutait à la souffrance d’Alicia. Ses parents si fiers d’elle, qui la prenaient pour plus qu’elle n’était, elle ne pouvait pas les décevoir. Avec ses copines, elle ne pouvait avouer une insuffisance alors qu’elle n’avait cessé d’affirmer ses ambitions, donc, de manière indirecte, ses talents. La concurrence était féroce entre trentenaires, pas seulement au niveau physique. La réussite professionnelle était indispensable si on voulait rester dans la course. Quant aux hommes, que leur dire ? Ils aimaient consoler les filles, mais ensuite, comment s’en dépatouiller s’ils perçaient à jour ses faiblesses ? 

Elle en était donc là. Elle ne faisait plus illusion. Son illégitimité à son poste était une évidence pour tous, sauf peut-être pour le crétin qui l’avait nommée. C’est en regardant une série sur Netflix qu’elle sut les attitudes qu’elle pouvait tenter dans le but de tenir sa position malgré tout. L’héroïne, qui se trouvait confrontée à une situation analogue à la sienne, même si elle travaillait dans la mode tandis qu’Alicia évoluait dans les ressources humaines, avait, au fil des épisodes, adopté trois comportements successifs.

Dans un premier temps, elle avait compensé par le charme. Tenues sexy mais pas luxueuses pour ne pas irriter, minauderies avec les hommes mais serviabilité avec les femmes, écoute et disponibilité avec les membres de son service, qu’elle appelait « mon équipe ». Pourtant, comme dans la série, cette stratégie montra vite des limites. Ses talons et ses décolletés, même quand elle les portait avec un jean, suscitèrent des jalousies féminines et des grivoiseries masculines, aussi désagréables les unes que les autres. Sa gentillesse la rendait certes sympathique, mais ne l’aidait pas à acquérir l’autorité que son ignorance ne lui donnait pas. Quant à « l’équipe », elle était de bonne composition, mais ne pouvait ni ignorer ni masquer les insuffisances de sa cheffe.

Il fut temps de passer à la deuxième phase suggérée par Netflix : discréditer les collègues. Ceux de même niveau, donc les autres chefs de service, mais aussi les têtes de turc qui passaient à sa portée. L’idée était simple : quand on ne parvient pas à prouver sa compétence, on doit prouver que l’incompétence est la norme. Voire même, avec un peu de doigté, que l’on est moins incompétent(e) que d’autres. Mais il faut croire qu’Alicia s’y prit mal. Elle dénigra des autorités incontestables dans la boîte, ce qui la ridiculisa. Et elle s’acharna sur de pauvres bougres, dont on savait qu’ils n’avaient pas inventé l’eau chaude, mais qu’on ne souhaitait pas voir humiliés pour autant. Elle continua à distiller des rumeurs désobligeantes, mais ne contribua, ce faisant, qu’à polluer l’atmosphère au sein de la direction. 

Elle initia la 3e phase : lancer des propositions relatives à l’organisation interne afin de montrer qu’elle s’engageait pour l’avenir de l’entreprise et que ses manières inhabituelles pouvaient faire bouger les choses, apporter des changements salutaires. C’est ainsi qu’elle proposa lors d’une réunion de direction la fusion des services Formation, qu’elle était donc censé diriger, et Recrutement. C’était ce qu’avait suggéré l’héroïne de la série et Alicia s’était approprié l’idée. Mais quand le chef du service Recrutement, qui se serait fait castrer plutôt que de travailler avec, ou, mon dieu, sous les ordres de cette folle, répliqua à ce qu’il considéra comme une attaque, elle passa un mauvais quart d’heure. C’est-à-dire que chacun entendit une liste assez longue des composantes de la nullité d’Alicia. Elle ravala sa fierté, avant de sortir de son sac une deuxième proposition choc, quinze jours plus tard :

– J’ai demandé à mon équipe de réfléchir à la suppression des stages en présentiel pour travailler exclusivement à distance. On y gagnerait beaucoup financièrement et on n’y perdrait pas d’un point de vue pédagogique.

Les membres de « l’équipe » avaient déjà tiqué quand elle avait émis cette demande. Mais en réunion de direction, cela passa encore plus mal. Les plus polis rétorquèrent qu’on en revenait de la formation à distance – les MOOC étaient en chute libre –, qu’on ne pouvait décemment supprimer tout contact alors que les stagiaires étaient précisément demandeurs d’échanges dans un cadre structuré, etc. Les plus directs lui lancèrent que si elle n’avait que des suggestions de ce type, elle pouvait se les carrer dans son joli cul. Ceux qui l’avaient déjà rangée au rang des simples d’esprit se contentèrent de soupirer, de grincer ou de continuer à consulter leur smartphone.

Bref, ça ne marcha pas non plus. Elle se mit en arrêt maladie pendant 15 jours, réussissant à prétexter la maladie tendance, le burn out. Elle se gava de chips, de Nutella, de lit et de séries. C’est une de ces dernières qui, une fois de plus, lui inspira une solution. Un coach atypique, mais chez qui on se bousculait, disait à une trentenaire qui aurait pu être elle :

– Comprendre que tu es nulle, c’est un bon point de départ. Il faut ensuite l’admettre, soi-même et en public. Le reconnaître, sans tergiverser. Puis demander à apprendre, et demander de l’aide aux autres pour cet apprentissage. Alors tu peux, progressivement, d’une part regagner la confiance de ton entourage, d’autre part acquérir les compétences qui te font défaut. 

Ça fit tilt. Elle regarda la séquence en replay, plusieurs fois. Mince alors ! C’était fort, ce truc ! Mais quelle remise en cause, cela imposait ! Quel sacrifice ! Quelle humiliation !

Pendant quelques jours, elle réfléchit à cette suggestion d’« acceptation de son ignorance », selon le nom employé par le coach pour qualifier sa méthode. Serait-elle capable de changer si radicalement ? De renoncer à tout statut et à toute prétention ? Comment serait-elle perçue par ceux qu’elle devait diriger jusqu’à présent ? Et s’ils voyaient dans son changement d’attitude une manœuvre supplémentaire ?

« Non, disait le coach dans une autre vidéo. Tu ne dois plus te soucier de ce que les autres pensent de toi. Tu dois sortir de la comparaison, tu ne dois plus chercher à paraître. Contente-toi d’être toi-même, juste, sincère. Ce serait très simple si nous n’avions pas des années de comportement erroné derrière nous. Il nous faut retrouver la spontanéité qui était la nôtre lors des premiers apprentissages ».

Alicia écouta et réécouta le coach pendant quelques jours encore, puis, un matin, se présenta devant le directeur général auprès de qui elle avait sollicité un rendez-vous.

– Je vous demande de me retirer la responsabilité que vous m’avez confiée il y a huit mois. Je vous suis infiniment reconnaissante de m’avoir donné ma chance, mais je me rends compte que je ne suis pas au niveau, je n’ai pas les compétences requises. Et je vois bien que tout le monde arrive à ce constat, ce qui n’est pas bon pour la cohésion du groupe. Je voudrais recommencer à la base, peut-être dans un autre service, pour qu’il n’y ait pas d’interférences avec mes anciennes fonctions, pour ne pas gêner mes collègues. Bien sûr, je conçois que mon salaire ne sera plus le même. Si vous pouviez ne pas trop le baisser quand même, ça me faciliterait la vie.

Le D.G. sembla touché par la sincérité de cette jeune femme, dont il considérait la nomination comme une des plus grosses erreurs de sa carrière à ce jour. Il instaura un dialogue avec elle pour savoir ce qui l’avait conduite à cette demande qui pouvait paraître surprenante, après quoi il dit :

– Alicia, je vous avoue que c’est la première fois qu’un collaborateur me demande à être rétrogradé. Et je vous en félicite. Nous nous sommes trompés, en effet, et moi plus que vous. Votre honnêteté va nous permettre de sortir de cette impasse.

Il la fixa pendant quelques secondes en silence, puis annonça tout à trac :

– Que diriez-vous d’un poste à l’accueil ? Votre bonne connaissance de la maison, vos talents de communication, votre charme et votre élégance feraient merveille. Il y aurait aussi un peu de secrétariat, pendant les temps morts, et le standard bien sûr, pour lequel une deuxième personne ne serait pas de trop.

Après des années à s’escrimer pour progresser dans son domaine des ressources humaines, Alicia aurait eu un peu de mal à se retrouver hôtesse et standardiste si elle ne s’était pas gavée des paroles du coach jusqu’à la veille de l’entretien. Elle parvint, dans un vrai sourire, à articuler :

– Ce sera parfait.

Il fallait maintenant annoncer la nouvelle à son équipe. Quand le directeur général lui donna le feu vert, elle convoqua une réunion de service un mardi matin, qui se résuma à cette allocution :

– Je tiens à m’excuser auprès de vous. Je crois avoir été une mauvaise cheffe de service. J’ai été nommée trop tôt, par ma faute ; j’ai voulu cette direction. Je ne sais pas si j’aurai les compétences un jour, en tout cas il est clair que je ne les ai pas pour l’instant. J’ai donc demandé à Monsieur Erlinger de me changer de poste, et de m’affecter si possible dans un autre service. Il a accepté, et je travaillerai à l’accueil à partir de lundi prochain. Je serai dans mon bureau jusqu’à la fin de la semaine et je vous recevrai volontiers si vous avez des choses à me dire. N’hésitez pas. Voilà. Excusez-moi encore pour ces huit mois cafouilleux, et bonne chance à chacun de vous pour la suite.

Elle se leva sous les regards médusés des 22 personnes présentes, qui n’en croyaient pas leurs oreilles. 

Le geste d’Alicia fit grand bruit et sa cote remonta du jour au lendemain. La plupart des membres de son équipe passèrent la voir, sous un prétexte ou sous un autre, et trouvèrent le moyen de lui dire un mot gentil. La directrice du service communication affirma : « C’est dommage, tu commençais à trouver tes marques ». Et le patron d’une boîte de formation, certes gros fournisseur de la maison, lui chuchota qu’on allait la regretter et l’embrassa pour lui dire au revoir.

À l’accueil, le premier souci d’Alicia fut de ne pas faire de l’ombre à la standardiste et à la fille qui se tenait derrière la banque. Elle leur dit qu’elle était là « pour apprendre » et les remercia de l’accueillir auprès d’elles. 

Elle-même ne se reconnaissait plus. Elle fut surprise du plaisir qu’elle prenait à user de modestie, d’écoute et de bienveillance. Le coach n’avait donc pas menti. De plus, quelques semaines après la prise de son nouveau poste, elle se rendit compte qu’elle avait plus appris en un mois à l’accueil qu’en huit mois à la tête de son service, autant sur le fonctionnement de la boîte que sur la nature humaine.

En trois mois, elle devint la confidente aussi bien des exécutants que des responsables. Au bout de six mois, un poste de directrice adjointe d’un service se libéra, mais elle ne postula pas. Au bout de quinze mois, la personne qui l’avait remplacée à la tête du service Formation quitta l’entreprise ; elle fut flattée que quelques personnes lui suggèrent de revenir, « maintenant que tu as l’expérience », mais elle déclina poliment. Au bout d’un an et demi, le secrétariat du directeur fut renforcé. Une personne supplémentaire était demandée en interne. Ce poste semblait fait pour elle, et de nombreuses personnes le lui firent savoir, dont le directeur en personne. Mais elle déclina de nouveau, arguant qu’elle n’avait fini ni d’apprendre ni de se reconstruire, et que de surcroit elle se plaisait à l’accueil.

Ce n’est que lorsqu’on demanda trois volontaires en interne pour créer une force commerciale afin d’augmenter le nombre de clients qu’elle accepta de saisir l’opportunité. 

– Après deux ans et demi au même endroit, ça me fera du bien de bouger, dit-elle simplement, quand elle fut invitée à expliquer sa motivation. 

Elle ajouta en souriant :

– Et puis comme ça j’apprendrai un autre aspect du métier. Je contribuerai au développement de l’entreprise. Au nerf de la guerre ! 

Sa candidature fut retenue. On lui confia même la responsabilité de l’unité, qui ramena tant de nouveaux clients que 20 personnes durent être recrutées dans les trois années suivantes.

Dix ans plus tard, Alicia, l’ex-nulle, était directrice générale adjointe de l’entreprise, ce qu’elle n’aurait jamais imaginé, même quand elle n’était qu’orgueil et ambition. Elle avait encore moins imaginé devenir ce à quoi elle tenait le plus désormais : une belle personne.       



15 octobre 2021

 

« L'homme, il me bat, et il veut pas de fille »

 

(environ 15 minutes de lecture)

– Laisse-moi sortir 5 minutes. Juste 5 minutes. Les Français sortent leur chien 5 minutes deux fois par jour. Tu veux pas me considérer comme un chien ?

Il ne prenait pas la peine de répondre. Non seulement il ne la laissait par sortir – il l’enfermait quand lui partait – mais en plus il la privait de téléphone. Il disait qu’un téléphone pour deux suffisait, et c’est lui qui gardait l’appareil, dont elle ne connaissait pas le numéro.

Ses seules excursions autorisées étaient les courses, qu’ils effectuaient ensemble, le samedi. À ce moment-là, il l’exhibait. Comme elle était voilée des pieds à la tête, elle se demandait de quoi il était fier, peut-être d’avoir une femme. Mais s’il la trouvait belle, il aurait dû vouloir montrer son visage. Est-ce qu’elle n’était pas belle ? Que signifiait le voile pour lui : la dissimulation ? L’exclusivité ? La soumission ? Il la possédait, c’est certain, à un point tel qu’elle ne pouvait rien faire sans son autorisation, qu’il n’accordait jamais.

Le soir, quand il rentrait, il exigeait qu’elle se déshabille. Il avait parfois des demandes qui lui faisaient honte, et elle ne savait pas s’il était le seul à pratiquer ainsi ou si tous les hommes agissaient de même. Dieu permettait-il cela ? La douleur était sans doute normale, mais elle n’imaginait pas qu’il puisse avoir un comportement contraire aux règles divines. La nuit, quand il ne dormait pas, il la réveillait. Pas pour la pénétrer, mais parce qu’il ne supportait pas qu’elle se repose tandis qu’il subissait les affres de l’insomnie.

Au début, elle avait dû prendre des cours de français et d’instruction civique, dans une salle près du centre commercial de la cité. Il était obligé de la laisser s’y rendre – une obligation de la loi sur l’immigration – mais il l’accompagnait jusqu’à la porte et l’attendait à la sortie. Pendant le cours, il s’asseyait au bistrot d’en face, pour garder un œil.

Ils s’étaient mariés là-bas, au pays, quand elle avait 16 ans, dans son village qu’elle n’avait jamais quitté. Lui habitait en France et possédait la nationalité française. Mais ses parents étaient originaires du village et son grand-père était ami avec son grand-père à elle. 

Bien sûr, on ne lui avait pas demandé son avis. Elle n’en avait d’ailleurs pas, elle savait qu’elle devait y passer. Quand elle l’avait vu pour la première fois, elle avait trouvé qu’il n’était pas trop vilain. Il lui avait même souri, et parlé dans son dialecte, ce qui l’avait soulagée car elle connaissait très mal le français. Avec ses parents et grands-parents, il avait été respectueux ; il avait fait bonne impression à la famille.

Elle était arrivée en France avec un visa temporaire, qu’elle devait, une fois installée, valider auprès de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration, l’organisme chargé du regroupement familial, qui, si tout allait bien, lui délivrerait un titre de long séjour. Mais il traînait pour l’emmener à l’Office, répétant qu’ils avaient le temps, qu’elle était là maintenant et qu’elle ne pourrait plus jamais repartir. Quand elle entendait cela, elle était plus effrayée que rassurée. 

Paradoxalement, il la traitait de « blédarde ». Il la privait à la fois de toute chance de s’insérer dans la société française et de toute possibilité de retourner chez elle. Elle ne savait pas où elle vivait, au sens propre : elle aurait été incapable de donner son adresse. Une assistante sociale vint chez eux un jour, dans le cadre du contrôle de l’intégration, mais il était là et elle ne put rien dire.

Ce qui devait arriver arriva : elle tomba enceinte. Elle eut un faible espoir alors, à double titre : d’une part la paternité adoucirait peut-être son mari, d’autre part avec un enfant il serait obligé de la laisser sortir, pour l’accompagner chez le docteur ou à l’école, et il ne pourrait pas toujours être là. Elle retrouverait alors un peu d’air, pourrait entrer en relations avec d’autres mamans et peut-être se lier d’amitié avec une ou deux. 

Mais il réussit à transformer sa grossesse en enfer et à saper tout le plaisir qu’elle aurait pu ressentir à la perspective de la naissance. Il l’empêchait quasiment de bouger, sauf pour faire le ménage. Comme il lui interdisait les livres, elle n’avait que la télé pour ne pas devenir folle. Si elle ne devenait pas folle, elle devenait bête, elle le sentait, les séries et les émissions lui atrophiaient le cerveau.

Quand il lui parlait, c’était pour lui faire peur et la rabaisser :

– Il faudra que tu t’occupes bien de mon fils. Si tu le fais mal, je prendrai une autre femme.

Ou alors :

– Surveille ton alimentation. Tu as la responsabilité de mon enfant, du moins jusqu’à ce qu’il sorte de ton gros ventre.

Et devant la télé :

– Qu’est-ce que tu as à regarder cet homme ? Tu as oublié qui est ton maître ?

Il choisit ce moment de la grossesse pour commencer à la battre. Ce fut d’abord des gifles, qui surgissaient au cours d’une discussion, parce qu’elle n’avait pas eu les bons mots, ou survenaient sans raison, quand il passait devant elle et la baffait, comme ça. Puis, au lieu d’utiliser sa paume, il se mit à taper avec le dos de la main ; les os saillants entre les carpes et les métacarpes plusieurs fois manquèrent l’étourdir lorsqu’ils rencontrèrent ses tempes et son front. Il ne s’attaquait pas encore à son ventre, à cause de l’enfant à l’intérieur, son enfant à lui, mais elle savait qu’après l’accouchement il élargirait le champ de ses coups.

Comble de malheur, c’est une fille qu’elle mit au monde. Pendant 9 mois, il avait parlé de son fils, et elle avait pris une claque le jour où elle l’avait prévenu qu’on ne pouvait pas choisir. « Tu t’aviserais pas de me priver d’un fils, quand même ? ». Elle n’avait plus osé rappeler l’évidence. Et voilà que la chance n’était pas de son côté.

Quand il entra dans la chambre de la maternité, elle lui sourit, encore sous le coup de l’émotion d’avoir donné la vie. Mais il regarda l’enfant sans tendresse aucune, juste pour s’assurer par lui-même que ce n’était pas un garçon. Il était resté un moment le regard tourné vers la fenêtre, et il s’en était allé.

Alors elle sut ce qu’elle allait faire. Elle n’y avait jamais pensé, mais elle le décida sur-le-champ. Instinct de survie. Elle devait profiter des trois jours à l’hôpital, le seul moment où elle était hors de la maison sans lui. Là, elle était trop faible, mais deux jours après l’accouchement, elle aurait la force.

Pendant 48 heures, elle réfléchit, passant et repassant son plan et ses arguments dans sa tête. Et au matin du troisième jour, à 6 heures, pendant le changement d’équipe d’infirmières où il y avait toujours un temps mort d’environ 45 minutes, elle se leva et sortit de la chambre. Elle avait pris soin de réveiller sa fille à 5 heures, de la faire téter, afin qu’elle soit rendormie à 6 heures. Elle l’avait ensuite couchée dans le sac de voyage avec lequel elle était venue à l’hôpital, sur ses habits qui servaient de matelas et de draps.

Le couloir était désert, elle parvint sans problème au rez-de-chaussée. Elle tremblait, mais veillait à ne pas secouer le sac afin que la petite ne se réveille pas. Le point délicat était le hall d’accueil, elle s’y était préparée. Elle tira la fermeture éclair du sac, ne laissant qu’un minuscule espace ouvert au-dessus du nez de l’enfant. Elle se dirigea vers la personne à l’accueil et demanda (elle avait répété sa phrase pour ne pas bafouiller) :

– Bonjour, est-ce que vous pouvez m’appeler un taxi, s’il vous plait ? 

Elle avait vu cela dans une série télé, et elle s’était dit que c’était ce qu’il fallait : ne pas donner d’explication et prendre l’air assuré.

– D’habitude, il y en a toujours devant, mais là il est tôt, donc en effet il vaut mieux appeler.

La femme composa un numéro, demanda une voiture et raccrocha :

– Il sera là dans 5 minutes.

– Merci. Je vais sortir pour attendre.

Elle eut peur d’en avoir trop dit, de se trahir par ses tremblements, de donner l’impression de fuir. Mais la femme de l’accueil se replongea dans son ordinateur et déjà ne s’occupait plus d’elle. 

L’air du dehors la saisit. Elle eut comme un étourdissement. Qu’était-ce ? Le froid ? La peur ? L’émotion d’une sortie de l’enfer ? Attention, elle ne devait pas se relâcher ; elle n’était pas encore libre. Déjà, il fallait monter dans ce taxi. Que se passait-il là-haut ? Les infirmières avaient-elles découvert son départ, alerté son mari ? Ça allait se jouer à quelques minutes.

Le taxi arriva. Le chauffeur sortit, salua, ouvrit le coffre, mais elle signala qu’elle préférait garder son bagage avec elle. Elle allait ouvrir la porte avant, puis se ravisa, se rappelant avoir vu que, dans les taxis, on montait à l’arrière.

– Je voudrais aller à l’ambassade du Maroc.

– C’est où, ça ? demanda l’homme.

– À Paris, répondit-elle.

– Je m’en doute, oui. Vous n’avez pas l’adresse ?

– Non.

L’homme tapa quelque chose sur ce qui semblait un ordinateur encastré dans la voiture.

– C’est bon. 5 rue Le Tasse, dans le XVIe. 

Il ajouta :

– Vous m’auriez dit l’ambassade de Tunisie, j’aurais su. Je suis Tunisien.

Il démarra. Quand elle ne vit plus l’hôpital et que commencèrent à défiler les immeubles, elle se dit qu’elle avait gagné une première manche. Alors qu’ils roulaient sur une sorte d’autoroute saturée de voitures, le bébé se mit à bouger et à grogner.

– Vous avez un animal dans votre sac ?

– C’est ma fille.

Le type la fixa dans le rétroviseur.

– Vous avez votre fille dans votre sac ? Mais quel âge elle a ?

– 3 jours.

– 3 jours ? Oh, purée ! Mais… Excusez-moi, elle a pas de père ? Pourquoi vous allez de l’hôpital à l’ambassade à 6 heures du matin avec une fille de 3 jours ?

– Je rentre chez moi. Dans mon pays.

– Pourquoi ?

– L’homme, il me bat. Et il veut pas de fille.

Le chauffeur la regarda l’air inquiet, mais ne dit rien. Le bébé se mit à pleurer pour de bon. Elle le prit, mais ne parvint pas à le calmer. Il y avait une seule solution. Elle mit le bébé dans son bras gauche, se tourna vers la droite pour se cacher un peu et découvrit un sein. Elle souleva la petite ; quand celle-ci réalisa que sa bouche touchait le téton de sa mère, elle serra les lèvres, aspira et cessa de pleurer.

– Oh là là là… soupira le chauffeur, qui ajouta peu après : Vous voulez que je m’arrête ?

– Non, c’est bien, dit la femme. Excusez-moi.

Il semblait un peu dépassé. Ils roulèrent cinq minutes en silence, bercés par les sucions de l’enfant. Puis :

– Dites-moi, si vous êtes partie comme ça, vous avez de quoi payer la course ?

– L’ambassade vous paiera.

– L’ambassade ? C’est au client de payer.

– Vous inquiétez pas.

– Ben si, je m’inquiète un peu.

Elle savait que ce problème de l’argent surviendrait, mais elle avait vu à la télé qu’on payait le taxi une fois parvenue à destination, elle pouvait profiter de cet usage.  

De fait, ils arrivèrent devant le 5 rue Le Tasse. C’était un splendide immeuble dont la porte devait mesurer 5 mètres de haut. Tout était fermé, il n’y avait même pas un vigile. 

– Je vais sonner, dit-elle en se reboutonnant. 

Le bébé ne pleura pas, mais elle le garda contre elle en sortant de la voiture. Le chauffeur la rejoignit sur le trottoir, après avoir attrapé le sac qui servait de berceau.

