Littérature
Plus que jamais, nous avons besoin d’histoires. D’histoires à notre portée, accessibles et résonantes. La principale qualité de l'écrivain, paradoxale pour un créateur de fictions, réside dans sa capacité à montrer ce qui est, à débarrasser les faits et les individus des artifices derrière lesquels ils se cachent.
Vous pouvez lire et commenter ces histoires également sur le blog www.desvies.art.
© Pierre-Yves Roubert. Tous droits réservés.
vendredi 17 janvier 2025
Le bateau ivre… de l'Éducation Nationale
(environ 18 minutes de lecture)
Ce fut une expérience bouleversante. Une plongée dans l’absurde, le constat d’un gâchis, l’évidence d’une inadéquation. Cet espace-temps où se mêlèrent le comique et le pathétique, le difficilement faisable et l’impossible, était un lycée.
J’y étais entré dans le cadre d’un remplacement que j’avais accepté, afin de réduire le nombre de mes déplacements professionnels. Me rendre au travail tous les jours au même endroit me paraissait un bon moyen de souffler un peu. Le rectorat me sollicita d’abord pour 10 jours, qui furent prolongés de 20 jours supplémentaires, le prof malade que je remplaçais n’ayant pas repris son service, qui comprenait, en français, 2 classes de Secondes et 2 classes de Premières. Dès la rentrée d’après les vacances solaires, on me proposa d’autres remplacements, que je dus décliner, pour des raisons de santé. Peut-être aussi à cause des considérations ci-dessous.
Un combat déséquilibré
Le lycée, je connaissais un peu. J’avais été élève comme tout le monde, j’avais été parent d’élèves, j’avais été invité en cours d’histoire et de français après la publication de certains de mes livres, j’avais animé des ateliers d’écriture pour une classe. Mon père avait été professeur en lycée, et quelques ami.e.s enseignant.e.s me faisaient part de leurs joies et de leurs peines professionnelles. J’étais moi-même devenu prof, à 50 ans (j’en ai 59), j’avais donné des cours de culture générale dans des masters de droit public et une école d’ingénieurs, je continuais à en donner dans une prépa sciences-po.
L’enseignement me plaisait, surtout il me paraissait important. Plus que jamais. S’il y avait encore un moyen de conserver une humanité, je veux dire des individus avec un cœur et un cerveau, contrebalançant ceux qui avaient déjà basculé dans ce que j’appelle la post-humanité, c’était là que ça se jouait, dans les salles de classes au sein desquelles s’escrimaient des professeur.e.s, qui exerçaient le métier le plus important, et désormais un des plus difficiles du monde.
J’avais été frappé par le livre et le film de François Bégaudeau, Entre les murs, qui montrait avec talent l’énergie phénoménale qu’il fallait pour « tenir » une classe, pas seulement pour intéresser les élèves, mais surtout pour obtenir le silence et la concentration. Ces cours m’avaient fait l’effet d’un combat de boxe, mais un combat dans lequel un des deux protagonistes, le prof, n’a pas le droit de donner le moindre coup. Son seul objectif est d’encaisser sans tomber, d’esquiver, de relancer. Alors les élèves cognent, contre le prof, cognent, contre la matière ou le sujet, cognent, contre le fait de se retrouver en position d’élève. Et chaque heure de nouveaux élèves arrivent, nerveux, susceptibles, moitié lymphatiques moitié hyperactifs.
Bégaudeau, c’était en 2006, donc avant l’addiction aux écrans. Quand moi j’avais été ado, vingt-cinq ans plus tôt, c’était déjà difficile. Alors en 2025, avec toutes les saletés que leur envoyaient TikTok et des influenceurs nuisibles à longueur de journées via leurs écrans contaminés, enseigner, c’était quasi mission impossible.
Car un autre combat se jouait là : entre l’homme et la machine. Entre l’imperfection du prof et la puissance de l’algorithme, entre la recherche des mots et la déferlante des vidéos, entre l’âpre construction de la discussion et la facilité de consultation du smartphone. Le cerveau étant par nature paresseux, ces ados inclinaient tous vers la machine, reléguant l’enseignant à un bruit de fond, un passage obligé, le plus souvent supportable, sauf si on avait la loose et qu’on tombait sur un psychorigide. De toute façon, un prof ne faisait pas le poids et n’avait pas le moindre intérêt aux yeux des drogués aux smartphones.
