Littérature

Pierre-Yves Roubert - Les mots qui gagnent - Brive

 

Plus que jamais, nous avons besoin d’histoires. D’histoires à notre portée, accessibles et résonantes. La principale qualité de l'écrivain, paradoxale pour un créateur de fictions, réside dans sa capacité à montrer ce qui est, à débarrasser les faits et les individus des artifices derrière lesquels ils se cachent.

 Vous pouvez lire et commenter ces histoires également sur le blog www.desvies.art.

 

© Pierre-Yves Roubert. Tous droits réservés.




6 décembre 2024

 

Les faiblesses du Grand Maître

 

 (environ 20 minutes de lecture)

Ça se passait à Barcelone. La dernière semaine d’août. J’y étais arrivé dans un état second, car je rentrais d’une semaine aux États-Unis, à Boston (Massachusetts) et à Burlington (Vermont), où ma sœur s’était mariée avec l’Américain qu’elle avait rencontré trois ans plus tôt. J’étais repassé par Paris, mais n’étais resté que 24 heures dans mon appartement ; j’étais encore sous le coup du décalage horaire, des flonflons de la fête et des émotions familiales.

Cependant, je me sentis tout de suite dans mon élément en arrivant à l’Amistat Beach Barcelona, mi auberge de jeunesse mi palais des congrès, où se déroulait le XXIe Open Internacional de Sants, auquel je participais enfin. 

– Waouh, le pied ! me dis-je en pénétrant dans la salle gigantesque.

Il y avait de la musique, un bazar infernal, des mecs et des filles de tous les pays ; déjà je reconnaissais quelques confrères et sœurs européennes et on se tombait dans les bras. Avec la mer à portée de tongs, on allait se faire des soirées bière cocktail d’enfer. Ça nous faisait toujours rigoler qu’on prenne les joueurs d’échecs pour des types tristounets.

– Laisse dire, répétait mon pote Lilian. Plus on nous prendra pour des tocards, plus on sera peinards. 

Je retrouvai avec plaisir des Bordelais avec qui j’avais joué en club pendant dix ans, des gars de Clichy avec qui j’avais joué en nationale pendant trois ans, mais c’est avec des Strasbourgeois que je partageais la chambre qu’on nous attribua. Va pour les Strasbourgeois, je ne passerais de toute façon pas beaucoup de temps dans la chambre, et quand j’y serais ce serait pour dormir, eux aussi sans doute. Les filles ? Non, ça se passerait pas dans les chambres pendant la nuit, plutôt sur la plage avant de rentrer, on était quand même là pour une semaine intensive d’échecs, un match par jour (chaque inscrit jouait 7 matchs), une partie pouvant durer jusqu’à 6 heures. Il fallait donc dormir. Et puis la proportion filles garçons était de 1 pour 4, il n’y en aurait donc pas pour tout le monde. Ça restait encore très masculin notre discipline, ce qui pouvait étonner : la supériorité réelle des filles en termes de concentration et de travail aurait dû faire d’elles les maîtresses de ce jeu, d’autant qu’aucune force physique n’était requise.

Des copains, des filles, la passion du même jeu, le bon niveau du tournoi, une ville monde dans laquelle le grain de folie des autochtones transformait n’importe quelle demande en péripétie, la douceur de la mer et de la fin d’été, y’avait-il un endroit où je pouvais me sentir mieux ? La réponse était non.

Dans ce contexte de rêve, tout se passa au poil jusqu’à la dernière journée. C’est-à-dire que, pour couronner le tout, je jouai comme jamais ; je battis quatre types bien mieux classés que moi. Je perdis contre un autre, et arrachai un nul sur une partie que j’aurais dû perdre. Ces bons résultats influèrent sur les appariements pour la dernière ronde. L’appariement est le mode de désignation de l’adversaire, la ronde est le numéro de la partie dans un tournoi (1ère ronde, 2e ronde, 3e ronde…). Les appariements dépendent du niveau et des résultats des joueurs : c’est un algorithme qui se charge désormais de cette tâche, le principe étant que les joueurs rencontrent ceux qui ont le classement le plus proche du leur, sachant que sur ce principe se greffe la prise en compte des résultats du tournoi, ce qui peut vous amener à jouer contre des plus faibles – pour vous offrir une victoire facile en récompense de vos bons résultats – ou au contraire contre des joueurs a priori très supérieurs, mais que vos résultats vous autorisent à challenger, avec un gain de points conséquent dans le classement Elo (la norme de la FIDE, la Fédération internationale des échecs) en cas de victoire ou même de nul.

C’est ce choix que fit pour moi le logiciel et je me retrouvai pour la 7e ronde face à rien moins qu’un GMI, à savoir un Grand Maître International. Oui, Msieurs-dames ! Un GMI fait partie des meilleurs joueurs du monde, avec un classement supérieur à 2500 Elo et des victoires contre d’autres grands maîtres dans des tournois internationaux de premier plan. Le Grand Maître qui m’échut était de nationalité, rigolez pas, russe. Ouais, même si l’Union des Républiques Socialistes et Soviétiques était morte depuis 33 ans, les Russes étaient encore très présents sur la planète échiquéenne. Ce devait être culturel, ou congénital. 

Il ne fallait pas que je me laisse impressionner. Je n’avais jamais joué un grand maître, mais j’avais déjà croisé le bois avec des Ruskoffs. Je devais surtout ne pas penser au titre de celui-là, mais à ce qu’il allait jouer. Une fois que la partie commençait, il n’y avait plus de titre et de classement qui comptaient, mais une parfaite égalité des chances entre deux adversaires qui disposaient du même matériel.

Il était déjà là quand j’arrivai à la table qui nous avait été assignée. Nous nous serrâmes la main selon l’usage. Sans un mot de plus que le bonjour minimum. C’était un type massif, un cou de taureau, une tête rectangulaire, les cheveux très courts. Je ne le connaissais ni de vue ni de nom. En quelques secondes, j’avais déjà remarqué que :

– ma coolitude lui déplaisait ;

– il se disait qu’il n’allait faire qu’une bouchée de ce 2080 arrogant ;

– il souffrait d’un manque de reconnaissance, peut-être dû à son physique peu séduisant ;

– il ne cherchait pas à être sympathique, soit par nature, soit parce qu’il pensait que l’antipathie pouvait déstabiliser l’adversaire que j’étais et donc favoriser sa victoire à lui.  

Bien entendu, il avait procédé à une analyse symétrique à la mienne. Nous, les joueurs d’échecs, sommes habitués à analyser les signes que nous décelons chez notre adversaire. C’est encore plus vrai au poker, que je pratiquais aussi, à moins haute dose.

Les blancs lui échurent, il commença donc. Ok. Nous avons joué les cinq premiers coups assez vite, arrêtant ou redémarrant la pendulette au rythme de notre jeu. Oui, les parties ont une durée limitée, chaque joueur bénéficiant bien sûr du même temps disponible que son adversaire. Là, il s’agissait de parties longues dont la durée était ainsi indiquée : « 2 heures 40 coups 1 heure KO ». Cela signifiait que nous avions 2 heures chacun pour jouer 40 coups. Après quoi, si aucun n’avait gagné, 1 heure supplémentaire nous serait créditée. Si aucun ne parvenait à mettre l’autre échec et mat, c’est-à-dire à prendre son roi, le premier qui aurait épuisé son temps serait « KO » et perdrait la partie.

Au bout de quelques coups, nous avions roqué (interverti le placement du roi et d’une tour afin de protéger le premier et d’ouvrir des espaces de circulation à la seconde), dégagé en partie les diagonales des fous, et sorti nos cavaliers. La situation était assez équilibrée quant au développement de nos pièces, mais, notamment parce qu’il avait les blancs, et donc avait joué le premier, le Grand Maître conservait l’initiative.

Son attitude était toujours aussi désagréable. Sitôt qu’il avait joué, il regardait ailleurs, la salle, les autres joueurs, le plafond, la fenêtre, voulant me montrer qu’il n’avait pas besoin de réfléchir plus que ça pour jouer contre moi. Parfois même, il soupirait, signifiant qu’il s’ennuyait ferme. J’étais plus cool que zen, j’essayais cependant de ne pas me laisser atteindre par l’humiliation qu’il cherchait à m’infliger pour me faire perdre mes nerfs, donc mes capacités. Au contraire, me stimulai-je, s’il recourt à ce stratagème, s’il a besoin de simuler la facilité, c’est qu’il n’est pas si sûr de lui. 

Il m’attaqua pour de bon à son douzième coup, plaçant un de ses cavaliers en e5 alors que l’autre campait en e4. Qu’est-ce qu’il fabriquait ? Pourquoi mettait-il sa pièce en danger ? Il avait une stratégie, c’était certain, ou alors une séquence de partie passée dans sa mémoire, qu’il réactivait là. Les joueurs d’échecs expérimentés, nous sommes des répertoires contenant des milliers de parties jouées, lues, analysées, décortiquées, rejouées, auxquels nous comparons sans cesse les situations auxquelles nous sommes confrontés, pour en déduire une évolution possible et donc le meilleur coup à jouer. Quand nous opérons ces rapprochements de manière inconsciente, nous sommes comme un algorithme, mais moins bons que lui ; quand nous corrélons en conscience et allons chercher des repères insoupçonnés, nous sommes meilleurs que lui. Même si l’on sait que la machine peut battre l’homme. Et qu’elle le bat désarmais systématiquement.

Mon cerveau fonctionnait à plein. Je pris un bon quart d’heure pour évaluer les différentes options qui se présentaient à moi, et surtout leurs conséquences. Je pouvais aussi ne pas réagir, et prendre moi l’initiative. Mais ne pas tenir compte de son dernier coup, face à un type de ce niveau, c’était suicidaire. 

Mon côté droit était assez fermé avec seul mon fou blanc en b7 maîtrisant sa diagonale, sur laquelle se situait son premier cavalier, qui était défendu. J’étais plus découvert à gauche, ce qui était normal, puisque nous avions commencé à nous déployer et que deux pions de chaque côté avaient été pris. J’hésitais. Si je réagissais avec mon cavalier, celui-ci allait se retrouver sur un bord, et comme dit l’adage : « cavalier au bord cavalier mort ». 

Finalement, je me contentai d’un déplacement court de dame, que j’amenai en e7. Il répliqua vite par son fou blanc en d3. Et juste après, il me donna un coup de pied dans le tibia ! Il leva aussitôt la main droite, grommelant un « sorry ». Puis il reprit sa contemplation du plafond. Bien entendu, ce fils de pute l’avait fait exprès. Il voulait me déstabiliser. Spontanément, je souris, étouffai même un petit rire, et je sus aussitôt que c’est moi qui, psychologiquement, marquais le point.

Après quelques minutes de réflexion, j’amenai un pion en c5, menaçant son fou noir en d4. Comme je l’escomptais, puisqu’il était agacé, il se lança dans la bagarre : il prit mon pion. Je pris son fou. Il prit mon cheval. Je lui pris un pion. 4 morts. Ce qui n’est pas un mal aux échecs : on ne peut accéder au roi adverse sans nettoyer le terrain.

Il abaissa son regard de bœuf sur le plateau et prit un peu plus de temps que d’habitude avant de procéder au mouvement suivant. Finalement, il amena un de ses cavaliers en g6, position agressive que je ne pouvais pas laisser perdurer, mais téméraire me sembla-t-il, car ses autres pièces ne pouvaient guère soutenir cette attaque. Du moins pris-je le temps de vérifier cette analyse, peut-être trop évidente pour être juste, avant de jouer le coup suivant.

Je déplaçai ma tour en f8. Elle avait du champ jusqu’en f3, occupé par son fou blanc. Une nouvelle ligne s’ouvrait, et c’est moi cette fois qui le menaçais. Et en effet, c’est à ce moment que la partie bascula. Pourtant, il me mit en échec avec son cavalier. Mais ça ne rimait pas à grand-chose, puisque je pouvais déplacer mon roi sans problème et que je n’allais pas avoir de mal à repousser son cheval isolé. Cette menace gratuite sur le roi était-elle encore un élément de la guerre psychologique dans laquelle voulait m’entraîner le Grand Maître ? Dans ce cas, il se faisait la guerre à lui-même.

Plutôt que de déplacer ma tour pour évincer son cheval, je fis glisser mon fou en f3 pour prendre le sien. Il ne pouvait me reprendre avec sa reine puisque ma tour défendait la position. Son visage prit 5 ans en 5 secondes. Je l’entendais fulminer intérieurement : « T’es con ou quoi ? » J’étais peut-être con, mais j’allais me payer ce type, qui n’était pas à la hauteur de son titre. 

Je vis la première goutte de sueur perler le long de sa tempe droite et je savais qu’elle n’était pas due à la chaleur. Il commençait à en baver. Il m’avait pris pour un touriste et il se trouvait face à un joueur qui le valait. Je perturbais sa défense et il devait réagir à cet endroit, alors que son cavalier était mal embarqué seul à l’avant.

Il prit le temps cette fois, la tête penchée au plus près du plateau, son front à la limite de toucher les pièces. Soudain il se redressa et me fixa. Une attitude proscrite aux échecs : regarder l’autre dans les yeux plus de quelques secondes était considéré comme une tentative déloyale d’intimidation. Le regard de cet Igor était effrayant. On le sentait prêt à tout, notamment à me sauter à la gorge pour écraser mon larynx entre ses doigts.

Pourtant j’éprouvai plus de peine que de peur devant ce visage, car c’est lui qui semblait effrayé. J’avais envie de lui dire : « Eh mec, relax. C’est une partie d’échecs. T’es mal emmanché pour gagner, mais ce n’est pas perdu ; et même si tu perds, ça fait partie de l’ordre des choses quand on joue un match avec un gagnant et un perdant. Reprends-toi, joue au mieux, et que le meilleur gagne ». Mais je m’abstins. Car il aurait pu se plaindre de mes propos auprès des contrôleurs, ce qui aurait été le comble.

Je détournai les yeux pour ne pas alimenter sa haine. Je ne sais pas ce qu’il pensa et regarda ensuite, mais cela dura. Après quoi, il choisit le carnage. Il prit mon fou. Avec sa reine ! « T’es sûr, mec ? ». J’avais en tête la position des pièces sur le plateau, je ne voyais pas la logique. Je cherchai dans ma mémoire quelques exemples de sacrifice de reine. Il y avait bien le bijou d’Edward Lasker face à Alan Thomas en 1912, mais, si le matériel était comparable, la configuration était différente, ça se passait à l’offensive, dans le camp des noirs, pas en défense dans celui des blancs. Non, je ne voyais pas ce qu’Igor fabriquait.

J’éliminai sa reine avec ma tour. Il abattit ma tour avec un de ses cavaliers. En déplaçant ma reine d’une case, je menaçai son autre cavalier, isolé. Il recula en e5. J’avançai un pion en d6, harcelant le malheureux cheval. Malheureux car celui-ci était condamné, toutes les cases où il pouvait se replier étaient accessibles pour moi. Il le vit, bien sûr, choisit de mourir en c6, ou au moins il me mangeait un pion. Mon fou blanc se chargea de la besogne. 

La vue se dégageait. Malheureusement pour lui, je vis vite ce que j’allais faire et comment j’allais le faire. Il lui restait un fou et deux tours. Mais ses tours étaient mal dégagées, donc peu mobiles. J’allais attaquer celle de gauche, la plus mal positionnée. En anticipant ses mouvements de défense – il pouvait bien sûr déjouer mes prédictions –, je pouvais l’abattre en trois coups. Il m’en fallut cinq, mais j’y parvins. Dès lors, il ne lui restait plus qu’un fou, une tour, trois pions et le roi. J’avais tout ça plus une reine, un cavalier, une deuxième tour. Sa situation était donc désespérée. Sauf si je perdais subitement mes facultés, j’allais remporter cette partie.