Il y avait un interphone et des boutons qu’elle ne comprenait pas. L’homme vit son ignorance et passa devant elle. Il appuya sur un bouton. Une trentaine de secondes passèrent puis une voix lointaine demanda ce que c’était. Le chauffeur expliqua :

– Bonjour Monsieur, je vous amène une femme qui vient de l’hôpital de Bobigny. Elle a un enfant de trois jours. Elle est en détresse, elle s’est enfuie car son mari est violent. Elle vous demande protection, elle veut rentrer au Maroc.

La femme ne comprit pas tout, mais elle sentit que ce chauffeur de taxi, Maghrébin comme elle, avait plaidé sa cause et elle en fut émue, car elle ne s’y attendait pas. Existait-il des hommes bons ? Il lui montra les caméras, qui certainement les filmaient.

– Écoutez, dit le chauffeur de taxi, je vous offre ce déplacement. S’il vous traite mal, vous avez le droit de rentrer chez vous.

Comme elle s’étonnait, il simplifia :

– Taxi gratuit. Pas d’argent. On oublie.

– Oh ! s’illumina-t-elle. Merci.

– Et, ajouta-t-il, si l’hôpital ou la police me demande où je vous ai emmenée, je dirai à la Gare du Nord.

– Gare du Nord ?

– Oui, pour qu’on ne vous retrouve pas. Au Nord. Vous serez tranquille pour repartir au Sud.

– Oh, d’accord !

C’était son premier coup de chance en 3 ans, un inconnu compréhensif et généreux. Elle en eut les larmes aux yeux. Le chauffeur de taxi posa le sac devant elle, donna une caresse amicale sur le dos du bébé et remonta dans la voiture.

– Bonne chance, ma sœur. Tu es courageuse.

– Merci.

Elle eut un deuxième coup de chance quand la porte s’ouvrit sur un couple de quinquagénaires, les gardiens de l’ambassade. Quand ils virent cette femme et son nouveau-né sur le trottoir, ils les firent entrer dans leur loge et les aidèrent à patienter jusqu’à 9 h 30, l’ouverture des bureaux.

Ensuite, ça n’alla pas sans quelques difficultés, enquêtes de police et enquêtes sociales, passages en centre de rétention puis en foyer, ainsi qu’une confrontation difficile avec son bourreau, mais enfin : une Marocaine mariée contre son gré à un  tyrannique Marocain naturalisé Français fut rapatriée dans son pays avec sa fille. Là-bas aussi, ce ne fut pas simple. Une moitié du village jeta l’opprobre sur la fille qui avait osé braver les codes implicites et la domination masculine. Ce rejet lui donna la force de partir à la ville, en l’occurrence Fès, où une nouvelle vie commença pour la mère et la fille.

Si son mari avait tenu compte du prénom de celle qu’il voulait asservir, il aurait peut-être choisi une autre proie. Car elle s’appelait Aïcha, ce qui signifie « pleine de vitalité ». C’est à l’ambassade qu’Aïcha avait choisi le prénom de sa fille : Nacira, qui veut dire « victorieuse ». Elles venaient de remporter une sacrée victoire. 

Il n’est pas invraisemblable de les imaginer heureuses, et chaque année plus fortes face aux mauvais hommes.          



8 octobre 2021

 

Fabrice et Valérie au fil du temps

 

(environ 10 minutes de lecture)

– Valérie aimerait te revoir.

C’est son vieux copain Laurent qui lui avait dit ça, un jour que Fabrice était retourné au pays, c’est-à-dire dans la ville où il avait été au lycée, que certains élèves de sa classe n’avaient jamais quittée. Fabrice habitait loin et n’avait plus d’attaches qui le reliaient à ce lieu : ses parents étaient morts et sa sœur habitait à une centaine de kilomètres de là. C’est en allant la voir que, parfois, il s’arrêtait dans la ville où il avait grandi pour revoir les deux amis qu’il y avait conservés. 

– Valérie ? Tu l’as vue ?

– À Décathlon, figure-toi.

– Elle travaille toujours à la Société Générale ?

– Toujours. Toujours mariée, avec le même, et toujours deux enfants. Mais pas encore grand-mère.

C’est ainsi que, 6 mois plus tard, il se retrouva un mardi à midi assis sur un plot de la place où donnait le siège régional de la banque où travaillait Valérie. Celle-ci était une ex-petite amie, son premier grand amour de jeunesse, qui n’avait duré que six mois, mais qui l’avait marqué pour la vie. Ils s’étaient perdus de vue après le bac, puisqu’il était parti étudier dans une autre ville et que de nouvelles filles avaient pris le pas sur les précédentes. 

Ils s’étaient revus 20 ans plus tard. Ils avaient alors 36 ans. Elle était venue à sa rencontre alors qu’il avait été invité à donner une conférence à la Chambre de commerce locale, au sujet d’un nouveau service aux particuliers que son entreprise avait créé. Ce fut son petit moment de gloire. Elle s’était présentée au bas de l’estrade à l’issue de son speech. Il l’avait reconnue aussitôt, alors qu’elle-même avoua que si elle n’était pas venue exprès, elle aurait eu du mal à l’identifier. Il ne lui en avait pas voulu : il commençait à perdre ses cheveux et il avait pris 12 kilos. Elle en revanche était toujours très jolie et il n’avait pas été loin de retomber amoureux.

Ils avaient pris un café ensemble le lendemain matin. La conversation avait été agréable, mais ils avaient vite épuisé les sujets possibles en de telles circonstances. Ils auraient pu être intarissables et passer un moment délicieux si Valérie avait ressenti pour lui ce qu’il ressentait pour elle. Mais cela n’avait pas été le cas. Tout dans son attitude montrait que malgré, ou à cause de, la sympathie nostalgique qu’elle lui manifestait, elle était détachée de leur ancien amour et ne ressentait pas de nouveau désir. Cela avait été d’autant plus douloureux pour Fabrice qu’il avait eu en face de lui une femme faite et habillée pour éveiller la concupiscence.

Vingt ans de plus avaient passé. Ils avaient aujourd’hui 56 ans. Quelle femme allait-il trouver devant lui ? N’était-ce pas dangereux de tenter cette rencontre ? Elle avait peut-être évoqué son souhait de le revoir par réflexe, sans y penser, pour trouver quelque chose à dire à Laurent. Fabrice anticipait bien sûr le passage du temps, c’est-à-dire les coups portés par les emmerdements, le vieillissement, l’embourgeoisement. Il ne voulait pas avoir l’air surpris lorsqu’il la verrait. Pourtant, il avait préféré ne pas appeler avant. D’abord parce qu’il aurait été mal à l’aise au téléphone. Ensuite pour ne pas lui et se mettre la pression. Enfin pour lui laisser la possibilité de se défiler : si elle n’avait pas envie de le voir, elle pourrait prétexter un déjeuner avec une amie ou une pause réduite au minimum.

Assis sur son cube de béton, il vit les premiers employés sortir de la banque. La façade du bel immeuble en pierre de taille était cachée quelques secondes toutes les deux minutes par le tram qui circulait à intervalles réguliers. Dans ce centre-ville, les commerces étaient aussi nombreux que les bureaux. Il trouva que la ville de son enfance ne s’en sortait pas si mal ; il semblait y faire bon vivre. Valérie avait passé toute sa vie sur place et ne s’en portait sans doute pas plus mal.

Plusieurs fois, il crut la reconnaître et se prépara à se lever. Mais il réalisa alors qu’il s’agissait de femmes de 35-40 ans, alors que Valérie était quinquagénaire depuis six ans. Son anticipation n’était donc pas parfaite. Il tâcha de se concentrer sur les quinquagénaires femmes, plutôt belles, plutôt classe.

Il était 12 h 22 quand il entendit une voix féminine crier « Valérie ! », dans le périmètre sur lequel il avait focalisé son ouïe en plus de sa vue. Il pouvait entendre au moins 50 voix à ce moment, pourtant il distingua celle-ci. Il repéra l’émettrice de l’interpellation, suivit son regard. Il vit alors une femme qui s’était retournée à demi, sans s’arrêter de marcher, qui lança :

– J’arrive ! J’en ai pour deux minutes.

La femme semblait se diriger de l’autre côté de la place et elle allait passer près de lui. Il sentait les battements de son cœur s’accélérer. Il décrocha un grand sourire tout en regardant la personne qui s’avançait. Alors il ravala son sourire car ce n’était pas  sa Valérie, pas celle qu’il connaissait. La femme avait les cheveux frisés, châtains et grisonnants par endroits. Elle était vêtue d’une veste et d’un pantalon qui semblaient assez chics, mais qu’elle avait dû avoir du mal à enfiler. Il scruta tout de même le visage pour ne pas commettre d’impair. Les joues tombaient et les commissures des lèvres étaient marquées. Les poches sous les yeux laissaient penser que celle qui les possédait « ne suçait pas que de la glace ».

Il allait marquer par une expiration son soulagement – soulagement que ce ne soit pas elle –, quand il l’aperçut. Il n’y pensait pas, il ne pensait pas s’en rappeler, pourtant le grain était là et c’est ce grain qui lui fit comprendre que si, c’était elle, la Valérie qu’il cherchait. Un grain de beauté à un endroit étonnant, sur la narine gauche, là où les jeunes filles implantent un petit diamant. Le grain sur le nez l’avait emmené aux yeux et alors il les avait reconnus eux aussi. Aucun doute, c’était son regard, même s’il était d’une telle tristesse qu’il était méconnaissable. Cette femme sans charme, qui faisait plus vieille que son âge, était – mon Dieu… – celle qui avait été la magnifique Valérie.

Il ne se déroula pas plus de 5 secondes entre ces différentes découvertes et sensations. Valérie passa à moins d’un mètre de lui. Elle ne vit ni le déclenchement ni l’extinction du sourire de celui qui était venu l’attendre et traversa la place sans se douter de rien.

Il resta là sur son plot, figé, tétanisé. Il était en état de choc. Ce qu’il avait vu était inconcevable. Que s’était-il passé entre les 36 et les 56 ans de Valérie qui avait entraîné un tel saccage ? Cela dépassait l’entendement. À la sidération, succédèrent les émotions. Par nature, celles-ci étaient incontrôlables. Elles envahirent le cerveau, le cœur et le corps de Fabrice, qui fut vite incapables de les contenir. Des larmes coulèrent. Il se leva, mais, tremblant de tous ses membres, se rassit et se prit la tête dans ses mains pour cacher son état lamentable.

Pourquoi pleurait-il ? Qu’est-ce qui déclenchait ses larmes ? Pleurait-il sur la cruauté du temps vis-à-vis des femmes ? Sur la douleur que ressentait Valérie chaque fois qu’elle pensait à ce qu’elle avait été et à ce qu’elle n’était plus ? Sans doute pleurait-il aussi sur lui-même, car si Valérie avait tant changé, il avait certainement subi lui aussi des altérations dramatiques. Même 20 ans plus tôt, lors de sa conférence, elle avait dit l’avoir à peine reconnu. Alors à présent… D’ailleurs elle était passée à quelques centimètres de lui, alors qu’il la regardait, et elle ne l’avait pas remarqué.

Il pensa à son ami Laurent qui ne l’avait pas prévenu de la décrépitude physique de leur ancienne reine du bal, et il se souvint alors d’un trait de caractère de Laurent, consistant à ne jamais dire du mal de quelqu’un, ni même à faire quoi que ce soit qui pût nuire à autrui. Au fond de lui, Laurent avait-il reçu le même choc en apercevant leur vieille amie à Décathlon ?

Fabrice n’avait pas le talent de Laurent. Et il pleura sur son impuissance, sur l’absurdité de l’existence, qui vous fait vieillir et mourir juste au moment où vous commencez à comprendre à peu près comment fonctionnent les choses. S’il y avait un dieu créateur, c’était un vicieux de première catégorie, un sadique se plaisant à torturer ses sujets plus ou moins longtemps avant de les supprimer.

Les gens passaient autour de lui, dans tous les sens, seuls, à deux, à trois, certains avec un sandwich à la main, d’autres les yeux ou les oreilles rivées sur leur téléphone, quelques-uns se pressant, d’autres flânant. Qui étaient-ils ? Il se sentit hors du coup, étranger. Il était un inconnu dans la ville de son enfance, et un inconnu partout ailleurs. Il lui restait sa sœur et ses enfants, mais qu’était-ce que la famille sinon des obligés que l’on avait créés, ou qui vous avaient créés, pour se donner une raison de vivre ? Non, il n’était rien. Il avait déjà parcouru deux bons tiers du chemin, le petit tiers qui l’attendait était de loin le plus difficile, il allait disparaître et personne ne s’en apercevrait. Il avait déjà disparu. Il avait disparu avant de mourir. 

Son désespoir était profond, et se révélait maintenant, parce qu’il avait vu son ancienne amie abîmée par le temps, désespérée elle aussi par les ravages que la vie lui avait infligés.

Il regarda une dernière fois la façade de la Société Générale, les yeux aussi brouillés que le cerveau. Il allait se lever, s’en aller pour toujours, quand il entendit une voix qui s’adressait à lui :

– Monsieur, attention. Vous avez fait tomber votre portefeuille.

Il leva la tête avant de baisser le bras. C’était Valérie. Elle lui avait parlé sans le reconnaître. Elle s’en retournait au bureau, peut-être rejoindre la collègue qui l’avait interpellée plus tôt. Son pas était lent. Elle tenait dans les mains une salade sous vide et un gobelet de café.           



1er octobre 2021

Le cadeau

(environ 5 minutes de lecture)      

 – Allo, Monsieur Blavozy ?

– Oui.

– Bonjour. Excusez-moi de vous déranger, mon nom ne vous dira rien, je suis Alban Fraysse, le mari de Manon, la vendeuse de la boulangerie Piquet.

– Oui, d’accord ! Je vois très bien. Enfin non d’ailleurs, je la vois plus. J’ai demandé au patron où elle était, il m’a répondu qu’elle était arrêtée. Il n’a pas voulu m’en dire plus, je n’ai pas insisté. Est-ce que… la maladie est revenue ? 

– C’est pour ça que je me permets de vous appeler.

– Aïe aïe aïe… Elle a fait une récidive ?

– Ils ont retrouvé une tumeur, plus petite que la première, mais c’est pas une bonne nouvelle. 

– Comme vous dites, c’est pas une bonne nouvelle. Et c’est pas juste. Votre femme est si courageuse, si positive !… L’âme de la boulangerie, c’est elle. Il faut voir l’enthousiasme, la chaleur, la générosité qu’elle diffuse quand elle est là ! On a l’impression que son seul souci est de faire plaisir aux gens. Toujours une attention, une douceur, un sourire. Un vrai sourire ! Pas le sourire commercial. Le sourire qui vient du cœur.

– C’est gentil, ce que vous dites. Et c’est drôle, enfin étonnant, parce qu’elle dit la même chose de vous.

– Mais moi je passe 5 minutes tous les deux jours. Elle, elle est là tous les jours, pendant 8 ou 10 heures, dès l’aurore ! Elle a de la route en plus… Vous habitez loin, je crois ?

– On est à 50 km de la boulangerie.

– Vous vous rendez compte ? Jamais elle ne se plaint. Et… elle a été réopérée ?

– Oui, avant-hier. Ils ont enlevé la tumeur, nettoyé autour. Mais elle a perdu des forces et il faut que le circuit se remette en place. Et puis on craint que ça reparte à d’autres endroits.

– Mon Dieu… C’est horrible. Pour vous aussi, ça doit être dur. Et votre fille, elle n’est pas trop perturbée ?

– Y’a 4 ans, ça avait été difficile, elle n’avait que 13 ans. Elle est plus grande maintenant. Mais on voudrait pas que ça la fasse mal travailler à l’école. C’est l’année du bac.

– Eh bien… Votre rôle est sacrément important, M. Fraysse, pour vos deux femmes. Elles ont de la chance de vous avoir.

– Merci. Je fais au mieux.

– Est-ce que je peux vous aider à quelque chose ?

– Oui, peut-être. C’est pour ça que je vous appelle. Manon a un coup de mou, là. Moralement, je veux dire. Elle pense qu’elle va pas s’en sortir, elle a peur. Surtout de nous laisser…

– Je la reconnais bien. Toujours à penser aux autres, même dans les pires moments…

– Oui, ça ressort dans ses propos. Et puis l’autre jour elle a craqué. Elle m’a avoué qu’elle avait très peur. Qu’elle retrouvait plus sa force, qu’elle se reconnaissait plus.

– Quelle tristesse…

– Je sais plus quoi faire. Sa mère et sa sœur non plus. Alors j’ai pensé à vous. 

– Vous voulez que j’aille la voir ?

– Si vous êtes d’accord. Je crois que ça lui ferait du bien de parler avec vous. De lui montrer qu’on l’attend à la boulangerie. Son patron, c’est pas vraiment un psychologue…

– Je vais venir. Bien sûr.

– Ça ne vous dérange pas ?

– Non. Ce qui me dérange, c’est d’avoir attendu votre appel pour y penser.

– Vous pouviez pas savoir.

– Si, j’aurais dû prendre les devants. Je voyais bien qu’elle ne travaillait plus et je savais qu’elle avait été malade.

– Vous aussi, je crois…

– Moi, ce n’était rien, comparé à votre femme. Et je suis plus âgé, c’est dans la logique des choses. Une femme de 38 ans, non. Elle est au C.H.U. ?

– En oncologie. Chambre 326.

– Je passerai demain à 18 heures, en sortant du boulot. Est-ce que ça ira ?

– Très bien. Mais ça peut attendre ce week-end. Vous avez votre travail, votre famille…

– J’y retournerai ce week-end. Et tous les jours si ma présence peut être utile. On décidera ensemble, vous me direz.

– C’est vraiment gentil de votre part. Ce sera un beau cadeau pour elle.

– C’est vous, M. Fraysse, qui m’offrez un cadeau. Non seulement vous m’apprenez que votre épouse vous a dit des choses gentilles sur mon compte, en plus vous me donnez l’occasion d’être un peu moins égoïste, et, encore mieux, d’être utile. C’est énorme.

– Je crois que vous inversez les choses.

– Non, croyez-moi, vous m’apportez beaucoup. Alors maintenant, je vais tout faire pour aider votre femme à retrouver des forces pour se battre, pour la distraire, pour l’accompagner dans ce moment terrible. Ça ne remplacera pas votre rôle, bien plus important, mais si je peux contribuer, tant mieux. Et quand elle sera guérie, parce qu’elle va guérir, et qu’elle reprendra sa place à la boulangerie, alors là M. Fraysse, ce sera encore un cadeau, un des plus beaux que j’aie jamais reçus !

           



24 septembre 2021

Deux amies proches

           (environ 20 minutes de lecture)

C’était le rêve de sa vie, disons de la deuxième partie de sa vie : faire construire dans un bel endroit, avec un compagnon aimant, une maison intégrant les dernières normes environnementales, l’habiter mais aussi l’ouvrir pour des chambres d’hôtes.

Les choses s’étaient goupillées à merveille, encore mieux même qu’elle ne le prévoyait, puisque c’est sa meilleure amie depuis dix ans qui l’appela un jour, surexcitée :

– Le terrain à côté de chez nous est à vendre ! 

– Oh !

– Pourquoi vous ne concrétiseriez pas votre projet ici ?!

– Mais… ce serait fabuleux !

Marianne, donc la meilleure amie de Fabienne, vivait dans un village de Bellevigne-en-Layon, commune nouvelle de 5500 habitants située dans l’aire urbaine de la ville d’Angers. Bellevigne se trouvait au cœur du fameux Coteaux-du-Layon, vin blanc moelleux produit sur les collines bordant cet affluent de la Loire, dont la réputation allait au-delà du territoire couvert par l’appellation.

Fabienne, qui habitait Nantes et travaillait au service marketing d’une grosse entreprise de matériel électronique, allait depuis longtemps passer des week-ends au vert chez Marianne, qu’elle avait connue via un ancien amoureux. La relation amoureuse avait cessé, pas la relation amicale, au contraire. Les deux femmes étaient devenues complices, multipliant balades, dîners et conversations, se racontant leur vie, se téléphonant même dans la semaine pour se narrer les péripéties en cours.

Après un divorce et quelques aventures conséquentes, l’une et l’autre avaient retrouvé un compagnon stable. Marianne vivait avec Alexandre, un prof de maths en retraite, reconverti en sculpteur ; Fabienne s’était laissé séduire par Yvan, un ingénieur en informatique qui n’avait eu de cesse de la demander en mariage, ce à quoi elle avait fini par consentir. La première avait trois enfants, la seconde deux, tous désormais autonomes. 

Marianne et Alexandre vivaient dans une ancienne grange superbement aménagée, à la sortie d’un hameau dominant les pentes douces sur lesquelles étaient plantés les précieux cépages. En fonction de l’heure et des saisons, la lumière teintait les ceps, les feuilles et la terre d’orange, de bleu, de rouge, de jaune ou de blanc, et c’était un spectacle que de voir souffrir et s’épanouir la vigne au fil des jours – il convient que la vigne souffre pour que le raisin mûrisse dans les conditions qui permettront un bon vin.

Fabienne et Yvan vivaient dans leur appartement du centre de Nantes, confortable et décoré. Fabienne, cependant, souhaitait autre chose. Elle voulait quitter la ville et vivre à la campagne. Pas moins de 7 millions de Français exprimaient ce souhait, certains osaient ou parvenaient à franchir le pas. Yvan, qui se déplaçait souvent pour son travail, ne se sentait pas mal à Nantes, mais il aurait suivi son épouse n’importe où, pourvu que le lieu soit compatible avec son activité professionnelle.   

Jour après jour, germa dans la tête de Fabienne le projet suivant : trouver ou faire construire une maison, ni trop loin ni trop près de Nantes, qu’ils aménageraient petit à petit jusqu’à pouvoir y vivre à plein temps, à la retraite, et si possible avant ; elle ne se voyait pas attendre dix ans avant de quitter la ville. Si la maison n’était pas à plus d’une heure de Nantes, c’était envisageable, d’autant que le télétravail se développait dans son entreprise comme dans les autres. Yvan, en déplacement au moins la moitié de la semaine, était habitué à circuler beaucoup, ce n’était pas un problème.

Ils commencèrent à regarder les maisons et les terrains à vendre, ils allèrent voir sur place des lieux qui leur semblaient intéressants, ils prirent l’habitude de questionner toute personne susceptible de leur donner des informations utiles au sujet d’un projet de ce type.  

Au bout de quelques mois, une alternative plus radicale se dessina dans la tête de Fabienne : ouvrir leur future propriété à quelques hôtes, afin de leur proposer une base pour un séjour touristique ou gastronomique qui soit aussi un lieu de calme et de ressourcement. 

– J’aimerais trop ! 

– Dans ce cas, tu démissionnerais de ton boulot actuel ?

– Le rêve…

Dotée d’une bonne dizaine de semaines de congés par an, Fabienne était devenue par la force des choses une adepte de la société des loisirs, cumulant voyages, sorties culturelles, week-ends amicaux, rassemblements familiaux, pratiques associatives diverses, « moments entre filles » et « moments pour moi ». Pouvoir s’affranchir d’un travail salarié tout en réalisant un projet personnel était un idéal dont elle entrevoyait la possibilité avec cette « maison d’hôtes à caractère écologique », ainsi qu’elle commençait à qualifier son « projet » quand elle en parlait.

L’écologisme devait se manifester avant tout dans la conception de la maison, qui devait être au minimum à basse consommation et ne comporter que des matériaux jugés compatibles avec le respect de l’environnement. Voulant bien faire, Fabienne adoptait les comportements fluctuants des bobos des grandes villes, convaincue d’être une pionnière alors qu’elle n’était qu’une victime consentante de la doxa du moment et du rapport de forces dans son milieu. Comment la blâmer ? Bien peu d’entre nous échappent aux tendances sociétales et conservent un regard lucide sur leur condition. 

C’est pourquoi le coup de fil de sa grande copine Marianne annonçant la mise en vente d’un terrain à côté de chez elle fut reçu comme un cadeau de la vie : l’amitié allait donner une belle plus-value au projet. Le week-end suivant, Fabienne et Yvan se rendirent chez leurs amis Marianne et Alexandre à Bellevigne. Ils purent examiner à fond le terrain dominant les coteaux recouverts de ceps et des feuilles rougies et dorées. En ce mois d’octobre, les vendanges étaient terminées, mais demeuraient des effluves de raisins trop mûrs typiques de cette saison, qui vous enivraient aussi sûrement que si vous buviez un verre du nectar qu’ils engendraient.

– On orientera la maison comme ça ! s’exclamait Fabienne. Les baies prendront le soleil du matin au soir !… Aux angles, on a la place de construire deux cabanes pour les hôtes ! Et on mettra la piscine en bas !

– Je vois bien une maison en longueur, ou en forme de L, analysait Yvan avec son regard mathématique. La configuration s’y prête. 