J’entends déjà ceux qui rétorqueront : « Mais un cours n’est pas un combat, il ne faut pas le voir comme ça ». Ah ah ! Ceux-là confondent éthiques de conviction et de responsabilité, conditionnel et indicatif. Il ne devrait pas être un combat ; mais il l’est. C’est un combat pour faire gagner l’autre, les autres, mais c’est un combat. Si vous ne vous battez pas, c’est que vous avez renoncé à votre mission, et il ne vous reste plus beaucoup de temps à vivre.
« L’enseignement n’est pas un transfert de connaissances »
Le renoncement surgit dans un endroit où je n’aurais pas cru qu’il pût survenir. Cette phrase – « l’enseignement n’est pas un transfert de connaissances » – fut prononcée dans le cadre d’une journée de formation qui rassembla dans un bâtiment dûment estampillé aux trois couleurs de l’État tou.t.es les contractuel.le.s en lettres modernes de l’Académie. Je précise que les deux formatrices, enseignantes titulaires expérimentées encore en fonction, délivrèrent une prestation de qualité, montrant que précisément elles savaient transmettre, aux ados comme aux adultes.
Leur affirmation m’apparut à la fois révolutionnaire – à quoi sert l’école si ce n’est à transmettre des connaissances ? – et juste – l’évolution des cerveaux humains et le développement de l’intelligence artificielle (pour faire simple) montrent qu’en effet la mission de l’école doit être entièrement revue. Mais c’est le lieu et le moment qui me sidérèrent : alors que je constatais, comme tant d’autres, que l’Éducation Nationale allait dans le mur faute de savoir, et/ou de pouvoir (c’est l’objet de cette note), se remettre en cause, deux de ses éminentes représentantes, qui au quotidien s’escrimaient à nourrir les élèves de Ronsard, Voltaire et Rimbaud, quand ce n’était pas Aloysius Bertrand, l’Abbé Prévôt et Ionesco, tenaient des propos en décalage complet avec leurs pratiques. Car, suivant les programmes, en donnant à leurs élèves ces nourritures inadaptées, elle visaient bien à « transférer des connaissances », l’effectivité de ce transfert étant vérifiée tout au long de l’année par des devoirs et des contrôles, avant d’être validée par le bac, outil par excellence de contrôle du transfert des connaissances.
Les autres participant.e.s étaient sans doute plus habitué.e.s que moi à ce qui n’était peut-être qu’un élément supplémentaire de langue de bois, car je fus le seul à questionner l’assertion. On me répondit aimablement : « Il faut cependant être convaincu.e qu’on a quelque chose à leur apporter » ; « On doit apprendre à comprendre ; nous sommes des professeurs de compréhension ». J’étais trop « bleusaille » en lycée et en enseignement du français pour renchérir, mais je ne peux m’empêcher de penser que si on veut aider les élèves à comprendre – et à aller plus loin ensuite – il vaut mieux leur proposer des textes compréhensibles et qui aient du sens pour eux.
« En fait, ce qui est important, c’est l’implicite. L’interprétation ». L’autre formatrice avait ajouté cela pour m’aider à comprendre. L’implicite ? Nous serions donc des transmetteurs d’implicite ? On soumet aux élèves des textes imbitables pour qu’ils déduisent du magma qu’ils représentent pour eux une pensée, une règle, une vérité ? Je me dis alors que, quand Amaury, élève de 1ère STMG, lâcha, tandis que nous suions sur la rencontre de Manon Lescaut et du chevalier Des Grieux, « Monsieur, elle est kilométrée, Manon ! », il avait compris l’implicite.
« D’accord, répondis-je à la seconde formatrice, merci ». J’étais sonné. Ça commençait fort.
Émotions contradictoires
Je me colletai à la réalité de la salle de classe 5 X 18 heures. Outre le considérable travail de préparation que cela me demanda, car je partais de 0, aucune de ces 90 heures ne fut facile, chacune ou presque réservant son lot d’inattendus. Quand j’avais réussi à créer une dynamique, que nous avions travaillé dans des conditions à peu près acceptables, je pensais en traversant le parc dans lequel étaient plantés les 5 bâtiments de l’établissement : quel beau métier ! Ces jeunes méritent d’être aidés. Je crois que je suis à ma place et que je peux le faire.