C’est alors que l’impensable se produisit. Impensable car cela ne se faisait pas aux échecs. Celui qui commettait un tel acte se grillait à coup sûr des grandes compétitions organisées sous l’égide la FIDE. Que se passa-t-il donc dans la tête d’Igor le Grand Maître pour qu’il ouvre l’énorme paume de sa main droite, écarte et lève son bras tout aussi énorme avant de le ramener sur la table qu’il balaya comme un typhon un port des Caraïbes, envoyant valdinguer la pendule, le plateau et les pièces là où l’apesanteur les conduirait. Un fou percuta la tempe de la joueuse de l’autre côté de l’allée, des pions atterrirent sur d’autres échiquiers cinq mètres plus loin, on retrouva le roi blanc, le suicidé en quelque sorte, dans la poche extérieure de la veste d’un joueur colombien, qui s’empressa de dire qu’il n’avait ni triché ni volé. Il y eut donc des cris et de la confusion.

 

J’étais si médusé que j’étais resté assis, même si je n’avais plus qu’une table vide devant moi. Igor, cramoisi, s’était levé, renversant sa chaise. Il se dirigeait vers la sortie. Deux contrôleurs m’entourèrent :

– What happened ?

J’écartai les mains en signe d’impuissance. Mais ils insistèrent et je dus donner des détails. J’eus l’impression qu’on me suspectait. Merde alors ! Et Igor ? L’avait-on rattrapé ? L’interrogeait-on ?

Je ne le vis pas dans la salle de l’organisation, séparée de la salle de jeux par une simple cloison vitrée, où l’on me conduisit pour prendre ma déposition. On me demanda de consigner l’incident par écrit, ce que je tenais à faire, au cas où l’on me volerait la victoire. Je demandai si les deux reporters cameramen qui parcouraient la salle en permanence avaient pu capter le moment.  

– Will see, me répondait-on sans se mouiller.

Je retournai dans la salle ensuite, désemparé d’un côté, content de l’autre, car, même si cela ne s’était pas passé comme cela aurait dû, j’avais battu un Grand Maître. Ce n’était pas rien ! Pour ma confiance, pour mon image, pour mon classement, pour la suite dans ce tournoi. 

Encore une précision technique à ce propos. Le classement final était établi suivant le nombre de points gagnés : 1 pour une victoire, 0,5 pour un nul, 0 pour une défaite. Bien entendu, si l’on se contentait de cela il y aurait de nombreux joueurs à égalité. C’est pourquoi trois systèmes de départage des ex-aequo étaient prévus : on tenait compte du niveau des adversaires rencontrés, donc de la difficulté des victoires, du classement Elo, et si besoin était de la performance, c’est-à-dire des combinaisons utilisées au cours des parties du tournoi.

Beaucoup de joueurs me dévisagèrent. Eh, oh, je n’y étais pour rien ! La plupart des matchs étaient loin d’être finis, tous mes potes étaient encore attablés. En temps normal, je serais resté à regarder leurs parties, ou celles de joueurs dont je cherchais à connaître le style en vue d’éventuelles rencontres à venir. Mais le coup de sang d’Igor m’avait donné envie de prendre l’air. Fin août, à deux pas de la Méditerranée, ma destination était toute trouvée.

Je passai à la chambre enfiler un maillot, prendre une serviette, une casquette, des lunettes et un polar. On était au cœur de l’après-midi, mais la chaleur était supportable. Elle devait atteindre à peine 30 degrés, que la brise maritime atténuait. Voitures et piétons se mélangeaient dans un bazar estival et espagnol. Je longeai le front de mer sur une centaine de mètres pour rejoindre l’ouverture aménagée pour accéder à la plage. Quand j’y arrivai, j’enlevai mes tongs.

Je grimpai la dune. Avant de basculer sur la mer, je contemplai la baie et une partie de Barcelone. La plage était garnie mais pas bondée. Le gros des vacances était passé, l’école avait dû reprendre en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas. Je descendis, évitant le tapis central pour m’enfoncer dans le sable. 

––––––––––

Je pris à gauche en arrivant sur la plage. Je longeai une paillote qui se trouvait là quand je le vis. Lui. Igor. Assis à une table sous un des parasols de ce bar d’été, un verre, vide, devant lui. Il me vit. Ne bougea pas. Il était en bermuda, avec des chaussures de ville sans chaussettes, et il avait gardé la même chemise, dont il avait remonté les manches et défait les boutons. Son ventre était impressionnant. D’énormes lunettes de soleil barraient son visage.  

Sans l’avoir voulu, je me rendis compte que j’avais bifurqué et que je me dirigeais droit sur lui. Je pénétrai sur le plancher de la terrasse sans passer par l’intérieur du bar. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais faire et de ce que je voulais. Ma démarche était instinctive. 

Je m’assis en face de lui. Nous nous regardâmes. J’avais moi aussi des lunettes de soleil. Il n’avait pas l’air plus sympathique, mais plus fatigué. Plus détendu aussi. Le serveur arriva. Je vis les traces de mousse sur le verre d’Igor et commandai « Dos cervezas ». 

Igor prit son paquet de cigarettes, en sortit une qu’il se planta dans le bec, et poussa le paquet devant moi. Je ne pouvais pas refuser, il ne fallait pas refuser. J’en pris une. Après avoir allumé la sienne, il me tendit le briquet. Nos mains se frôlèrent. 

Alors, à l’instinct encore, je posai la question qui convenait :

– What happened ?  

Et alors Igor me raconta son histoire. Pas d’un coup. Il commença par :

– Excuse me.

– Ok, répondis-je en effaçant symboliquement l’épisode d’un signe de main.

Je pardonnais mais je voulais comprendre :

– What was the problem ?

Il me regarda. Je ne voyais pas ses yeux, mais sa bouche se tordit.

– Many problems, répondit-il.

Et petit à petit, en nous aidant de l’anglais, du français, du russe, et même de l’espagnol, Igor m’expliqua ses problèmes. 

D’abord, il s’appelait Vassily. Il était né en 1961 dans un village de l’Oural. Dans sa famille paysanne et pauvre, les échecs étaient le jeu le plus accessible. Vasssily jouait avec son père et son grand-père. Sa mère et sa sœur ne jouaient pas. Il faut dire que depuis la Révolution communiste de 1917, les échecs étaient devenus sport national. Le régime ouvrit des écoles, organisa des tournois, finança les joueurs les plus prometteurs. Et en 1948, Mickaïl Botvinnik devint champion du monde, inaugurant la suprématie soviétique pendant toute la guerre froide, interrompue pendant seulement quatre ans par Bobby Fischer. 

Les soviétiques pensaient que les échecs étaient un excellent outil, à la fois pour discipliner la population et pour montrer la puissance intellectuelle de l’U.R.S.S. Les règles en elles-mêmes, le mouvement des pièces, l’incertitude de chaque partie, la nécessité d’abattre le roi, reflétaient la dialectique marxiste sur laquelle ils tentaient de justifier leur système.

 – You understand ?

Yes, Vassily, je comprends. Sa carrière commença quand, un jour après la classe, l’instituteur lui proposa une partie. Vassily battit l’instituteur. Ils remirent ça trois jours plus tard, et l’instituteur perdit de nouveau. Celui-ci, bien entendu membre du Parti, alerta le chef de cellule en affirmant qu’il tenait un jeune de 10 ans qui pourrait faire honneur à la région si on l’entrainait un peu. Vassily fut envoyé chaque week-end à l’Académie régionale des échecs, dans la ville de Perm.

Là, il perfectionna ses talents et devint un bon joueur. Il disputa ses premiers tournois et en effet fit honneur à la région. Tout étant lié sous le régime communiste : ses bons résultats lui permirent d’intégrer une école d’ingénieurs à Moscou, d’un niveau un peu trop élevé pour lui. Mais il s’accrocha, pour mériter l’honneur qu’on lui accordait, et parce qu’il découvrait dans la capitale une liberté qui lui était inconnue dans sa région d’origine. 

Pour la même raison échiquéenne, il obtint son diplôme au bout de quatre ans. Il sortit une première fois de son pays pour disputer un tournoi en Allemagne, une seconde fois pour un tournoi en Italie.

– Tu te rends compte ? me dit-il en anglo-russe. L’Allemagne et l’Italie, deux pays détestés par les Russes.

C’était en 1984 et 1986. Dûment chaperonné par ses « éducateurs », il découvrit la société occidentale des années 80, qui ne lui parut pas du tout détestable. En même temps, il se sentait très fier de représenter la Russie.

Il se maria en 1988. Il travaillait dans une centrale électrique, hydraulique, pas nucléaire. Son fils naquit en 1990. Il avait donc mon âge.

– 1991, tu sais fin URSS. Très mauvais pour échecs. Écoles ont fermé, clubs devient pauvres, journaux spécial disparaissent. Et nous plus payés pour tournoi, même quand gagne.

– Comment es-tu devenu Grand Maitre, alors ? 

– Je raconte à toi. 

Avant que Poutine n’impose une nouvelle dictature et de nouvelles misères, il y eut une dizaine d’années un peu folles en Russie, entre 1991 et 2000, au cours desquelles il n’y avait ni barrières ni filets, ou s’il y en avait ils ne fonctionnaient plus. 

– C’était bordel.

Dans ce bordel, Vassily se mit en cheville avec quelques copains des échecs et ils montèrent une nouvelle fédération, sans renier les acquis du temps du communisme, mais en relookant la devanture pour coller à la nouvelle ère post-révolutionnaire. L’entreprise réussit, en bonne partie parce qu’il y avait dans l’entourage de Boris Eltsine, patron de la Fédération de Russie de 1991 à 1999, un ami d’un des responsables de la Fédé. Comme Eltsine, à la différence de ses prédécesseurs, n’entendait rien aux échecs et avait d’autres chats à fouetter, ils firent à peu près ce qu’ils voulaient.   

C’est-à-dire qu’ils participèrent à des tournois à l’étranger. Parce qu’ils avaient soif, de connaissance plus que de reconnaissance à ce moment-là. Ce système profita à l’élite des échecs russes déjà en place, qui apprit beaucoup en se mesurant plus souvent qu’avant à d’autres bons joueurs de la planète. Mais l’entretien du vivier de base, la détection des talents, la formation, tout cela partit à volo.

– Tout désorganisé. On essayé. Mais pas possible. C’est vrai aussi qu’on pensait trop à voyages…

Avouant cela en liquidant sa deuxième bière, Vassily consentait à une forme d’autocritique. 

– Mais punition arrive bientôt. En 2001, je Grand Maitre International. 30 ans, moi content. Pourtant, là tout va merde.

Sa femme, lassée de ses voyages où il ne l’emmenait jamais, le quitta pour s’installer avec un de leurs amis communs. Son fils, qui n’avait jamais aimé les échecs et ne jurait que par les jeux vidéo qu’il trouvait sur le nouveau réseau internet, prit le parti de sa mère. En 2009, Vassily fut licencié de sa centrale pour « manque de rigueur professionnelle et mise en danger de la vie d’autrui ». Il voulait bien reconnaître ne pas être toujours très motivé au travail, avoir oublié un soir de fermer une vanne de sécurité, il trouvait quand même ça sévère, surtout vu le comportement de ses compatriotes.

C’était ainsi en Russie, de tous temps, on n’échappait pas aux oukazes. Dès lors, il erra de boulot en boulot, de femme en femme, de bar en bar, et surtout de solitude en solitude. Son seul point de stabilité ? Sa seule réussite ? Les échecs. Et pourtant, là aussi, il commençait à prendre l’eau. Il n’avait pas gagné un tournoi majeur depuis 10 ans, il n’était plus jamais invité, il devait s’inscrire comme un vulgaire junior de deuxième zone pour participer aux Open, comme celui de Barcelone où nous nous trouvions en ce moment.

Le pire était qu’il se sentait dépassé par ses jeunes adversaires. Être un homme russe n’était plus un avantage aujourd’hui. C’était folklorique, respectable dans le meilleur des cas, mais ça ne faisait pas particulièrement peur, aux échecs tout au moins. Les Russes étaient encore les plus nombreux dans le Top 100, pas dans le Top 10. Mais les bons joueurs russes avaient la moitié de son âge.

– J’ai vu tu allais gagner. Alors moi colère. Pas bien.

Je comprenais. Ses derniers résultats, en dents de scie, pouvaient lui valoir la perte de son titre, même si celui-ci était en principe acquis à vie. Mais s’il descendait à moins de 2500 Elo, il n’aurait plus aucun crédit et se ridiculiserait en se targuant d’être un Grand Maître International. On pouvait donc concevoir, s’il était en mal de reconnaissance dans sa vie professionnelle et sa vie personnelle, qu’il voyait ça comme une chute irrémédiable, voire fatale.

– Tu sais problèmes nous ? ajouta-t-il. Nous vieux Russes, on boit trop et on trop mélancoliques. Envie pleurer souvent.

Telle fut la confession de Vassily cette après-midi-là, sous le parasol d’un bar en bordure d’une plage de Barcelone sonorisée par les cris lointains des enfants qui s’éclaboussaient dans les vagues.

Malgré tout, je m’étonnai de son geste.

– Pourquoi, si tu ne voulais pas continuer la partie, ne pas reconnaître ta défaite et me serrer la main comme on fait d’habitude ? Ou continuer encore un peu ? Tu pouvais peut-être arracher le nul… 

– Je sais pas. Tu énervais moi. Et puis honneur. Maitre Russe doit pas perdre comme ça, pas jouer si mal.

Je faillis lui demander pourquoi justement il avait joué si mal, mais je me retins. Ce n’était pas la peine d’en rajouter dans sa dévalorisation.

– Et maintenant ?

– Maintenant… J’ai peur sanction pour moi. Mon titre.

– Ils ne peuvent pas t’enlever le titre de GMI, c’est à vie. 

– Pas sûr. Regarde règlement. 

Il sortit son iphone, toucha et déroula, puis me le tendit. 

– 67c regarde.

Je lus sur son écran l’article 67c du règlement général de la FIDE, qui stipulait en anglais : « Un manquement caractérisé à l’éthique des échecs et au respect de l’adversaire est susceptible de sanctions et de remise en cause des titres obtenus sous notre autorité ».

En effet, c’était pas bon pour lui. Alors je sus ce qu’il fallait faire. Je me levai.

– Viens ! 

– Where ?

– À la salle.

– J’irai ce soir pour excuse, après ronde, pas maintenant. 

– Ce sera trop tard. On y va toi et moi ensemble, maintenant. Allez !

Pour finir de le convaincre, je posai mon avant-dernier billet de 20 € sur la table et me dirigeai vers la sortie. Cette fois il me suivit.

– Je dois préparer parole moi.

– Laisse-moi parler. Il vaut mieux que ce soit moi.

– Mais…

Il peina à me suivre mais nous fûmes en dix minutes au centre de commandement. Tous les yeux se tournèrent vers nous quand nous entrâmes. Vassily regardait ses pieds. Dans cet open space, un des bureaux était occupé par le directeur du tournoi. L’homme était entouré de deux des contrôleurs, cela tombait bien. Je m’avançai vers eux, tirant discrètement Vassily par le manche.

– Nous venons nous excuser, dis-je en anglais.

Les types me fixèrent, puis fixèrent Vassily, puis revinrent à moi.

– Vous avez à vous excuser, vous aussi ? demanda le directeur.

– Oui. J’ai énervé mon adversaire avec un comportement désinvolte et ironique.

– Désinvolte et ironique ?… répéta un des contrôleurs.

– Oui. Des sourires en coin, un air de m’en foutre, de me moquer de ce que jouait mon adversaire…

– C’était volontaire ? demanda le directeur.

– Non, mais c’est un fait. Je m’en suis rendu compte après le match. Et nous venons de nous expliquer, lui et moi. 

Ils se tournèrent vers Vassily.

– Vous confirmez ce que dit votre adversaire ?

Il n’était pas un grand communicant, je crus qu’il allait s’effondrer. Mais il finit par baragouiner :

– Oui, confirmé.

Ils nous regardèrent, dubitatifs. 

– Il faudra nous mettre ça par écrit. Et il y aura de toute façon des sanctions. On ne peut pas accepter un acte comme celui de cette après-midi.

– Nous en sommes conscients.