– Pour la mise à niveau du sol et les raccordements aux réseaux, je connais le patron d’une petite boîte de TP, confia Alexandre. Je vais lui demander de venir jeter un œil, ça ne coûte rien. 

– Ce serait génial si vous vous installiez là, renchérit Marianne.

Le dîner arrosé de Coteaux-du-Layon fut très gai, et pas qu’à cause du vin. On continua de tirer des plans sur la comète le lendemain dimanche, regrettant de ne pouvoir appeler séance tenante l’agence immobilière dont les coordonnées figuraient sur le panneau :

– J’avais entendu dire qu’à la mort des anciens propriétaires, la mairie avait préempté le terrain, indiqua Marianne. Peut-être la municipalité pensait-elle l’utiliser pour un équipement, avant de renoncer ?

C’est en effet ce que l’adjoint au maire révéla à Fabienne quand elle put le joindre au téléphone le lundi après-midi.

– On a finalement décidé de le vendre. C’est un endroit qui convient mieux à une habitation qu’à un service public.

– Et quel est le prix que vous demandez ?

– Voyez avec l’agence. Nous avons fait estimer le bien par le service des Domaines et avons préféré la procédure de vente à l’amiable plutôt que l’adjudication publique. 

Le prix était de 99 000 € pour 1600 mètres carrés de terrain. Fabienne trouvait ça cher, mais l’agent lui répondit :

– Vous connaissez la moyenne du prix du terrain nu constructible en France ? 137 € le mètre carré à l’heure où je vous parle. On en est loin. C’est une très bonne affaire. Je dois d’ailleurs vous dire que vous n’êtes pas les seuls sur le coup. 

– Et quel est le coefficient d’occupation des sols ?

– Le COS est de 0,36 et le CES, le coefficient d’emprise au sol, est de 0,18. Donc sur 1600 mètres carrés, vous pouvez… – attendez, je prends ma calculette – faire construire une maison de 288 mètres carrés au sol, et doubler la surface avec un étage. Soit… 576 mètres carrés habitables ! Y’a de la marge, non ?

– On envisagerait une maison plus deux petites.

– Faut que je vérifie les caractéristiques de la cession sur la délibération du conseil municipal, mais ça devrait le faire si vous respectez le COS et le CES.

Le soir-même, Fabienne appelait Marianne d’une part, Yvan en déplacement d’autre part, pour leur faire part de de ces informations. Fabienne et Yvan prévoyaient un budget global de 400 000 €, constitué comme ceci : 200 000 € provenant de la vente de l’appartement de Fabienne quand ils s’étaient installés ensemble, 100 000 € d’épargne d’Yvan, 100 000 € qu’ils comptaient emprunter. Si le terrain leur coûtait 100 000 €, il leur restait 300 000 € pour faire construire la maison de leur rêve, les deux cabanes de luxe pour leurs hôtes et la piscine indispensable s’ils voulaient recevoir des touristes. C’était serré, mais jouable.

Ils réfléchirent toute la semaine, retournèrent sur place le week-end suivant. Le dimanche à midi, ils trinquaient :

– On y va. J’appelle demain ! lança Fabienne rayonnante. 

On se congratula et quelques larmes apparurent aux yeux des deux femmes.

Si Fabienne et Yvan emportèrent le marché en raison de la rapidité de leur décision, il fallut plus d’un an pour que la mairie délivre le permis de construire, en raison notamment de « la nature écologique et commerciale du projet », dixit l’adjoint chargé du patrimoine. 

– Mais nous ne créons pas un parc d’attractions !

– Vous savez, ici, on est des paysans, des viticulteurs. On se couche tôt et on se lève tôt. Alors on est prudents.

Ces prudences laissèrent aux nouveaux propriétaires le temps de faire faire et refaire des plans par un architecte spécialiste de l’éco-habitat. À la fois pour des raisons de coût et pour ne pas effrayer la mairie, il fut décidé qu’une seule cabane serait construite dans un premier temps. 

Enfin, dix-sept mois après l’achat du terrain, les travaux commençaient.

C’est au moment où les premiers pans de la maison, en bois, chanvre et chaux, étaient montés par les maçons spécialisés qu’un revirement imprévisible remit en cause la félicité de Fabienne. 

Alors qu’elle sonnait un samedi à midi chez Marianne, elle ne put que constater que celle-ci ne la laissait pas entrer, pire, montrait un visage antipathique.

– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Fabienne. Tu es malade ? Il y a quelque chose qui ne va pas ?

– Si ça t’embête pas, je préférerais qu’on se voie pas ce week-end. 

– Ah bon ? Tu as un problème ? Dis-moi, je peux comprendre.

– Non, non… J’ai pas envie de parler.

Fabienne demeura interloquée. Elle était tellement sidérée de cette attitude si contraire à ce qu’était son amie qu’elle ne put empêcher un éclat de rire.

– Tu me fais marcher, là ? Tu veux me montrer ce que pourrait être ma future voisine si je n’avais pas la chance que ce soit toi ?!

– N’insiste pas… 

– Marianne ? Oh ?!

– Laisse-moi s’il te plait.

Et la porte se referma.

Fabienne ne comprenait pas. C’était si énorme qu’elle douta un instant de ses sens. Elle se trompait, elle déformait la réalité, ce n’était pas possible autrement. Elle sonna de nouveau. Il devait y avoir une explication. Mais ni Marianne, ni Alexandre s’il était là, ne vinrent lui ouvrir. Elle restait devant la porte, les bras ballants, avec dans une main son sac de voyage. Car, comme au moins un samedi sur deux depuis le début des travaux, elle venait à Bellevigne, le plus souvent avec Yvan, et ils étaient hébergés par Marianne et Alexandre, qui les accueillaient avec joie.

Fabienne finit par quitter cette porte qu’on avait refermée sur elle. À peine trente pas plus loin, elle était sur son terrain. Elle regarda le chantier devant elle, puis la maison de Marianne et Alexandre. Les deux allaient ensemble. L’un sans l’autre était inconcevable. Il devait y avoir une explication. Elle appellerait Marianne ce soir et tout s’éclairerait. 

Elle rentra à Nantes. Il avait été prévu que Yvan, qui voyait son dernier fils ce samedi, la rejoigne le lendemain pour déjeuner… chez Marianne et Alexandre. Que feraient-ils, puisque, selon toute invraisemblance, il n’y aurait pas de déjeuner dominical amical ? Ils aviseraient après l’explication du soir avec son amie. Mais d’explication il n’y eut pas. Marianne ne répondit pas, ne rappela pas, Alexandre non plus.

Alors Fabienne s’effondra dans les bras d’Yvan, désemparé lui aussi. Son rêve s’écroulait, cette construction et cette installation perdaient de leur sens. Elle se sentait atteinte aussi dans sa dignité : qu’avait-elle fait pour mériter pareil rejet ? N’avait-elle pas été une amie parfaite ? Certes, depuis la maison, Marianne et Alexandre les recevaient beaucoup plus qu’eux ne les recevaient, mais ce sont les circonstances qui commandaient cela. Les choses s’étaient enchaînées sans gêne et sans calcul, et c’est bien cette formidable plus-value qu’apportait la véritable amitié. 

Quinze jours plus tard, Fabienne et Yvan se rendirent de nouveau à Bellevigne. La maison n’était pas suffisamment avancée pour qu’ils puissent commencer à intervenir eux-mêmes, mais ils souhaitaient évaluer l’avancement du chantier. Ils avaient aussi une nouvelle idée pour la cabane, qu’ils voulaient vérifier en allant sur le terrain. Le jeudi précédent ce dimanche, Fabienne laissa un message sur le portable de Marianne :

– Coucou, c’est Fabienne. Je voulais te dire que nous venons dimanche inspecter les travaux. Nous serions bien sûr heureux de vous voir. Donc n’hésitez pas à nous faire signe si vous êtes là. J’espère que tout va bien. Je t’embrasse.

Elle avait délibérément évité toute allusion à la volteface de Marianne, dont elle avait espéré en vain des excuses chaque heure de chaque jour qui avait suivi. Elle ne comprenait toujours pas comment la même personne pouvait en 5 minutes se renier à ce point et de ce fait démonter une relation sans nuage, forte et intime, longue de plusieurs années. 

Quand ils arrivèrent sur place, vers 11 heures, les Nantais s’occupèrent sur leur chantier. Vers midi, ils virent une voiture arriver chez Alexandre et Marianne, celle de la fille du premier, qu’ils connaissaient. Ils étaient donc là et il y aurait un repas, un de ces repas du dimanche où ils avaient été naturellement invités, plus qu’invités, participants chaque fois que les circonstances ou leur volonté s’y prêtaient. Mais à 13 heures, on ne leur avait pas fait signe, et ils se rendirent dépités à l’Auberge des Vignerons, de bonne facture certes, mais n’importe quel plat leur aurait paru fade alors que leurs amis déjeunaient sans eux dans leur maison qu’ils savaient rendre si accueillante et chaleureuse. 

– Qu’avons-nous fait ? interrogea Fabienne en attaquant une entrée qui ne lui faisait qu’à moitié envie. Qu’est-ce qui a pu leur déplaire ? Les heurter au point qu’ils nous traitent comme des pestiférés ?

– Peut-être qu’ils considèrent qu’on ne les a pas assez remerciés de nous avoir prévenus pour le terrain, ou pour les repas et l’hébergement qu’ils nous ont offerts ?

– Mais ils l’auraient manifesté avant ! Ça fait un an et demi qu’on est propriétaires !

– Tu as raison. C’est incompréhensible…

Ils mâchèrent avec une rage contenue, et tout ce qu’ils avalaient avaient un goût amer. Pourtant, ils ne parvenaient pas à parler d’autre chose :

– Mais quelle salope ! s’exclama Fabienne.   

Yvan éclata de rire, ce qui la fit rire elle aussi, et ce fou rire partagé de quelques minutes leur fit du bien.

– Je me suis repassé dans ma tête la vie de Marianne, reprit la première. Et je m’aperçois qu’en fait elle n’est positive et généreuse que lorsque les gens lui apportent quelque chose. 

– Nous, qu’est-ce qu’on lui apportait ?

– Ben moi, j’étais son amie, donc j’apportais les bons moments et la joie que procurent une forte amitié. Nous, avec le chantier, on lui apportait une occupation, des futurs voisins agréables qu’elle connaissait, une occasion d’être généreuse. 

– Tout le monde est un peu pareil, non ? L’abnégation est rare…

– C’est rare, oui, mais ça existe. Il y a des gens qui se soucient des autres même quand ceux-ci ne peuvent rien leur apporter.

– On est dans l’ère de l’individualisme exacerbé. 

– C’est-à-dire de l’égoïsme. 

– Attali parle de « déloyauté ».

– Ce qui est un signe d’époque, je trouve, c’est que désormais chacun peut changer de position du jour au lendemain, en fonction de ses intérêts. Peu importe les liens et les accords du passé. C’est vrai en géopolitique comme dans les relations interpersonnelles. Il n’y a plus d’alliances qui tiennent. On crée des partenariats ponctuels, qui peuvent être remis en cause sur un coup de tête. 

Ils étaient surpris de cette tentative d’analyse née de leur discussion. Ils avaient tant besoin de comprendre.

– Oui, c’est bien cela dont on a été victimes : un revirement spectaculaire, un effacement du passé, parce que Marianne, et Alexandre, ne trouvaient plus d’intérêt à être sympas avec nous.

– Il reste à découvrir pourquoi leur intérêt a changé. Qu’est-ce qui a fait que, d’un coup, notre présence à leurs côtés est devenu un problème ?

Comme ils ne trouvèrent pas la réponse, ni ce jour ni les suivants, Fabienne décida de provoquer une rencontre avec Marianne. Puisque leur amitié était fichue, elle n’avait plus grand-chose à perdre. Elle voulait juste une raison, pour ne pas perdre la raison justement.

Elle ne sonna pas chez Marianne, puisque celle-ci ne voulait plus lui ouvrir. Et il n’était pas question qu’elle se fasse humilier une deuxième fois. Elle savait que Marianne nageait deux fois par semaine à la piscine olympique d’Angers, le mardi et le vendredi entre 12 h 30 et 13 h 15. Elle prétexta dans sa boîte un rendez-vous à Angers pour justifier son absence à Nantes en début d’après-midi et attendit Marianne à la sortie du stade nautique angevin. Fabienne savait que Marianne garait sa voiture dans un parking qu’elle rejoignait par une étroite ruelle et c’est là qu’elle se positionna, afin qu’elles soient au calme et que le face-à-face ne puisse être esquivé. Quand la nageuse aux cheveux mouillés aperçut son ex-amie, elle marqua un temps d’arrêt.

Fabienne avança d’un pas, sans toucher Marianne cependant. Elle profita de l’effet de surprise pour lancer sa tirade. Elle savait qu’elle ne disposait que de quelques secondes :

– Ecoute, j’ai compris que tu ne voulais plus nous voir, mais je te demande de me dire pourquoi. Juste une fois, après je te laisse tranquille. Pourquoi m’as-tu fermé ta porte au nez, pourquoi nous rejettes-tu après nous avoir si bien reçus ? Donne-moi une explication s’il te plait. C’est nécessaire pour moi, sans quoi je ne m’en remettrai pas. 

Marianne regarda son ancienne amie d’un air ennuyé : 

– Vous êtes trop près. Je n’avais pas réalisé. Alexandre et moi on va perdre notre intimité. 

– Trop près ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? En quoi est-ce qu’on menacerait votre intimité ?

– Vous avez construit trop près. Nos deux maisons sont à 18 mètres l’une de l’autre. J’ai mesuré. 18 mètres, c’est rien. Vous êtes légèrement surélevés en plus, vous verrez notre terrasse. Et vous nous entendrez.

– Mais enfin, Marianne ?! Pour qui tu nous prends ? On ne va pas vous espionner ! Tu nous connais, quand même ! Quand on marchait ensemble ou qu’on était assis côte à côte, tu n’avais pas peur que je menace ton intimité !

– C’est pas pareil. Vous allez être là tout le temps.

– Tous les gens ont des voisins, enfin ! Et ils se supportent très bien !

– De moins en moins. Non, c’était une mauvaise idée. Excuse-moi, il faut que j’y aille.

Et Marianne se faufila pour rejoindre sa voiture.

Fabienne hésita un temps à la poursuivre, mais eut peur d’aggraver les choses. 

– Elle est dingue ! dit-elle à Yvan au téléphone. Nous sommes à 18 mètres les uns des autres et ça lui parait trop proche ! Comment font les gens dans des appartements ou des maisons mitoyennes !

Qu’est-ce qui avait pris à cette folle ? Pourquoi la proximité qu’elle aimait, et même recherchait jusque-là, lui était-elle soudain devenue insupportable ? Leurs maisons étaient-elles trop proches l’une de l’autre ? Certes, le terrain qui était vide auparavant ne le serait plus. Mais enfin avec un COS de 36 %, et même une emprise au sol de 18 %, ainsi que l’avaient précisé l’agent immobilier puis l’architecte, l’espace n’était pas remis en cause. Et comme le disait Marianne elle-même, ils ne boucheraient pas la vue de leurs amis puisque la construction était en léger surplomb. Fabienne s’était-elle bercée d’illusions ? Était-elle plus amie de Marianne que l’inverse ? Ça ne tenait pas : Marianne s’était confiée comme jamais, selon ses dires, et elle n’avait cessé de rendre grâce à « la chance que j’ai de t’avoir rencontrée ». Non, il y avait bien une volonté de rompre la relation, de casser cette amitié qui avait été si belle.

Dès lors, quel sens avait encore cette maison ? Comment aimer un lieu trouvé grâce à Marianne et Alexandre si Marianne et Alexandre vous maudissaient de vous être installés en ce lieu ? Comment trouver du plaisir à vivre à côté d’individus qui, vous méprisant, allaient en permanence raviver des douleurs ? Ce serait insupportable.

– On ne peut pas arrêter la construction, affirma Yvan, qui osait poser les options sur la table. Le terrain serait invendable avec un chantier commencé mais non terminé. Si on veut vendre, il faut attendre que la maison soit construite. Mais si les aménagements intérieurs et extérieurs ne sont pas faits, on n’en tirera pas un bon prix.

– Ils vont nous faire perdre de l’argent, en plus, ces imbéciles ! Quand je pense qu’on a mis toutes nos économies là-dedans…

– Plus un crédit de 100 000 € qu’il faudra rembourser. 

– C’est à pleurer.

Et Fabienne pleura en effet, pendant cette sale période où sa maison sortait de terre dans un endroit qui ne lui inspirait plus que du dégoût.

– Je vais appeler Alexandre, dit un soir Yvan, malheureux de voir la femme qu’il aimait tomber dans un état dépressif qu’il n’aurait pas cru possible.

Le lendemain, pendant que Marianne était à la piscine, il appela Alexandre.

– C’est Yvan.

– Salut.

– Tu sais pourquoi je t’appelle ?

– La brouille entre nos épouses ?

– En fait, il n’y a aucune brouille, du côté de Fabienne en tout cas. Elle ne comprend pas pourquoi Marianne lui a soudain fermé la porte et ne répond plus à ses appels.

– Allons, tu connais les femmes. Les torts sont forcément partagés.

– Si c’est le cas, Fabienne aimerait savoir quels sont ses torts. 

– Je crois qu’elles se sont expliquées la semaine passée à la sortie du stade nautique.

– Expliqué, c’est beaucoup dire. Marianne a fui la conversation au bout de 50 secondes. 

– Peut-être parce qu’elle ne s’est pas sentie entendue.

– Comment peux-tu dire cela ? Fabienne venait exprès pour l’entendre, justement. Pour comprendre.

– Ta femme était assez agressive, je crois. 

– Agressive ?

– C’est la perception qu’en a eue Marianne, en tout cas. 

– Mais c’est Marianne qui lui a dit qu’on était trop près de chez vous !

– Ça c’est vrai. 

Yvan était un homme calme et posé. Mais il se sentit bouillir. 

– C’est grâce à vous qu’on a acheté le terrain à côté de chez vous pour y faire construire ! Évidemment qu’on est près !

– Vous n’aviez pas besoin de coller votre maison à la nôtre.

– Mais qu’est-ce que tu racontes ? On a quasiment élaboré les plans tous les quatre ! On vous a associés à toutes les étapes ! Vous saviez très bien où la maison allait être construite.

– Vous êtes trop près.

– On est voisins !

– On a l’impression de s’être fait avoir.

– Fait avoir ?!

– Bon, écoute, je vais raccrocher. Ça ne rime à rien.

– Mais qu’est-ce que tu proposes ? 

– Ah, mais rien ! Rien du tout. C’est vous qui avez compliqué les choses.

– C’est nous qui avons compliqué les choses ?! C’est incroyable ce que tu dis là !

– Allez, salut.

Et Alexandre coupa la conversation. « Le salaud, pensa Yvan. Quel lâche ! ». Il comprenait encore mieux désormais ce que ressentait son épouse. De tels revirements étaient à peine humains. C’étaient de véritables armes de destruction de l’équilibre. Alexandre et Marianne n’attaquaient pas la maison en construction – pour l’instant – mais ils démolissaient ceux qui en étaient les maîtres d’ouvrage.  

Le point d’orgue de ce cauchemar fut atteint le second dimanche de juillet, quatre mois après le début des travaux. La première cabane était finie, Fabienne et Yvan commençaient à en aménager eux-mêmes l’intérieur. Vers 12 h 30, des invités arrivèrent chez Alexandre et Marianne, et on entendit des éclats de voix joyeux de l’autre côté de la haie. Fabienne et Yvan reconnurent alors plusieurs amis et couples d’amis qui, du moins l’avaient-ils pensé, étaient aussi devenus les leurs. Alexandre et Marianne avaient invité leurs copains, mais pas eux ; ils n’en faisaient plus partie, alors qu’ils étaient à 20 mètres.

Le repas ayant été prévu dehors, les ouvriers du dimanche commencèrent à entendre force rires et exclamations. Ça allait être intenable. Yvan proposa de partir.

– Pas question ! pesta Fabienne. On reste. On va pas se laisser emmerder !

– Je crois qu’on l’est, emmerdés. Ils nous emmerdent beaucoup.

– Oui, ben faut qu’on s’habitue !

Ils tinrent bon, et tâchèrent tant bien que mal d’oublier ce qui se passait à côté. Ils reçurent une légère récompense vers 15 h 30, quand deux couples les hélèrent de derrière la haie, demandant s’ils pouvaient passer « dire bonjour et voir votre belle maison ».

Un peu d’humanité, enfin, revenait de là où elle avait été niée. Ils eurent plaisir à montrer l’avancement de leur chantier, plus encore peut-être à parler de tout et de rien avec ces deux couples qui, peut-être, s’étaient interrogés sur leur absence au repas du jour et avaient bravé l’oukase de la maîtresse de maison pour, au moins un instant, réintégrer Fabienne et Yvan dans la communauté. Ceux-ci choisirent, sans avoir eu le temps de se concerter, de ne faire aucune allusion à l’attitude de Marianne et Alexandre. Il n’y avait qu’un moyen de répondre à l’infamie : être irréprochables.

Les visiteurs ne condamnèrent pas, ni même ne s’étonnèrent, de l’attitude de leurs hôtes de midi, ce que Fabienne et Yvan auraient apprécié. Mais il ne fallait pas en demander trop. Vingt minutes de passage étaient déjà bien. 

Ce dimanche douloureux s’acheva, comme d’autres qui suivirent, jusqu’à ce que la maison soit construite, splendide et réussie, avec des caractéristiques environnementales supérieures à ce qu’exigeaient les normes. Elle promettait une vie de qualité, et peut-être même une activité grâce à la luxueuse cabane avec vue sur les coteaux si doux et lumineux, qui ferait rêver bien des estivants ; une seconde sortirait bientôt de terre à son tour. Tout aurait été pour le mieux, si seulement Marianne… 

Pourtant, il n’était plus question de vendre la maison juste édifiée. Tant pis, on ignorerait les voisins – qui avaient peur qu’on les espionne ! – et qui avaient été autrefois des amis chers.

Il fut décidé dans un premier temps qu’ils vivraient là du vendredi soir au lundi matin, gardant, pour Fabienne surtout car Yvan était en semaine par monts et par vaux, l’appartement de Nantes. Ils attendaient de voir comment évoluaient deux choses avant de décider d’une éventuelle occupation des lieux à plein temps : d’une part les possibilités pour Fabienne de quitter son travail de manière anticipée, d’autre part le comportement des voisins.

Sur ce deuxième point, un fait notable est à signaler. Un samedi en fin d’après-midi, Yvan qui bricolait dans la cabane, aperçut Marianne qui se dirigeait vers la porte d’entrée de la maison. Stupéfait, il se figea. Elle ne l’avait pas vu. Il décida de ne pas bouger. C’était peut-être mieux qu’il ne soit pas là, si elle voulait parler à Fabienne.

Celle-ci dans la maison entendit sonner le carillon. Elle ouvrit et… se décomposa. Devant elle, se tenait… le diable ? Sa meilleure amie ? Un fantôme ? L’égoïsme personnifié ?

Quelle qu’elle fût, la femme qui se tenait sur le seuil n’avait pas l’air fier. Elle semblait vouloir sourire mais paraissait plutôt prête à pleurer. Il sembla même à Fabienne qu’elle tremblait, comme elle.   

– Je crois que j’ai merdé grave, dit Catherine. Tu auras du mal à me pardonner – moi-même je ne me pardonne pas – mais tu as tant de qualités que j’ai le fol espoir que tu y arrives… Déjà, poursuivit-elle en tendant sa main serrée sur un emballage en papier, si on pouvait descendre cette bouteille ensemble, ce serait une bonne chose. J’ai tellement honte. Je ne dors plus depuis des semaines. Excuse-moi. Non, je suis inexcusable. Mais… je peux entrer ?

Fabienne n’arrivait pas à penser. Mais d’instinct elle ouvrit la porte et s’effaça pour laisser entrer Marianne. Celle-ci s’avança et, regardant au-dessus et autour d’elle, s’exclama :

– Qu’est-ce que c’est beau !

Alors, après cinq secondes pendant lesquelles quelque chose craqua dans les cœurs, ou les cerveaux, allez savoir, les deux femmes se détendirent d’un coup, et, d’un même élan, se jetèrent dans les bras l’une de l’autre. La bouteille s’échappa des mains de Marianne et 75 centilitres d’un Coteaux-du-Layon Grande Réserve se répandirent sur le sol dans un fracas de verre brisé. 

– Merde ! jura Marianne. 