Et puis l’heure d’après avec une autre classe, ou la fois suivante avec la même classe, l’ambiance changeait du tout au tout : il fallait en permanence sévir pour obtenir un semblant d’attention et/ou de silence, des élèves qui d’habitude participaient étaient fermé.e.s voire hostiles, rien ne les touchait et ne les intéressait. Dans ces cas-là, je marchais en sortant d’un pas lourd avec des pensées sombres : quel métier atroce ! Il est impossible de faire quoi que ce soit avec ces desperados. Rarement, je n’ai ressenti autant d’émotions contradictoires que pendant ces 5 semaines en lycée.
La raison est assez simple : non seulement « les clients » sont difficiles, mais en plus on nage en pleine absurdité. Le prof est aux prises avec des contraintes qu’il ne peut maîtriser, alors qu’on lui demande de maîtriser 30 boules de nerfs aux prises avec les mêmes contraintes. Je ne reviens pas ici sur la calamité que constituent les smartphones, sans doute le premier de tous les maux, j’en ai parlé par ailleurs (voir notamment https://desvies.art/2024/09/20/histoire-du-xxie-siecle-premiere-partie-2000-2024-naissance-de-la-post-humanite-chapitre-1-la-numerisation-du-monde/).
Je voudrais montrer l’absurdité du système sur trois points plus spécifiques à l’Éducation Nationale : les programmes de français, les rythmes scolaires, les règles du lycée.
Des programmes absurdes
Malgré les formatrices, les manuels et les collègues, j’eus beaucoup de mal à comprendre ce qui était attendu des élèves de Premières en fin d’année, qui est, en Français, celle du bac. Les élèves eux-mêmes n’en ont qu’une très vague idée. Il convient déjà de saisir que le programme est divisé en « objets d’études », au sein desquels le professeur doit choisir une « œuvre » qui doit être intégrée dans un « parcours » (plusieurs œuvres de siècles et de genres différents autour d’une même thématique), complété de « lectures commentées » (des extraits d’œuvres) et d’une « lecture cursive » (œuvre d’un siècle différent de l’œuvre étudiée). Relisez la phrase, que j’ai rédigée le plus simplement possible, vous allez vite voir la difficulté. J’ajoute qu’on parle aussi de « corpus », mot dont je connais bien sûr la définition ; mais je ne suis jamais arrivé à comprendre de quoi il s’agissait en l’espèce, et comment il s’intégrait dans (ou entre ?) les objets, les œuvres, les parcours et les lectures. C’est peu glorieux j’en conviens, excusez-moi. Si vous abandonnez la lecture de mon texte ici, je ne vous en voudrai pas.
Ça, c’est le cadre. Je ne vais pas détailler le fond, mais juste vous indiquer le contenu des objets d’études de Français, pour que vous admiriez leur adéquation avec les besoins et aspirations d’un ado de 2025. En Première, les quatre objets d’études sont : La littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle, Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle, La poésie du XIXe au XXIe siècle, Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle. Facile, adapté, cohérent. Ne vous laissez pas abuser par le XXIe qui borne 3 de ces 4 objets d’études, et qui pourrait laisser croire à un effort de modernité dans cet effrayant passéisme, limite nationaliste car exclusivement consacré aux auteurs francophones : s’il y a un siècle qui passe à l’as, faute de temps, c’est bien celui qui concerne les jeunes, sauf à travers quelques auteurs tendance on ne sait pas trop pourquoi, comme Philippe Jaccottet (1925-2021), dont on étudie L’effraie, recueil de poèmes en vers libres, contenant Portovenere, Agrigente, Les eaux et les forêts, subdivisée en I, II, III et IV, et des vers comme « Tu es ici, l’oiseau du vent tournoie » (pardon Philippe, ce n’est pas de vous que je me moque, mais de ce que l’on fait de vos textes, infligés à des élèves dans des conditions où il est impossible qu’ils les apprécient).
Tout bleu que j’étais, une contradiction m’apparut entre l’ambition folle de ce programme et le renoncement à la transmission : s’il ne s’agit plus de transférer des connaissances, pourquoi embêter les Secondes avec Le melon de Saint-Amand (1634) et les Premières avec Le mimosa de Francis Ponge (1952) ?
Le pire est à venir. Malgré la complexité des constructions à élaborer pour faire coïncider objets, parcours, œuvres et lectures (et corpus ?), cela vaudrait le coup d'essayer si l’on essayait de savourer les textes issus de ces croisements. Mais le but n’est pas là. Il ne s’agit pas de prendre plaisir à lire, mais d’analyser, de disséquer, de chercher la petite bête. C’est un peu comme si on proposait aux élèves un gâteau, non pas pour le déguster, mais pour le casser, afin d’essayer de découvrir les ingrédients, leur nature, leur teneur, leurs proportions, leur cuisson. Donc ils goûtent d’abord la farine, ensuite les œufs, ensuite la levure, ensuite le sucre, ils recommencent, doivent varier les combinaisons… Et comme c’est ainsi immangeable, ils vomissent.