– Ce tournoi est terminé pour Monsieur Vassalev, qui sera disqualifié. Vous risquez de l’être également si vous reconnaissez avoir une part de responsabilité dans le geste de votre adversaire.

– Ça me paraît logique. Excusez-nous encore. Je vais travailler à avoir l’air moins désinvolte, et moins ironique.

Là, Vassily fut à la hauteur.

– Moi dois travailler nerfs. Trop pression. Excuse beaucoup.

On nous dévisagea encore plus quand nous sortîmes que quand nous étions entrés. 

Quand nous fûmes dans un couloir à l’abri des regards, Vassily saisit mon bras et passa ses bras autour de moi. Une accolade d’ours. Il me parla russe, je me mis à tousser car j’étouffais. Quand il relâcha son étreinte et que je pus voir son visage, il était en larmes. Il mit sa main devant son visage pour se cacher.

– Tu as raison, dis-je alors en souriant. Les Russes, vous pleurez trop facilement.

Il voulut partir le soir-même, tandis que je voulais rester jusqu’à la fin du tournoi pour être avec les potes.

Il repéra un train pour Madrid, d’où il prendrait un avion pour Moscou. Il avait un billet pour le lendemain, il tâcherait d’avancer son départ de vingt-quatre heures.

Je décidai de l’accompagner à la gare de Barcelone. Dans le taxi, je suggérai :

– Tu as une expérience formidable de joueur d’échecs, tu as tout connu. Tu vas avoir 60 ans, il est temps de transmettre ce que tu sais.

– Transmettre ? 

– Tu m’as dit que le réseau des écoles et des clubs locaux était détruit en Russie, qu’il n’y avait plus de travail à la base. S’il y a une personne qui peut reconstruire ça, c’est toi. Sans chercher à refaire pareil, les temps ont changé, mais en formant et en stimulant les jeunes de ton grand pays. Parce qu’il n’y a pas mieux que notre discipline pour apprendre la concentration, la logique, l’effort, le respect, l’ouverture aux autres… 

Il regarda par la fenêtre du taxi, je vis ses yeux s’embuer. Il mit une main sur son visage, de l’autre attrapa mon genou qui n’allait pas tarder à  craquer.

– Tu pleureras dans l’avion, Vassily. Mais fais-le. Je veux voir une école d’échecs Vassily Vassalev en Russie dans un an, avec des antennes dans tout le pays dans cinq ans. 

Sur le quai où je l’avais accompagné, avant qu’il ne monte dans le train et après qu’il m’eût étreint encore une fois, il me dit :

– On va faire écoles. Mais une condition. Toi pas dire non.

– Je t’écoute.

– Toi venir animer stage une semaine par an. Été. Chez moi, Perm. Tu vas voir comme beau. Tu dormi, nourri, payé bien sûr. Mon invité.

Il mit le bras en angle droit, ouvrit la main pour que je la claque afin de sceller notre accord. Je le fis et il m’écrasa les doigts.

Il monta dans le train. Il me fit un signe de la main sans se retourner, je savais pourquoi : il devait pleurer de nouveau. 

Je rentrai heureux à l’Amistat Beach pour la dernière soirée à l’Open de Sants avec mes potes. Heureux parce que j’étais sûr d’une chose : les écoles d’échecs Vassily Vassalev verraient le jour. 

 

 



22 novembre 2024

 

Le moteur qui tournait

 

 Chaque jour à 6 heures, mon voisin démarrait le moteur de sa bagnole, qu’il laissait tourner 10 minutes, rentrant chez lui pendant ce temps, claquant les portières à l’aller et au retour… C’était un vieux moteur diesel et chacun sait combien ces mécaniques sont bruyantes dès qu’elles ont de l’âge ; sans parler des particules dévastatrices qu’elles émettent (238 000 morts par an dans l’Union Européenne). Chaque jour, samedi compris, le bruit me réveillait (le dimanche, c’était 7 heures au lieu de 6). 

Si encore celui qui causait cette nuisance partait travailler… Mais mon voisin démarrait sa bagnole pour aller faire un tour et revenir un quart d’heure plus tard. Après quoi il ne fichait rien jusqu’à 8 h 20, heure à laquelle il emmenait, en voiture, ses deux enfants à l’école, située à 5 minutes à pied. Il rentrait ensuite chez lui où il bullait jusqu’à 10 heures. Alors il recommençait ; il remontait dans sa bagnole et accomplissait un nouveau tour d’une quinzaine de minutes. Le rituel se reproduisait toutes les heures et demie environ, jusqu’à 20 heures le soir, où il se garait au centimètre près sur une croix qu’il avait peinte sur la chaussée, sans que cela corresponde au moindre arrêté municipal. 

Un jour, j’avais pris mon courage à deux mains – la prudence s’impose avec les psychorigides comme avec les dingues de la bagnole – et j’avais été lui parler. J’argumentai avec l’étroitesse de la rue, mes horaires de travail qui m’obligeaient à travailler jusqu’à 22 heures, le besoin de sommeil, etc. Il me répondit qu’un moteur diesel exigeait un moment de chauffe le matin et que, de toute manière, la rue était à tout le monde. 

– Précisément, dis-je, nous sommes obligés de tenir compte les uns des autres.

– N’essayez pas de jouer au plus fin avec moi, répondit-il, ou ça finira mal.

Après cette douce conversation, il ne varia pas ses habitudes d’un iota. Alors je pris ma plume, reprenant mes arguments, ajoutant qu’au moins il pourrait garer sa voiture 50 mètres plus loin, au bout de la rue où il y avait de la place et moins d’habitations. Je glissai la missive dans sa boîte. Je trouvai la réponse 48 heures plus tard. Dans sa lettre, il était question de harcèlement, de ma part, de liberté, la sienne, et de tribunal, si je continuais.

Sa réponse fut complétée de vive voix, quand il m’aperçut le lendemain devant chez moi. Il était en voiture, bien sûr (jamais je ne l’avais vu marcher plus de dix mètres). Il pila, sortit en laissant tourner le moteur, et avança le torse bombé :

– J’ai pas du tout aimé votre lettre. Vous m’avez manqué de respect. Si je vous reprends à m’emmerder, je sais pas si je vous dénoncerai aux flics ou si je vous démolirai la gueule. Mais je resterai pas sans rien faire, vous pouvez être sûr.

Ça tournait au vinaigre. Je continuais à être réveillé tous les matins, et perturbé plusieurs fois dans la journée, par cet insupportable moteur. J’envisageai un instant d’avancer mon réveil d’une demi-heure, pour être synchrone avec le tocard. Mais six heures, mince, c’était tôt pour moi, qui ne pouvais pas me coucher avant minuit et qui dormais mal. Et puis je ne voulais pas laisser ce type troubler l’ordre public sans réagir. L’instinct de survie obligeait souvent à céder aux incivismes – un coup de poing ou un coup de couteau était vite arrivé –, mais c’était lâche. Laisser tourner son moteur au lieu de le couper lorsqu’on est à l’arrêt était, parmi toutes les incivilités qui détruisaient la société, une des plus fréquentes. 

Une solution s’imposa, sans que je l’aie préméditée. Un matin, alors qu’à 6 heures – pétantes pourrait-on dire – la courroie qui merdait et le moteur qui explosait entraient en action, je me levai et enfilai quelques habits par-dessus caleçon et tee-shirt. Sans allumer, je sortis dans la rue, prenant garde à ne pas être vu.

J’allai jusqu’à la voiture fumante, ronflante et bruyante, que mon voisin laissait chauffer pendant qu’il était retourné chez lui. J’ouvris discrètement la portière et m’installai au volant. L’odeur était infâme, l’intérieur sale. J’enclenchai la première, priant pour ne pas caler, car le fou allait bondir dès qu’il entendrait le changement de bruit. J’appuyai sur l’accélérateur en relâchant l’embrayage et la voiture partit. Je crus qu’elle allait se désintégrer tant il semblait y avoir du jeu entre les pièces du moteur (je précise que le type n’était pas pauvre ; il était propriétaire de sa maison et il avait une autre voiture, plus grosse et plus récente, qu’il n’utilisait presque jamais). Je tournai au coin de la rue et roulai brinquebalant jusqu’à l’avenue.

Je la descendis sur trois cent mètres. J’avisai une place sur la gauche, et me garai.  Je ne cherchais pas à cacher la voiture de l'affreux, juste à l’éloigner. J’éteignis les phares et coupai le moteur. J’hésitai, puis laissai la clef dessus. Je sortis et rentrai chez moi. À la maison, je pris une douche puis me concoctai un petit-déjeuner.

J’en étais aux céréales quand on frappa de grands coups à la porte. Boum boum boum, à plusieurs reprises. Pas du tout un toc toc civilisé. J’avais une sonnette, en plus. J’allai ouvrir. Le malade était devant moi, massif, éructant. Je sentis contre mon ventre avant de le voir le fusil avec lequel il m’obligea à reculer. 

Il referma la porte d’un coup de talon et hurla :

– Tu vas me payer ça, ordure !

– Vous voulez un café ?

Il appuya sur la détente. Mon ventre fut déchiré par une balle Brenneke S, munition des chasseurs, et je mourus. La dernière chose que je perçus fut le bruit du moteur qui tournait ; mon voisin avait été récupérer sa voiture avant de venir me tuer.

 



15 novembre 2024

 

Communication dans le couple

 

 

(environ 5 minutes de lecture)

Un type d’une cinquantaine d’années rentre chez lui. Il pose son imperméable et se déchausse dans le hall.

– Hello ! Je suis là !

– …

– Je suis là !

– Eh ?

– Tu ne réponds pas ?

– Tu m’as posé une question ?

– Non. Mais je suis là. Bonjour…

– Bonjour.

Le type entre dans le séjour. Desserre sa cravate, se pose lourdement dans un fauteuil. Sa femme est accroupie devant un tiroir, elle range des papiers.

– Gabriel a appelé ?

– …

– Gabriel a appelé ?

– Appelé qui ?

– Je te demande si Gabriel a appelé.

– Mais appelé qui, bon sang !

– Mais nous, connasse !

– (elle calmement) Je n’ai rien entendu.

Lui, après quelques secondes :

– Tu sous-entends. J’ai entendu que tu n’as rien entendu, mais on peut sous-entendre sans entendre. Tu sous-entends donc que Gabriel aurait pu appeler, et que tu aurais pu ne pas l’entendre…

– Possible…

– C’est bien cela ?

– Possible.

Après quelques secondes :

– Est-ce que tu te fous de ma gueule ?

– Bof…

– Tu te fous de ma gueule ?

– Tu n’as pas une gueule, mais un visage.

– Tu insistes !

– Tu m’embêtes.

Il se lève, tourne, se rassoit, prend la télécommande. 

– Si on mettait la télé ?

– Depuis quand est-ce que tu me demandes si tu peux mettre la télé ? Elle est bien bonne celle-là !

– Je fais des efforts.

– Des efforts pourquoi ?

– Des efforts pour l’harmonie dans notre couple.

– Il y en a besoin ?

– Je ne sais pas. Vaut mieux prévenir que guérir.

– Si tu le dis.

– Eh ben, je ne  suis pas payé de retour, on dirait ! Bon, enfin, est-ce que je peux allumer la télé ?

– Non. 

– Plaît-il ?

– Non.

Après quelques secondes :

– Tu as dit non ?

– Oui.

– Pourquoi tu as dit non ?

– Tu veux que je réponde aux questions que tu poses, non ?

– Oui.

– Bon.

Après quelques secondes :

– Donc, ta réponse est non ?

– Oui. 

– Merde !

– Tu t’es fait mal ?

– Pas du tout ! 

– Pourquoi tu as dit merde ?

– Parce que ta réponse m’agace.

– Pourquoi tu m’as posé la question, alors ?

– J’espérais qu’une gentille question entraînerait une gentille réponse.

– Ma réponse n’est pas méchante.

– En tout cas, elle fait chier.

– Que tu es grossier…

Après quelques secondes :

– Tu me cherches, non ?

– Je cherche ma licence de fac.

– Tu joues, sur les mots, là ?

– Je crois pas. 

– Que tu es pénible ! Mais pénible… Je reste sans voix. Coi.

– Tu restes quoi ?

– Coi ! Oui, coi, je reste coi ! 

– Tu n’es pas coi, tu t’excites tout seul.

– Mais c’est toi qui m’asticotes ! Tu… Tu…

– Je, tu, il, nous, vous, ils.

Il la regarde, effaré. Après quelques secondes.

– Qu’est-ce que tu as dit, là ?

– Je tu il nous vous ils.

– Tu es folle ou quoi ?

– (elle en chantonnant) Je tu il nous vous ils !

– Ça va !

Le téléphone sonne :

– Ah, c’est Gabriel !

Il se précipite :

– Gaby ?… Allo ? Allo ! Hein ? Ah… Ah… Ah… Oui. Enfin non. Oui. D’accord. D’accord. Au revoir.

Il raccroche.

– (elle) C’était Gabriel ?

– Ne me dis pas que tu n’as pas entendu.

– Tu sais bien que je sous-entends.

– Oh que c’est petit, ça ! Oh que c’est bas… 

– C’est haut ou bas ?

– Quoi ? Non ! Nom de Dieu !

– Doucement. Dieu n’en mérite pas tant.

– Il ne mérite pas tant de quoi, Dieu ?

– D’anathèmes.

– Dieu ne mérite pas d’anathèmes ? 

– Pas tes anathèmes.

– Et pourquoi ? Je n’ai pas à me plaindre de Dieu, moi ? Je ne souffre jamais, peut-être ?… Hein ? Ça te cloue, ça ? Mais dis-moi, tant qu’on est sur le sujet, qu’est-ce qu’il mérite Dieu, au juste ? 

– Justement. C’est ça le problème.

– Quel est le problème ? 

– T’as de ces questions.

– Tu ne vas pas répondre, encore ?

– Sûrement pas.

– Donc je ne saurai jamais pourquoi Dieu ne mérite pas tant d’anathèmes ?

– Pas tes anathèmes.

– Merde !

– Tu l’as déjà dit.

Il va boire un verre d’eau dans la cuisine, puis revient. Elle s’est levée, a posé une liasse de papiers sur la table du séjour. Elle fait le tri. 

– (lui) Tu penses qu’on pourra dîner bientôt ?

– (elle) Si ce n’était pas Gabriel, qui était-ce ?

– Ai-je dit que ce n’était pas Gabriel ?

– Non.

– Alors !

– Alors ce n’était pas Gabriel ?

– Non.

– Ah ah !…

– Quoi, ah ah ? On dirait que tu jubiles ! C’est de me faire souffrir ?

– Tu souffres ?

– Un peu que je souffre !

– Tu souffres un peu ?

– Beaucoup. Énormément ! Je souffre énormément !

– Je suis désolée pour toi.

– J’attends un coup de fil de Gabriel, vois-tu. Et ce qui ajoute à ma souffrance, c’est que tu me laisses entendre, ou sous-entendre, que Gabriel a peut-être appelé tout à l’heure. Et ce qui est intolérable, c’est que le téléphone vient de sonner et que ce n’était pas Gabriel !

– Je vois.

Après quelques longues secondes de silence, pendant lesquels il se tourne et se retourne sur son fauteuil :

– Le coup de fil… Tu ne veux pas savoir qui c’était ?

– Si ça te fait plaisir.

– Mais ce n’est pas une question de plaisir ! On peut se parler, non ?

– Parle. 

– Ah, on peut dire que tu y mets du tien ! Tu ne réponds pas, tu dis bof, tu ne veux même pas savoir qui a téléphoné, et tu t’en fous que je souffre ! T’as du béton dans le cœur, ou quoi ? Je t’envie, tu sais.

– Fais comme moi, qui t’en empêche ?

– Toi.

– Moi ?

– Toi.

– Ben voyons.

– Oh, persifle, persifle ! Ce n’est pas pour ça que tu auras raison ! Tu prouves au contraire ce que j’avance. Tu m’empêches d’être moi-même, simple, heureux. Tu m’étouffes !