Alors les deux amies éclatèrent de rire et se serrèrent de plus belle.     

           



17 septembre 2021

Poireaux maison

             (environ 5 minutes de lecture)

Il était 16 h 30 quand Pascal fut appelé par son boss.

– T’es sur quoi ?

– Une chaudière à gaz. Disons une usine. Une Dietrich de 40 ans…

– Laisse tomber, y’a urgence. Y’a de l’eau qui dégouline chez une femme de la tour Marsan, quartier des Quatre Vents. C’est un immeuble de l’Office, un gros client, j’ai pas besoin de te faire un dessin.

– Bon. J’ai pas le droit de gueuler, alors ?

– Tu comprends vite, Pascal, c’est pour ça qu’on t’aime.

Pascal expliqua au propriétaire qu’il devait partir sur une urgence, et que de toute façon il n’avait pas la pièce pour remplacer celle qui était cassée.

Le type grimaça.

– Je reviens demain matin au plus tard, dit Pascal. La température de la maison aura à peine le temps de baisser. 

– Avec 0° dehors ? Je suis vieux, mais pas con.

– Écoutez, je ne vous oublie pas. Mais là, y’a une inondation dans un immeuble. 

Le type pas con consentit, et Pascal lui en fut reconnaissant.

Il sécurisa la chaudière, rangea son bazar, puis prit la direction de la Cité des Quatre Vents, qu’il connaissait ; en revanche, il était incapable de dire laquelle était la Tour Marsan, et il ne savait pas à quelle rue et numéro elle correspondait. Il se renseigna auprès de jeunes qui n’avaient pas des têtes de trafiquants et trouva une place en bas de l’édifice.

Il se saisit de l’aspirateur dans le sac à dos ainsi que de sa boîte à outils, chercha le nom, sonna, s’annonça et prit l’ascenseur jusqu’au 9e. Une fois dans l’appartement, il comprit vite que l’humidité qui avait déjà bien abîmé un mur et le plafond venait de l’appartement au-dessus :

– Je suis montée, s’indignait la locataire. Ils ont dit qu’il n’y avait pas de fuite chez eux et que le problème venait de moi !

– À mon avis, ils se trompent. Je vais voir et je redescends.

Pascal gravit les deux volées de marche jusqu’au palier du dessus. Il fallut plus d’une minute après le coup de sonnette pour qu’on lui ouvre :

– C’est pour quoi ? 

– Entreprise Thermix, Madame, nous sommes chargés de l’entretien de l’immeuble par Auvergne Habitat. Il y a un dégât des eaux dans l’appartement du dessous, je dois d’urgence regarder le vôtre.

Elle hésita un instant, puis finit par lui ouvrir la porte. Il entra et son odorat fut de suite surpris par une odeur de sous-bois, de champignons. À l’intérieur d’un HLM, c’était étonnant. 

Un homme apparut, en chaussettes, mais en tenue de… jardinier. 

– Bonjour Monsieur. Je peux aller voir les pièces du fond, s’il vous plait ? C’est à ce niveau-là que ça coule en dessous.

Comme l’homme et la femme, environ 70 ans l’un et l’autre, ni ne bougeaient ni ne parlaient, Pascal s’avança. Alors il vit ce qu’en trente ans de métier il n’avait jamais vu : la chambre du fond à gauche avait été transformée… en potager ! Sur une vingtaine de centimètres de terre noire, étaient plantées des tomates, des salades, des courgettes, et encore quelques séries de tiges et feuilles sans légumes. Dans un coin de la pièce d’une douzaine de mètres carrés, se trouvaient une pioche, une bêche et un arrosoir.

Sans voix, se retournant pour interroger les locataires du regard, Pascal remarqua que la pièce d’en face avait elle aussi été privée de sa porte, remplacée par un rideau. Il écarta le rideau et découvrit… un parterre de fleurs. Des roses, des tulipes et des iris s’épanouissaient sur une bonne épaisseur de terre humidifiée. 

Pascal sidéré regarda ses interlocuteurs qui s’étaient rapprochés de lui. Étaient-ils fous ?

– Mais enfin, Madame, Monsieur, vous vous rendez bien compte que vous dégradez l’appartement !… Comment… Comment vous arrosez ?

– On a mis une double bâche sous la terre, et on arrose très progressivement, par petites quantités. On n’a jamais eu de problèmes, depuis 8 ans. Si vous dites qu’il y en a un aujourd’hui, c’est que les bâches ne doivent plus être étanches ; on va les changer.

– Ça fait 8 ans que vous faites ça ?!

– Oui. Les enfants et les petits-enfants ne couchent plus jamais là, maintenant ; alors autant utiliser l’espace intelligemment.

Pascal n’était pas sûr que le mot « intelligemment » soit le plus adapté, mais il voulait essayer de comprendre. 

– On a monté la terre nous-mêmes, reprit l’homme, petit à petit, en trois mois. On était plus jeunes, à l’époque… 

– Mais… un jardin dans un appartement, ça ne se fait pas !

– C’est dommage, dit la femme. Ça ferait du bien aux gens. Et en jouant avec les fenêtres et les radiateurs, on peut facilement régler la température et l’humidité. On a de bons légumes toute l’année. 

– Et des fleurs… ajouta l’homme. On en donne beaucoup. 

– Mais le plâtre, le carrelage, la peinture, la tapisserie, ne sont pas compatibles avec la terre, l’eau, les racines !…

La femme intervint :

– Pardonnez à mon mari, Monsieur. Pendant toute son enfance, il n’avait pas de toit sur la tête. Il est né dans le désert. Alors dans cette tour, il a du mal.

Pascal était intéressé, soudain. Une certaine logique apparaissait.

– Et vous ?

– Moi, c’est le contraire : j’ai toujours vécu dans des appartements trop petits. On passait du toit de l’usine au toit de la cité. À Saint-Étienne La Métare, je sais pas si vous connaissez ? On était ce qu’on appelle le prolétariat, des ouvriers si vous voulez.

Le mot étonna Pascal, on ne l’utilisait plus. N’y avait-il plus d’ouvriers ?

– Bon. Écoutez. Pour l’instant, il faut arrêter les infiltrations, et reprendre l’étanchéité. 

– Mais comment on va faire ?

Il n’avait pas la réponse à cette question. Il voulait en parler à son patron. Et prendre le temps de réfléchir à ces gens qui, pour de bonnes raisons, avaient trouvé une manière originale de se rapprocher de la nature qui leur manquait tant.

           



10 septembre 2021

La montagne est belle

 

                  (environ 5 minutes de lecture)

Il la voyait depuis la fenêtre du séjour, devant laquelle on le plaçait souvent. Et depuis la terrasse, bien sûr. La montagne, sa montagne. Celle au pied de laquelle il était né, avait grandi, était resté.

Il l’avait parcourue par tous les temps. En tant que berger surtout, avec ses chiens et ses moutons. 50 ans d’élevage, ce n’était pas rien. Il avait également fait le bûcheron en de nombreux endroits. Mandaté par l’Office des Forêts ou le Parc Naturel, il avait conduit plusieurs équipes de forestiers pour des opérations de défrichage. Et puis sans le vouloir il était devenu guide. Des randonneurs venaient frapper à sa porte. Il était la référence du fond du parc.

Sur cette montagne, il avait aussi mille souvenirs de famille : les pique-nique avec parents et enfants, les balades avec sa femme, qu’il avait tenue par la main jusqu’au bout de la maladie, et puis chaque jour ses sorties seul avec ses chiens qui eux aussi ne pouvaient se passer des pentes herbeuses et caillouteuses qui montaient dru entre deux replats. Il avait façonné la montagne autant qu’elle l’avait façonné.

Tout cela était fini. Paralysé des jambes, il ne survivait que grâce à sa fille et à l’aide à domicile, qui habitaient la ville toutes les deux. Ne plus pouvoir marcher, qu’aurait-il pu lui arriver de pire ? Pourtant il ne se plaignait pas. Il avait vécu dans un lieu magnifique, paisible et préservé pendant 75 ans, c’était une grande chance. 

Il n’était pas indifférent à l’évolution du monde et au sort des populations ici ou là. Pourtant, il ne s’y intéressait guère. C’était une échelle trop grande. Et puis à quoi bon ? Il avait entendu parler d’internet, de l’information continue, de la mondialisation des échanges ; il n’était pas sûr que cela soit une bonne chose. Faire avec ce que l’on a, travailler dans son coin, n’était-ce pas plus efficace pour la paix et la sérénité ?

D’ailleurs, même privé de ses jambes, il continuait à travailler. Il s’était mis à la vannerie, qu’il connaissait grâce à sa grand-mère. Il ne vendait ses paniers qu’aux touristes, mais peu importait. Il fabriquait aussi des abat-jour et des cache-pot, pour lesquels sa fille lui avait trouvé un petit débouché dans deux boutiques de la ville. Il n’allait pas vite, et c’était bien comme ça. Il regardait la télé, un peu. Et, quand on venait le voir, il aimait raconter des histoires, des histoires de moutons, d’hommes, de loups et de chiens, d’orages, de neige et de printemps, de cascades et de champignons. 

Il n’était donc pas malheureux malgré l’inertie. Mais une chose lui manquait : la montagne. Même s’il ne se plaignait pas, les deux femmes qui veillaient sur lui s’en apercevaient. Elles voyaient son regard qui s’en allait vers les hauteurs, car ses yeux n’étaient pas trop atteints.

– Elle te manque, hein ? murmurait sa fille en s’approchant de lui.

– Oui.

– Ah, Monsieur, cette montagne !… s’exclamait l’aide à domicile dans un sourire impuissant.

– Elle est belle, répondait-il dans un souffle.

Les larmes lui venaient aux yeux et il souffrait de son impuissance.

Aussi, quelle ne fut pas sa surprise quand, au matin du 6 octobre, jour de son 82e anniversaire, sa fille et l’aide à domicile arrivèrent dès 8 heures pour le « préparer ».

– Vous ne m’emmenez pas à l’hôpital, au moins ? 

– Ne t’inquiète pas.

Une demi-heure plus tard, pénétra dans le chalet son petit-fils, grand gaillard de 26 ans maintenant, qu’il ne voyait pas souvent.

– Bonjour Grand-père ! Et bon anniversaire !

– Qu’est-ce que tu fais là ? s’étonna-t-il en recevant son accolade.

– Je viens te chercher. Avec des copains qui veulent venir aussi.

Entrèrent alors trois autres jeunes et beaux gabarits, qui saluèrent respectueusement le vieil homme, sa fille et la femme de service. Les quatre garçons portaient des chaussures de marche, des sacs à dos et des harnais.

– Où va-t-on ? demanda-t-il.

Le petit-fils s’approcha de la fenêtre, pointa un doigt en hauteur vers l’extérieur. 

– Là-haut. C’est d’ailleurs toi qui vas nous guider.

– Mais…

– Viens voir.

Il poussa le fauteuil de son grand-père sur la terrasse et lui montra une sorte de chariot en bois, guère plus grand qu’un jouet pour enfant, mais bien équipé, avec coussins et rembourrage.

– Tu vas t’installer là. Nous, on va tirer, et pousser. On passera partout avec ça.

Les yeux du grand-père s’embuèrent.

– Vous êtes fous… Et… Et pour la cheminée ?

La cheminée était un passage rocheux d’une centaine de mètres qui exigeait un peu d’escalade.

– C’est prévu. Nous avons pris pitons et cordes, nous te sanglerons et te lèverons vers le haut.

C’est ainsi que se mit en route une caravane à nulle autre pareille.

– À ce soir, lancèrent les femmes attendries qui suivirent le plus longtemps possible le début de l’ascension.

Ils mirent 5 heures pour arriver au sommet, contre 2 ou 3 d’habitude. À chaque pause, les garçons interrogeaient le vieil homme. Tant de souvenirs remontaient en lui qu’il avait du mal à prononcer autre chose que des bribes.

– Merci, répétait-il, merci.

– C’est nous, qui vous remercions, M. Vialatte. Vous nous offrez une sacrée randonnée. 

Au sommet, il fut pris de vertige. Le vent, le panorama, les congratulations des garçons, c’était de si fortes émotions.

Ils redescendirent plus vite qu’ils ne l’auraient cru. Il n’y avait plus des porteurs et un porté, mais 5 hommes heureux du chemin accompli ensemble.

Au dîner, autour de la potée qui fumait et du Côtes d’Auvergne qui déliait les langues, le vieil homme raconta des histoires que le périple lui avaient rappelées.  

– Ma fille, dit-il en se couchant. C’est étonnant, mais j’ai passé, à 82 ans, une des plus belles journées de ma vie. Il ne manquait que ta pauvre mère.

– Elle était là, Papa, elle était là. Dors maintenant.

Elle l’embrassa et se retira, fermant doucement la porte de la chambre.

 

 



3 septembre 2021

Post-humanité à l'université

 (environ 20 minutes de lecture)

 

– Passons maintenant à la proposition de notre collègue Bimont. J’avoue, et je dis cela en toute amitié, avoir rarement reçu une demande universitaire si surprenante…

– Monsieur le Doyen, vous avez le sens de l’euphémisme !

– Je ne l’imaginais pas comique, notre Walter !

– Bon. Vous avez tous lu son rapport.

Ils étaient 5 autour de la table ovale de la salle de réunion, au premier étage du bâtiment dédié à l’anthropologie dans leur Unité de Formation et de Recherche : le doyen Jérôme Alvi, référence en anthropologie sociale et culturelle, Carine Fonseca, compétente en anthropologie linguistique, David Hormine, ethnologue, Lucie van Typhoot, spécialiste des relations entre les humains et la nature, Benjamin Bradefort, sociologue de la famille et de l’éducation. Ils constituaient « le bureau » de leur département au sein de la Faculté de sciences humaines de l’Université.   

– Il souhaite donc que nous créions un Master consacré à la « post-humanité »…

– On rêve ! s’exclama Carine Fonseca. 

– Pour qui se prend-il ? renchérit David Hormine. Je rappelle qu’il n’a même pas le titre de professeur des universités.

– Vous aurez remarqué, tempéra le doyen, qu’il n’en demande pas la direction. Il souhaite   simplement la création de ce master, autour de six cours de base : Désocialisation de l’humain, Avènement du numérique, Temps libre et emprisonnement individuel, Radiographie des nouveaux corps et cerveaux, Herméneutique de la langue de bois, Géopolitique de la post-humanité.

– Espère-t-il attirer des étudiants avec ces intitulés abscons ? questionna Lucie van Typhoot ?

– Il faut être perturbé, ne serait-ce que pour concevoir de tels cours… affirma Benjamin Bradefort.

– Il est ravagé, oui !

– Tout cela n’est que de l’ambition…

– Attendez, coupa le doyen. Je relis le passage dans lequel il présente sa requête, qui justifie selon lui sa demande : « Au tournant du troisième millénaire, la généralisation de l’internet et la conception des outils destinés à profiter du word wild web ont transformé non seulement les modes de vies des êtres humains, mais bien vite les êtres humains eux-mêmes. Les capacités toujours plus fortes des objets numériques et les quantités toujours plus grandes de services et de divertissements offerts ont fait de la moitié, et bientôt de la totalité des habitants de la terre, des individus connectés. Or, une connexion permanente modifie le rapport à la réalité, entraîne autisme et égoïsme, crée une addiction irréversible, entre autres phénomènes. Les neurosciences d’une part, les psychologues et les sociologues d’autre part, nous éclairent désormais quant à l’avènement de cette « on line humanity ».

Mais ces homo numericus sont-ils toujours l’humanité ? Il nous semble que les caractéristiques spécifiant l’espèce humaine – culture, intelligence, capacité à s’intéresser à autrui, variété des émotions, acceptation de la raison comme moyen de départager les opinions – ne s’appliquent plus à la majorité des individus connectés du XXIe siècle. S’ils ne se distinguent pas encore physiquement d’Homo Sapiens – ce n’est sans doute qu’une question de temps, tant l’abolition des genres et des âges gagne du terrain – et si certaines structures sociétales demeurent sans changement apparent – famille, État, services publics et entreprises –, il n’empêche que les terriens connectés n’ont plus rien de commun avec ceux qui n’ont pas adopté les nouveaux codes en vigueur.

Voilà pourquoi nous osons l’appellation, temporaire, de post-humanité pour qualifier l’espèce désormais dominante sur la planète. Comment ces post-humains – d’après nous environ 80 % des 8 milliards de terriens – traiteront-ils les humains restants ? La cohabitation telle qu’elle subsiste encore aujourd’hui tiendra-t-elle jusqu’à la disparition naturelle des derniers non connectés ? Les non-numérisés seront-ils exterminés ? Ou parqués dans des réserves ? Ces questions importantes n’en sont pas moins secondaires puisqu’elles ne se poseront bientôt plus.

Plus fondamentales sont les interrogations quant à la nature et à l’évolution possible de la post-humanité. Lorsqu’elle se sera débarrassée de l’humanité, que deviendra-t-elle ? Que fera-t-elle de ses pouvoirs démiurgiques alors qu’elle n’aura plus ni cœur ni raison au sens où nous l’entendons aujourd’hui, alors que les inclinations jusque-là naturelles à l’altruisme auront disparu ? Comment les connectés parviendront-ils à vivre ensemble quand la seule préoccupation sera la satisfaction bionique de pulsions égocentriques ? Créeront-ils un système de valeurs ? Organiseront-ils une sélection visant à l’amélioration de l’espèce ? Quitteront-ils la terre pour d’autres implantations cosmiques ? Abandonneront-ils tout aspect humain pour se réduire aux puces qui les constitueront ? Se dématérialiseront-ils ?

Ces questions vont se poser si vite, se posent déjà, qu’il nous parait indispensable d’intégrer dans notre corpus universitaire un cursus qui explore plus à fond ces questions, afin de former des personnes capables de les appréhender, pour éclairer leurs concitoyens le moment venu et, peut-être, éviter des choix regrettables ».

– On est en plein délire !

– On fait de la science ici, pas de la science-fiction !  

– Il met le doigt sur quelque chose, tempéra le doyen. Les conséquences du tout numérique sont gigantesques.

– Que je sache, s’insurgea l’ethnologue, la domestication du cheval, l’invention de la roue, la machine à vapeur, l’électricité, le nucléaire, ont bouleversé le monde et nous ne sommes pourtant pas différents, à quelque chose près, des Égyptiens au temps des pharaons !

– L’accélération du progrès, la puissance des technologies, le fait que toute la population ait accès à des objets qu’elle ne maitrise pas, et plus encore que cette population soit guidée par des algorithmes, modifient peut-être notre essence…

– Nous naissons encore tous du ventre d’une femme et de la rencontre entre un spermatozoïde et un ovule !

– Quoique ce ne sera bientôt plus vrai : le clonage progresse. Et quand nos confrères de Harvard auront mené à bien leur Genome Project, alors naitront des bébés sans parents. 

Carine Fonseca, qui ambitionnait de prendre la direction d’un cursus dans les trois années à venir, déporta la discussion sur un autre terrain :

– Sommes-nous souverains pour créer un nouveau master ?

– Oui. Il nous faut cependant la validation du Conseil des études et de la vie universitaire.

– Si l’on présente un projet pareil, nous serons la risée de tous les autres départements !

– C’est certain. L’anthropologie est une discipline sérieuse et respectable, qui ne doit pas se galvauder. 

– Surtout, elle a pour but l’étude de l’homme, pas d’un utopique post-homme. Anthropos signifie homme, bon sang de bois !

Ils discutèrent encore un moment, jetant un œil dédaigneux à la note d’intention de leur collègue sur leur tablette. Puis ils passèrent au vote. Sans surprise, la proposition de création d’un master en « post-humanité » fut rejetée : 4 voix contre et une abstention, celle du doyen Alvi.

Ce dernier appela lui-même Walter Bimont le lendemain.

– Je suis désolé, Walter.

– Ne le soyez pas, Jérôme. C’était inévitable.

– Vous voulez dire que vous vous y attendiez ?

– Je ferais un bien mauvais anthropologue si je n’avais pas prévu qu’au moins 4 membres du bureau sur 5 voteraient contre. 

Le doyen n’avait pas indiqué le détail du vote ; il déduisit de ces propos, outre l’intelligence de son enseignant, que celui-ci avait prévu son abstention et le considérait en un peu plus haute estime que ses collègues.

– Qu’allez-vous faire ?

– Demander la création d’une chaire.

– D’une chaire ?! s’exclama le doyen surpris. Mais… avec qui ?

– J’y réfléchis. Soyez sans crainte, Jérôme, vous serez un des premiers informés. Merci et à bientôt.

Une chaire était un point de rencontre entre l’enseignement, la recherche et le monde professionnel. Elle prenait la forme d’une série de cours dans le domaine choisi, financés par une ou plusieurs entreprises mécènes que ce domaine intéressait. Elle avait pour but de faire avancer la recherche académique et la formation, en proposant une synthèse de haut niveau et un regard innovant sur la thématique définie. 

La création d’une chaire dépendait du Conseil scientifique de l’Université, où là les jaloux de la faculté de sociologie-anthropologie ne détenaient qu’une petite voix sur une trentaine. Ce qui serait déterminant, pensait Walter, plus que son concept de post-humanité qui effrayerait une partie de l’establishment, serait l’entreprise qu’il apporterait en partenariat. Pas tant pour le financement – une chaire n’était pas chère – que pour la plus-value qu’elle donnerait en termes d’image et d’ancrage dans le monde du XXIe siècle.

Pour rencontrer les décideurs de grandes entreprises qu’il ne connaissait pas, il passa par un de ses maîtres à penser depuis ses années étudiantes : Jacques Attali, conseiller des présidents, initiateur de nombre de grandes réalisations européennes, créateur de la fondation consacrée au micro-crédit et à l’entreprenariat social Positive Planet, auteur de réflexions et prospections remarquables, sans doute le cerveau le plus puissant de l’Hexagone.

Contacté par mail via son site, Jacques Attali accepta de le recevoir, après avoir lu le fichier pdf dans lequel Walter présentait son projet de chaire consacrée à la post-humanité. 

Le maitre fut simple et direct dans ses remarques et ses questions :

– Le problème est que vous n’avez ni antériorité ni notoriété. Vous êtes un enseignant-chercheur et vous avez simplement publié quelques ouvrages. Or, les titulaires d’une chaire sont la plupart du temps des personnalités reconnues dans leur domaine et au-delà. Ce qui veut dire que le seul moyen de vendre votre projet dépend de la force du contenu.

– Et… ce contenu vous parait pertinent ?

– Oui. Il me semble que vous oubliez certaines dynamiques historiques qui peuvent expliquer bien des choses, que vous sous-estimez la capacité d’une espèce à se défendre voire à se régénérer, mais globalement je suis d’accord avec vous sur la disparition d’une humanité telle que nous la concevions, disons depuis la Grèce Antique, voire depuis le néolithique et la sédentarisation, il y a quelque 12 000 ans.  

– Qu’est-ce qui peut intéresser une entreprise à soutenir un travail de partage des analyses et connaissances ?

– Vous devez lui prouver que les acteurs économiques qui comprendront ce que seront les habitants de demain – 2030, 2050, 2100… – seront les mieux armés pour d’une part développer les bons produits et services, d’autre part recruter les bonnes personnes. Une entreprise cherche à conquérir un marché. En lui proposant une analyse fine sur les consommateurs et les travailleurs d’aujourd’hui et demain, vous pouvez lui faire gagner un temps précieux. 

– Donc de l’argent.

– De l’argent oui, mais l’argent sera bientôt secondaire, il va disparaitre. La valeur la plus précieuse, la plus chère, c’est le temps. Si vous aidez les entreprises à gagner du temps, elles vous feront un pont d’or. Un trône d’or. C’est-à-dire la chaire que vous convoitez. 

Walter était ébloui par la justesse et la simplicité du raisonnement. Son argumentaire lui semblait tout trouvé. Néanmoins, il voulait profiter du savoir du maître, sur cette question comme sur tant d’autres :

– Comment dois-je leur parler ?

– Le plus concrètement possible. Par exemple, vous devez savoir leur dire ce qui distingue un post-humain d’un humain. Vous affirmez qu’ils représentent environ 80 % de l’humanité, à quoi les reconnait-on ? Essayez de me le dire en quelques mots.

Walter s’était bien sûr posé cette question et il avait la réponse. Il voulait cependant montrer au grand Jacques Attali qu’il travaillait en respectant une démarche scientifique.

– À partir d’une série d’observations empiriques et de compilations d’enquêtes sociologiques, en les corrélant avec des données statistiques, j’ai établi une série de critères, essentiellement comportementaux, aptes à caractériser un post-humain.