Je n’invente rien. À l’oral, le jeune ou la jeunette de 16 ans doit produire l’analyse linéaire d’un texte (ligne par ligne), en spécifiant tous les « procédés » utilisés par l’auteur.e (à qui l’on prête une fois sur deux des intentions qu’il n’avait pas, mais c’est un autre débat). Les ados sont notamment tenus de faire ressortir le paratexte, l’énonciation, la composition, le lexique, la grammaire. Ils ont intérêt à savoir ce qu’est une anaphore, une prolepse, un chiasme et un zeugma, à ne pas oublier de mentionner une assonance et une allitération, à trouver la proposition subordonnée conjonctive circonstancielle de condition qui se cache dans la page. Ils disposent certes d’une demi-heure de préparation et ont vu en cours les deux textes sur lesquels ils sont interrogés (un choisi par l’examinatrice dans la liste présentée, un choisi par eux). Mais il est fort à parier qu’après un pareil traitement ils seront dégoûtés pour longtemps, si ce n’est à jamais, de tout ce qui ressemble à de la littérature.
L’épreuve écrite est un peu moins destructrice. Il y a des petites différences selon les types de Premières, mais elle consistait pour mes ouailles en, au choix, un commentaire de texte (pour lequel on retrouve les mêmes exigences qu’à l’oral) ou une contraction de texte (résumé) suivie d’un essai, ce qui laisse un peu plus place d’une part à l’appréciation d’un écrit dans sa globalité (contraction) et à la réflexion personnelle (essai).
Le plus affligeant est que ces programmes et ces modalités n’ont quasiment pas évolué depuis le temps où j’étais élève de Première, c’est-à-dire il y a 45 ans. Et déjà ils étaient aberrants. Aujourd’hui, alors que la société a tellement changé, ils le sont davantage encore.
Des rythmes absurdes
Je distinguerai ici les cours, les journées, les semaines, l’année.
Cette question de l’absurdité du rythme des cours, elle m’est apparue lors du remplacement, pas quand j’étais élève, parce que je n’avais pas la conscience pour ça, et pas dans mes précédents ou autres enseignements, car mes cours dans le supérieur sont programmés sur des plages de 2, 3 ou 4 heures.
Au lycée en 2024-2025, je réalisai que, comme il fallait bien quinze minutes pour que les élèves oublient un peu l’avant, l’après et l’a-côté – quand on y parvenait – et qu’ils anticipaient souvent la fin du cours cinq ou dix minutes avant l’heure effective – quand ce n’était pas quinze –, à peine avions-nous réussi à entrer dans un sujet, à nous concentrer un peu sur les stances de Rodrigue ou sur l’incipit de L’Éducation sentimentale (les pauvres…), la cloche sonnait et le maigre acquis s’envolait aussitôt, dans un fracas de chaises déplacées, de bousculades, d’interpellations et de consultations de smartphones.
Au cours d’après en maths, en sciences de la vie ou en histoire, le même fractionnement se reproduisait. Les élèves passaient ainsi leur journée à se déplacer de salle en salle, arrivant toujours bourrés d’émotions, d’excitations et d’addictions, si bien qu’ils savaient à peine où ils se trouvaient, se laissant porter par la vague, l’habitude, ou les indications de leur espace numérique de travail. Il est bien sûr très difficile dans ces conditions de retenir quelque chose d’un cours, même l’essentiel.
Avec entre 28 et 32 heures de cours par semaine, ils leur arrivaient d’avoir des journées de 6 ou 7 heures, et donc 6 ou 7 cours différents dans la journée. Loin de moi la volonté de dire que l’on travaille trop dans notre bon pays. Mais pour un jeune de 16 ans, chauffé à blanc par 1200 autres jeunes autour de lui et 1200 stimulations des réseaux diaboliques, c’est trop. Il n’est pas en condition d’assimiler ce qu’il entend, ce qu’il fait. J’ai bien noté qu’il ne fallait pas chercher à lui transmettre des connaissances, mais même s’il ne s’agit que de le faire lire, discuter, écrire, écouter, 30 heures par semaine, c’est trop.