– C’est sûr que ce n’est pas la lucidité qui t’étouffe…

– Lucidité ? Les grands mots tout de suite…

– L’acidité te conviendrait mieux.

– Oh, eh ! Arrête ces jeux de mots idiots, veux-tu ? 

Quelques secondes de silence.

– (lui) Lucidité ! Mince alors ! C’est révoltant. Se faire dire qu’on manque de lucidité. J’y crois pas.

– Et en quoi crois-tu ? Tiens, oui, même si c’est un peu tard, donne-moi une réponse là-dessus, toi qui aimes bien les réponses.

– J’aime les réponses à mes questions. 

– Ah, c’est vrai. Laisse tomber. Au moins, j’aurai essayé…

– Qu’est-ce… Qu’est-ce que ça veut dire, j’aurai essayé ? Qu’est-ce que tu auras essayé ?

– Oh, beaucoup de choses. Beaucoup.

– Tu veux me culpabiliser, là ? Dis !

– Là.

– Quoi, là ?

– T’as dis là. 

– Mais j’ai pas dis là ! Réponds !

– À quoi ?

– Mais je sais pas, merde à la fin !

Quelques longues secondes de silence :

– (lui) Il y a plus important qu’un coup de fil.

– C’est vrai.

– On est d’accord.

– Ça change.

– Oui.

Quelques secondes de silence. La tension semble être retombée.

– (lui) Un coup de fil, ça peut sauver une vie.

– Ou la briser.

– C’est donc important.

– Tout dépend. Ta vie risque de se briser ?

– Elle pourrait.

– Mon pauvre chéri. 



8 novembre 2024

 

Comme un chien

 

(environ 5 minutes de lecture)

Depuis qu'il était au repos forcé, Michel avait pris l'habitude de passer au square chaque fin d'après-midi. Ce tour lui était devenu nécessaire, au mental comme au physique. 

Il aimait dans ce square l'équilibre entre l'ombre et la lumière, les parterres et les arbres, les bancs et les allées. Même les poubelles avaient de l’allure, et les lampadaires étaient superbes. L'équilibre allait même jusqu'à l'occupation de l'espace, du moins à ce moment de la journée : celles et ceux qui traversaient d'un pas pressé pour rentrer chez eux ou attraper un bus ne gênaient ni les mères de famille qui avançaient lentement parce que les enfants ne suivaient pas, ni les solitaires qui comme lui prenaient l'air en bas des immeubles alentour.

Mais les rois et reines du lieu étaient les chiens, leurs maîtres et leurs maîtresses. C'était comme si le décor et les personnages avaient été conçus pour eux. Ils trouvaient là ce qu'il fallait de calme et d'animation, de tranquillité garantie et de surprises possibles. Michel n'éprouvait pas de plaisir au contact des animaux, mais il reconnaissait l'attirance des humains pour les toutous.

Un jour où il se sentait mieux que d'habitude, il engagea la conversation avec une femme d'une soixantaine d'années dont le chien, assez timide semblait-il, s'éloignait peu de sa maîtresse, même si elle lui avait enlevé sa laisse (le panneau indiquant que les chiens devaient être tenus en laisse n'était pas respecté à cette heure, une sorte d'happy hour en quelque sorte, et personne ne s'en offusquait, ou alors ceux qui s'en offusquaient ne venaient pas).

Elle s'était assise à l'autre extrémité du banc où Michel s'était posé quelques minutes, comme chaque soir, pour savourer le moment. Ou pour ne pas avoir à rentrer chez lui trop tôt.

– Je peux ? avait-elle demandé pour la forme. 

– Bien sûr, avait-il répondu comme il se devait. 

La femme regardait son chien qui musardait sans s'approcher des autres, et il regarda le chien lui aussi. Alors il questionna : 

– Vous aimez votre chien ?

La femme tourna la tête :

– Mais oui, bien sûr. 

Elle regarda de nouveau son chien, puis se retourna vers lui, l'homme :

– Pourquoi cette question ?

– Je ne sais pas. Ça m'est venu et j'ai eu envie de vous la poser.

Elle ne savait pas si elle devait sourire ou s'indigner. Elle resta dans l'expectative. C'est lui qui relança. Il était en verve ce soir-là. Sortir plus qu'un merci ou un bonsoir à une inconnue, voilà qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps.

– En fait, je suis mal à l'aise avec les chiens. Et je crois que les gens qui ont un chien m'intriguent. Je me demande comment ils font pour cohabiter…

La femme eut un mouvement de dénégation, comme si le problème n'était pas là, ou était mal posé.

– Ce n'est pas le comment qui compte, c'est le pourquoi.

– Pourquoi, oui, pourquoi ?! s'emballa Michel. Pourquoi ces deux races vivent-elles ensemble alors que leurs besoins sont si différents ? 

La femme oscilla de nouveau la tête de droite et de gauche.

– Eh bien si vous ne voyez pas, je vais vous le dire.

Elle marqua un temps de silence, regarda son chien qui revint vers elle et posa le museau sur ses genoux. Elle le caressa.

– Les humains vivent avec les chiens, Monsieur, parce que quoi que le maître ou la maîtresse fasse au chien, le chien aime son maître ou sa maîtresse, et l'aimera toujours. L'amour d'un chien est inconditionnel, Monsieur. In-con-di-tio-nnel. Il ne faiblit jamais, il ne trompe jamais et il dure jusqu'à la mort.

Ils se turent, regardant le chien, qui retourna explorer. Michel sentait que les mots de la femme bouleversaient ses pensées. Inconditionnel. Un amour inconditionnel. Bon sang, c'était donc ça ?

– Avouez, reprit la femme, que ça fait réfléchir. Quand on a subi ce qu'on a subi de la part des hommes…

Là, il était d'accord, même si pour lui il fallait remplacer « hommes » par « femmes ». Ce qu'il avait subi de la part des femmes. Quoique…

– Moi, le problème est surtout que je n'ai pas subi, de la part des femmes. Ou pas reçu.

Cette fois, elle le regarda. Les visages flottaient dans une sorte de halo, car ils bénéficiaient aussi bien de la dernière clarté du jour que des lampadaires qui déjà s'allumaient.

– Cela revient au même, reprit la femme : vous n'avez pas reçu, j'ai subi, donc les humains ne nous ont pas donné ce dont nous avions besoin.

La conversation resta en suspens quelques secondes, comme s'ils n'osaient pas prononcer le mot.

– Nous avons besoin de… l’amour ? osa-t-il.

– L'amour inconditionnel, précisa-t-elle.

Michel regarda le chien. Alors une phrase lui vint et il sut qu'il allait la prononcer. C'est drôle comme tout paraissait simple, ce soir dans le square. Quel merveilleux endroit…

– Moi je rêverais d'aimer quelqu'un comme un chien, dit-il.

Elle entendit, puis prononça distinctement :

– Et moi je rêverais qu'un homme me donne un amour aussi fort que celui d'un chien.

Ils restèrent là sans parler, à regarder les gens et les chiens.

Au bout d'un moment, Michel dit :

– Il commence à faire froid. Si on marchait un peu avant de rentrer ?

– Volontiers, répondit la femme.

Ils se levèrent en même temps. Alors, puisque tout était paisible, magique et mystérieux dans le square, Michel saisit la main de la femme, qui ne la lui refusa pas. Le chien suivit, et s'adapta. 

 



1er novembre 2024

 

 Après l’amour

 

(environ 3 minutes de lecture)

Elle finit par se lever, récupère sa chemise à lui, qu’elle enfile, va à la fenêtre. Elle regarde et la neige tombe.

– Reviens, dit-il.

– Attends, c’est beau.

Quelques secondes passent et il lance :

– Et moi, je ne suis pas beau ?

Quelques secondes passent et elle répond, sans se retourner :

– Tu es moins beau après l’amour qu’avant.

Il se redresse, s’assoit, cale des oreillers dans son dos.

– Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

Elle ne répond pas. Continue à fixer la chute de neige, s’amusant à essayer de suivre un flocon, du plus haut de son apparition jusqu’à son contact avec le sol.

– Eh ? reprend l’homme

– Arrête.

Elle n’a pas envie de parler, maintenant. Il l’agace. Pourquoi ne comprend-il pas le besoin de silence ? On dit que les hommes se détournent après le coït, tandis que les femmes auraient besoin de toujours plus de paroles. Cette analyse lui semble fausse. 

– Pourquoi tu as dit ça ? poursuit-il.

Elle ne veut pas se souvenir de ce qu’elle a dit. Elle fixe à présent un point sur le carré d’herbe ; elle veut voir si la neige tient, si on peut observer la couche se former à l’œil nu. Elle n’a pas chaud, resserre le tissu de la chemise, croise les bras haut contre sa poitrine. Mais ce froid lui fait du bien. Elle veut sortir du passionnel.

Il hésite à se lever. À la soulever et à la ramener au lit. Peut-être qu’elle crierait, qu’ils riraient, qu’ils referaient l’amour. Mais il n’est pas sûr d’avoir la force, et il redoute sa réaction à elle. Pourtant il se sent con, là. Elle casse le moment. Ils n’en ont pas tant que ça.

– Tu veux pas venir ?…

Non, elle ne veut pas venir. Elle voudrait sortir, là, courir dans la neige. Mais elle va venir. Sinon, il va en faire une maladie. Elle le connaît, son anxiété, ses besoins, sa peur.

Elle se retourne, le regarde, pèse le pour et le contre. Elle réalise qu’elle porte sa chemise, ce qui est sans doute une erreur. Ce n’était pas prémédité, elle a pris le premier vêtement qu’elle a trouvé.

Elle revient près de lui, mais ne fait que s’asseoir. Elle pose une fesse et demie au niveau de ses genoux allongés. Il tend la main pour la toucher, mais elle est un peu loin. Par charité, elle tend la main aussi, et il la saisit. Il cherche son regard, ne le trouve que par intermittence, car elle n’a pas envie de le regarder.

– Pourquoi as-tu dit que j’étais moins beau après l’amour qu’avant ?

Elle a dit ça spontanément. Sans réfléchir. Une question de sonorité sans doute, et de circonstances. 

– Je sais pas. C’est sorti comme ça.

– Tu es sûre ?

Veut-il creuser cette réplique ? Ne sent-il pas le danger ? Ou au contraire le sent-il mais ne peut-il s’empêcher de l’affronter ? Pourquoi a-t-elle dit ça : sans doute parce qu’il l’agaçait. Elle était fascinée par la nature sous ses yeux et il la ramenait à son ego. Elle a dit ça aussi parce que c’est une évidence : on est moins beau après l’amour, parce que le désir est affaibli, et parce que peaux et traits sont chiffonnés.

– Tu veux pas me dire ?

Non, elle n’a pas envie de lui dire. Elle veut élargir l’horizon, retrouver de l’air.

– Écoute, dit-elle, en y mettant de la conviction, on va prendre une douche, un petit-déjeuner, ensuite on va se promener dans la neige. Faut pas louper une occasion pareille !

Il n’est pas emballé, ne parvient pas à le cacher. Il grimace, puis lâche :

– D’accord, mais avant on se remet au lit un moment.

C’est elle, cette fois, qui ne peut cacher son désappointement. Mais il faut sortir de cette opposition, trouver un compromis.

– D’accord, dit-elle. Un quart d’heure et après on bouge.

Un quart d’heure… pense-t-il, c’est pas grand-chose.

Elle se lève, contourne le lit, retire la chemise, se glisse sous la couette et se laisse mâchouiller pendant un quart d’heure. Elle pense à la fraîcheur de la neige, après.  



25 octobre 2024

Histoire du XXIe siècle

Première partie : 2000–2024, Naissance de la post-humanité

Chapitre 4 – Les perturbations de la terre et du ciel

 

Il y avait les smartphones (1er chapitre), il y avait les corps (2e chapitre), il y avait les luttes de pouvoir (3e chapitre). Et autour de tout cela, il y avait le ciel et la terre, qui demeuraient les grands maîtres de l’univers : les ressources de l’un et de l’autre, leurs interactions, le climat qui en découle. Tel est l’objet de ce 4e chapitre. 

En Europe occidentale, en France plus particulièrement, on pourrait faire commencer le XXIe siècle au 30 décembre 1999, quand une tempête inédite par son envergure et sa violence décima des millions d’arbres, emporta des milliers de toits, inonda autant de maisons et supprima quelques vies. Ce caprice météorologique marqua en fait le début du dérèglement climatique.

Je caractériserai le dérèglement climatique par la concomitance de quatre phénomènes :

– l’apparition d’événements extrêmes par leur intensité (chaleurs, pluies, vents…) ;

– la fin de la régularité des saisons (il ne fit plus forcément froid en hiver et chaud en été) ;

– une augmentation générale assez nette des températures ;

– une instabilité permanente, le « beau temps » ne durant jamais plus d’un jour ou deux, la chaleur apportant avec elle la lourdeur, le vent et les orages.

Même si c’est dans le deuxième quart du XXIe siècle que ses effets furent les plus dévastateurs, le dérèglement se manifesta dès 2020 par des événements météorologiques très violents, même si circonscrits à de petits périmètres : pluies diluviennes entraînant des effondrements et des inondations, ouragans entraînant des morts et des destructions, sécheresses entraînant des incendies dans les pays riches et des famines dans les pays pauvres… Les signes étaient là, qui montraient que quelque chose avait changé, en mal, dans ce coin de l’univers où nous nous situons.

Ce qui avait changé est assez simple à formuler : à partir du XXe siècle, les hommes sont devenus si nombreux et si puissants que leurs activités ont laissé de nombreuses traces en surface, dans les sols, dans les airs et dans les eaux, traces qui ont perturbé les équilibres naturels qui prévalaient depuis des millénaires et qui avaient contribué au miracle de la possibilité de vie humaine sur la planète terre. On donna un nom à ce phénomène : l’anthropocène.

Anthropocène, de anthropos, être humain, et cène, suffixe relatif à une nouvelle ère géologique. L’anthropocène, c’était l’ère de l’être humain. Alors qu’on les pensait poussières dans l’univers – et nous sommes des poussières dans l’univers –, les quelques milliards d’individus avaient néanmoins la capacité de transformer la terre et son environnement, durablement, profondément. Depuis quand ? Depuis l’apparition de la machine à vapeur, selon Paul Crutzen, le Néerlandais prix Nobel de chimie inventeur du concept anthropocène. Pour d’autres, ce n’est qu’à partir de 1950, ou 2000, que les hommes seraient devenus « une force géologique globale ». En l’occurrence, une force plutôt négative.

Avec le recul, les causes semblent assez claires : une croissance ininterrompue, et même exponentielle de la population et des biens matériels (j’utilise exponentielle ici selon le sens communément admis, pas mathématique, qui signifie une croissance de plus en plus rapide). Cette croissance, qui était aussi un progrès, a, jusqu’en 2050 environ, été associée à un prélèvement toujours plus grand des ressources du sol et du sous-sol, ainsi qu’à un rejet de déchets (chimiques, plastiques, gazeux…) sur terre, dans les mers et dans le ciel. 

Le mal est fait. Dans le cadre de l’histoire du XXIe siècle que je cherche à établir, je traiterai de ces perturbations de la terre et du ciel dans quatre sous-chapitres :

– une planète en voie d’épuisement ;

– les ravages de la spéculation financière et de la consommation à outrance ;

– des populations brinquebalées au rythme des guerres et des misères ;

– paradoxe : un bilan plutôt favorable du capitalisme mondialisé.

 

A – Une planète en voie d’épuisement

À la suite de la publication d’un rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du Climat (GIEC) en 2021, le secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, qui n’avait aucun pouvoir si ce n’est celui de parler avec une certaine solennité, évoquait une « alerte rouge pour l’humanité ».