– Allez-y. Donnez-moi quelques caractéristiques, ne vous occupez pas ici des justifications scientifiques, je sais que vous êtes sérieux. Parlez-moi comme si j’étais le décideur de qui vous voulez obtenir 500 000 € par an pour financer votre chaire.

Walter enregistra le chiffre de 500 000. Il avait pensé à demander 300 000 pour en obtenir 250, comprenant ses émoluments, ceux d’une secrétaire, des frais de documentation et de communication (il pensait notamment organiser des séminaires pour creuser tel ou tel aspect de la post-humanité).

– Je dirai que les signes les plus caractéristiques d’un post-humain tiennent à la disparition d’efforts traditionnels de sociabilité…

– Soyez plus concret, vous êtes dans le jargon. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les grands patrons sont souvent hermétiques à la langue de bois.

– Disons qu’un post-humain a perdu la politesse, a perdu le silence, a perdu le sens de l’effort gratuit, a perdu la capacité à être et à faire seul, a perdu le respect de la majorité quand il est dans la minorité, a perdu…

– Ok. Attendez. Prenons la politesse, par exemple. Qu’est-ce qui distingue l’humain et le post-humain ?

– Le post-humain n’est attentif qu’à son premier cercle, sa famille. Il ne s’intéresse pas aux autres. 

– Soyez plus concret encore.

– Le post-humain ne pose pas de questions, il n’est pas curieux. Il ne sait même plus écouter. Il sourit, mais son sourire est faux. Il ne s’excuse jamais, il concède au maximum un « désolé » quand il ne peut pas faire autrement. Quand il reçoit chez lui le soir, il ne se soucie pas des voisins. L’été, ses enfants se baignent dans la piscine ou jouent dehors en hurlant jusqu’à tard dans la nuit. Le matin devant chez lui, ou quand il passe prendre quelque chose ou quelqu’un, il laisse tourner son moteur à l’arrêt, alors que bien sûr il se revendique écologiste. Le post-humain n’a plus de surmoi, c’est-à-dire plus de repère moral l’empêchant d’adopter un comportement qui pourrait déranger. Le post-humain est incapable de se mettre dans la peau des autres ; aucune valeur supérieure ne saurait contrecarrer la libre expression de son moi.

– C’est brouillon, mais on commence à entrer dans le vif du sujet. Continuez.

– Le post-humain s’indigne. Il est en colère. Il fait un caprice quand le monde ne tourne pas autour de lui. Tout ce qui n’est pas prévu lui parait une erreur. Si sa femme développe un cancer, il intente un procès au généraliste. Si son fils tombe dans la cour, il attaque l’école. Si la chaleur est forte, il demande réparation à l’État. Il lui faut un coupable, tout le temps. Il aime châtier, calomnier, faire du mal.

En même temps, le post-humain est crédule. Il croit ceux qu’il aime bien, il ne croit pas ceux qu’il n’aime pas. Sa raison dépend de son émotion. L’expertise et l’expérience ne sont plus des valeurs. Au nom de bon sens, il prétend avoir son mot à dire sur à peu près tout. Parce que Facebook lui donne la possibilité de s’exprimer, il estime que son avis vaut celui des spécialistes. Il croit que la vérité est relative, et même qu’il y a plusieurs vérités.

Logiquement, le post-humain pense que la démocratie n’est pas si importante. Un autocrate n’est pas pour lui déplaire. Ce qui compte à ses yeux, c’est que chacun puisse faire ce qu’il veut et défendre son bifteck. Par la violence s’il le faut. Le post-humain fonctionne en communautés : de réseaux, de religions, de nations (le post-humain est très nationaliste, donc très dangereux).

Le post-humain s’abêtit à loisir. Il plébiscite les talk-shows lamentables, les séries formatées, les jeux débiles. Il aime trainer, buller, glander. Il vénère la fête, qui lui parait le summum du bonheur. Il croit s’intéresser à l’art, alors qu’il s’intéresse aux artistes qui ont du succès.

Le post-humain refuse la différence, qu’il assimile à l’inégalité. Il est pétri de contradictions, qu’il ne remarque pas. Par exemple…

– Ok, interrompit Jacques Attali. Je vous coupe, mais c’est bon. Vous tenez quelque chose. Vous êtes bien en train de décrire un être qui n’est plus tout à fait humain. J’imagine que vous avez des éléments pour justifier ces constats…

– Oui. Ce sera l’objet des cours. Pensez-vous que je doive être plus scientifique dans ma présentation aux mécènes que je solliciterai ?

– Non. Il faut que le support que vous leur laissez, votre dossier de candidature, apparaisse sérieux d’un point de vue scientifique. Mais parlez-leur comme vous m’avez parlé.  

Le maître posa son menton sur ses doigts et demanda au chercheur  :

– Vous ne m’avez rien dit sur le rapport du post-humain au numérique. Sans doute déterminant, non ?

Walter se racla la gorge :

– Bien entendu, le post humain est connecté. Depuis 2007 (apparition du smartphone et des réseaux sociaux) il est addict au moi, à son moi, et plus encore à la reconnaissance de son moi. Tous ses rapports sociaux sont régis par des applications numériques, qui s’introduisent au cœur de l’existence de chacun. Toutes ses relations sont médiatisées. Exhiber son intimité ne lui fait pas peur.

Il passe ainsi un temps fou à se raconter (chat, tel, blog, sms), à se montrer (selfies, Instagram, Snapchat), à se commenter (Facebook, Tweeter). La mondialisation du moi gonfle son narcissisme, mais peut aussi le mettre à mal : drogué aux « like » et aux « love », il souffre quand le nombre attendu de clics est insuffisant, ce qui est le cas pour l’immense majorité d’entre eux.

Il y a d’ailleurs un paradoxe : il croit partager, échanger, mais le nombrilisme est son trait distinctif, de même que l’addiction au regard des autres. Ainsi son autonomie (physique, psychologique, intellectuelle, économique, sociale) ne cesse de diminuer. Le désir d’apparaître et de rester, la peur d’être isolé.e, l’incitent à la dépendance, lui font accepter dépossession et surveillance.

Walter s’arrêta. Jacques Attali s’affairait sur son ordinateur et son iPhone.

– Je vous donne les coordonnées mail et téléphone de 5 grands chefs d’entreprise que vous allez contacter de ma part. Je vais les prévenir de mon côté. Présentez-leur votre projet de chaire universitaire. Montrez-leur qu’en s’associant à votre concept novateur, non seulement ils gagneront en image, mais en plus ils seront aux premières loges pour appréhender les comportements de leurs futurs clients et collaborateurs. Et puis on va se garder un joker. Si jamais ils tiquent en raison de votre université, je pourrai peut-être plaider votre cause auprès de campus parisiens, ou étrangers d’ailleurs. 

– Je ne sais pas comment vous remercier… Enfin si, je sais. 

– Je ne vous demande rien, mais dites toujours.

– Vous pourriez être le parrain de cette chaire, et venir faire une conférence chaque année.

– Le parrain, non. On va croire que l’idée vient de moi, alors qu’elle vient de vous. La conférence d’accord, j’ai à dire sur le sujet. Mais pas la première. La leçon inaugurale, c’est un moment important pour le titulaire d’une chaire. C’est là que vous devez frapper vos auditeurs par votre intelligence et la pertinence de votre analyse.

Walter Bimont rencontra les 5 patrons indiqués par Jacques Attali. Il remarqua leurs différences à la fois de comportement, d’intelligence et de personnalité. Leur seul point commun fut que, devant un enseignant-chercheur, ils semblaient vouloir montrer qu’ils avaient une certaine culture. 

Dans une brasserie des Champs Élysées, le pétillant Xavier Niel, créateur de Free, copropriétaire du Monde, initiateur du campus de startups Station F, lui cita l’écrivain George Bernard Shaw : 

– « Vous voyez les choses et vous vous demandez pourquoi. Moi, je vois des choses qui n’existent pas et je me dis pourquoi pas ». Il me semble que vous êtes à la croisée, M. Bimont. Vos post-humains sont à peine visibles, mais vous les voyez déjà. Ça me plait.

Walter s’attendait à ce que, s’il s’engageait derrière lui, Xavier Niel lui demande l’exclusivité, mais c’est l’inverse qui se produisit. 

– Je ne tiens pas à être votre seul mécène. Et pour vous, ce sera mieux : vous n’aurez pas la caution d’une seule entreprise, mais celle de plusieurs.

Walter s’enthousiasma de cette idée. Comment n’y avait-il pas pensé lui-même ? Il serait beaucoup plus fort face au Conseil de l’Université s’il se présentait avec le soutien de cinq grands noms et pas d’un seul. Il allait donc proposer une participation à géométrie variable dans un pool de mécènes.

Le second big boss fut un peu plus difficile à convaincre. Dans une petite salle de réunion de la tour Total Coupole de la Défense, Patrick Pouyanné, qui faisait accomplir à son groupe pétrolier un virage spectaculaire vers les énergies renouvelables, n’hésitant pas à heurter son conseil d’administration, lui tint ce langage :

– « Une vision sans action n’est qu’une hallucination », affirmait celui qui fut responsable de la stratégie chez IBM puis Xerox. Quelle action me proposez-vous pour que le soutien à votre vision ne soit pas qu’une hallucination ?

Walter se surprit lui-même de sa réponse :

– Pourquoi ne pas envisager des modules de formation pour vos cadres et administratifs, notamment ceux que vous envoyez à l’étranger ?

– Nous avons des dispositifs dans ce but. Ce qui leur manque, c’est la culture générale. Vous pourriez faire cela ?

Il rencontra la troisième, Anne Lauvergeon, ancienne sherpa de François Mitterrand, ex-PDG d’Areva, présidente de la commission Innovation 2030, dans un hôtel particulier de l’avenue Pierre Ier de Serbie abritant le siège de sa structure de conseils et d’investissements, ALP. 

– Vous savez ce que disait Henry Ford : « Les deux choses les plus importantes n’apparaissent pas au bilan de l’entreprise : sa réputation et des hommes ». Si par votre chaire vous contribuez à ma réputation et améliorez l’intelligence de mes hommes, alors je marche avec vous.

Dans son peignoir au bord d’une piscine intérieure, Alexandre Bompard, PDG de Carrefour, lui laissa entendre qu’il donnerait son accord pour une participation de 150 000 € avec cette citation :

– Vous connaissez la phrase de Jeff Bezos : « Je savais que la seule chose que je pourrais regretter est de ne pas essayer ». Plus sérieusement, ajouta-t-il, le modèle de l’hypermarché ne marche plus, précisément parce que les humains ont changé. Sont-ils devenus des « post-humains » comme vous le suggérez ? Je ne sais pas. Mais il n’est pas inutile de réfléchir à la question en effet, et d’associer le plus de monde possible à cette réflexion. S’il faut sauver l’humanité, ça vaut le coup qu’on s’y mette tous, non ?

Le dernier, dont il n’avait jamais entendu le nom mais que Jacques Attali semblait tenir en grande estime, n’était pas le moins intéressant. Paul Duan, né en 1992 à Trappes de parents immigrés chinois, était un prodige en mathématiques, passé par l’université de Berkeley et la Silicon Valley. En 2014, il avait fondé l’ONG Bayes Impact, dont le but était d’« utiliser les algorithmes et le big data pour résoudre des problèmes de société ». En 2015, il était classé par Forbes parmi « les 30 personnalités de moins de 30 ans qui révolutionnent les technologies numériques ».

– Est-ce qu’avec ces cours que vous envisagez, vous avez un objectif moral ? Je veux dire, est-ce que vous aimeriez un tant soit peu freiner l’avènement de cette post-humanité, prolonger l’humanité ?

Walter savait qu’il s’adressait à un jeune homme pour qui l’altruisme était une valeur supérieure.

– Il me semble qu’un travail universitaire est plutôt là pour proposer une synthèse et un regard plus qu’une opinion. Même si toute synthèse et tout regard ne sont pas neutres.

– Vous pensez qu’il faut rester neutre ?

– Précisément, non. Toute manière de traiter un sujet sous-tend une appréciation sur le sujet. Mais cette appréciation doit être étayée par des faits. Et doit toujours montrer que d’autres appréciations sont possibles. En clair, l’enseignant doit dire ce qui lui semble juste et scientifiquement fondé, en donnant à ses étudiants le maximum d’éléments pour qu’ils puissent se forger eux-mêmes leur opinion. 

C’est ainsi que Walter Bimont boucla son tour de table et qu’il put présenter son projet de chaire de « Post-Humanité » à l’université, qui n’aurait rien à débourser pour ce nouvel axe d’enseignement et de recherche, auquel s’associaient déjà cinq grands acteurs économiques français. Pensant au joker qu’avait évoqué Jacques Attali, le demandeur avait indiqué dans son rapport de présentation : « En cas de refus du Conseil Scientifique, cette chaire sera sollicitée auprès d’autres établissements d’enseignement supérieur ».

Lors de la séance, Walter perçut assez vite l’adhésion à son projet. Il dut faire une seule concession : sur l’intitulé de la chaire, plus particulièrement sur le préfixe.

– Mon cher confrère, n’est-ce pas un peu tôt pour parler de post-humanité ? interrogea le président de l’université avec calme et bienveillance. N’est-ce pas un peu… prétentieux ? Même si je sais que ce n’est pas volontaire de votre part. Nous n’avons pas assez de recul, me semble-t-il. Aujourd’hui encore, la manière dont naissent 99 % des humains reste la même que depuis toujours. Je suggère donc le préfixe « néo » plutôt que le préfixe « post ».

Le président n’avait pas tort. Walter avait hésité sur le terme. Mais il pensait que « post » était plus fort, plus marquant, plus « disruptif » comme on disait dans les années 2020. Il se défendit donc mollement, sachant que l’essentiel n’était pas là :

– Néo signifie que ce sont encore des humains. Alors que post signifie que l’on se situe après l’humanité, que l’on est passé à autre chose.

– Oui, reprit le président, et on ne peut peut-être pas encore affirmer que, en termes physiques tout au moins, nous soyons passés à tout à fait autre chose.

La proposition fut mise au voix, en deux temps : on vota d’abord sur le principe de la chaire, qui fut adopté par 23 voix sur 33. On vota ensuite sur le terme à employer. La néo-humanité l’emporta par 21 voix, contre 10 et 2 abstentions.

Ce culot et ce succès valurent à Walter Bimont une attention très nouvelle sur le campus. Ils renforcèrent aussi quelques haines :  

– Tu sais quel est ton problème ? maugréa rageur l’ethnologue David Hormine. Tu n’aimes pas les hommes ! Tu n’as pas ta place dans une faculté d’anthropologie !

Bel exemple de post-humanité, songea Walter, qui ne manqua pas d’appeler Jacques Attali pour partager avec lui sa joie.

– C’est un beau cadeau que vous faites à votre université, répondit le maître.

– Parce que vous m’avez offert un très beau cadeau.

– Travaillez bien Walter, préparez-nous quelque chose de puissant.

De fait, il passa tout l’été à préparer ses premiers cours, à définir l’information et les modalités d’inscription à mettre en place sur le site de l’université, et au-delà, car une chaire devait être ouverte en partie sur la société civile. Les entreprises partenaires se chargeaient elles aussi de communiquer sur le sujet. 

Quand vint le jour de la « leçon inaugurale », le grand amphi était plein à craquer. Il lui sembla qu’il y avait là autant d’adultes que d’étudiants. Il n’avait eu de cesse de se répéter : « N’oublie pas que, selon ta propre estimation, tu auras 80 % de post-humains devant toi ».

Comment parler de post, ou de néo-humanité à une assistance composée à 80 % de post, ou de néo-humains ? Ce n’était pas tant leur cerveau déformé qui posait problème que les conséquences éventuelles de l’effet miroir. Comment réagiraient-ils si Walter parvenait à leur faire prendre conscience de leur état ? Modifieraient-ils une partie de leur comportement ? Rien n’était moins sûr, c’était même peu probable. Les gens n’aiment pas qu’on les place face à leurs comportements, surtout quand ils sont peu glorieux. 

En gravissant les marches qui menaient à l’estrade, il se demanda si tout le combat qu’il avait livré pour arriver à ce cours ne recelait pas le désir inavoué de contrecarrer cette détestable évolution d’Homo Sapiens. Peut-être était-il moins désespéré qu’il ne le pensait. Le prodigieux Paul Duan l’avait remarqué.  

Quand le brouhaha cessa, qu’il fut stable debout derrière un pupitre – il avait opté pour cette position, et pour l’absence de support vidéo – il commença :

– Mesdames, Messieurs, chers étudiantes et étudiants. Deux qualités rendent la vie impossible en société : la franchise et la lucidité. C’est pourtant ce à quoi je vous propose de nous atteler dans le cadre de cette chaire que je suis heureux d’inaugurer avec vous aujourd’hui.

C’est sur nous-mêmes que je vous invite à nous pencher sans tricher. Qui sommes-nous ? C’est-à-dire que sommes-nous devenus ? La perspective historique est fondamentale pour se connaitre et voir ce qui nous distingue de nos prédécesseurs. 

Même si nous sommes 8 milliards, et autant d’individualités différentes, il me semble que de nouvelles caractéristiques nous définissent, nous terriens du XXIe siècle, et ce sont ces caractéristiques, mais aussi leurs origines et leurs conséquences, que nous examinerons tout au long de ce cycle.

L’univers est apparu il y a 14 milliards d’années, la vie il y a 4 milliards, l’homme il y a 2 millions, Homo Sapiens il y a 200 000 ans. Aussi…

Ça y est, il avait accroché l’assistance. Les post-humains l’écoutaient. Une nouvelle aventure pédagogique commençait. 



27 août 2021

Aedes versus Sapiens : La guerre des moustiques (2/2)

 (environ 18 minutes de lecture)

En 2025, le monde avait, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, perdu de la population. On était passé de 7,9 milliards d’habitants mi-2021 à 7,7 milliards mi-2025. Si, pendant la grande peste du XIVe siècle (1347–1351), la population européenne était tombée d’environ 75 à environ 50 millions d’habitants, la démographie sur les autres continents avait permis d’éviter une baisse mondiale de la population. Rien de tel avec l’invasion des moustiques, qui supprima 200 millions de personnes pendant une même période de 4 ans (2021–2025).

Les moustiques Aedes avaient tué directement 165 millions d’homo Sapiens ; 65 millions en tant que vecteurs d’autres maladies – dengue, chikungunya, Sars-CoV-2… – et 100 millions simplement, si l’on peut dire, en absorbant le sang de leurs victimes et en déclenchant des réactions allergiques excessives avec la salive injectée dans les capillaires sanguins perforés sous les peaux humaines. Les 35 autres millions d’unités déficitaires provenaient de la baisse de la natalité, sensible sur tous les continents… Les conditions de vies étaient devenues si difficiles pour la plupart des terriens qu’un mouvement sans précédent d’auto-limitation des naissances s’étaient enclenché. 

Jordan avait perdu sa mère dès le premier trimestre 2022, celle-ci n’ayant jamais compris la portée du mal qui s’abattait sur la terre. 

– Les petites bêtes ne mangent pas les grosses, répétait-elle comme un mantra, qui n’empêcha pas qu’une de ses filles la retrouve un matin morte et recroquevillée dans son lit. Visiblement, elle avait dû se réveiller sous le coup d’une attaque groupée, et tenté sans succès de se protéger sous les draps.

Quatre mois plus tard, en juin 2022 – c’était avant les grandes catastrophes de 2023 – Jordan perdit son patron, parce que cet imbécile avait voulu braver la nature en osant une sortie avec son bateau.

– Merde, ce voilier m’a coûté un bras, je ne vais pas le regarder pourrir sans m’en servir ! De toute façon, dès qu’on s’éloigne des côtes il n’y a plus de moustiques. 

C’était vrai. Mais des larves, non détectées au moment de l’inspection de départ, avaient éclos dans le filtre à eau du bateau. Quand le skipper content de lui, à quelques milles de la côte, enleva ses protections, les nouveaux-nés ne tardèrent pas à sentir l’odeur du sang et à se précipiter sur la proie de choix. Sa maîtresse, qui était restée cinq minutes de plus dans la cabine avant de sortir, ne put que voir terrifiée son amant tenter de parer l’assaut pendant quelque secondes avant de se tortiller sur le pont jusqu’à ce que les insectes affamés le finissent.

Patron ou pas, Jordan aurait de toute façon perdu son travail en 2023, puisque son entreprise, un organisme de formation, fit faillite, comme les autres. Il toucha dès lors le revenu universel, fixé pour la France à 1500 €. Le problème est que les prix ne signifiaient plus rien : l’inflation atteignait des proportions délirantes, comme dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, dans l’Argentine et le Brésil des années 1950–1980, dans le Vénézuela de 2021, où les prix pouvaient être multipliés par 100 ou par 1000 en une journée. Le troc remplaça la plupart des échanges monétaires. Sur internet, qui par miracle tenait encore, se développèrent les sites dits TtoT – Things to Things – grâce auxquels on pouvait essayer de se procurer ce dont on avait besoin.

De même l’échange direct, de la main à la main ou au cul du camion, trouvait de nouvelles modalités d’exercice. Le partage et la solidarité existaient, à peu près au même niveau que le vol et la mesquinerie. Ce qui était le plus extraordinaire aux yeux de Jordan, c’était que la survie occupait la majorité du temps des individus. Jamais il n’aurait cru voir cela dans son pays, champion indiscutable des loisirs et de la paresse.

Bref, les humains, qu’il faut imaginer en permanence affaiblis et agacés par des piqûres, essayaient de s’en sortir. Les seuls secteurs qui conservaient un fonctionnement à peu près normal étaient ceux liés à ce que Jacques Attali appelait « l’économie de la vie » (de la survie en l’occurrence), notamment l’alimentation et la santé. Sur ce dernier point, les laboratoires, les instituts, les centres de recherche, les groupes pharmaceutiques, fonctionnaient à plein régime. Comme lors des deux premières années du Covid, 2020 et 2021, la recherche et l’innovation avançaient au même rythme que la maladie.

Un premier constat avait été établi, ou plutôt rappelé, car il était connu depuis longtemps : quand bien même on en aurait eu les capacités, il n’était pas pensable d’éradiquer les moustiques de la surface de la terre, car leur rôle était indispensable à la chaîne de la vie. Se nourrissant du nectar des fleurs – le sang humain n’est par pour l’alimentation des femelles mais pour leurs œufs –, ils participent à la pollinisation des plantes.

Ils sont aussi, surtout dans les zones humides, nécessaires à la diversité biologique et fonctionnelle. Ils ont ainsi un rôle important dans le cycle du carbone, et l’on sait l’extrême nécessité de ménager des puits de carbone pour absorber le CO2. Bien entendu, ils constituent – leurs larves encore plus – la nourriture de nombreux prédateurs, eux aussi indispensables : insectes, lézards, batraciens, oiseaux… Ils sont acteurs majeurs du transfert de la biomasse de l’eau à la terre. Et dans de nombreux écosystèmes, les larves de moustiques assurent la filtration de l’eau. 

On ne devait donc pas les éradiquer, mais on devait réduire leur nombre, et si possible leur dangerosité, soit en diminuant la quantité de sang qu’ils absorbaient, soit en limitant les effets de leur salive sur l’organisme humain.

La première voie exploitée fut logiquement de tenter de réduire les possibilités de ponte, en s’attaquant aux « gîtes larvaires ». Le problème est que les Aedes féminines pondaient à peu près n’importe où : un peu d’eau stagnante leur suffisait. Certaines espèces étaient même capables de résister à une sécheresse de plusieurs mois. Une femelle pouvait pondre 2000 œufs dans sa vie (jusqu’à 200 œufs par ponte, selon la quantité de sang disponible). Un œuf éclosait au bout de 2 jours, donnant naissance à des larves, placées dans des gîtes d’une diversité infinie : eau courante ou stagnante, fossé, flaque, tronc d’arbre, feuilles, boue, mur, bidon, boîte de conserve, pot de fleur… Un moustique met entre 10 et 15 jours pour parvenir à maturité, en passant par quatre phases, œuf, larve, nymphe, adulte, les trois premières aquatiques la dernière aérienne. 

Des campagnes de sensibilisation furent organisées par les autorités sanitaires nationales et internationales pour inciter les particuliers à limiter les « nids » potentiels des moustiques, mais ceux-ci semblaient s’adapter sans cesse et toujours trouver de nouveaux lieux pour se reproduire. Les résultats furent donc limités.