Ce bourrage des jours et des semaines est d’autant plus absurde que les vacances sont trop longues. C’était évident depuis longtemps, mais plusieurs études sérieuses l’ont démontré récemment. 2 semaines à la Toussaint, 2 semaines à Noël, 2 semaines en février, 2 semaines à Pâques, 9 semaines en été : cela fait 17 semaines de vacances. Sans compter 1 de plus liée aux jours fériés. Comme celles de la journée, ces ruptures dans l’année cassent la concentration, compliquent la mémorisation, empêchent la progression.
J’ajoute que, lorsque leurs cours commencent à 8 heures, nombre d’élèves doivent se lever à 6 heures, si ce n’est 5 h 30, pour aller prendre le car de ramassage scolaire. Ils sont ainsi très nombreux en manque de sommeil, ce qui aggrave encore la situation.
Des règles absurdes
Dernière série d’absurdités rencontrées au cours de ces 5 semaines bouleversantes : les règles auxquelles sont soumis, ou non soumis, les élèves.
Comme je ne vis aucun livre au cours des premières séances, je posai la question. J’appris qu’ils avaient tous un manuel, que celui-ci était chez eux, qu’ils ne l’ouvraient jamais et qu’ils ne l’apportaient jamais.
– Il sert à quoi ? demandai-je.
30 voix répondirent gaiement :
– À rien !
Peut-être, me dis-je, sont-ils passés au dématérialisé. Mais je ne vis pas plus d’ordinateurs ou de tablettes sur les tables que de livres (il me semblait que de nombreux Conseils Départementaux fournissaient les élèves de collèges en tablettes, et que les Conseils Régionaux faisaient de même pour les élèves de lycée, mais visiblement ce n’était pas le cas partout). Une collègue à qui je m’ouvris de cette incongruité m’apprit que, à part exceptions, ils étaient ignares en informatique. Parfaitement à l’aise pour récupérer ou transférer une vidéo sur un réseau, ils ne maitrisaient aucun logiciel de bureautique et tapaient sur un clavier azerty comme des petits vieux en situation d’illectronisme.
Ils écrivaient donc sur du papier. Le prof que je remplaçai, me dirent-ils (mon prédécesseur n’avait pas répondu aux messages que je lui avais envoyés pour tenter de me mettre en phase avec son travail), leur avait conseillé d’utiliser un classeur plutôt que des cahiers, mais ne leur avait pas donné de consignes particulières pour organiser ce classeur. Du coup… Si la majorité, me sembla-t-il, avait fait l’effort de trouver un classement à peu près cohérent (cours, méthodo, exercices, ressources…), certains élèves venaient parfois en cours avec quelques feuilles, volantes ou dans une pochette, d’autres venaient sans rien.
Ils comptaient sur les photocopies que donnaient les enseignants, et là aussi je me rendis compte que l’école française n’était pas vraiment à la pointe : le nombre de photocopies distribuées était colossal. En 2024-2025. Moi qui avais quelques scrupules à utiliser la carte qu’on m’avait confiée pour accéder aux photocopieuses (énormes, nombreuses et en parfait état), je voyais des collègues imprimer à tour de bras… des connaissances qu’on avait pourtant renoncer à transférer.
En matière de discipline, on n’était pas à une contradiction près non plus. Au préalable, je rappelle que tout espoir de respect automatique du maître est à bannir, au risque de graves désillusions. Ce temps est révolu, sauf peut-être en primaire, et encore. Dans un combat, il faut s’imposer. Je ne sais pas si l’autorité naturelle existe, mais là aussi, ça ne fonctionne plus guère devant des ados gavés à la dérision (talk-shows), au relativisme (réseaux) et à l’humiliation (Hanouna et autres calamités du même tonneau). Il faut donc frapper, pas fort mais nettement, et vite. Soit dès le premier cours, le deuxième à la rigueur.
Comme je n’étais que remplaçant, j’ai temporisé. C’est-à-dire que j’ai attendu 4 cours pour coller un élève intenable, et que je n’ai enlevé que 10 points à celui que je pris en train de copier sur son iPhone lors de l’évaluation de fin de trimestre. Je payai cher ces faiblesses, et ne parvins jamais à obtenir le silence nécessaire à un travail dans de bonnes conditions, alors que j’y étais toujours arrivé par ailleurs.