Les constats du rapport étaient en effets alarmants :

– l’augmentation de la température terrestre allait atteindre, en 2030 1,5° par rapport à l’ère préindustrielle, alors que ce maximum à ne surtout pas dépasser ne devait pas être atteint avant 2100, selon les Accords de Paris de 2015, jalon important dans la prise de conscience des problèmes posés par le réchauffement climatique (au début, on parlait davantage de « réchauffement » que de « dérèglement ») ;

– le taux de concentration de CO2 (dioxyde de carbone) dans l’atmosphère était au plus haut et montait encore, à un rythme accéléré. Je rappelle que le dioxyde de carbone était un des principaux gaz à effet de serre (GES), et que l’effet de serre est la rétention par les gaz présents dans l’atmosphère de la chaleur émise par la planète, qui cependant laissent passer les rayons du soleil. Comme on ne savait pas, alors, capter le carbone à grande échelle, le réchauffement était inévitable (d’autant que le méthane, CH4, deuxième gaz à effet de serre, encombrait toujours plus l’atmosphère lui aussi) ;

– les puits naturels de carbone qu’étaient alors les forêts et les océans étaient saturés. En 2020, les forêts n’absorbaient plus que 6 % des émissions de GES, contre encore 17 % en 1990 ;

– le niveau des océans avait augmenté de plus de 20 centimètres entre 1910 et 2010, et le rythme de cette augmentation avait triplé entre 2010 et 2020. On estimait que même si la hausse des températures se limitait à 2 %, la hausse du niveau des eaux atteindrait 50 centimètres ; certains scénarios n’excluaient pas 2 mètres. Autrement dit, de nombreux littoraux, surpeuplés, risquaient de devenir inhabitables à plus ou moins brève échéance ;

– avec la fonte des glaces des pôles, le taux de salinité des océans diminuait, ce qui perturbait les courants marins, notamment le crucial AMOC (circulation méridienne de retournement atlantique) dont le Gulf stream est un segment. Or, ces courants marins conditionnent le climat autant que l’air autour de la terre. On sait aujourd’hui que cette modification des courants n’a pas eu lieu (pas encore ?), mais on craignait en 2025 que cette calamité s’ajoute aux autres (toutes étaient liées), et notamment que les moussons d’Asie et les pluies d’Afrique soient remises en cause. À lui seul, le phénomène El Nino (augmentation des températures de l’eau dans l’est du Pacifique Sud) a entrainé, entre juillet 2023 et juin 2025 une augmentation de 5 % des températures en Afrique australe, plongeant la moitié de population de ces pays en situation d’ insécurité alimentaire, pour ne pas dire de famine ;  

– les pôles, ces régions gelées qui semblaient figées dans le temps, créaient des soucis, voire des sueurs froides aux scientifiques les plus aguerris. Car à ces extrémités les sensibilités étaient fortes. C’est aux pôles et en raison des pôles qu’on craignait d’arriver aux « points de basculement », basculement après lequel les conséquences s’enchaîneraient les unes aux autres dans une spirale incontrôlable et dévastatrice. Ces points de bascule étaient 5 : la fonte des calottes glaciaires de l’Arctique et de l’Antarctique, le dégel du pergélisol (ou permafrost, sols gelés en permanence, recouvrant environ 20 % de la surface terrestre en Sibérie, Amérique du Nord, Groenland, et dont le déglaçage libérerait d’énormes quantités de gaz toxiques), la disparition des récifs coralliens dans les eaux chaudes polluées (qui augmenterait l’érosion côtière), l’effondrement de la circulation atmosphérique dans l’Atlantique Nord, qui pourrait rendre l’air irrespirable.

Ces mauvais chiffres montraient que les efforts n’étaient pas suffisants et que l’on se trouvait sur une mauvaise pente. On voit aussi avec le recul qu’on sous-estimait et les catastrophes à court terme et les solutions trouvées par le génie humain à moyen terme, nous aurons l’occasion d’y revenir.

Plus inquiétant encore (pour les humains de 2025), car plus certain dans ses conséquences, était l’épuisement des ressources terrestres. Si l’on pouvait toujours se rassurer avec les incertitudes concernant les capacités du système solaire, lui-même infime partie de la Voie Lactée, elle-même infime partie de l’univers, on ne pouvait pas se mentir sur ce que contenait la terre, que l’on exploitait depuis longtemps et que l’on connaissait bien.

Voici quelques signes de la faiblesses des disponibilités après des décennies de surexploitation :

– la surpêche touchait 31 % des poissons en 2024, ce chiffre montant à 82 % en Méditerranée, à un point tel que certaines espèces n’avaient pas le temps de se reproduire et étaient menacées d’extinction, comme le thon rouge, l’anguille d’Europe, le mérou, la raie, le merlu et bien d’autres ;

– le taux de mortalité des abeilles était en cette même année 2024 entre 100 et 1000 fois supérieur à la normale, en raison de l’étalement urbain, des pesticides et de l’agriculture intensive. Or, 80 % des plantes et 90 % des arbres fruitiers dépendaient des abeilles pour leur reproduction. Je me souviens de la phrase qu’on attribuait à Einstein, même s’il ne l’a sans doute jamais prononcée : « Si les abeilles disparaissaient, l’humanité n’aurait plus que quatre ans devant elle » ;

– le palladium, le zinc, l’étain, l’or, l’argent, le cuivre, l’uranium, le platine commençaient à manquer. C’est-dire que, pour satisfaire la demande, on extrayait des minerais de moins en moins concentrés en métaux. Ce qui nécessitait des quantités d’énergie toujours plus grandes. Or celles-ci, notamment fossiles, devenaient elles-même plus rares et plus chères, et contribuaient chaque année davantage à la densification des gaz à effet de serre ;

– en 2024, 2,6 milliards de personnes, soit environ un tiers de l’humanité, étaient exposées à des niveaux élevés ou extrêmes de « stress hydrique ». La répartition de l’eau étant très inégale – 10 pays concentraient à eux seuls 60 % des réserves d’eau douce –, les tensions géopolitiques étaient fortes. Les guerres de l’eau n’avaient pas encore commencé, mais on les sentait venir. C’était d’autant plus dommage qu’une meilleure gestion aurait pu éviter ces problèmes, il y avait de l’eau pour tout le monde. Seuls 12 % de l’eau consommée était dévolue aux usages domestiques, 19 % servant à l’industrie et 69 % à l’agriculture et à l’élevage : non seulement d’autres pratiques agricoles étaient possibles, mais en plus la déperdition en raison des fuites et du gaspillage était colossale, estimée à environ 30 % du total ; 

– la déforestation, en raison de l’utilisation des terres pour la production agricole, de soja et d’huile de palme notamment, affectait les conditions de vie d’environ 300 millions de personnes, rayait de la carte de nombreuses espèces animales, et réduisait les possibilités de stockage du carbone (alors que les forêts absorbaient plus de carbone que les océans et les réserves de pétrole réunies). Mais rien n’y faisait : du XVIIe au XXIe siècle, on était passé de 66 % de la surface terrestre recouverte de forêts à 31 %. Et selon le World Resources Institute, 80 % de la couverture forestière mondiale avait été abattue ou dégradée entre 1990 et 2020.

Un chiffre résumait à lui seul la situation, ce qu’on appelait « le jour du dépassement de la terre », calculé par l’ONG américaine Global Footprint Network, correspondant à la date à laquelle l’humanité avait consommé les ressources naturelles que la terre était capable de régénérer et dont elle pouvait traiter les déchets. Ce jour était le 31 décembre en 1986, le 1er novembre en 2000, le 1er août en 2024. Sur les mêmes bases de calcul, on estimait qu’il aurait fallu 1,7 planète pour subvenir aux besoins en utilisant des ressources renouvelables (3 si tout le monde vivait comme les Français, 5 si tout le monde vivait comme les Américains) 

Bien entendu, les États ne restèrent pas inertes. Le 1er « Sommet de la Terre » date de 1972, la création du GIEC de 1988, les accords de Paris donc de 2015. Dans tous les pays, on essaya de développer les énergies renouvelables (éolienne et solaire surtout) pour remplacer progressivement le charbon, le gaz et le pétrole (il y avait débat pour savoir si le nucléaire était une énergie propre ou pas). On limita l’utilisation de la voiture en ville tout en obligeant les constructeurs à produire des véhicules moins polluants. On planta des millions d’arbres. On devint plus exigeant quant à l’isolation des bâtiments. On encouragea l’agriculture raisonnée voire biologique (le problème du bio étant que, pour une même quantité, il nécessitait 20 % de terres en plus que l’agriculture traditionnelle). On organisa le tri des déchets, on recycla, récupéra… Mais c’était tardif, timide, et surtout peu effectif dans les pays pauvres : quand la préoccupation quotidienne est de survivre, l’écologie est secondaire. Même dans les pays riches, certains gros intérêts économiques se conjuguaient avec les égoïsmes individuels pour ne modifier qu’en apparence des modes de production et de consommation dévastateurs. Au 4e Sommet de la Terre, celui de Johannesburg, en 2002, le président français Jacques Chirac avait eu cette phrase : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs ».

 

B – Les ravages de la spéculation financière et de la consommation à outrance

Il y avait pourtant des moyens à disposition, notamment de l’argent, beaucoup d’argent. Oui mais voilà, dans le premier quart du XXIe siècle, l’essentiel de l’argent ne servait pas à produire des biens et des services, l’essentiel de l’argent ne servait même pas à consommer : il servait à… faire de l’argent. C’est-à-dire que ceux qui possédaient les plus grosses quantités d’argent cherchaient avant tout à en avoir encore plus. Comment ? Le plus souvent en pariant. Non pas sur des numéros ou un résultat sportif, mais sur l’évolution de la valeur d’une action ou d’un indice boursier. Le principe était le même, mais les conséquences étaient autrement amusantes, du moins pour les actionnaires petits et grands. Mourir millionnaire, si ce n’est milliardaire, semblait la grande affaire du moment. La misère de ceux qui n’avaient rien, et ce qu’il adviendrait des générations futures, n’empêchaient nullement de dormir les possédants qui voulaient de surcroit pouvoir transmettre leurs avoirs sans fiscalité, c’est-à-dire sans redistribution sociale, perpétuant des inégalités qui ne devaient pas grand-chose au mérite.

Un petit retour en arrière s’impose pour comprendre comment on en était arrivé là. Au XXe siècle, on était passé de l’étalon-or (dans lequel toute émission de monnaie n’était possible qu’avec une contrepartie en or) au système dit des changes fixes, issu des accords de Bretton Woods en 1944, instaurant un système d’étalon-change-or : seule la valeur du dollar était indexée à l’or (les U.S.A. possédaient 3/4 du stock d’or mondial), les autres monnaies étant indexées sur le dollar. On pouvait toujours ajuster le cours d’une monnaie par une dévaluation ou une réévaluation, avec l’accord des autres pays et sous la supervision du Fonds Monétaire International. Mais dès 1960, le dollar étant si recherché et si conservé dans le monde entier, les États-Unis n’ont plus pu garantir la parité avec l’or. On a donc laissé « flotter » les monnaies, en avalisant plus ou moins (accords de la Jamaïque en 1976) une situation de fait, qui a perduré bien au-delà du XXe siècle.

Chaque pays était donc libre de sa politique monétaire, ce qui entraina le meilleur (le laxisme budgétaire était naturellement sanctionné) et le pire (les plus forts, et/ou les plus malhonnêtes, étaient avantagés). Il est indéniable cependant que stimulation et responsabilisation ont plutôt tiré le monde vers le haut, nous y reviendrons.

Mais un nouveau tournant intervint dans les années 1980, selon les préceptes d’un homme en particulier, l’économiste Milton Friedman, patron de ce qu’on a appelé l’École de Chicago. Pour Friedman, la monnaie était une marchandise comme une autre, qui devait évoluer en fonction de l’offre et de la demande. Plus largement, Friedman proposa la libéralisation des échanges, par la suppression des taxes et droits de douane, et le retrait maximal de l’État du jeu économique (il s’opposait alors aux théories de l’économiste anglais John Maynard Keynes majoritairement suivi entre 1945 et 1980). « L’histoire est sans appel, expliquait Friedman : il n’y a à ce jour aucun moyen pour améliorer la situation de l’homme de la rue qui arrive à la cheville des activités productives libérées par un système de libre entreprise ». 

Friedman fut entendu et appliqué par deux dirigeants, Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, élue en 1979, et Ronald Reagan aux États-Unis, élu en 1980. Ces pays, ainsi que le Japon et le Canada, réhabilitèrent le libéralisme économique, limitant le rôle de l’État, ouvrant les frontières, facilitant les échanges, encourageant la richesse. Ainsi le président américain, qui avait affirmé « C’est le gouvernement le problème », réduisit le taux marginal supérieur d’imposition de 70 à 28 %. Ce faisant, on réhabilitait plusieurs mécanismes économiques fondamentaux :

– les avantages comparatifs, mis en valeur par l’économiste Ricardo dès le XIXe siècle, qui montrait que, dans un système de libre-échange, un pays a intérêt à se spécialiser dans la production pour laquelle l’écart de productivité en sa faveur est le plus fort (ou en sa défaveur le plus faible) ;

– la destruction créatrice, soulignée par Joseph Schumpter au milieu du XXe siècle, selon laquelle l’innovation et le progrès technique étant les principaux moteurs économiques, il convient de laisser naturellement disparaître les entreprises dont les produits perdent leur intérêt parce que de plus performants sont apparus à côté. Le tissu économique se recompose donc et s’améliore sans cesse. Ainsi, il était normal que les chevaux et les cochers disparaissent quand sont apparus les voitures et les chauffeurs, que Kodak leader mondial des appareils photos s’effondre quand est apparue la photo numérique et que l’entreprise n’a pas pris le tournant, que les compagnies aériennes traditionnelles souffrent face aux compagnies low cost, etc.

Au cours des deux dernières décennies du XXe siècle, plus encore après l’effondrement de l’Union Soviétique, le monde entier ou presque se convertit au libéralisme, que l’on appela souvent néolibéralisme (il y avait eu un libéralisme premier aux XIXe siècle aux débuts de l’industrialisation). Et encore une fois, nous verrons cela dans notre quatrième sous-chapitre, le bilan fut positif en bien des points.

Le problème fut que, mondialisation et numérisation aidant, c’est la finance qui prit le dessus. Toutes les contraintes administratives et fiscales étant levées, on put spéculer sur à peu près tout, la hausse, la baisse, la prévision de hausse, la prévision de baisse, le différentiel de hausse, le différentiel de baisse, les conséquences de la hausse, les conséquences de la baisse, etc. Mieux, on enleva aux banques le monopole de la spéculation (on appela ce mouvement « la désintermédiation bancaire »), et chacun put plus ou moins se lancer en direct. On vit des tas de « fonds » apparaître, plus ou moins « hedge » (un des plus célèbres d’entre eux, tout à fait officiel, Black Rock, avait une force de frappe de, prenez votre respiration, 10 000 000 000 000 $), plus ou moins « souverains », plus ou moins « de pensions » (constitués avec l’argent des futurs retraités), plus ou moins « pourris ». En 2022, on estimait qu’au moins un quart de la finance mondiale ne passait plus pour les banques, mais par des « acteurs non régulés ».

Des fortunes considérables s’amassèrent, privées et publiques. Une partie d’entre elles s’évadaient (n’est-ce pas un joli mot ?) dans des paradis fiscaux, à commencer par la City de Londres et les sous-sol de Genève et de Zurich, contre lesquels les gouvernants s’engageaient à lutter à chaque sommet du G7, avant de retourner au « business as usual ». Surpuissants, nouveaux maîtres du monde, ces détenteurs de capitaux faramineux dictèrent aux producteurs ce qu’ils devaient faire, et même comment ils devaient faire, en fonction d’une seule logique : la rentabilité à court terme (15 % annuel fut un objectif souvent réclamé). 

Les conséquences ne se firent pas attendre, que l’on peut résumer en trois mots : délocalisations (les entreprises s’installèrent dans les pays où la main-d’œuvre était la moins chère), précarisation (les travailleurs blancs européens et américains très privilégiés jusque-là se virent concurrencés, parfois remplacés, par des Asiatiques ou des Africains moins chers et plus travailleurs qu’eux), robotisation (une machine est plus docile qu’un humain, elle ne rechigne jamais). D’un point de vue industriel aussi, cela entraîna de graves erreurs, une innovation ayant besoin de temps pour être mise au point, testée, sécurisée (on cite souvent Boeing comme un bon exemple des conséquences désastreuses d’un management uniquement préoccupé par les coûts et la rentabilité immédiate).