Le moyen le plus traditionnel demeurait chimique : les insecticides. Ces produits étaient utilisés depuis longtemps, aussi bien dans les habitations qu’en agriculture. Mais il était clair maintenant qu’ils entraînaient deux fâcheuses conséquences :

– un, des dangers pour la santé humaine. De nombreuses études sérieuses avaient mesuré le lien entre l’exposition à des insecticides, notamment les pyréthrynoïdes, et deux types d’affections : les maladies cardio-vasculaires et les cancers. Plusieurs cas de Parkinson semblaient également liés à ces produits chimiques. Quand la déferlante moustiquaire avait commencé, des actes désespérés avaient conduit à des actions folles aux conséquences fatales. Ne parvenant pas à se débarrasser de quelques moustiques qui ne le lâchaient pas, un voisin de Jordan s’était un soir aspergé avec une bombe insecticide qu’il avait vidée d’un tiers ; 6 mois plus tard, il était mort d’un lymphome qui s’était étendu en un temps record à tout son organisme ;

– l’autre problème des insecticides était la résistance qu’ils entraînaient chez les moustiques. Voici comment l’Insecticide Resistance Action Committee définissait le problème : « changement héréditaire de la sensibilité d’une population de ravageurs qui se reflète dans les échecs répétés d’un produit à atteindre le résultat attendu lorsqu’il est utilisé contre l’espèce en cause ». Quelques chiffres permettaient de comprendre le phénomène : dans les années 1940 aux États-Unis, un agriculteur perdait 7 % de sa récolte à cause des ravageurs, alors qu’on utilisait très peu de pesticides ; au cours des années 1990, il en perdait 13 %, alors qu’on utilisait beaucoup de pesticides. Pourquoi ? Parce que plus de 500 bioagresseurs avaient développé une résistance aux pesticides. En France, on avait relevé des traces de résistance des moustiques dès 1972 dans le Languedoc-Roussillon, qui n’avait fait que se renforcer depuis, malgré la connaissance croissante de la génétique des insectes et les améliorations conséquentes apportées aux produits.

Il fut donc assez clair que les insecticides, même s’ils demeuraient nécessaires pour des traitements localisés, ne pourraient résoudre le problème d’une invasion de masse. Il fallait explorer d’autres pistes.

On réexamina ainsi une technique déjà utilisée au Brésil et à La Réunion pour limiter la transmission de la dengue, de la fièvre jaune, du zika, du paludisme, qui ravageaient certaines régions : le lâcher de moustiques stériles par drone.  

La première application à grande échelle eut lieu autour de la ville de Jacobina, dans l’État de Bahia, entre 2017 et 2019. La société anglaise Oxitec convainquit les autorités de lâcher 450 000 moustiques par mois pendant 2 ans. Pourquoi lâcher des millions de moustiques alors qu’on souhaitait réduire leur nombre ? Parce que ces nouveaux-venus avaient été préalablement modifiés en laboratoire afin de rendre leur descendance incapable d’atteindre l’âge adulte. Ainsi, la densité devait diminuer progressivement. Mais il y eut un problème : 4 % des larves survécurent, devinrent adultes et se reproduisirent ! Non seulement la population globale de moustiques n’avait que faiblement diminué dans la région (après une baisse de densité les premiers mois, celle-ci était revenue au niveau de départ au bout d’un an et demi), mais en plus on avait créé une nouvelle espèce, hybride, attestée par des chercheurs de l’université de Yale (USA), qui prélevèrent des échantillons 6, 12 et 30 mois après le début de l’opération et constatèrent ces modifications de l’ADN. Certains chercheurs restent inquiets quant à l’évolution de ces insectes mutants. La mortalité par piqûres de moustiques, elle, demeure toujours très élevée au Brésil : 1 700 000 morts par an, pour une population réduite à 207 millions d’habitants (214 millions en 2021).

Une opération similaire de lâcher de moustiques stériles par drone avait eu lieu, dans le cadre du programme européen Revolinc, avec un peu plus de succès à Saint-Joseph de La Réunion. Cette fois, la stérilisation ne s’était pas effectuée par manipulation génétique, mais par la « technique de l’insecte stérile » renforcée. Traités par un biocide, le pyriproxyfène, les mâles deviennent stériles. Lâchés dans la nature, ils transmettent ce biocide aux femelles qu’ils fécondent et qui deviennent stériles à leur tour. Pour cette opération, les moustiques furent produits à partir d’une souche réunionnaise au laboratoire de contrôle des nuisibles de la FAO (Organisation des Nations-Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation), en Autriche. Une fois « créés », les moustiques furent endormis, refroidis à 10°C et envoyé à La Réunion dans des emballages de la compagnie Fedex !

Les lâchers eurent lieu en deux phases :

– une première série de 10 000 insectes par semaine, au sol et par drone, pour estimer la survie, la dispersion et la compétitivité sexuelle des moustiques stériles ; 

– une deuxième série de 50 000 par semaine, par drone, car les lancers par les airs furent jugés plus efficaces.

Il s’agissait là de lutter contre l’espèce Aedes Aegypty. En même temps, dans une autre commune de La Réunion, Sainte-Marie, l’Institut pour la Recherche et le Développement français (IRD) procédait à une série similaire de lancers, mais plus importants (150 000 par semaine pendant 12 mois), dans le but de réduire cette fois la population d’Aedes Albopictus, moustique tigre. Dans les deux cas, l’objectif était d’éliminer les vecteurs de la dengue.

Il fallut attendre mars 2022 pour pouvoir mesurer les résultats : l’épidémie de dengue diminua sensiblement, de même que le nombre de piqûres, par conséquent de décès, chez les habitants des zones traitées.

Quand Jordan découvrit l’info sur Facebook, elle lui sembla intéressante et il la partagea avec ses proches. On connaissait son intérêt pour la science et les insectes, on le moquait gentiment pour cela. Ses posts sur les lâchers de moustiques stériles restèrent sans effets, en tout cas ne déclenchèrent aucun buzz. Il faut dire qu’en mars 2022, le moustique tigre n’avait pas encore muté, ses besoins en sang restaient limités. On s’interrogeait d’ailleurs sur ce qui avait pu modifier les besoins d’Aedes Albopictus : la société anglaise Oxitec, qui, par une mauvaise stérilisation, avait introduit des insectes génétiquement modifiés dans la nature, fut montrée du doigt. Le jeune dirigeant fondateur fut même frappé à mort par des manifestants habillés de jaune, de bleu, de rouge et de noir, qui vinrent l’attendre au bas de son domicile pour lui régler son compte.

C’est donc dans l’ombre que les spécialistes poursuivirent le déploiement de la technique de l’insecte stérile (TIS). Une des difficultés était toute simple : produire ces moustiques en quantités suffisamment importantes, ce qui nécessitait des investissements considérables.

Quand, à partir du deuxième semestre 2022, les piqûres de moustiques devinrent mortelles même quand elles ne transportaient pas de maladies, l’attitude des médias, de l’opinion et des dirigeants changea radicalement. Comme toujours, il fallait que la catastrophe se produise pour que l’on y croie, qu’on la combatte… alors qu’il était trop tard. Il était trop tard, mais mieux valait tard que jamais. On ne pouvait plus éviter 200 millions de morts, on pouvait peut-être en éviter 1 milliard. On trouva donc les fonds pour produire des moustiques stériles et les introduire en masse dans la nature afin de réduire la densité des populations. 

Mais à l’été 2025, la situation était encore désastreuse. Aedes continuait à décimer Sapiens et rendait pénible et difficile toute vie humaine sur la planète terre. Elon Musk, la Nasa et Arianespace avaient beau accélérer leurs travaux pour la colonisation du cosmos, il n’existait pas de solution de repli : la vie n’était pour l’instant possible que sur notre petite boule.

C’est bien grâce à la génétique que l’on finit par résoudre le problème des moustiques buveurs de sang, en deux temps. On se servit pour cela du travail effectué sur les plantes et de la mise au point des ciseaux moléculaires CRISPR-Cas9 par l’Américaine Jennifer Doudna et la Française Emmanuelle Charpentier, qui leur valut le Prix Nobel de chimie 2020 (leur invention datait de 2012). Avec cet outil, pour modifier un organisme, végétal ou animal, on n’introduit pas un gène étranger, comme pour les OGM classiques, mais on découpe une partie du génome dont on a auparavant réalisé le séquençage. C’est-à-dire que l’on peut choisir quelle partie, donc quelles capacités, retirer à une cellule. Si la modification est apportée sur une cellule adulte, elle ne concerne que l’individu en question. Si elle est effectuée sur des embryons, voire sur des cellules souches (ce qui est possible depuis les réussites conjuguées de travaux japonais, américains et français entre 2015 et 2020), elle concerne toute la descendance. On parle alors de mutagenèse. 

Pour les plantes, le succès de ces coups de ciseaux fut tel que les pesticides furent réduits de 35 % entre 2020 et 2026 pour la culture des principales céréales mondiales. Une réticence existait encore, sauf en Chine que l’on soupçonnait de manipulations secrètes, à manipuler plus qu’il ne convenait les êtres vivants. Le droit animalier avait progressé ces dernières années ; il bénéficiait de plus d’un lobby puissant et de militants violents prêts à prendre les armes. Les moustiques tueurs cependant, après plusieurs années de ravages, ne bénéficiaient pas d’une grande considération. Les quelques fadas qui les défendraient ne mobiliseraient sans doute pas grand-monde ; les États et l’Organisation Mondiale de la Santé étaient prêts à prendre leurs responsabilités. 

Dans le laboratoire autrichien de la FAO, on identifia puis retira grâce aux ciseaux CRISPR-Cas9 les gènes de souches d’Aedes Albopictus et Aedes Aegypty femelles responsables du besoin de sang humain pour la gestation des œufs. L’effet escompté était double : un, éviter les piqûres par ces deux types de moustiques, les plus nombreux et les plus dangereux ; deux, empêcher les œufs d’arriver à maturation. Il fallut deux ans et 300 millions de morts supplémentaires pour y parvenir. D’une part, le séquençage du génome du moustique n’était pas d’une précision extrême, ce qui se conçoit aisément lorsque l’on sait qu’il faut compter de 10 000 à 16 000 gènes par espèce et entre 135 et 275 millions de paires de bases. D’autre part, et par conséquent, on redoutait un coup de ciseau malencontreux qui aboutirait à une mutation incontrôlable. Les ciseaux adaptés n’existaient pas quand Steven Spielberg avait imaginé les dinosaures créés par manipulation génétique échappant à leurs créateurs ; désormais, une catastrophe à la Jurassic Parc était possible, puisqu’on en vivait une depuis 2022 (au fil du temps, il semblait de plus en plus probable que ce besoin démultiplié de sang humain chez les moustiques fût dû à une mutation générée par un mécanisme de défense de l’animal face aux insecticides).

Fin 2027, commencèrent les premiers lâchers de moustiques Albopictus et Aegypty femelles au génome modifié. Non seulement on avait supprimé leurs besoins en sang, les condamnant de fait à mettre au monde des bébés non viables, mais en plus on les avait nourries d’une substance de type glucose susceptible de renforcer l’attirance des mâles à leur égard. Il s’agissait en effet qu’elles s’imposent par rapport aux femelles non modifiées, il fallait que les mâles délaissent les femelles sauvages pour stopper leur reproduction.
Au Brésil, pays qui fut choisi pour démarrer l’expérience quelques semaines avant les autres pays, les résultats furent mesurés chaque jour par des moyens techniques et humains sans précédent. On observa d’abord une augmentation des pontes et des gîtes, signifiant que les femelles lâchées attiraient bien les mâles sauvages. Cependant, on notait déjà que le nombre d’œufs était beaucoup plus faible chez les femelles modifiées génétiquement, qui n’avaient pas recouru au sang humain. Mieux encore, les larves issues de ces femelles ne se développaient pas et mouraient avant d’arriver au stade adulte.

Dès lors, les lâchers furent organisés sur tous les continents. Pendant quelques mois, les moustiques tigre traditionnels subsistèrent et les piqûres ne baissèrent pas, au grand dam de l’opinion éreintée. 

– Encore un peu de patience, réclamaient les scientifiques, les populations adultes de moustiques baissent, les effets ne vont pas tarder à se faire sentir.

Dès août 2028 en effet, en Amérique latine d’abord, sur les rives de l’océan Indien ensuite, puis en Asie du Sud-Est, enfin en Amérique du Nord et en Europe, le nombre de piqûres d’une part, de morts d’autre part, chuta de manière spectaculaire. Pour une raison simple : Aedes Albopictus et Aegypty étaient éliminés. Comme aucune larve n’était viable, ils finirent par disparaître, ils n’existaient plus. La chaîne alimentaire était préservée cependant, car toutes les autres espèces de moustiques demeuraient ; il en restait tout de même 3576. Ce qui expliquait d’ailleurs que l’on pouvait toujours se faire piquer, mais par des moustiques raisonnables et acceptables, « comme au bon vieux temps ».

Le bilan final de ce que l’on appela « l’ère des moustiques » (2022 – 2028) se soldait par 678 759 345 décès et 126 822 164 invalides chez les êtres humains. En ajoutant la baisse de la natalité et la diminution de l’espérance de vie, la population mondiale était tombée à 6,9 milliards d’habitants (moins 900 millions en 9 ans). Dans un domaine non plus sanitaire mais géopolitique, on pouvait ajouter à cette hécatombe, pendant cette même décennie noire, les 23 millions de morts causés par la guerre entre Israël et l’Iran (et leurs alliés), et les 17 millions de victimes du terrorisme islamiste, industrialisé depuis les bases afghanes et pakistanaises.

Le 1er janvier 2029 fut fêté dans toutes les villes du monde comme la fin du cauchemar. On se retrouvait avec des capacités hospitalières démesurées, qu’il n’était pas question de détruire cependant : après une décennie de ravages au Covid et aux moustiques, on ne voulait pas « manquer » la prochaine calamité qui ne manquerait pas de s’abattre sur le monde.

Le concept « One Health » guidait désormais toutes les politiques de santé publique. Il s’agissait de prendre en compte systématiquement et ensemble 3 éléments indissociables : la santé humaine, la santé animale, la santé environnementale, seule manière de prévenir, ou d’affronter, les maladies émergentes à risque pandémique.

En ce début 2029, une information frappa Jordan, toujours fasciné par les interactions entre l’homme et la nature. Les scientifiques qui, depuis 2016, travaillaient sur le « Projet de synthèse du génome humain » (Human Genome Project-Write), se réunissaient au Centre d’Excellence pour le Génie Biologique de l’université de Harvard, pour une dernière mise au point avant la grande annonce. Ils y étaient arrivés : ils avaient réussi à créer un génome humain entier en assemblant par voie chimique les 3 milliards de nucléoniques qui le composent. Ce qui signifiait qu’en insérant ce génome dans une cellule, ils pourraient créer un être humain qui ne serait pas né de la rencontre entre un ovule et un spermatozoïde.

« … un être humain qui ne serait pas né de la rencontre entre un ovule et un spermatozoïde ». Vertigineux, pensait Jordan. Il poursuivit la lecture de l’article, qui se terminait ainsi :

– Chers collègues, conclua George Church, initiateur et porteur du Human Genome Project-Write depuis 15 ans, je crois que nous avons bien travaillé. Mais je me demande si nous ne pourrions pas apporter une petite modification. Oh, pas grand-chose…

Les quatre dizaines de scientifiques qui l’entouraient le regardèrent, légèrement inquiets. Le chercheur dit alors simplement :

– On pourrait reprendre un peu la composition du sang. Le rendre moins perméable aux infections. La terrible affaire des moustiques a fini par être résolue, mais après quelle hécatombe… Puisque nous en avons les moyens, donnons un coup de pouce à notre nouvel Homo, qui en aura besoin.

 



20 août 2021

Aedes versus Sapiens : La guerre des moustiques (1/2)

 

 (environ 20 minutes de lecture)

Jordan fut un des premiers à remarquer le changement, au début de l’été 2020. Alors que le monde se débattait avec un micro-organisme appelé coronavirus, un organisme beaucoup plus gros, le moustique, changeait de mode de vie, passant de contacts fortuits avec l’être humain à des agressions volontaires contre ce qu’il voyait comme une grosse larve au tendre épiderme. 

C’est d’abord à ses dépens que Jordan constata la phénomène, quand il commença à être attaqué tous les jours. Jusque-là, il subissait quelques piqûres en début d’été, après quoi il était en quelque sorte immunisé, ne recevant qu’une ou deux perforations supplémentaires certains soirs humides. Mais en 2020, et plus encore à partir de 2021, pas une journée de chaleur ne passa sans qu’il ne fût piqué. 

Quand il entendait le moustique, ce qui était rare car ces petits saligauds avaient appris à se faire discret pour tromper l’homme, c’était trop tard ; Jordan pouvait se débattre comme il voulait, non seulement il n’arriverait pas à le saisir, mais en plus l’animal ne le lâcherait pas jusqu’à ce qu’il ait infecté son sang. Moyennant quoi il vivait en permanence avec une demi-douzaine de boutons qui le démangeaient, certains demeurant actifs pendant une bonne semaine.

L’explication aurait pu venir de sa peau, qui attirait peut-être davantage que d’autres ces buveurs de sang ; pourtant, il découvrit qu’il n’était pas le seul à souffrir de la mutation comportementale des moustiques.

Lors d’un week-end en famille, Jordan s’aperçut que ses frères et sœurs étaient eux aussi touchés. Une nièce devenue hystérique s’enfermait à l’intérieur pour les repas, ne sortait qu’en vêtements lui couvrant bras et jambes, sous 30°, arborait un foulard qui ne laissait que ses yeux dégagés, et encore. Il avait fallu déménager des enfants dévorés en pleine nuit, emmener le plus jeune chez le médecin après un carnage nocturne révélé au matin.

Il se fâcha avec des copains qui l’avaient invité à dîner quand la petite amie qui l’accompagnait affirma dès leur arrivée qu’elle ne resterait pas une minute de plus si l’on ne dinait pas à l’intérieur. La maîtresse de maison, qui avait tout préparé sur la terrasse, installé force oranges aux clous de girofle et bougies à la citronnelle, prit mal l’ultimatum et se braqua. Jordan dut choisir, et suivit sa belle en s’excusant, ce qui ne suffit pas, puisqu’on ne lui pardonna pas l’humiliation infligée.

À la pharmacie, où il se rendit pour acheter un produit qui fût à la fois préventif et curatif, on lui demanda de revenir l’après-midi car les stocks étaient épuisés. Il tâcha d’expliquer son problème

– Je ne les vois pas, expliqua-t-il à la pharmacienne, souvent même je ne les entends pas. Ce ne sont pas des araignées ?

– Il y en a, mais l’invasion, ce sont des moustiques, les tigres. Ils sont tout petits.

C’était la première fois qu’il entendait le mot invasion. C’était donc si grave ?

Rentrant chez lui, il gratta sur internet et tomba sur un premier lien dont le titre l’arrêta : « Retour du moustique tigre en France : 51 départements en vigilance rouge ». Il regarda la source : Institut Pasteur. C’était donc sérieux. Il cliqua et lut ceci « Le ministère de la santé a mis à jour, le 26 avril, sa carte de répartition du moustique tigre en France. Au total, ce sont 51 départements qui sont classés en « vigilance rouge », soit neuf de plus qu’en 2018. Aedes albopictus, moustique tigre vecteur de maladies comme la dengue, le chikungunya ou zika, est présent sur le territoire français depuis 2004.

La colonisation du territoire français par le moustique tigre s’étend et concerne aujourd’hui 66 départements, comme l’a annoncé en avril la Direction générale de la santé. 51 départements sont en vigilance rouge, 15 en vigilance orange et 30 en vigilance jaune. Il n’y a, à ce jour, plus de département en simple veille sanitaire ou vigilance verte. Cette année, l’hiver plutôt doux et les vagues de chaleur précoces ont fait démarrer la saison du moustique tigre bien avant le lancement du plan anti-dissémination vectorielle, dont la date officielle est le 1er mai.

Le moustique tigre, caractérisé par ses rayures blanches et noires, est essentiellement urbain. Anthropophile par nature, il est pratiquement impossible de s’en débarrasser une fois installé dans un département ou une commune…

Pour se protéger des piqûres, l’Organisation Mondiale de la Santé rappelle toutefois qu’il est préférable de porter des vêtements de couleur claire, amples et d’éviter les eaux stagnantes qui favorisent la prolifération des larves ».

 Ce texte datait de 2019. Ainsi, l’invasion avait commencé avant que l’opinion ne s’émeuve. C’était d’ailleurs une des faiblesses des démocraties, ce qui peut-être allait causer leur perte : elles n’anticipaient jamais, elles attendaient la catastrophe avant d’agir. Parce que l’opinion imbécile n’acceptait pas qu’on mobilise des moyens pour quelque chose qui n’existait pas (encore).

Dans l’article de l’Institut Pasteur, outre le fait que le moustique pouvait, en plus de piquer, transmettre des maladies pour l’instant exotiques, un mot frappa l’esprit de Jordan : « anthropophile ». Il regarda le Larousse en ligne : « se dit de végétaux et d’animaux qui vivent dans des lieux fréquentés par l’homme ». Ok, ce n’était pas « anthropophage, qui mange de la chair humaine », mais ce n’était pas loin. Ces bestioles finiraient peut-être par nous dévorer pour de bon. Il y avait tant de mutations inquiétantes.

L’humanité aurait dû prendre cela très au sérieux, car, avant même ces agressions, le moustique était responsable de 750 000 morts par an, parce qu’il transportait et transmettait de nombreux virus dévastateurs. Le chiffre avait été donné par l’Académicien Eric Orsenna qui, avec la scientifique Isabelle de Saint-Aubin, avait mené une enquête fouillée consignée dans le livre Géopolitique du moustique. Le moustique était l’animal le plus dangereux du monde. Ce petit salopard, apparu il y a 250 millions d’années, se répliquait dans plus de 3500 espèces. Il sévissait même au Groenland ! Et il vivait 30 jours, et même plusieurs mois pour certains, chiffre qui étonna Jordan, persuadé qu’il ne tenait pas plus de 3 ou 4 jours et qu’il mourait après avoir piqué.

À l’été 2021, pourri comme jamais dans son coin, dévasté à la fois par les inondations ici et les incendies là, la multiplication des piqures fut si frappante que Jordan décida de tenir des statistiques pendant les mois de juillet, août et septembre, sur deux moments précis : la tonte de la pelouse et le désherbage du jardin qui entourait sa maison. Les résultats furent explicites : durant les 6 tontes effectuées (durée 1 h 30 chacune), il avait été piqué 32 fois, soit 5,3 piqûres par tonte en moyenne ; durant les 4 séances de désherbage (1 h 30 chacune également), il avait été piqué 36 fois, soit 9 piqûres par séance en moyenne. Cela signifiait que les moustiques colonisaient de plus en plus d’espace, en campagne comme en ville, et cherchaient à éliminer quiconque pénétrait dans cet espace qu’ils s’étaient appropriés.

Le soir, bien entendu, Jordan n’ouvrait plus une fenêtre quand la lumière était allumée à l’intérieur, sans quoi c’était l’invasion assurée. Mais même en prenant le maximum de précautions, même en bardant les deux portes de moustiquaires, certains parvenaient à entrer. Alors vous pouviez faire ce que vous vouliez, retarder l’échéance au maximum, ils finissaient par vous avoir. C’était des combattants infatigables, qui conjuguaient la méchanceté d’un homme et la constance d’une machine.

Une chose l’intriguait : un moustique pouvait-il piquer plusieurs fois ? Il fouilla sur internet et trouva des éléments de réponse. Oui, il était possible d’être piqué à plusieurs reprises par le même tueur… « Si on se retrouve avec 20 piqûres de moustiques le matin, c’est souvent à cause d’un ou deux moustiques qui étaient dans la pièce et qu’on a chassés à chaque fois qu’ils ont commencé à piquer », déclarait Jean-Baptiste Ferré, entomologiste à l’Entente interdépartementale pour la démoustication du littoral méditerranéen. Le spécialiste de cette organisation, dont le nom à lui seul était inquiétant, semblait donc dire qu’il valait mieux se laisser piquer une bonne fois. « Quand il s’est rempli de sang – on parle de quelques microlitres – le moustique va partir. Son estomac n’est pas extensible à l’infini, et s’il prend trop de sang il ne peut plus voler ».

Jordan découvrit encore que le piqueur était une piqueuse. Ce sont en effet les femelles qui piquent pour prélever du sang nécessaire à la maturation de leurs œufs. Elles sont « hématophages ». Elles piquent environ tous les trois jours et peuvent pondre jusqu’à 300 œufs après chaque piqûre. « Une femelle peut piquer plusieurs fois de suite, jusqu’à obtenir la quantité de sang nécessaire pour une ponte », expliquait moustiquetigre.org. Et pour prélever plus facilement son butin, cette salope injecte une salive anticoagulante qui fluidifie le sang qu’elle aspire d’autant mieux.