Les heures de colle – on dit retenue – sont tout à fait dérisoires, archaïques, j’en suis convaincu. Mais je m’aperçus – grâce au fil de discussion ouvert sur Pronote pour chaque classe – que c’était quasiment la seule arme à disposition des professeur.e.s et la seule arme utilisée (avec un système de gradation, avertissement, 2 heures, 4 heures). Envoyer un élève chez le proviseur ou le conseiller principal d’éducation ne servait à rien (sauf en cas d’acte grave), et cela aurait condamné ces deux professionnels à passer leur temps à recevoir des élèves.
Il faut dire que la pression morale – si tu ne travailles pas tu n’auras pas ton bac – n’a plus l’effet qu’elle pouvait avoir auparavant, si elle en a jamais eu, sur les élèves indisciplinés. D’une part parce qu’ils savent qu’il y a de bonnes chances qu’ils obtiennent leur bac même en ne travaillant pas en cours, d’autre part parce que les plus récalcitrants ne se projettent pas dans l’avenir. Le nihilisme qui a touché toutes les jeunesses de tous les temps existe encore.
La condition qui me parait déterminante pour la discipline des élèves, c’est l’attitude générale de la direction de l’établissement. On voit tout de suite quand on arrive dans un lycée si l’endroit est tenu ou pas : les élèves se lèvent-ils quand l’adulte entre en classe ? Disent-ils bonjour et au revoir ? Se taisent-ils quand on le leur ordonne ? Rectifient-ils leur position ou leur démarche à l’approche d’un enseignant ? On voit à quelques détails si la direction a su imposer un minimum de respect dans l’établissement. On distingue aussi les établissements dans lesquels l’équipe pédagogique est unie, et si un enseignant est soutenu par le conseiller principal d’éducation, la proviseure adjointe et le proviseur quand il rencontre un problème de discipline. Je dirais que cela m’a semblé être plutôt le cas dans mon lycée en fin d’année.
Suggestions (qui déplairont aux syndicats, aux parents, aux médias, aux politiques…)
Il me paraît logique de terminer mon propos en formulant quelques suggestions. Non pas dans un quelconque espoir de prise en compte, bien sûr. Mais par honnêteté intellectuelle, pour la cohérence de la réflexion et le respect des lecteurs.
À partir des quelques éléments de constat rappelés ci-dessus, je proposerais, si j’avais voix au chapitre, les aménagements suivants :
– des cours de 2 heures, un le matin de 9 h 30 à 11 h 30, un l’après-midi de 13 h 30 à 15 h 30 ;
– donc des journées de 4 heures de cours, les lundi, mardi, jeudi et vendredi, de 2 heures le mercredi matin, soit 18 heures de cours par semaine en lycée (option possible de 2 heures supplémentaires le mercredi après-midi) ;
– la suppression de 5 semaines de vacances, en réduisant les petites vacances (Toussaint, Noël, Février, Pâques) et les grandes vacances (été) d’une semaine. On passerait ainsi de 17 semaines à 12 semaines de vacances, soit une moyenne de 1 semaine de vacances par mois. Pour les enseignant.e.s, ces 5 semaines de vacances en moins seraient compensées par une augmentation de salaire ;
– l’interdiction des smartphones au lycée, afin que le temps d’école soit un temps d’échange avec les autres (élèves et enseignants), avec soi-même, avec le silence, qui permette une immersion dans les matières et les programmes étudiés, sans parasitages. À l’entrée de l’établissement, près des portiques, chaque élève bénéficierait d’une mini-consigne, accessible avec sa carte, dans lequel il rangerait son smartphone avant de pénétrer dans l’établissement, le passage dans le portique vérifiant cette absence de smartphone ;
– une refonte complète des programmes de français, impliquant la suppression du théâtre, de la poésie, du roman avant le XIXe siècle, et le remplacement par des études, non linéaires, de textes faisant la part belle à la culture générale et aux questions contemporaines, via la fiction et la non-fiction, en partant de ce que les élèves connaissent pour approfondir et élargir progressivement vers ce qu’ils ne connaissent pas (soit l’inverse de la démarche actuelle) ;
– l’utilisation systématique, à partir de la Seconde, d’un ordinateur portable, avec formation d’une semaine au traitement de texte, au classement, à l’accès aux ressources (les aider à identifier les sources fiables est une urgence absolue). Le wifi en salle de classe serait accessible aux moments choisis par le professeur (les élèves n’ayant pas de smartphones en leur possession, le bluetooth serait inopérant).