Les consommateurs, consentants et mêmes demandeurs – les responsabilités sont donc partagées – furent soumis à des offres renouvelées en permanence, sans autre justification que d’attiser le désir, donc la consommation, donc le chiffre d’affaires. Dans le prêt-à-porter par exemple, on arrivait à des chiffres qui dépassent l’entendement. En 2022, 3,3 milliards de vêtements furent vendus en France, soit 48 vêtements par habitant.e… Le début du XXIe siècle fut l’heure de la fast fashion (prix toujours plus bas et volumes de production toujours plus élevés), voire même, à partir de 2020, de l’ultra fast fashion. Des marques comme H&M, Zara, Primark renouvelaient leurs collections non plus deux fois par an, mais tous les mois quand ce n’était pas toutes les semaines. La palme revenait au Chinois Shein qui proposait 470 000 références, et qui, en mai 2023, ajouta sur son site en moyenne 7200 nouveaux vêtements… par jour. Même si l’enseigne se défendait de ne produire dans un premier temps que 150 à 200 exemplaires de chacun de ces vêtements (production augmentée ou supprimée selon les réponses à l’offre), cela représentait tout de même 1 million de vêtements produits chaque jour, et une émission de 20 000 tonnes de CO2. Les consommateurs ne se plaignaient pas, au contraire. On estime que l’usure ne comptait que pour 1/3 dans la raison pour laquelle on cessait de porter un vêtement, qui était porté en moyenne… 7 fois. J’ai vu de mes yeux vu des copines de lycée, d’université ou de boulot, acheter un vêtement pour une seule soirée, et le mettre en ventre dès le lendemain sur un site d’enchères ou une quelconque market-place. 

Cette frénésie de production ne touchait pas que le prêt-à-porter, loin de là : les chaussures, les smartphones, les voitures, les ordinateurs, les logiciels, participaient à cette course folle, basée sur l’utilité factice, la fausse obsolescence voire l’obsolescence programmée. Dans ce consumérisme débridé, on leurrait l’individu sur ses besoins, créant chez lui un permanent sentiment de retard, le privant d’un temps nécessaire d’appropriation et de satisfaction. On pouvait observer des comportements rien moins que déments lors des Black friday, Boxing day, Single’s day, ouverture des soldes, lancements, opérations spéciales, qui poussaient des esprits hallucinés à s’agglutiner contre des grilles de magasins ou des vitrines en ligne pour acquérir la dernière nouveauté de ci ou de ça, totalement inutile. Cette fuite en avant avait des conséquences dramatiques en termes d’équilibre économique et psychologique ; endettement, insolvabilité, angoisse, addiction à la consommation. La finance se nourrissait de l’attirance ; elle veillait à éviter la déchéance (prix toujours plus bas) pour maintenir la dépendance (renouvellements permanents).

Tout le système ne fonctionnait que sur une règle : l’endettement. On aurait pu croire qu’il existait au moins une règle en économie sur laquelle tout le monde aurait pu se mettre d’accord : les dépenses ne devaient pas excéder les recettes. Eh bien non. Les particuliers s’endettaient, les banques s’endettaient, les entreprises s’endettaient, les États s’endettaient. La dette publique française, publique seulement, atteignait fin 2023, 110 % du Produit Intérieur Brut, autrement dit tout ce que l’on produisait en une année ne couvrait même pas ce que l’on devait. Il fallait donc emprunter, toujours plus, car baisser les dépenses était inenvisageable, les Français demandant toujours plus de services gratuits et les gouvernants étant trop lâches pour les contredire. Aux États-Unis, même les étudiants devaient s’endetter ; en 2022, 45 millions d’étudiants portaient déjà une dette de 32 000 € chacun. 

Mais qui que l’on soit, on rembourserait plus tard, dans un mois, dans un an, dans dix ans, pas de problème, regardez, c’est inscrit là dans le budget, c’est prévu. Comment le système ne s’écroulait-il pas ? La réponse est ahurissante mais vraie : personne ne le sait. Personne n’a jamais pu l’expliquer. La crise dite des subprimes en 2007-2008, puis l’arrêt de l’économie en 2020 lié à la pandémie Covid-19, obligea tous les acteurs économiques à se couvrir les uns les autres, les Banques Centrales (institutions nationales ou internationales contrôlant la quantité de monnaie en circulation) à garantir le tout. Mais pas deux économistes n’étaient capables d’apporter la même réponse sur le niveau d’endettement maximum et la manière dont on rembourserait. Cela n’a pas tenu indéfiniment, nous le savons aujourd’hui, mais en 2024, ça tenait encore.

 

– C : Des populations brinquebalées au rythme des guerres et des misères

Aux problèmes d’habitabilité d’une part, d’inégalités économiques d’autre part (incitant les pauvres à partir là où ils pourraient être moins pauvres), s’ajoutaient pas mal de conflits armés, qui eux aussi poussaient ceux qui le pouvaient (généralement les plus démunis ne le pouvaient pas) à fuir un territoire de souffrance pour des lieux plus cléments, où tout au moins ils ne risqueraient pas de mourir de faim, de soif, ou d’une rafale de mitraillette. 

Après une première décennie plus pacifique, les guerres se multiplièrent ensuite, souvent au sein d’un même pays : en Libye, en Syrie, au Yémen après les printemps arabes de 2011 ; aux Philippines jusqu’en 2014 (accord avec rebelles de la région du Bangsamoro) ; en Colombie jusqu’en 2016 (accords avec les guérillas) ; en 2020 entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie au sujet de l’enclave du Haut-Karabakh, et en Ethiopie dans la région du Tigré ; en 2021 au Myanmar après la prise de pouvoir par l’armée ; en 2023 au Soudan (conflit déclenché par l’opposition entre le chef de l’État et son numéro 2) et à Gaza (au moins 40 000 morts en raison de la pénétration d’Israël dans « la bande » après que le mouvement Hamas, au pouvoir à Gaza, ait perpétré un pogrom tuant 1199 personnes et en blessant 7500 le 7 octobre 2023) ; en 2024 toujours à Gaza, ainsi qu’au Liban d’où le mouvement Hezbollah piloté par l’Iran tirait des roquettes sur Israël depuis le pogrom de l’année précédente.

On pourrait aussi ajouter dans cette liste noire plusieurs pays d’Afrique, notamment au Sahel, toujours aux prises avec des conflits ethniques, souvent attisés par des groupes terroristes islamiques. Et encore le Venezuela, après que l’affreux Maduro, successeur du non moins affreux Chavez, se soit attribué une victoire qu’il n’avait pu obtenir dans les urnes, même en usant de tout l’arsenal des petits fascistes à la mode à l’époque. Tous ces conflits internes causaient d’innombrables violences, arrestations arbitraires, détentions, tortures, meurtres, attentats et autres horreurs. 

En nombre de victimes et en quantité de destruction, c’est l’agression de l’Ukraine par la Russie en février 2022 qui remporta la médaille, et de loin, avec, au bout d’un peu plus de 2 ans, au moins 250 000 morts, le triple de blessés, des milliards de destructions, la déportation des 150 000 enfants arrachés à leur famille, l’exil plus de 10 millions de personnes (6,5 millions à l’étranger, 3,5 millions à l’intérieur du pays).

De plus, des risques importants pesaient sur Taiwan et Hong-Kong, que la Chine jurait de ramener dans son orbite. Même dans des pays a priori en paix, on pouvait être épouvantablement réprimé et chercher à s’en aller, je pense ici à d’innombrables femmes de pays imposant un islam inhumain, la palme du calvaire en 2024 revenant sans doute aux Afghanes, dénuées par l’atroce « Ministère de la Prévention du Vice et de la Promotion de la Vertu » du droit de sortir, du droit de se déplacer seules, d’étudier après 12 ans, de regarder, de s’habiller, de travailler, de s’informer, de chanter et même de parler.

Comment blâmer des personnes craignant pour leur vie au quotidien de tenter de fuir leur enfer ? Quand on risque la mort, on fait tout ce que l’on peut pour l’éviter. Je me souviens de discussions à cette époque, 2010-2020, alors que les occidentaux s’insurgeaient contre l’immigration trop massive à leur goût, certains redoutant même un « grand remplacement » des Blancs par les Noirs (et Marrons). Papa, pourtant plutôt à droite, rappelait à ses interlocuteurs que, en 1940, il n’avait pas fallu un mois à des millions de Belges et de Français pour s’enfuir devant l’armée allemande, qui pourtant dans un premier temps n’avait pas l’intention de torturer les populations. Il ajoutait parfois que les Européens ne s’étaient pas privés aux XVIIIe et XIXe siècles pour migrer en Amérique et s’approprier les territoires des tribus autochtones, dans les conditions que l’on sait. Il pouvait citer Voltaire à l’appui de son argument : « Quand on n’a pas son compte dans un monde, on le trouve dans un autre » ; il voulait dire par là que c’est un réflexe normal, presque animal, que de se déplacer pour survivre. 

Les misères économiques n’étaient pas moins avilissantes que les menaces physiques, car d’une certaine manière elles revenaient au même : risque de mort. En 2023, 700 millions de personnes, soit environ 9 % de la population mondiale de l’époque, vivait encore sous le « seuil de pauvreté international », fixé à 2,15 $ de l’époque. Ces personnes ne bénéficiaient bien sûr d’aucune couverture sociale. Autrement dit elles étaient dans la subsistance : chaque jour était une bataille, chaque jour il fallait trouver de quoi boire et manger pour sa famille.  En élargissant un peu, on constatait que la moitié la plus pauvre de l’humanité percevait 8 % des revenus mondiaux, tandis que les 10 % les plus riches (5 fois moins nombreux) en percevaient plus de la moitié. 2,5 milliards de personnes vivaient avec moins de 560 € par mois.

Qu’elles fussent politiques, sociales, religieuses ou économiques (elles étaient souvent associées, un malheur en provoquant un autre), ces misères étaient sources de migrations. En 2020, sur les 281 millions de migrants, il y avait des volontaires – je le sais d’autant plus que j’en faisais partie (Française vivant aux États-Unis) –, et des involontaires, ceux que l’on appelaient les « déplacés », au nombre de 120 millions en 2024. Parmi ces déplacés, environ un tiers seulement, 40 millions, avait le statut de réfugié. Et l’on voit là une difficulté des pays d’accueil à distinguer les différents types de migrants, c’est-à-dire les causes des migrations. Le titre de réfugié, et les protections, sociales et juridiques qui allaient avec, étaient théoriquement réservés aux personnes persécutées dans leur pays en raison de leur race, de leur religion, de leur nationalité, de leur appartenance à un groupe ou de leurs opinions politiques. Il y avait là une volonté d’écarter les demandes économiques, trop nombreuses et moins légitimes aux yeux des pays d’accueil. C’était bien sûr compliqué, parce que les misères étaient souvent conjuguées, nous l’avons dit, et parce qu’humainement il n’est pas facile de renvoyer des personnes en souffrance au triste cadre de vie qu’elles essayent de fuir. 

Je me souviens encore de ces images terribles d’Africains entassés comme des sardines dans des bateaux de bois tentant de gagner l’Europe à travers la Méditerranée. Au mieux, ils arrivaient en Grèce ou en Italie, et étaient parqués dans des camps en attendant que l’Union Européenne traite leur demande d’asile, qui n’avait que peu de chance d’aboutir. Au pire, le bateau sombrait et, si les vedettes de la police ou des organisations non gouvernementales n’arrivaient pas assez vite, ils se noyaient et certains corps venaient s’échouer sur les plages quelques jours plus tard.

En 2023, les réfugiés politiques les plus nombreux étaient les Syriens (accueillis, ou plutôt retenus, en Turquie à la suite d’un accord peu glorieux avec l’Union Européenne), les Afghans, les Ukrainiens, les Vénézuéliens (3 millions dans la Colombie voisine). Ceux-là étaient sans conteste persécutés dans leurs pays, par leur gouvernement criminel ou par un agresseur sans pitié. La situation était plus contrastée pour les migrants d’Afrique en Europe et d’Amérique Latine aux États-Unis, où c’est davantage une misère économique que l’on souhaitait fuir. C’était bien sûr compréhensible et légitime, mais on pouvait également comprendre que, surtout si ces migrants amenaient avec eux une religion et une culture différentes du pays d’accueil, les capacités d’absorption économiques et sociales soient limitées. D’où des tensions assez fortes dans certains quartiers, d’où le racisme, d’où le populisme.

Des dirigeants politiques lamentables, qui détournaient les richesses à leur profit en laissant leur peuple dans la misère, et des trafiquants de chair humaine devenus « passeurs » pour dépouiller les migrants du peu d’argent qu’ils avaient pu rassembler, aggravaient la situation de ces malheureux tentant leur chance vers le Nord. Parfois, une famille s’organisait pour faire passer un membre, qui, s’il arrivait en Europe ou aux États-Unis, pourrait soit tenter de faire venir les autres membres, soit envoyer l’argent gagné dans le travail qu’il aurait trouvé (la Banque Mondiale estimait en 2023 ces transferts d’argent de particuliers à particuliers du Nord vers le Sud à 669 milliards de dollars). Une solidarité relativement efficace s’était ainsi mise en place.   

Il n’empêche. Les habitants des pays riches étaient assez lamentables vis-à-vis des malheureux qui frappaient à leur porte, incapables de répondre à quelques questions, complexes il est vrai, et donc de définir une politique :  doit-on accueillir et qui ? Comment s’organise-t-on sur le territoire ? Que peut-on offrir aux réfugiés ? Qu’exige-t-on en échange ? Moyennant quoi, il y avait beaucoup de rancœur de part et d’autre. D’autant que même les gouvernants qui avaient été élus sur des promesses d’arrêt de l’immigration, en Italie notamment dans les années 2020, ne pouvaient inverser le mouvement. Inversement, quand les gouvernants se montraient exceptionnellement généreux, comme la chancelière allemande qui en 2015 ouvrit sa porte à 1 million de Syriens, ils étaient souvent pris à partie dans leur propre pays et l’extrême-droite engrangeait des succès aux élections suivantes. 

Le problème pouvait se résumer ainsi : il est quasi impossible d’empêcher 1,4 milliard d’habitants qui ont faim (en Afrique) de tenter un avenir meilleur en rejoignant un continent proche où 450 millions de privilégiés (Union Européenne) se gavent depuis des décennies. On pouvait dire la même chose, dans une moindre mesure du rapport entre l’Amérique Latine (670 millions d’habitants) et les États-Unis (335 millions) – Canada (40 millions). On revient à Voltaire : « Quand on n’a pas son compte dans un monde… ». 

 

– D : Paradoxe : un bilan plutôt favorable du capitalisme mondialisé

Ces excès et ces inégalités n’empêchent pas certains succès indéniables, qui seraient eux à mettre au crédit de la mondialisation des échanges. En termes de tranquillité, d’espérance de vie, d’alimentation, de logement, d’éducation, les progrès réalisés entre 1975 et 2025, et même entre 2000 et 2025, furent considérables. Mais parce que, avec nos seuls cerveaux naturels, nous sur-interprétions les informations et les chiffres chocs, parce que nous ne replacions pas les éléments dans une perspective, parce que nous négligions les faits, parce que nous délaissions la raison au profit de l’émotion, nous n’étions pas capables de voir les immenses progrès réalisés par l’humanité en 50 ans. Ce n’était pas mieux avant, mais moins bien, dans de nombreux domaines, presque partout.

Je vais m’appuyer plus particulièrement sur trois ouvrages pour étayer mon propos sur les évolutions positives qui ne doivent pas être négligées si l’on souhaite établir un bilan objectif.  