En novembre 2021, Aedes albopictus, autrement dit le moustique tigre, accrut son pouvoir de nuisance en devenant, avec son injection de salive, le vecteur de la maladie du moment : le Sars-CoV-2, autrement dit le Covid. La contagiosité des derniers variants augmenta de manière foudroyante et la cinquième vague fut à elle seule plus meurtrière que les quatre précédentes. Ainsi décédèrent en quelques mois 21 % des personnes de plus de 60 ans non vaccinées (jusqu’à 38 % dans certains pays dépourvus de moyens), 14 % de celles comprises entre 40 et 60 ans. Il n’y avait plus d’opposants à la vaccination : ils étaient morts. 

Ce risque de la jonction entre Sars-CoV-2 et Aedes albopictus avait été redouté par d’éminents spécialistes. Le professeur Gilles Pialoux, chef de service des maladies infectieuses à l’hôpital Tenon de Paris, membre du collectif PandemIA, avait rappelé que le Covid-19 était une zoonose, c’est-à-dire une maladie transmissible d’un animal vertébré à l’homme, en l’occurrence la chauve-souris Rhinolophus affinis. En ce sens, le vecteur – celui qui établissait le lien entre l’animal et l’homme –, notamment le moustique, était un risque que l’on oubliait, submergé que l’on était par les innombrables problèmes liés à la pandémie depuis le début 2020. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, rappelait le professeur Pialoux, « 60 % des maladies infectieuses humaines et 75 % des maladies émergentes de l’homme seraient des zoonoses ». La mondialisation des échanges et l’interpénétration de plus en plus grande entre villes et nature favorisaient le développement des vecteurs, notamment des moustiques, qui devenaient ainsi les principaux marchands de mort de par le monde.

Une autre pointure alertait depuis longtemps sur le danger des moustiques. Didier Fontenille avait été en France directeur du Centre National d’Expertise sur les Vecteurs, depuis sa création en 2010 et jusqu’à ce qu’il soit absorbé par l’Agence Nationale de Sécurité Sanitaire (ANSES) en 2015. Le 24 février 2020, il avait été entendu par une Commission d’enquête parlementaire – preuve que les pouvoirs politiques n’étaient pas inconscients du problème – « chargée d’évaluer les recherches, la prévention et les politiques publiques à mener contre la propagation des moustiques Aedes et des maladies vectorielles ». Voici quelques extraits des propos – prononcés après qu’il eût prêté serment – par un des meilleurs spécialistes mondiaux du sujet :

« Chaque année, ce sont des milliers, et même, lors d’épidémies majeures, des centaines de milliers de personnes qui sont touchées en France » ;  

« Jusqu’ici, des pics épidémiques survenaient de temps à autre. Désormais, ils reviennent chaque année. La France métropolitaine ne sera pas épargnée par ces évolutions ;

« Il faut un plan vecteurs en France, sur le modèle de ceux que nous avons connus par le passé contre le cancer ou la maladie d’Alzheimer » ;

« En 2004, l’épidémie de chikungunya qui, venant d’Afrique de l’Est, a d’abord touché Mayotte, puis La Réunion, avant de se répandre dans le monde entier, a été un traumatisme, non seulement pour les habitants des îles de l’océan Indien, mais pour l’opinion française tout entière : on découvrait que des épidémies pouvaient toucher 40 à 60 % de la population dans certains territoires français. D’aucuns ont minimisé les effets de l’épidémie, mais je peux vous dire qu’elle a été terrible. Je ne vais pas polémiquer sur le nombre de morts : il y a eu des morts. À Mayotte et à La Réunion, la moitié de la population a été touchée : c’était inconcevable et aucun modèle mathématique n’aurait pu le prévoir » ;

« Lorsqu’Aedes albopictus est arrivé en France métropolitaine, c’était juste un moustique qui empêchait de boire l’apéritif à dix-huit heures – l’heure où il pique. Au départ, il était seulement désagréable, mais il s’est mis à transmettre les virus de la dengue, du zika et du chikungunya – et il est capable d’en transmettre d’autres » ;

« Or la principale difficulté, c’est désormais la résistance des moustiques. Que ce soit en Guadeloupe, en Martinique ou en Guyane française, les moustiques sont très résistants : il va donc falloir renoncer aux insecticides et trouver des stratégies alternatives » ;

« En France métropolitaine, nous aurons de plus en plus de foyers de dengue et, probablement, dans cinq ou dix ans, de zika et de chikungunya. Et je ne parle que des fameux virus transmis par Aedes albopictus et Aedes aegypti » ;

« À Nice, tout le monde connaît Aedes albopictus parce que les gens ne peuvent plus boire leur apéritif tranquillement tant il y a de moustiques. Dans les régions nouvellement touchées, à Clermont-Ferrand par exemple, où Aedes albopictus est présent, interrogez les gens dans la rue : personne ne connaît ! C’est encore exotique, mais je peux vous garantir que dans deux ou trois ans, ce ne sera plus exotique du tout ! ».

Didier Fontenille rappelait également que la France était un pays plutôt en pointe dans les moyens mis en œuvre pour comprendre et mesurer le problème. Cependant, ce pays ne put rien contre les assauts des moustiques gorgés de Sars-CoV-2 qui décimèrent un cinquième des non-vaccinés sexagénaires et plus au cours de l’hiver 2021-2022.

Jordan était effrayé par ces constats épouvantables, mais peut-être encore plus par l’indifférence qui semblait régner chez ses concitoyens. S’était-on habitué à la mort en raison de la médiatisation du covid ? Comme souvent, on était passé d’un excès à un autre : confinement médicalement inutile et socialement dévastateur au printemps 2020, légèreté ensuite, irresponsabilité désormais. Les responsables politiques faisaient ce qu’ils pouvaient, mais l’opinion n’était plus accessible. Elle ne tenait plus compte des faits et des chiffres. L’information continue et les réseaux sociaux avaient tué la vérité, détruit la raison. Les gens ne voyaient plus que ce qu’ils croyaient. L’émotion et l’indignation régnaient en maîtres, qui se déclenchaient selon le bon vouloir des influenceurs du world wide web.

Quand arriva l’été 2022, que le cap des 12 milliards d’injections de vaccin fut franchi et qu’aucune sixième vague Covid n’apparaissait à l’horizon, chacun se prit à croire que le plus dur était passé. Ce fut le cas en termes de transmission de maladies : on ne pouvait éviter la première, mais on savait mieux prévenir ou soigner les secondes.  

Le problème vint non plus d’un potentiel virus transmis par le moustique au moment où il perforait sa proie, mais de la piqûre elle-même, ou plutôt des piqûres elles-mêmes. Pour une raison encore non expliquée – peut-être un mécanisme de défense face aux insecticides –, une mutation renforça la capacité d’absorption de la femelle moustique. Les entomologistes constatèrent avec effroi que son estomac pouvait contenir deux fois plus de sang que les doses communément admises jusque-là ; alors qu’elle pouvait absorber déjà le double de sa masse (5 mg de sang pour un poids moyen de 2,5 mg), elle était capable désormais de prélever jusqu’à 10 mg. Il semblait même que cette capacité accrue répondait à un besoin croissant : ces femelles avaient besoin de plus de sang pour nourrir leurs œufs que, comble de malheur, elles pondaient en quantités plus grandes, passant d’une moyenne de 300 à 500 après chaque piqûre. 

 Il semble que les mécanismes désormais bien connus de l’évolution et de la sélection naturelle aient joué à plein et en accéléré dans ce phénomène, affirmaient les scientifiques interrogés. Rapidement, les variations génétiques ont procuré à celles qui en bénéficiaient un avantage reproductif incontestable dans l’environnement des années 2020, qui devinrent bientôt les seules représentantes des espèces Aedes Albopictus et Aedes Aegypty. Les 3576 autres espèces et 111 genres de moustiques répertoriés au niveau mondial ne mutèrent pas. Mais chez les deux plus dangereuses, les plus sanguinaires des moustiques s’imposèrent, au détriment des plus paisibles, qui disparaissaient un peu plus chaque année. Comme toujours, the strongest survived…

Ainsi, à partir de l’été 2022, les moustiques tigre et aegypty étaient plus nombreux, piquaient plus, plus souvent, injectaient plus de salive et prenaient plus de sang. Très vite, les conséquences humaines se firent sentir. Les réactions allergiques inflammatoires autrefois modérées – jusque-là personne n’était malade ou blessé à cause des moustiques – prirent une toute autre dimension. 

Il fallut quelques mois pour mesurer le phénomène, qui se manifesta en ordre dispersé sur tous les continents. Début 2023, les choses étaient assez claires : au-delà de 12 piqûres en moins de 2 heures, l’organisme réagissait avec, outre rougeurs, prurits et démangeaisons, de la fièvre et parfois des vomissements. Au-delà de 20 piqûres, les risques de déshydratation étaient forts si l’on n’agissait pas rapidement. Au-delà de 25 piqûres en 7 heures, ce qui pouvait se produire aisément si l’on n’y prenait garde, le décès était probable ; il était dû aux antigènes présents dans la salive de la femelle moustique qui soit envahissaient l’organisme et paralysaient les organes, soit déclenchaient une réaction immunitaire exacerbée, c’est-à-dire une libération de médiateurs vasoactifs, provoquant ce que l’on appelle un choc anaphylactique. Dans ce dernier cas, la pression artérielle chutait ou s’emballait, des troubles digestifs sévères apparaissaient, des œdèmes se formaient au niveau des poumons ou de la gorge ; on mourait par asphyxie ou arrêt du cœur. 

En juin 2023, la banque de données statistiques Our world in data comptabilisa pour la première fois les décès dûs aux piqûres de moustiques, hors transmissions de virus : 2 663 425. Le nombre de personnes ayant dû être hospitalisées s’élevait quant à lui à 6 589 323. Alors que la pandémie Covid-19 semblait enfin sous contrôle (tant que les vaccins parvenaient à s’adapter aux variants qui continuaient à se succéder les uns aux autres), une autre catastrophe sanitaire de masse envahissait la planète. 

Dès que les chaines de télé, relayant ou relayées par les réseaux sociaux, se mirent à exploiter le sujet, la panique gagna la planète. Enfin, pensa Jordan qui se sentait moins seul. D’autant que, à la différence du Sars-CoV-2, le moustique était visible et audible. À la différence du Sars-CoV-2, le moustique traquait l’être humain. Impossible de le nier ou de l’oublier. 

Chacun chercha d’abord à protéger sa maison ou son appartement. Entre 2022 et 2024, la demande de moustiquaires fut multipliée par… 150 000. Bien entendu, les fabricants ne purent pas suivre. Et les États durent créer leurs propres usines de production, avec différents modèles : enroulants, cadres, coulissants, sous forme de stores, de rideaux, de paravents, de barricades… En attendant que l’offre atteigne la demande, on vit des rideaux ou des planches recouvrir l’extérieur des fenêtres, afin de limiter les risques de pénétration d’insectes quand on était obligé d’aérer. On aérait d’ailleurs le moins possible.

À l’intérieur des maisons, les diffuseurs anti-moustiques se généralisèrent, un dans chaque pièce, sous forme de prise électrique ou de sprays rechargeables. D’innombrables entreprises s’engouffrèrent sur ce marché colossal, et il fallut quelques mois pour que le tri s’opère entre les charlatans et les professionnels compétents. Un autre produit vit ses ventes s’envoler : le mini-souffleur. Pour une raison simple : les gens prirent l’habitude de se souffler avant de rentrer chez eux, ou mieux de se faire souffler quand quelqu’un pouvait le faire. On éliminait ainsi les moustiques que l’on charriait avec soi, sur les vêtements, dans les cheveux, sur la peau.

C’est bien sûr en extérieur que le combat fut le plus féroce. On s’était habitué au masque, au voile ou à la burka dans les pays musulmans rigoristes, il fallut s’habituer au grillage. Plus personne ne sortait sans un casque de type joueur d’escrime. En France, la loi de 2010 sur l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public dut être abrogée. Même si le grillage, qui devait être conçu avec un cordage transparent type fil de pêche, permettait de deviner quand on s’approchait les traits de la personne qui le portait, les relations sociales prirent un coup supplémentaire. Des millions de personnes tombèrent dans l’apathie, la tristesse, la dépression. L’autisme, qui se développait déjà de manière fulgurante en raison de l’addiction aux écrans, devint une attitude quasi-normale. Décathlon devint assez vite le numéro un mondial du « masque anti-mosquito », ce qui n’empêcha pas des centaines de fabricants d’apparaître ici ou là, tant la demande était forte. 

Jordan nota un chiffre significatif : au dernier trimestre 2023, les produits anti-moustiques, extérieures et intérieurs, constituèrent à eux seuls 23 % du chiffre d’affaires d’Amazon (595 milliards de $).

Les terrasses de café, ainsi que tous les lieux dehors où des personnes pouvaient être amenées à attendre (parvis, files d’attente, trottoirs passants) furent recouverts de grillage, sans parler des terrasses ou des jardins particuliers, qui eux aussi furent en bonne partie mis sous cloche. 

On ne pouvait plus vivre dehors. Le pique-nique et le bronzage étaient des activités révolues. Même les baignades, dans un lac ou dans la mer, n’étaient plus pratiquées que par quelques acharnés qui bravaient les insectes pour nager, mais quittaient la plage emmitouflés des pieds à la tête sitôt la trempette terminée. Toute promenade en forêt devint une expédition réservée aux plus aguerris ; on ne s’y aventurait pas sans bombe autodéfense et protections renforcées. Les personnes fragiles en étaient exclues.

Des scènes dramatiques se produisaient dès que des événements climatiques chauds et humides (pas seulement des ouragans, mais aussi de simples averses ou orages) frappaient telle ou telle région. De gigantesques essaims de moustiques se formaient alors, qui planaient au-dessus des leurs proies avant de fondre dessus. Le phénomène était apparu en septembre 2020 en Louisiane après le passage de l’ouragan Laura. Les cibles des insectes avaient alors été des buffles, des bœufs et des vaches, tuées par centaines par les milliers de piqûres que reçut chaque animal, qui se retrouva vidé de son sang en quelques minutes. Ces cadavres de bovins s’accumulant sur les charrettes de tracteurs, des fermiers en pleurs devant leurs troupeaux décimés, avaient ému la Louisiane, Jordan, mais pas Facebook et Instagram.

Désormais, les cibles des essaims de moustiques étaient humaines, ce qui changea un peu la donne. Quelques exemples en France : en août 2023, une colonie de vacances pourtant ultra-sécurisée, fut anéantie en Charente-Maritime ; 123 enfants furent tués sous les yeux des moniteurs impuissants, dont les 2/3 périrent également.  Un estivant voisin réfugié dans sa voiture filma la scène : 770 millions de vues sur Youtube.

Le premier week-end de septembre de cette même année, 1282 personnes périrent des suites de l’attaque à la grande braderie de Lille. La manifestation avait été prévue entièrement sous cloche, mais des essaims profitèrent de bandes de grillage mal jointes pour s’engouffrer et se ruer sur les participants, qui même masqués succombèrent aux centaines de piqûres qui les atteignirent ; 3301 autres personnes furent gravement atteintes au même moment. 

Que dire enfin du drame du stade Vélodrome de Marseille, où, lors de la quatrième journée de championnat de foot de Ligue 1, 5674 personnes décédèrent dans une panique indescriptible sous les assauts des centaines de milliers de moustiques qui, dans le stade pourtant complètement fermé, étaient entrés par une canalisation en sous-sol destinée à arroser régulièrement la pelouse. Les yeux exorbités des joueurs et des spectateurs découvrant l’essaim continu, qui semblait ni plus ni moins sortir de terre depuis un coin du terrain, quelques secondes avant que les moustiques repèrent les mets de choix que constituaient ces 25 000 malheureux pris au piège, hanta les nuits non seulement des survivants mais aussi de celles et ceux qui eurent la mauvaise idée de suivre ce match à la télévision.  

Il va sans dire qu’après de tels événements les gens refusaient de sortir de chez eux et de se rendre au travail. C’était ou télétravail ou rien. Le front du refus de se déplacer fut si puissant que les gouvernements ne purent rien faire. On n’emprisonne pas la moitié d’une population. La réalité des échanges, déjà mise à mal par le Covid, diminua encore. Il n’y avait désormais plus que des assistés. 

Le système ne tint pas longtemps. On s’aperçut que la confiance dans les banques centrales, qui rachetaient les dettes des États quasiment sans compter depuis la crise de 2008, ne reposait sur rien. On admettait enfin l’absurdité de la situation : on ne pouvait pas annuler la dette, sans quoi tous les épargnants du monde étaient ruinés, mais on ne pourrait jamais la rembourser. Face à l’évidence, l’économie s’effondra. 1 € et 1 $ ne valaient plus rien. Ce que les marxistes n’étaient pas parvenus à réaliser en 175 ans, le Covid et les moustiques y étaient arrivés en 5 : ils avaient abattu le système capitaliste, le revenu était déconnecté de l’activité économique, il n’y avait même plus de revenu.

Le tourisme disparut en même temps que le travail. Les modes de vies furent bouleversés, la mortalité explosa. Les États étaient ruinés, les économies dévastées, les sociétés peuplées de zombies. Les moustiques avaient pris le pouvoir… 



23 juillet 2021

La loi des séries

 

 Les pins souffraient sous les coups du vent qui soufflait. Le sable et les aiguilles crépitaient contre les vitres. Dans leur maison des Landes, Annie et Jacques regardaient la télévision. Une série. Les séries étaient la douceur inattendue de leur retraite. Une invention dont ils n’auraient jamais soupçonné, 4 ans plus tôt, qu’elle faciliterait des retrouvailles en tête-à-tête, maintenant qu’ils ne travaillaient plus tous les deux, et qu’enfants et petits-enfants vivaient à perpette. 

Non seulement les séries occupaient leurs soirées, mais en plus, par leurs scénarios, leurs personnages, leur tonalité, elles les aidaient à capter l’air du temps et à rester dans le coup. Grâce aux histoires du soir, ils décryptaient les évolutions du monde, du langage, de la mode, et ils se régalaient.

Annie s’entichait des personnages, Jacques des intrigues. Elle aimait les voyous, il se sentait proche des flics. Mais ils préféraient tous les deux quand ce n’était pas manichéen, pas policier.

– Dans la vie, le crime reste une exception, affirmait Jacques. Alors que si on se fie au nombre de polars programmés, on a l’impression que la mort violente est la règle. 

– Le meurtre est une facilité de scénariste, renchérissait Annie. Une histoire est plus crédible quand les différends se règlent comme dans la vraie vie : à coups de bassesses, de vengeance, ou de dépassements et de réconciliations. 

Ils considéraient que les mots étaient des armes plus subtiles que les balles.

Ils pouvaient discuter des heures des mérites comparés des Scandinaves et des Anglais, de la supériorité des Américains sur les Français, et des nuances au sein de ces caractéristiques nationales. Ils étaient si passionnés qu’ils avaient convaincu leurs enfants et leurs amis, élargissant leur communauté d’amateurs éclairés, multipliant d’autant les occasions d’échanges et de partages. Peu s’en fallait qu’ils ne participassent à des forums sur internet.

Ce soir de vent, ils étaient captivés devant leur écran, serrés l’un contre l’autre quand, à 21 h 36, des coups furent frappés contre la porte d’entrée. Ils eurent aussitôt l’impression d’une intrusion, d’une bulle qui se brisait. Annie posa sa tasse. Ils étaient tellement pris par l’épisode en cours, que, même s’ils s’étaient redressés, ils gardaient un œil sur l’écran et tendaient une oreille. 

Les coups redoublèrent. Annie fut la plus prompte à se lever. Elle se dirigea vers la porte. Jacques se leva aussi, et suivit son épouse. Annie ouvrit, Jacques entendit son cri et la vit reculer jusqu’à le toucher. Devant elle, se tenait un homme qui brandissait un revolver. Jacques enserra sa femme.

– Ne bougez pas ! lança l’homme. Et lâchez-là !

Jacques laissa tomber ses bras. 

– Écartez-vous d’elle ! rugit l’homme.

Jacques ne bougea que de quelques centimètres. Et Annie bougea dans le même sens. Ils ne voulaient pas perdre le contact l’un de l’autre.

– Qui êtes-vous ? demanda Jacques. 

– Je suis celui qui vient vous faire passer de la fiction à la réalité.

En pointant son arme, l’homme les obligea à quitter l’entrée pour rejoindre le séjour. Le trio arrivait dans la pièce quand un craquement déchira la forêt. Le temps fut comme suspendu, puis le bruit progressif d’un arbre qui tombe se fit entendre. L’intrus ne put s’empêcher de regarder du côté de la fenêtre. Pendant ce laps, Annie saisit le cendrier en verre sur la console à portée de main et le ramena d’un geste foudroyant sur la tempe de l’inconnu. Comme en écho à la chute de l’arbre, un os craqua et l’homme s’écroula sur le parquet.

Ils s’enlacèrent, regardant l’homme à terre, qui ne bougeait plus.

– Tu crois que je l’ai tué ?

– Peut-être.

– Où est le pistolet ?

– Là.

– Ne le touche pas. Pour les empreintes.

– Bien sûr. On va sécuriser.

Du pied, Annie poussa le pistolet sous l’armoire afin que l’intrus ne puisse pas l’attraper si jamais il se réveillait.

Tandis qu’elle appelait le 17 et le 18, Jacques alla chercher de la ficelle. Ainsi outillés, ils s’approchèrent de l’homme. Il respirait, mais il était replié en chien de fusil et il saignait. 

– Puisqu’il est dans cette position, on va lui attacher un poignet et une cheville. Comme ça, il ne risque pas de nous embêter.

Ainsi fut fait. Ils allèrent à la cuisine se laver les mains, et se passer un peu d’eau sur la figure. 

– Qui ça peut être ?

– Et qu’est-ce qu’il voulait ?

– Il s’y est pris comme un manche.

– Quel nul !

Ils revinrent dans le séjour. Le type ne bougeait pas. Jacques attrapa la bouteille de whisky, deux verres. Il servit et ils retournèrent chacun avec leur verre s’asseoir sur le canapé. Ils eurent le temps de regarder la fin de la série avant l’arrivée des gendarmes. 



16 juillet 2021

Les talents de Simon

 

 La particularité de mon ami Simon était la suivante : il gagnait sa vie en jetant son dévolu sur un boss en mal de reconnaissance pour qui quelques milliers d’euros étaient une peccadille dans son budget global. Ce n’est qu’une fois ferré que le patron s’apercevait que les milliers d’euros revenaient souvent, mais c’était trop tard, il était accroché. 

Simon n’aurait pas eu l’idée de répondre à une offre d’emploi, d’envoyer un CV, ni même d’ailleurs de monter une boîte. Il était d’une légèreté remarquable et son je m’en foutisme relevait du grand art, salutaire en cette période où les gens se prenaient tellement au sérieux. Le plus étonnant est que son caractère et ses intentions étaient à peine cachées, mais que chaque fois pourtant les patrons lui donnaient les clés du camion, créant eux-mêmes leur dépendance.

Il commençait par repérer sa proie. Le gars devait être autonome dans ses décisions et dépassé par les événements. Simon alors se collait à lui au prétexte de s’intéresser à ce qu’il faisait, ce qui n’était pas faux, puisqu’en effet il s’intéressait à l’affaire. Le gars flatté ne se méfiait pas de Simon, qui n’était pas du métier.

Comment manifestait-il son intérêt ? En posant des questions, en proposant de prendre des photos pour un article à venir (il avait quelques accointances avec la presse locale), en se trouvant là où la proie était susceptible de se trouver. Au bout de quelques rencontres, il lançait sa première grenade, anesthésiante :

– Dommage que ce que tu fais ne soit pas plus connu (il vous tutoyait un patron en moins de deux).

– Eh oui…, répondait le type. Les journées n’ont que 24 heures.

Simon attendait la fois suivante pour lancer la deuxième grenade, enfumante :

– T’as pensé à communiquer sur ton business ?

Si le gars répondait non, Simon ressortait un « dommage » ; s’il répondait oui, Simon lâchait :

– À mon avis, on peut faire mieux.

Dans le meilleur des cas, son interlocuteur demandait :

– Tu t’y connais, toi, en communication ? 

– Un peu, répondait Simon. Disons que c’est mon job. Ma passion, surtout.

Si le patron ne réagissait pas, Simon attendait la fois suivante pour dégoupiller la troisième grenade, envoûtante :

– Je peux t’aider si tu veux.