Il y aurait beaucoup d’autres choses à revoir, bien sûr. Mais si on adoptait déjà ces six mesures, on donnerait une chance à l’Éducation Nationale de continuer à remplir sa mission fondamentale. Si l’on perdure dans les absurdités actuelles, de plus en plus de personnes – enseignants, élèves et parents – se détourneront d’elle et chercheront ailleurs les moyens de se former et de gagner leur vie. Qui sait si l’on ne verra pas bientôt des entreprises ou des groupes financiers recruter des jeunes dès le plus jeune âge pour les former, moyennant rémunération, aux métiers de demain ? On irait encore plus loin dans le corporatisme, la sélection par l’argent et on risquerait l’embrigadement des enfants.
––––––––––
En plus de ces réflexions, je garderai de mon séjour en absurdie les visages, les voix, les sourires et les gestes d’Ahmad, Érina, Chiara, Elyès, Andréa, Molly et quelques-un.e.s encore. Même si certain.e.s m’ont plus marqué que d’autres – comment pourrait-il en être autrement ? –, je n’ai jamais oublié que tous ces élèves, même les plus difficiles, sont des enfants qui arrivent à l’école avec parfois de lourdes charges, ou au contraire une absence angoissante de repères, et qu’ils méritent chacun notre plus grande attention et nos efforts maximaux. Je garderai pour moi quelques paroles de reconnaissance éperdue, qui m’aident à considérer que je n’ai pas été tout à fait inutile à ces jeunes.
Je pense enfin à celles et ceux qui continuent ce métier impossible, magnifique et indispensable. Il faut les aider en revoyant les programmes, les rythmes et les règles. Nous sommes tous concernés. Une société qui ne parvient pas à éveiller ses jeunes aux réalités du monde et à l’altruisme se prépare un sombre destin.
vendredi 10 janvier 2025
Composition sur les corps
(environ 3 minutes de lecture)
En début d’année passée, je vous avais proposé une Variation sur les cons et une Digression sur les culs. Je complète aujourd’hui avec une Composition sur les corps, écrite dans le même style.
––––––––––
On oppose souvent le corps et l’esprit, à tort selon moi, car le cortex fait partie du corps. Plutôt que de corps et âme, on devrait donc parler de corps-à-corps ; et revoir le corpus.
Tout est corporel, nous le savons bien, de la cornée aux cors-aux-pieds, en passant par les coronaires.
Le corps sain n’est ni corpulent, ni biscornu ; il est cordial. Et raccord, plus ou moins : plus, c’est le corps sage, moins, c’est le corps sot. S’il est incorrect, s’il s’agite à cor et à cri, s’il écorche ses coreligionnaires, le corps ira en correctionnel.
Même grand, il se peut que le corps soit malade ; les organes se corrodent et il devient corrosif. Le corps n’échappe ni aux carences, comme le scorbut, ni au virus, comme le corona, peu sensible aux anticorps. La cortisone et les corticoïdes le soulagent un temps, mais le cornaquent dans la dépendance. Surtout quand le cordage vieillit. Il n’y a que le repos, alors, pour éviter les cormorans ; chut, le corps y dort.
On classe parfois les corps par catégories : le corps est médical, diplomatique, électoral, les corps sont d’armée ou de métiers, et les grands corps de l’État. Sans oublier les corporations, qui souvent s’encordent avec la corruption. Je préfère les individualités : Coralie, Corinne, à la rigueur Corentin. Et je deviendrais fou sans les descendants de Corneille. Mais rien de mieux qu’une Corona avec une choriste sur une corniche de Corinthe.
En Espagne, à Cordoue (Cordoba), on trouve le corazon et les corognes. Au Nord, c’était les corons ; en Cornouailles, le corned-beef. Ailleurs aussi, à Cordouan, dans le Vercors ou dans les Corbières, le corps naît. Et que ce soit en Corrèze, en Corse – Cocorico – ou en Corée, le corps sait.
Les plus agréables des corps, bien sûr, sont les corps beaux, et mieux encore les corps dons. Parmi ceux-ci, il y a le cor de basse et le cor de chasse, le corail et la corolle, ces créations au cordeau. Magnifiques aussi sont les chorégies, quasi égales des coryphées, qui chantent les correspondances entre Dieu et les hommes. Plus prosaïques, mais non moins délicieux, les corn flakes, la chicorée, la coriandre (et les cordons bleus, pour ceux qui aiment). L’homme, certes, craque pour les corps nichons, qui sont ses cornes d’Abondance.