Les deux premiers livres, publiés en 2023, réhabilitaient le capitalisme : Défendre le capitalisme, de l’Allemand Rainer Zitelmann et Le manifeste capitaliste, du suédois Johan Norberg. J’ai assez montré de problèmes dans les pages précédentes, pour synthétiser leurs propos éclairants, surtout en France où la « jalousie sociale » anti-libérale est l’une des plus fortes du monde. Voici : 

– la pauvreté n’a jamais autant baissé qu’au cours de ces trente dernières années. Avant l’émergence du capitalisme, la plupart des habitants de la planète vivaient dans l’extrême pauvreté. En 1820, près de 90 % de la population mondiale se trouvait dans la pauvreté absolue. En 1981, la part de la population vivant dans l’extrême pauvreté était encore de 42,7 %. En 2000, ce taux était tombé à 27,8 %, et en 2022 il était inférieur à 9 % (alors même que cette population a augmenté de plus de 1,5 milliard sur la période) ;

– entre 1990 et 2020, la proportion d’enfants mourant avant l’âge de 5 ans passa de 9,3 % à 3,7 %. L’espérance de vie mondiale bondit de 64 ans à 73 ans. Les taux d’analphabétisme diminuèrent de moitié, passant de 25,7 % à 13,5 %. Le travail des enfants, dans la tranche d’âge des 5-17 ans, diminua de 16 % à un peu moins de 10 % ;

– au niveau mondial, l’indice de Gini, qui mesure les inégalités de revenus, est passé de 70 à 60, effaçant en deux décennies des écarts qui s’étaient construits sur une centaine d’années. Dans un article sur la « Grande convergence » publié par Foreign Affairs, Branco Milanović (auteur de la fameuse courbe de l’éléphant) allait encore plus loin : « On nous dit souvent, écrit-il, que nous vivons à l’ère de l’inégalité. Mais si l’on examine les données mondiales les plus récentes, cette affirmation s’avère fausse : en fait, le monde devient plus égalitaire qu’il ne l’a été depuis plus de 100 ans ». Le Suédois Norberg renchérissait : « En Chine, au Vietnam et en Pologne, les inégalités se sont accrues, mais je n’y ai rencontré personne souhaitant revenir à une époque où les habitants étaient plus égaux, mais plus pauvres » ;

– le capitalisme pouvait conduire à la formation de monopoles temporaires, mais, par-dessus tout, le capitalisme détruisait les monopoles. En 2007, le principal quotidien de gauche britannique, The Guardian, posait la question suivante : « Myspace perdra-t-il un jour son monopole ? » En 2008, le magazine Forbes publiait un dossier sur Nokia, avec en titre de couverture : « 1 milliard de clients. Quelqu’un peut-il rattraper le roi de la téléphonie mobile ? » Qui utilise encore aujourd’hui Myspace ou un téléphone Nokia ? Xerox, qui a inventé la première photocopieuse en 1960, dominait le marché en 1970, avec une part de marché de près de 100 %, contre… 2 % aujourd’hui ; 

– sur les 400 milliardaires du classement de 1982, seuls 69 d’entre eux, ou leurs héritiers, étaient toujours présents en 2014. Les plus riches perdaient de la richesse en raison de leur philanthropie et des impôts, de la consommation, de mauvais investissements… En suivant le parcours des familles riches, on constatait qu’environ 70 % de leur richesse disparaissait au cours de la deuxième génération. Après la troisième génération, c’était jusqu’à 90 % de la richesse qui disparaissait. En 1982, 60 des 100 personnes les plus riches de la liste de Forbes avaient hérité leur fortune ; en 2020, le nombre d’héritiers sur cette liste avait diminué de moitié. Or, quand des richesses sont créées du fait d’une innovation technologique, c’est une excellente chose pour l’humanité ;

– « Le capitalisme est en partie la cause du réchauffement climatique, mais c’est aussi la seule solution », disait Norberg, montrant qu’il fallait de l’argent, de l’innovation et de la démocratie pour améliorer la vie humaine.

Le troisième ouvrage que je synthétise ici, avec l’aide du journal L’Express que je lisais chez Papa, est celui d’Antoine Buéno, L’effondrement du monde n’aura probablement pas lieu, paru en 2023 :

– Les sociétés ne s’effondrent pas : l’histoire montre que les humains se débrouillent pour gérer leur capital. Les risques sont plutôt les invasions, les guerres, les catastrophes naturelles ;

– Le pic pétrolier a été repoussé plusieurs fois en raison des découvertes (réserves) et évolutions (pétrole de schiste). Pic programmé aujourd’hui en 2040. Et pic ne veut pas dire fin. Or, il est vraisemblable que nous aurons moins besoin de pétrole en 2040 qu’aujourd’hui ;

– Les métaux sont eux aussi découverts, ou remplacés. Exemple : même si la demande de cuivre explosait en raison de la transition énergétique (en 2024), il en restait pour au moins 30 ans. Et on développait des techniques pour donner à l’aluminium (abondant) les mêmes qualités que le cuivre ;

– Il y avait encore assez d’eau. L’humanité prélevait, en 2022, 4000 km-cubes par an, pour une consommation effective de 3100. Or, la limite d’utilisation durable (jusqu’à la fin du siècle) de l’eau à l’échelle mondiale était estimée à 4000 km-cubes au plus bas. Il y avait de plus une marge énorme pour éviter les déperditions ;

– La baisse de la natalité pouvait être accélérée. L’augmentation de la population aggravait, voire créait, tous les problèmes. Or, si l’éducation et la contraception se développaient plus rapidement là où elles ne l’étaient pas, la natalité baisserait plus vite. Car le lien est prouvé entre niveau d’éducation et baisse de la natalité ;

– Le réchauffement climatique pouvait encore être combattu, avec le passage nécessaire d’énergies carbonées à des énergies décarbonatées, d’une agriculture industrielle à une agro-écologie, d’une économie linéaire à une économie circulaire ;

– 3 innovations, si elles se concrétisaient – fusion nucléaire, captation du carbone dans l’air et exploitation minière spatiale – pouvaient changer la donne.

Voilà qui modifie un peu le regard, n’est-ce pas ? Ce premier quart du XXIe siècle n’était pas si horrible. Il était même, à bien des égards, et vu ce qui allait suivre, plutôt clément. Si vous êtes encore sceptique, le philosophe Matthieu Ricard, les psychologues Steven Pinker et Jacques Lecomte, le professeur de santé publique Hans Roslling, ou encore un génial informaticien bienfaiteur de l’humanité nommé Bill Gates devraient vous convaincre mieux que moi.

Ce qui est fascinant, je trouve, c’est l’imprévu de l’innovation. En 1980, personne n’avait prévu internet et le smartphone. En 1990, personne n’avait prévu Google, Amazon, Facebook et Youtube. En décembre 2019, personne n’avait prévu le confinement mondial du printemps 2020. En septembre 2022, personne n’avait entendu parler de ChatGPT… 

Le génie humain ne s’arrête jamais. Certes, au XXIe siècle, il avait fort à faire. Les hommes devaient à la fois trouver des solutions pour ne pas s’entretuer, mais aussi pour composer avec une nature limitée, et pas si « bonne » que cela. Du moins cela pouvait-il se discuter, comme Rousseau et Voltaire en leur temps : est-ce la nature qui est bonne et l’homme mauvais (Rousseau) ou l’inverse (Voltaire) ? Ce qui est certain, c’est que l’homme a toujours dû domestiquer la nature (irrigation, plantation, barrages, routes…) ; ce n’est pas en ne faisant rien qu’il pouvait s’en sortir.

 

 

 

Conclusion de la 1ère partie

 

 

Les premières années du XXIe siècle laissaient penser que la démocratie, dont on pensait la vocation universelle, avait peut-être vécu son apogée à la fin du XXe siècle. En effet, 25 ans plus tard, d’autres modes de vies, d’autres croyances, d’autres aspirations prédominaient en de nombreux endroits. Même dans les vieux pays démocratiques – Grande-Bretagne, France, Grèce, Italie – la volonté démocratique n’était plus unanime. Pourtant, le tour d’horizon que nous avons effectué montre, me semble-t-il, que la démocratie libérale restait le meilleur moyen pour les individus de s’épanouir et de vivre ensemble.

Il fallait certes, renouveler cette démocratie, et surtout redonner envie aux habitants de progresser ensemble, c’est-à-dire d’accepter de petites concessions à son intérêt individuel et immédiat pour que tout le monde trouve une place sur une terre fragile et surchargée. Les addictions au numérique, à la consommation, au corps, rendaient la tâche compliquée. Il fallait sortir de dépendances fortes, retrouver une liberté de penser, une volonté de progresser. 

Les drames qui n’avaient pu être évités – guerres, misère, suicides individuels ou collectifs – pouvaient paradoxalement donner à ceux à qui il restait encore un peu de conscience – tout de même une bonne partie de l’humanité – la volonté nécessaire pour corriger ce qui devait l’être, repartir d’un meilleur pied (moins d’apparence, moins de finance, moins de déviances) et continuer le progrès universel, de manière plus harmonieuse si possible. Les mouvements de population, s’ils compliquaient les choses quand ils étaient contraints, pouvaient être des facteurs positifs : l’histoire montre que les sociétés progressent quand elles sont ouvertes, régressent quand elles se ferment.

L’économiste et philosophe Jacques Attali constatait en 2020 une division du monde en 3 classes :

– une hyperclasse mondialisée qui voyait le monde comme un terrain de jeux et disposait de tous les pouvoirs ;

– les infranomades, contraints à la migration pour survivre ;

– les sédentaires provisoires, les plus nombreux, qui regardaient les deux autres classes dans les médias en rêvant de la première et en ayant peur de rejoindre la seconde.

Selon lui, si l’hyperclasse ne changeait pas ses pratiques et son regard sur le monde, si l’on n’améliorait pas l’éducation, alors au « dégagisme soft » succéderait un « dégagisme hard », qui conduirait au chaos. 

Le chaos menaçait, mais il était évitable. Nous verrons dans une deuxième partie (2025 –2049) ce qu’il en fut finalement.

 

 

 

Table des matières

 

Introduction – Mon regard en 2100

Les forces réveillées de la nature

« L’homme est un loup pour l’homme »

Comment raconter ?

Responsabilité d’une centenaire

 

Première partie : 2000–2024, Naissance de la post-humanité

 

Chapitre 1 – La numérisation du monde

A – Comment le Web a changé la vie des humains

B – Le phénomène des réseaux dits sociaux

C – Addiction, attention (perte de l’), disparition (de la vérité)

D – Complexification, fausse différentiation, mondialisation

 

Chapitre 2 – Le corps humain tiraillé par des injonctions contradictoires

A – Alimentation : l’homme et son animalité

B – Des médicaments pour se soigner et se supporter

C – Toujours plus belle 

D – Toujours plus fort

 

Chapitre 3 – Les attaques contre la démocratie

A – Monde multipolaire et basculement vers l’Est

B – Des rapports économiques contestables, des interventions politiques contestées

C – Les démocraties minées de l’intérieur

D – Populisme, complotisme et communautarisme

 

Chapitre 4 – Les perturbations de la terre et du ciel

A – Une planète en voie d’épuisement

B – Les ravages de la spéculation financière et de la consommation à outrance

C – Des populations brinquebalées au rythme des guerres et des misères

– D : Paradoxe : un bilan plutôt favorable du capitalisme mondialisé

 

Conclusion de la Première partie

 

 



18 octobre 2024

 Une journée de mobilités douces

 

(environ 12 minutes de lecture)

Je ne prenais plus le bus. J’en avais marre d’attendre, non seulement à l’arrêt où je montais et descendais, mais aussi dans le bus lui-même, quand le chauffeur, sans doute sur ordre du régulateur de trafic, nous faisait poireauter cinq minutes alors que tous ceux qui le souhaitaient étaient déjà descendus ou montés. Et puis cette promiscuité, cette sueur et ces odeurs, sans parler des gueules de tous ces post-humains voûtés sur leur seringue rectangulaire – certains étaient même perfusés, dans les oreilles, le cœur, les doigts – se shootant aux notifications, aux vidéos débiles et aux messages inutiles, c’était désespérant. 

Je ne voulais pas non plus prendre la voiture. Je roulais assez d’une ville à l’autre en raison de déplacements familiaux et professionnels pour ne pas utiliser mon véhicule quand je pouvais l’éviter. La conduite en ville était une calamité : physique, économique, écologique. Toutes les grandes villes étaient saturées : malgré les efforts des municipalités pour chasser les voitures, beaucoup d’individus soit n’avaient pas le choix car ils venaient de la campagne, soit étaient d’indécrottables bagnolards. Je connaissais nombre d’hommes et de femmes très bien-pensants – je veux dire en phase avec la doxa environnementale de l’époque – qui n’imaginaient pas une seconde se passer de leur voiture dès lors que leur destination se trouvait à plus de 200 mètres. Certains seraient même entrés dans la boulangerie au volant de leur tire s’ils l’avaient pu. 

Du coup, je marchais. Pour aller au siège de la boîte où j’avais un bureau, il me fallait 55 minutes ; pour en revenir, 60, ça montait et j’étais un peu fatigué. C’était mieux : je respirais, j’allais à mon rythme, et je tenais les post-humains à distance, d’autant que j’utilisais les rues les moins fréquentées chaque fois que c’était possible. Accessoirement, je progressais en endurance. Je n’avais donc pas l’impression de perdre du temps, au contraire. 

Je pris l’habitude de tout faire à pied, dès lors que je n’avais pas de courses lourdes à porter et que je restais dans l’agglomération. Tant que mes jambes tenaient, je devais en profiter. Le week-end, une heure et demie aller puis une heure et demie retour ne me faisaient pas peur. 

Au fil des mois et des années cependant, je constatai que même à pied je n’étais pas épargné par les incivilités, mot pudique recouvrant l’impolitesse, l’égoïsme et la violence. Rien n’est parfait, nous le savons tous. Mais je ne voulais pas me laisser gâcher ma vie de piéton par des gens qui se croyaient tout permis, parce qu’ils naviguaient dans le sens du vent et confondaient liberté avec égoïsme. Un jeudi où j’étais à la fois serein et motivé, je décidai d’apporter ma contribution personnelle au rétablissement de l’ordre républicain.

––––––––––

Il y a longtemps que les vélos commençaient à me chauffer les oreilles, au sens propre du terme, car certains me doublaient en passant si près que je sentais l’air affluer à mon pavillon et s’engouffrer dans le conduit jusqu’au tympan. C’était désagréable, dangereux car au moindre écart de ma part c’était la collision, et malpoli, le vélocipédiste numérisé considérant que, plus rapide, plus techno, plus moderne, il avait le droit de zigzaguer tandis que je devais marcher dans les clous et uniquement là. « Les mobilités douces » avaient bon dos. Depuis que les collectivités vantaient les bicyclettes et créaient des pistes ou des voies pour elles, des individualistes bon chic bon genre se croyaient autorisés à rouler à leur guise en pensant : « Pousse-toi Connard, laisse passer l’avenir ». Les pires étaient les parents, affublés de sièges devant, ou derrière, ou d’une remorque, ou d’un side-car, ou précédant un convoi de vélos. Ceux-là avaient une si haute opinion d’eux-mêmes – « On a osé faire un enfant, quand même » – que, au volant d’un semi-remorque, ils auraient sans scrupules écrasé ceux qui entravaient leur parcours.

Sur mon trajet quotidien, j’avais repéré plusieurs de ces malotrus, qui roulaient systématiquement sur le trottoir. Avec le bruit du trafic, je ne les entendais qu’au tout dernier moment, quand le souffle me frappait côté gauche ou côté droit. Une demi-seconde après, je voyais un.e prétentieu.x.se assis.e sur sa selle qui poursuivait sa route sans se soucier de celle des autres, en tranchant dans l’air ou dans le lard. 

Ce jeudi matin donc, sortant de chez moi pour me rendre au boulot, je décidai d’un léger écart à ma conduite. Pas grand-chose, une quinzaine de centimètres dès que j’entendrais – il faudrait donc que je sois attentif – un vélo arriver derrière moi. J’en laissai passer deux, parce que je n’avais pas réagi assez vite dans le premier cas – le vélo était déjà passé quand je me décalai – trop vite dans le second – le type eut le temps de freiner et de modifier sa direction. Après ces réglages, j’étais prêt, aussi motivé que concentré. Il s’agissait rien moins que de sauver la civilisation. 