Et, plus ou moins vite, selon le degré de réceptivité de la proie, il déroulait une proposition qui en mettait plein la vue au type, alors persuadé qu’en effet il pouvait faire mieux et changer de dimension. 

– On peut envisager une collaboration ? Comment tu fonctionnes ?

Simon vantait l’avantage de travailler en indépendant, donc de toujours trouver un peu de temps pour bosser sur un truc qui lui plaisait.

– Combien ça me coûterait ? demandait le gars.

– Oh, t’embête pas avec ça, répondait le grand seigneur. On démarre tranquille, et tu vois si ce que je te propose t’apporte quelque chose. Si oui, on conviendra d’un tarif à ce moment-là.

Qu’il dise d’accord ou pas, le gars était lié.

Mais laissez-moi vous donner des exemples pour que vous compreniez mieux les talents de mon ami. 

Il débuta sa carrière à la fin des années 80 avec le patron d’un organisme de formation, aigrefin parmi d’autres, qui avait déposé une raison sociale pour capter les milliards de la formation, qui coulaient alors à flots sans aucun contrôle. Simon, qui possédait aussi le talent de comprendre l’informatique, balbutiante, plus vite que la moyenne, et de savoir se servir d’un appareil photo, prépara pour le formateur opportuniste des affiches, des plaquettes et des mailings en trois coups de cuillère à pot. Il n’eut même pas à acheter les logiciels de PAO, qu’il pirata sur internet. Photoshop, QuarkXpress, InDesign, n’eurent bientôt plus de secrets pour lui et, avec sa dextérité mentale et digitale, il devint vite un infographiste irréprochable. Sur chacun des documents qu’il conçut, il mit en valeur le patron formateur, qu’il prenait en photo plus souvent qu’à son tour. L’ego gonflé du gars lui fit perdre tout discernement et il dit banco pour l’impression de toutes les œuvres de Simon, que ce dernier put ensuite « faire vivre » – il s’agissait de communiquer sur la communication – à son plus grand profit, puisque non seulement il factura du temps supplémentaire, mais qu’en plus il se constitua un book qui l’aiderait à trouver d’autres pigeons.

Le deuxième volatile plumé fut un apparatchik d’EDF, devenu, parce qu’il en fallait un, responsable d’une cellule communication nouvellement créée à la direction interdépartementale. Le rythme de travail et les privilèges étant ce qu’ils étaient à EDF – sans doute un des meilleurs fromages de la République – le type ne foutait rien, si ce n’est qu’il cherchait des « prestataires » pour dépenser son budget. Simon l’avait repéré au club de squash où il se défoulait. Il s’arrangea pour devenir son adversaire, puis son partenaire, puis son ami. Simple comme bonjour. Sincère cependant, Simon considérait que tous les humains étaient pourris ou pourrissables, faibles en tout cas, mais il les aimait bien. Il ne se sentait pas au-dessus des autres ; juste un crocodile parmi d’autres dans le marigot. 

Il persuada la marionnette d'EDF de communiquer sur son activité alors que, en 1990, l’entreprise publique détenait le monopole sur la production et la distribution d’électricité. Jamais l’expression « vendre du sable à un bédouin » ne fut mieux employée. Il factura ses prestations un prix élevé, non seulement parce que les moyens d’EDF étaient énormes, mais aussi parce que le copain squasheur n’y connaissait rien. Il m’expliqua un jour sa conception de la tarification :

– C’est la clé, m’assura-t-il. Comme le mec n’a aucune idée de l’étalon de mesure en la matière, d’autant que ce que tu lui proposes est nouveau, c’est le premier chiffre que tu lui sors qui sera sa référence. Et comme tu le lui annonces après avoir fait le boulot, même s’il trouve ça sévère, il en déduit que c’est le juste prix. Et implicitement que tu es cher parce que tu es bon.

J’ai oublié de signaler que Simon avait une partenaire indispensable à son business : son épouse, Sonia. Secrétaire de rédaction dans un quotidien régional, elle maniait bien la plume et écrivait tous les textes dont Simon avait besoin. Et c’est grâce à elle qu’il pouvait toucher les médias, ce qui faisait toujours son petit effet devant les clients. Il se débrouillait si bien qu’il avait même réussi à obtenir une carte de presse à son nom, avec les avantages sociaux et fiscaux attenants, alors qu’il était aussi journaliste que je suis plombier. Avec son épouse aimante et aimée, ils formaient un tandem redoutable. Car ce qu’ils faisaient, ils le faisaient bien.

Simon ne fut pas long à comprendre que parmi les hommes crédules, incompétents et pleins de fric, les politiques constituaient une cible de choix. Il se mit à suivre un adjoint au maire lors d’une obscure campagne départementale, l’assurant qu’il avait un courage formidable et que ses idées étaient rien moins que géniales. Il s’intronisa photographe – officiel s’il le fallait – ce que l’impétrant n’eut pas le cœur à refuser, trop heureux de se voir doté d’un staff technique tombé du ciel. Simon et Sonia se fendirent même d’une soirée de mise sous enveloppes et d’une autre de collage avec des militants. Ils firent merveille et sympathisèrent avec tout le monde.

Le guignol prit une veste mémorable avec moins de 10 % des voix, ce qui permit à Simon de déclarer :

– Je te fais cadeau des photos et du temps passé. C’est ma contribution à la vie démocratique ! 

– Mais quand même…

– Si tu veux me remercier, présente-moi le maire, j’aimerais bien le connaître.

Là était l’objectif de mon ami : atteindre le roitelet local et lui soutirer des fonds publics ; l’endettement de la ville n’était pas à quelques milliers d’euros près. 

Rendez-vous fut pris. Simon avait emmené Sonia, qui présentait bien et parlait plus policé que lui. Il fallut se fader l’adjoint qui avait joué l’intermédiaire, mais c’était un moindre mal. Assez vite, la conversation roula sur le journal politique du maire, un organe au ton très différent de celui du journal municipal.

– Là, vous comprenez, j’ai un peu plus de latitude, expliqua l’édile. Et il est vrai qu’il serait peut-être intéressant de revoir la maquette. On entre dans l’ère du visuel, n’est-ce pas ?

Dès le lendemain, Simon contactait le brave type qui jusque-là s’occupait de la publication. Il prit grand soin de le flatter et de le ménager, moyennant quoi en un mois il avait pris la direction effective du mensuel tandis que Sonia rewritait les textes envoyés par le maire, qui ne jurait plus que par ce « couple de sympathisants dévoués venus spontanément offrir leurs services ».

Quand le brave type discrètement dépossédé apporta au maire le chèque à signer correspondant à la première facture de Simon et Sonia, c’est à peine si l’élu la remarqua. Les questions financières n’avaient jamais été son problème, la politique était au-dessus de tout ça ; les moyens, il y avait l’intendance pour cela. L’intendance en l’occurrence était un autre obligé du maire, chargé de faire cracher au bassinet les entreprises à qui la collectivité avait attribué des concessions – l’eau, le stationnement, le mobilier urbain, l’éclairage public – sans parler des dizaines de petits entrepreneurs qui participaient aux divers chantiers de bâtiments et travaux publics lancés par la ville. Cela faisait du monde et de l’argent. Donner son obole politique était un passage incontournable lorsqu’on avait chopé ou voulait choper les juteux marchés publics. Si le coût de revient du journal augmentait de 100 % en raison des interventions de Simon et Sonia, on trouvait ces 100 %. Cela restait de toute façon peanuts par rapport aux montants perçus par les sociétés concessionnaires ou bénéficiaires des chantiers.  

Quand, pendant la première décennie 2000, le numérique s’imposa, Simon ne fut pas pris au dépourvu, au contraire. Armé d’appareils dernier cri, il en mettait plein la vue à ses interlocuteurs. Il se dora un peu plus les parties en concevant des sites internet quand ils devinrent incontournables pour toute institution qui se voulait respectable. Il sut montrer la nécessité de constituer des bases de données intelligentes afin de réaliser des opérations marketing ciblées. Sans délaisser « le print » avec lequel il se graissait encore, il proposa en complément des supports audio et vidéo, trop valorisants pour que les individualistes exacerbés qu’il côtoyait pussent y résister.

Une seule fois, Simon alla trop loin. Sa proie du moment était un publicitaire, qu’il avait connu par le maire, dont il n’avait pas tardé à repérer les faiblesses et la gentillesse. Il se démena si bien auprès de cet homme que celui-ci finit par lui céder l’unité numérique de son entreprise, que Simon guignait comme une opportunité à ne pas manquer. À la tête de cette petite boîte de quatre salariés, le patron qu’il n’était pas ne tarda pas à déconner. Investissements peu avisés, mauvaise appréciation du marché, recrutements malencontreux, les dépenses s’envolèrent tandis que les recettes stagnèrent puis s’écroulèrent. Simon n’hésita pas à déposer le bilan ; il avait fait une connerie, il n’allait pas se rendre malade pour si peu. La rigueur, la régularité, la responsabilité n’étaient pas compatibles avec son caractère ; il ne l’avouait pas, mais il en était plus ou moins conscient.

Auprès du publicitaire, qui la trouvait tout de même saumâtre, Simon rétorquait avec aplomb :

– Tu devrais me remercier. Je t’ai débarrassé d’un canard boiteux, et c’est moi qui me suis collé les emmerdements.

Il se refit si bien la cerise qu’il remercia le ciel d’avoir conduit sa régie publicitaire à la faillite en moins de deux ans. L’auteur de son nouveau bonheur fut le président d’une fédération d’agents immobiliers. Le gars était de la région et Simon l’avait en point de mire depuis un moment. Les gens de l’immobilier sont des individus peu scrupuleux qui aiment la monnaie. Ce n’était pas un avantage pour Simon, qui savait qu’il ne pourrait les entuber facilement. Il fallait donc trouver une plus-value à leur apporter, c’est-à-dire à leur vendre.

Il trouva : un événement. 

– Faut que tu réunisses tes gars plus souvent, asséna-t-il au patron de la fédération. Que tu entretiennes l’émulation, que tu leurs donnes l’impression de faire partie d’une famille. Pour le cœur de métier, j’ai rien à vous apprendre, et toi non plus t’as rien à leur apprendre. Par contre, si tu leur apportes la douceur qui manque à ce monde de brutes, alors là t’es le roi du pétrole.

– Et je finance comment ?

– Tu finances pas : c’est eux qui payent leur cadeau ! Ah ah ! 

Simon monta un premier congrès avec le principe suivant : la « participation » demandée couvrait les frais de restauration et d’hébergement, un 5 étoiles à Biarritz qu’il obtint à bon prix hors saison. Le bénéfice était réalisé avec le merchandising vendu tout au long du week-end : objets griffés, photos, vidéos, ouvrages professionnels… Royal, Simon laissait 70 % du bénéfice au président, c’est-à-dire à la Fédération, lui se contentant d’une commission de 30 % sur les ventes. L’objectif du congrès avait été décliné en slogan par Sonia : « Fédérer les agents, multiplier les talents ». C’était clair, efficace. De fait, chaque participant affirma avoir « beaucoup appris », « fait des rencontres formidables », s’être « ressourcé aux bases du métier ».

Le succès du premier raout fut tel qu’on pensa au second. Simon convainquit également le président d’organiser, sur le même principe du participer payeur – participation toujours présentée comme minime par rapport au coût réel – des week-ends pour récompenser les meilleurs vendeurs des agences, des séminaires de formation, une université d’été. 

– Tu dois toujours avoir quelque chose sur le feu, déclarait-il à son client subjugué. Ça montre ton dynamisme, ça focalise l’attention, donc ça évite que tes adhérents t’emmerdent avec d’autres questions.

Simon savait présenter des remarques spontanées comme des sentences issues de solides théories apprises et appliquées. À cet égard, l’immobilier s’avérait un excellent créneau : il y avait là-dedans beaucoup d’argent et peu de cerveau, des ambitieux et des grandes gueules, des machos avides de se mesurer à d’autres à la bière et à la piscine.

Au bout de quelques années toutefois, la magie opéra moins et Simon s’éclipsa. Il savait se retirer à temps, quand l’entourage de son client commençait à le trouver trop puissant ou trop présent. Brut de décoffrage en apparence, c’état un fin psychologue, qui savait jouer des vanités sans sous-estimer les susceptibilités. 

La fédération immobilière lui avait donné une vision nationale et, à 50 ans passés, il voulait continuer à cette échelle. Du moins réussir encore un ou deux bons coups. Après, il se retirerait avec Sonia dans la maison qu’ils venaient d’acheter dans les Landes. Il repéra son futur bienfaiteur lors de triathlons auxquels ils participaient tous les deux. Ceux qui pratiquaient régulièrement ces épreuves finissaient par se connaitre. Au fil des préparations d’avant et des collations d’après-course, Simon sympathisa avec Alexandre, d’autant plus quand celui-ci lui révéla qu’il avait créé un magasin d’articles de sport nature, puis un deuxième, puis un troisième et qu’il en avait désormais 11 sous son égide.

– Ils ont tous la même enseigne ?

– Oui, Aventura. Bon, faudrait que j’harmonise un peu ma communication, mais j’ai jamais le temps ! Ça va tellement vite depuis 4 ans… 

Tout alla très vite dans le cerveau de Simon également. 11 magasins, une communication à harmoniser, un patron dépassé par son succès ? C’était du pain bénit. Il attendit d’être rentré chez lui, pour deux jours après, envoyer un mail au patron d’Aventura :

– J’ai réfléchi à ce que tu m’as dit sur la communication de tes magasins. J’ai peut-être des solutions à te proposer. Je passe dans ton coin vendredi. Je peux t’inviter à déjeuner pour qu’on en parle ?

C’était franc, direct et sympathique. C’était adressé au bon moment à la bonne personne.

– Ok, dit Alexandre à la fin du repas, que Simon avait su mener à bien. On fait un test sur trois magasins. Si comme tu le garantis je récupère ma mise en six mois, on généralise. De toute façon, je veux que chaque directeur ou directrice conserve son autonomie.

Simon aussi le voulait. Il allait pouvoir jouer sur l’émulation entre chaque responsable de point de vente. Il allait axer sa communication autour de 3 axes : la création d’une communauté des « Aventuriers » grâce aux réseaux sociaux, le ciblage de populations particulières, vieux et jeunes notamment, et le parrainage d’un magasin par des personnalités du sport, du bien-être, de l’aventure ou de l’écologie.  

Cela fonctionna. À la fin de l’année, les trois magasins dont s’était occupé Simon avec le mandat de l’Aventurier en chef avaient augmenté leur chiffre d’affaires de respectivement 19, 26 et 34 % entre le 3e et le 6e mois après l’intervention de Simon. Avant même ces résultats, la plupart des responsables d’établissement avaient demandé à bénéficier des services du communicant.

Ce dernier eut même le plaisir de recevoir un jour un appel du directeur marketing de Décathlon.

– Il faudrait qu’on se voie. En toute discrétion, bien sûr.

Simon déclina. Il n’avait pas envie. Les grosses machines, les supérieurs et les collaborateurs, les process à appliquer, très peu pour lui. Il travaillait au feeling, en toute indépendance. Et mine de rien, il était fidèle. Son copain du triathlon lui avait fait confiance, il n’allait pas le trahir en partant à la concurrence.

Il prit de lui-même du recul au bout de 3 ans. Simon avait senti qu’il était jalousé par l’entourage « historique » du patron-fondateur et qu’il était temps de s’en aller. Pour lui, le travail devait être un jeu, agréable et léger.

– Je crois que les trucs sont bien en place, confia-t-il à Alexandre. Tu n’as plus besoin de moi.

– Mais tu m’as dit toi-même que la comm. devait être renouvelée en permanence !  

– C’est vrai. Je te proposerai des idées. Mais pour l’instant ça tourne, j’ai donné les bases à tes responsables de sites. Tu m’appelles quand tu veux.

Il y avait maintenant 17 magasins Aventura et chacun avait une communication offensive et adaptée. Il était temps pour Simon de s’en aller vers de nouvelles… aventures.

J’arrête là le récit des aventures de mon ami Simon, car il en est là. Ainsi, il avait tout appris – l’informatique, la communication, le marketing, l’humour et la psychologie – sur le terrain, à l’instinct. Il y avait des « trous dans sa raquette », peu de hauteur et de vision globale, mais des compétences incontestables, forgées et renforcées par des expériences diverses et variées.

Avec un autre regard sur la condition humaine, Simon aurait monté une boîte et se serait battu pour qu’elle marche. Mais pour lui, la vie était une foutaise. Elle ne méritait pas qu’on la prenne au sérieux. C’était perdu d’avance. L’homme était inamendable, la société injuste par nature. Un comportement trop responsable n’avait donc pas de sens dans un tel cadre. 

Tiens, il m’informe qu’il vient de faire affaire avec le créateur d’une boîte qui fabrique des vidéos promotionnelles pour des entreprises. Il a réussi à introduire Sonia pour les textes, et un de ses beaux-frères comme technicien pour le son. La vie continue.



2 juillet 2021

Titiller le hasard

 

 – Au-delà d’un certain âge, c’est foutu pour les femmes, dit-elle.

– Quelle idée ! rétorqua-t-il. 

– Ne faites pas l’innocent. Vous savez ce que je veux dire. Ne jouez pas au psychologue positif.

– Loin de moi l’idée de jouer à l’innocent ou au psy. Mais permettez-moi d’être convaincu de deux choses : un il n’est jamais trop tard, deux il n’y a pas d’âge pour l’amour. 

– Après 50 ans, une femme n’a plus aucune chance. Osez me dire le contraire !

– J’ose. Sans hésiter. Vous associez, et donc limitez, l’amour à la fertilité. Autrement dit, après la ménopause, point de salut. 

– Disons qu’après ce cap fatidique, certaines choses ne sont plus possibles.

– Pas l’amour en tout cas, et pas la sexualité non plus. Nous sommes au XXIe siècle, Nathalie. Ces trois choses qui étaient liées – la reproduction, la sexualité, l’amour – sont dissociables aujourd’hui. Pas obligatoirement dissociées – un jeune couple avec un bébé associe encore les trois – mais indépendantes l’une de l’autre. On peut aimer sans reproduire, on peut – pardon pour l'affreux mot quand il est utilisé comme un verbe – baiser sans reproduire, on peut aimer sans baiser.

– Et baiser sans aimer…

– Oui, et cela est triste.

– Quand on aime, on a envie de manifester son amour, de baiser comme vous dites. Ce doit être terrible de ne plus pouvoir associer les deux.

– Mais on peut très bien ! Il y a mille façons de faire l’amour. D’autant que la médecine, pour les hommes comme pour les femmes, donne aujourd’hui des possibilités renouvelées d’accomplissement de la sexualité.

– Ce n’est pas pareil…

– Comment ça, pas pareil ? Vous oubliez que nos critères, nos besoins, nos exigences, évoluent avec le temps. 

– On a les désirs de son corps, c’est ça ? Je ne crois pas. C’est beau à entendre, c’est rassurant de se le dire, mais ce n’est pas exact. La plupart des gens ont des désirs qu’ils n’arrivent pas à assouvir.

– Un point pour vous. Il n’empêche que, pour rester sur notre sujet, quand une personne de 65 ans rencontre une personne de 65 ans, ou de 25, et qu’elles se plaisent, elles trouvent les moyens d’accorder, donc de satisfaire, leurs désirs.      

– Vous avez des exemples ?

– Plein. Madeleine Tessi, Grenoble dans les années 80. Militante d’une association humanitaire, 15 ans de solitude après la mort de son mari. À 71 ans, elle sympathise avec un voisin de quartier qui l’invite pour un apéritif, puis pour un dîner, puis pour un week-end. Elle a fini par s’installer chez lui, et croyez-moi, les visages rayonnants de ces deux-là montraient mieux que tous les mots l’harmonie qu’il avaient trouvée.

– Belle exception…  

– Janine Frechinos, 59 ans, a quitté le mari avec qui elle s’ennuyait à Lyon pour partir en Provence. Après deux hivers seule à travailler son miel et ses lavandes, elle rencontre, sur le marché de son patelin, un vendeur de fruits et légumes, plus jeune qu’elle de 10 ans. Ils filent le parfait amour. Ils se sont installés ensemble et ont monté une société de production et commercialisation de produits biologiques qui marche du feu de dieu. 

– C’est toujours l’homme qui vient au secours de la femme ? 

– Oh, que non. C’est de toute façon un secours mutuel. François Loupiot, agriculteur, quitté par sa femme vingt ans plus tôt, se met à prendre des cours de danse à 60 ans après avoir vu un reportage à la télé, dans le but de rencontrer l’âme sœur. Il lui a certes fallu attendre d’être au niveau 3 pour rencontrer Pauline, mais il ne se sont plus lâchés depuis et ils valsent tous les jours l’un avec l’autre. 

– Ça ne fait que trois cas…

– … Solange Beaudrier, 83 ans, affublé d’un mari mal assorti. A rencontré lors d’un dîner 25 ans plus tôt l’homme dont elle rêvait. Elle l’a dit à l’homme, l’a dit à son mari, qu’elle n’a pas quitté, car il accepte cette relation extra-conjugale – un week-end par mois avec son amant – qui embellit sa vie, lui donne l’envie de s’engager dans plusieurs associations et relativise les pesanteurs de sa vie de couple.

– Ok, ok…

– Attendez, une dernière, car elle est plus proche de vous. Catherine, 48 ans, mariée, deux enfants, responsable des ventes dans une grande surface de bricolage. Épuisée par son travail, quittée par son mari trois ans plus tôt, lâchée par ses enfants éloignés… Pas jolie, je précise. Lors d’un séminaire d’entreprise où on lui impose un objectif encore plus difficile à atteindre et une encore plus grande rigueur avec ses équipes, elle craque, dit ce qu’elle a sur le cœur, insulte le manager et quitte la réunion. Dans la semaine qui suit, elle est convoquée à l’entretien préalable puis licenciée pour faute lourde. Après quelques jours d’abattement, elle se rend compte qu’elle ne se sent pas si mal. À la demande de Pôle Emploi, elle participe à une réunion de discussion avec d’autres cadres licenciés. Là, elle rencontre Gérard, viré de son entreprise de téléphonie à cause de son âge, 56 ans. Ils parlent, sont dans un tel état de dépit l’un et l’autre qu’ils ne pensent ni à l’amour ni au sexe. Au fil des séances de discussion, ils s’aperçoivent quand même qu’ils ont du plaisir à parler ensemble, et ils se rendent compte qu’ils ont des points de vue convergents sur pas mal de questions. Eh bien aujourd’hui, ils ont repris ensemble une vieille ferme dans la Creuse, qu’ils ont transformée eux-mêmes en gîtes et chambres d’hôtes. Ils sont heureux comme jamais.  

– Ça ne va peut-être pas durer…

– Que ça dure ou pas n’a aucune importance, Nathalie La recherche de la durée épuise les gens et les choses. C’est la qualité qui compte. D’ailleurs, Catherine, la dernière dont je vous ai parlé, m’a dit un jour : « Même si on se plante, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée dans ma vie ».

– Vous n’exagérez pas un peu, là ?

– Croix de bois croix de fer… Je n’exagère pas, je sous-estime. On sous-estime les capacités de l’amour et les possibilités du corps, cerveau compris.

– Vous auriez un truc pour m’aider à y croire ?

– Plein. D’abord, pensez à ce que nous venons de dire, aux exemples que je vous ai donnés. Ensuite, allez en chercher d’autres, dans les livres, autour de vous, au hasard d’une balade. Voyez les gens qui ont surmonté des malheurs, échappé à des périls. Non pas pour les imiter, au contraire pour voir que chaque vie est unique, imprévisible, pleine de rebondissements.

– Ma vie est banale à pleurer.

– Parce que vous la jugez sur des critères télévisuels, publicitaires, qui vous font croire que l’existence est une partie de rigolade et qu’on peut vivre dans le luxe et les loisirs. Dès que vous êtes dans la comparaison, Nathalie, dès que vous vous évaluez par rapport à quelqu’un d’autre, vous prenez le risque de la souffrance et de la perte de confiance. La vie n’a aucun sens, la malchance ça existe, la chance aussi. La seule attitude que nous pouvons adopter est de marcher tant que nous pouvons, de chercher le beau et le bon, de lancer des bouteilles dans les directions qui nous intéressent, sans pour autant attendre trop des autres. Il n’y a aucun destin, il n’y a que le hasard. Et ça vaut le coup de le titiller. Personne n’écrit nos vies à l’avance. Personne ne sait où vont se produire les collisions, les rencontres, les catastrophes, les maladies, les opportunités… Mais tout est possible, jusqu’au bout.