Parfois les corps se battent, pour des histoires de Coran, de corsaires, de score, ou de décor. Ils sont en désaccord, frappent en corner, et c’est la corrida. Certains refusent d’être corvéables, d’entrer dans le cortège. Ils ne veulent pas être corps rompus, ils ne supportent pas les Corléone. Refusant d’être encornés dans un corral, ils se regroupent en corps francs, accordent leurs forces et infligent aux cornards la correction méritée.
Un rien peut désaccorder les corps. Par exemple, la licorne est sympathique, le bicorne moins ; la Corvette est une voiture synonyme de liberté, la cornette de la sœur des Cordeliers en revanche… L’habit ne fait pas le moine, oui, pourtant le corps corrobore. Ou édulcore. Ou incorpore. Quelques incorrigibles ne veulent pas jouer corporate. La pécore picore, le corniaud écornifle… On ne peut les mettre à la corbeille et l’on ne sait comment escorter ces coriaces.
Aurai-je le temps de corriger encore ? Moi qui me suis jeté à corps perdu dans les corrélations, j’en ai agencé des mots, j’ai même battu des records ! Mais quand viendra l’heure de ma mort, il n’y aura pas le quorum à mon enterrement, personne pour crier « encore, encore ». Normal : j’ai disparu dès 30 ans pour m’adonner aux concordances.
Qu’on me trouve un arbre, cornouiller ou autre, et que vienne à l’occasion une guitare ou une cornemuse. Et puis, qu’on me laisse m’accorder à ma manière avec les corps célestes.
vendredi 3 janvier 2025
Flocon magique
(environ 2 minutes de lecture)
La neige commençait à recouvrir la pelouse, les thuyas, le figuier. Comme elle était rare, je ne me lassais pas de la contempler depuis la fenêtre de mon bureau, de plain-pied sur le jardin. Ce moment de la chute arrêtait le temps. Sous la pureté des flocons, les mouvements des hommes devenaient incongrus. La neige en plus étouffait les sons, adoucissait les bruits. Quand elle se mettait à tomber, le monde disparaissait, un autre apparaissait.
À cet instant, la femme que je n'attendais plus a surgi. Et je ne peux m’empêcher de rapprocher les deux phénomènes. En conscience ou pas, elle a profité de la transformation de la nature pour modifier l’état de deux individus. Parce qu’elle venait du portillon qui donne sur la rue, elle est arrivée dans l’encadrement de la fenêtre par la droite. Comme je ne regardais pas l’écran de mon iMac mais la neige, je l’ai vue tout de suite. Du moins j’ai vu d’abord une forme, ensuite une fée, blanches, avant que mon cerveau tire une conclusion sensée de ces éléments.
Elle s’est tournée vers moi. Au milieu du blanc de la neige, du blanc de son bonnet, du blanc des barreaux de la fenêtre, son visage rose et ses yeux bleus se détachaient. Des mèches blondes coulaient devant ses oreilles. Un ange s'était posé devant moi.
C’était une fille que j’avais courtisée sans succès. Cela n’avait pas été facile pour moi, ce n’était jamais venu tout seul, mais jusqu’à peu j’avais réussi à vivre au moins une belle histoire chaque année. Désormais, je traversais un désert sans fin, j’étais devenu invisible. Pourtant, je n’avais jamais cessé de lancer des bouteilles à la mer, c’est-à-dire des mots, des messages, des sourires, des invitations… Parce que j’y croyais. Parce que je me disais qu’un jour ça marcherait. À force. C’était mathématique. Une belle aurait besoin de moi, envie peut-être, et me remarquerait, ou se souviendrait.
Il a fallu 6 ans. 2190 jours, et puis ce jour est arrivé : une femme qui me plaisait a débarqué chez moi.
Elle est restée. Pendant deux ans. Qui sont passés à toute vitesse. Je donnerais ma vie pour ces deux années. Voici ce qu’elle m’a dit lorsque, me levant à son apparition, je suis sorti et que nous nous sommes retrouvés devant la porte d’entrée :
– Il ne me reste plus beaucoup de temps. Si tu es d’accord, je veux terminer ma vie avec un homme bien. Pour une fois. J’ai toujours été attirée par des connards et des mauvais garçons. Je ne sais pas si je le regrette, c’est ainsi. Maintenant, c’est avec toi que je veux être. Tu sauras m’aimer et je crois que je saurai aussi.
Elle m’a rendu heureux, je l’ai rendue heureuse. Elle m’a même répété :
– J’aurais dû être malade plus tôt.
Ce ne sont ni la santé ni la durée qui garantissent le bonheur.