Je commençais à remonter le boulevard Lafayette quand j’entendis derrière moi les roulements, frottements et cliquetis caractéristiques du bruit du vélo quand il roule.  Au jugé, sans me retourner, parce que j’étais plutôt sur la droite du trottoir, je déduisis qu’il allait me dépasser par la gauche. Aussitôt, j’effectuai un bon pas de côté, comme si je débutais une danse. En même temps que j’entendis le crissement des freins dont les poignées avaient été pressées dans un réflexe, je sentis un corps percuter mon sac à dos dûment rembourré. En même temps, je vis passer, à l’horizontale et raclant le sol, une bicyclette sans son cycliste. La vitesse, donc le choc, furent tels que je tombai, il tomba, nous tombâmes. 

Ganté pour l’occasion, je ne m’ouvris pas la peau quand je mis les mains pour empêcher la tête de frapper le bitume. Les coudes cependant tapèrent fort et me firent mal. Mais ils n’étaient pas cassés. 

– Ça va, Monsieur ?

Une humaine s’enquerrait de ma santé. 

– Ça va, merci. 

C’est surtout l’état de l’agresseur qui m’intéressait. Reprenant mes esprits, je regardai autour de moi. Il n’était pas mort, ce qui me déçut un peu même si je n’en espérais pas tant, mais il semblait bien amoché tout de même. Son pantalon avait une ouverture au genou qu’il n’avait pas en sortant de chez lui après avoir bisouté sa femme et son enfant-roi. Ses lèvres saignantes masquaient mal une ou deux dents cassées. Et une radio du nez semblait nécessaire, quoique peut-être pas, l’évidence sautait aux yeux. Comme quoi un casque ne protège pas tant que ça. Enfin, ô joie, le vélo avait terminé sa course sous les roues d’une voiture qui n’avait pu s’arrêter à temps pour éviter ce projectile. Une demi-roue à angle droit, ce n’était donc plus une roue, semblait avoir poussé sous le capot.

La circulation s’était arrêtée, on klaxonnait, des badauds et des samaritains officiaient. Je me levai. Cinq à six personnes m’entouraient. 

– Ça va aller ?

– Je crois.

– On a appelé les pompiers.

– Il faut que j’y aille.

– Vous ne voulez pas attendre ?

– Non, merci. Mais dites-leur bien que c’est ce type-là qui m’a foncé dedans avec son vélo, par derrière, et qui roulait sur le trottoir. 

Le type, la trentaine, genre « casual chic », du moins avant l’accident, était assis contre un mur et ne semblait pas pouvoir se lever dans l’immédiat. C’était très bien. Il s’expliquerait avec les flics et ferait un peu plus gaffe à son comportement désormais.

––––––––––

À la pause déjeuner, j’allais le plus souvent chercher un sandwich thon ou poulet salade dans une boulangerie du quartier. Soit je revenais le manger avec des collègues dans la salle repas de la boîte, soit j’allais lire et marcher dans un jardin public. Là, en plein centre-ville, j’étais confronté à une nouvelle calamité : les trottinettes (le nom s’écrit aussi bien avec un t qu’avec deux tt à la deuxième syllabe, preuve de la malhonnêteté de l’engin). Leurs roues étaient petites, mais leur nuisance était grande, d’autant qu’elles étaient maniées par des vingtenaires mal dégrossis, qui n’avaient pas la moindre notion de ce qu’étaient la politesse et le respect de l’autre. Ils se faufilaient encore plus facilement que les vélos et considéraient qu’ils pouvaient rouler partout, à leur inconvenance. Ils bipaient, gueulaient, sifflaient, et il fallait s’arrêter pour les laisser passer. Ils pouvaient à eux seuls créer le chaos à un carrefour, qu’ils quittaient comme si de rien n’était. 

À Paris, les trottineurs avaient causé tant de dégâts qu’un vote fut organisé par la municipalité, en avril 2023, dont les résultats furent sans appel : 89,03 % des 103 084 électeurs qui s’étaient déplacés votèrent contre le renouvellement de la concession du domaine public aux trois opérateurs qui louaient les 5000 trottinettes électriques dans  la capitale. Au 31 août, ces engins de malheur avaient donc disparu, réussite aussi éclatante qu’inespérée dans une ville qui contient des circonscriptions où des gens élisent sans qu’on les force l’effrayante Sandrine Rousseau, au premier tour s’il vous plait, deux fois de suite ; les bobos apprécient la terreur anti-homme blanc, pas l’anarchie sur deux roues.

Comme aucune consultation citoyenne n’était venue décaniller les patinettes dans ma province (au moins nous n’avions pas Sandrine Rousseau), j’allais m’accorder moi-même un mandat. Ces guignols déboulant tout schuss sur des planches en alu commençaient à me les briser menu. Puisque c’était mon jour d’éducation civique, j’allais remettre à sa place un de ces petits merdeux à roulettes.

Je préparai mon plan en déjeunant sur un banc. Plan au demeurant assez simple, qui consisterait, au moment où passerait un nuisible surélevé, en l’ouverture du parapluie que j’avais pris avec moi. Pour l’ouvrir, je tendrais le bras droit, muscles bien bandés (hélas, tous les muscles ne se bandent pas à volonté). Peu importe si le parapluie se cassait, l’essentiel était qu’il aveugle et arrête le trottineur. Le plus important était le lieu : il fallait qu’il y eût de la place mais pas trop, du monde mais pas trop non plus. Je visualisai un endroit possible. 

Ayant terminé mon casse-croûte, fermé les yeux quelques minutes pour reprendre des forces, jeté papiers et bouteille dans une poubelle, je me dirigeai vers la chaire d’où je donnerais ma deuxième leçon du jour. C’était une avenue large, avec double chaussée pour les voitures et voie pour le tram au milieu, dans les deux sens. Il y avait pas mal de circulation, et de piétons et de véhicules, et de vélos et de trottinettes. Juchés sur ces dernières, il y avait toujours des petits malins qui dévalaient les trottoirs à toute berzingue. Amène-toi Coco, me dis-je, ça va être ta fête.

Je me concentrai. Il fallait que je sois solide sur mes jambes au moment de l’impact, que le bras que j’aurais tendu soit dur comme une branche d’arbre, et que je serre fort le parapluie pour ne pas le lâcher trop vite. J’avais parcouru une première centaine de mètres dans l’avenue quand j’en entendais une : sur le trottoir alors qu’il y avait largement la place sur la chaussée des voitures et la voie du tram. Ces engins faisaient un peu le même bruit que les voitures électriques, un mélange de roulement et de sifflement, un bruit vicieux, pas franc, pas toujours perceptible. 

Pcchoufffk ! Ma bandaison, des muscles du bras droit, le serrement de mes poignets, ma volonté de convaincre, furent telles que je ne lâchai pas le parapluie quand une tête lancée à 40 km/heure vint s’engouffrer dans sa toile. Du coup, je fus emporté moi aussi. Mes jambes ne pouvant fournir un telle accélération, je m’affalai non pas sur mais sous la trottinette, car elle ne roulait plus mais volait. Cette fois, je lâchai le parapluie. Le trottineur, qui dans un réflexe avait retiré une main du guidon pour protéger son visage, perdit bien sûr le contrôle de son engin, dont la roue avant décolla de terre, suivie de toute la bécane, qui en quelque sorte exécuta un saut périlleux arrière, sans toutefois retomber sur ses deux pattes. Il y eut de la casse, et l’on n’aurait pas aimé être à la place du guidon quand celui-ci percuta la sol. Quant au conducteur, après avoir pris les armatures du pébroque en pleine tronche, ses pieds avaient un moment continué sans lui, mais sa vitesse était telle qu’il fut tiré sur le dos pendant plusieurs mètres douloureux.

Quand enfin le mouvement cessa, le spectacle n’était pas beau à voir. Il y avait un mort, le parapluie, une blessée grave, la trottinette, un blessé léger, le trottineur, une personne indemne légèrement commotionnée, le pédagogue. Là encore, comme je m’étais couvert, ganté, préparé à l’impact, j’évitai la casse. Mais après les coudes le matin, ce sont mes poignets qui trinquèrent quand je tapai le trottoir. Des voitures s’arrêtèrent et un petit attroupement se forma. Oui, ça allait, merci. On ne pouvait en dire autant de mon élève, dont le visage était en sang, et qui semblait souffrir autant de l’arrière du crâne que du bas du dos.

Cette fois, je m’approchai. Il n’était pas beau à regarder. C’était pitié de voir ce grand gaillard le visage livide sous ses peintures de sang, qui se tortillait et se tenait la tête comme si elle allait se détacher. Il émettait quelques sons, difficiles à interpréter :

– Brrouhhh… Hrchmfff… Fratpjcmks…

– Vous êtes fou, lui dis-je. Il ne faut pas rouler si vite en trottinette, surtout sur les trottoirs. C’est dangereux, pour vous comme pour les autres.

Il me regarda, comme si c’était moi le fou. Mais il était si mal en point qu’il n’essaya même pas de m’attraper au collet pour m’étrangler. 

Après l’exercice un peu compliqué que je lui avais infligé, je devais le réconforter :

– Les pompiers arrivent, ne vous inquiétez pas.

Je ne les attendis pas là non plus. Mais avant de partir, en bon citoyen, j’allai ramasser mon parapluie désarticulé qui gisait dix mètres plus loin. Les baleines étaient ou tordues ou cassées, la toile était déchirée. Avec cette preuve de l’agression dont j’avais été victime, je regagnai mon bureau, en passant par les toilettes pour me débarbouiller un peu.

––––––––––

À 18 heures, je pris la route du retour ; j’avais une heure de marche. Les chocs du matin et de midi se faisaient sentir ; j’allais peiner dans la montée. Mais on n’a rien sans rien. Ils rouleraient un peu moins vite, ces tocards sur deux roues. Pour oublier mes contusions, je réfléchissais à mes actes civils et professionnels. Je travaillais beaucoup en marchant : j’évaluais mes actions récentes pour voir ce que j’avais réussi et raté, je me fixais des objectifs et les moyens pour les atteindre, j’organisais mon emploi du temps, je rédigeais des mails… 

J’étais déjà dans ma périphérie, à dix minutes de chez moi, quand je l’entendis. La bagnole du type qui empoisonnait tout le quartier, de jour comme de nuit. Il avait une voiture qui voulait ressembler à une Porsche, mais qu’il avait peinte en rouge pour faire Ferrari. Son plus grand plaisir était de tourner dans le quartier pour faire entendre son moteur trafiqué, plus bruyant à lui seul qu’un convoi de dix mobylettes au pot d’échappement percé. Sans doute espérait-il que le bruit attirerait les regards, qui verraient combien la voiture était belle et donc important celui qui la possédait. Aucun policier n’avait jamais tenté de raisonner, encore moins d’arraisonner, ce jeune homme, qui portait plutôt beau et trimballait parfois une poule dans sa Carrera de pacotille. 

Je venais d’entamer la descente de l’Avenue du stade. Ma rue était la perpendiculaire 150 mètres à gauche. Je vis la voiture dont le moteur saturait l’espace sonore. Elle arrivait du bas de l’avenue, et roulait trop vite il va de soi. Dans cinq secondes elle m’aurait croisé et aurait atteint le carrefour. 

Alors je tendis le bras, et deux doigts serrés au bout de ce bras, surmonté d’un pouce plié qui faisait office de chien du pistolet imaginaire que je brandissais. Je visai le place du conducteur à travers le pare-brise et ajustai mon bras au fur et à mesure de l’avance de la voiture. Elle pila juste à ma hauteur. Le mec en descendit aussitôt. Il était balèze, plutôt bien habillé. 

– Qu’est-ce tu fais, enculé ?!

Je ne sais pas si j’étais rôdé après mes deux premiers coups de la journée, mais j’étais d’un calme olympien. Je fus fier de moi.

– Je te fais comprendre l’envie que tu déclenches quand on entend ton moteur nous casser les oreilles.

– Qu’est-ce que ça peut te foutre ?!

– Ça me fout que tu me réveilles souvent et que tu gâches l’atmosphère de ce coin paisible, où tout le monde a le droit de vivre au calme.

Comme la Porsche-Ferrari-Peugeot était arrêtée en pleine côte, ça commençait à bouchonner, à klaxonner. Le conducteur jeta vaguement un œil mais resta debout devant moi. Il avait des tremblements. Était-ce l’émotion que j’avais provoquée en lui ? J’aurais plutôt misé sur l’usage de produits stupéfiants. 

– C’est moi qui vais te tuer, connard !

Et à son tour, je ne sais pas s’il s’en rendit compte, il pointa deux doigts entre ma poitrine et mon visage, donc sur sur ma gorge en fait. Comme je ne bougeai pas, il reprit de lui-même (il devait avoir besoin de parler) :

– Ma voiture est en règle !

– Je crois pas, non. Elle est en règle parce que les flics et la mairie ne font pas leur boulot. Mais si tu étais à ma place et moi à la tienne, tu comprendrais le problème.

– Tu me menaces, là ?!

Il s’était avancé, bombant le torse, me touchant presque. Je n'aimais pas quand les gens, même amicaux, s’approchaient trop près pour parler. 75 centimètres, c’était un minimum pour éviter l’haleine, les miasmes, les postillons, les bactéries, les virus…

– Je t’ai menacé, avec mes doigts, pour t’obliger à t’arrêter. Maintenant j’essaye de t’expliquer. 

– Tu te fous de ma gueule, c’est ça ?!

– Non, c’est pas ça. Et je vais te dire une dernière chose, mon petit pote (vous avez vu le film où Anthony Hopkins appelle Ryan Gosling « Mon petit pote » ? Ça le rend fou) : tu seras plus heureux quand tu auras fait mettre aux normes ton pot d’échappement, ou mieux encore, changé de voiture. Parce qu’on ne te verra plus comme quelqu’un qui emmerde les autres. Tu ne rendras pas la vie plus laide, mais plus belle. 

– De quoi je me mêle ? 

– Je me mêle du climat dans le quartier ; j’aimerais bien qu’il soit plus paisible et tu peux y contribuer.

– Je fais ce que je veux !

– Oui. Et tu vas vouloir améliorer ton comportement. Allez, salut. Dégage vite ta voiture, tu fais chier tout le monde, là tout de suite.

– Ouais, ben !… Beneheu !… T’ !…

Comme il s’en retournait, certes à reculons et en gardant un doigt, non plus deux, pointé sur moi, je déduisis de ces singulières onomatopées qu’il avait compris le message. Il ferait du bruit encore quelques jours et quelques nuits avec sa chiotte car il avait son orgueil mal placé (pléonasme), mais il comprendrait son erreur et modifierait son comportement. 

Le soir à l’appartement, pour fêter cette journée d’instruction civique, je m’accordai un apéritif. J’invitai ma femme à le partager. Après qu’elle m’eut raconté sa journée, je lui narrai la mienne, notamment les trois leçons d’utilisation respectueuse de l’espace commun que j’avais initiées. Elle s’offusqua autant qu’elle rit de mes méthodes d’enseignement. Le Tariquet Premières Grives qui enchantait nos papilles me permit d’emporter son soutien. Le combat contre le mal était loin d’être terminé, mais aujourd’hui, comme le colibri de Pierre Rabhi, j’avais fait ma part. 

 

(et 187 autres histoires à lire et à relire sur www.desvies.art) 



11 octobre 2024

 

Histoire du XXIe siècle 

Première partie : Naissance de la post-humanité (2000 – 2024)

Chapitre 3 – Les attaques contre la démocratie

 

(environ 25 minutes de lecture)

Nous l’avons évoqué, le début du XXIe siècle pourrait être fixé au 11 septembre 2001. Ce jour, à New York, deux avions de ligne détournés par des terroristes islamistes percutèrent les tours du World Trade Center, les firent tomber et tuèrent 2977 personnes (en comptant les 2 autres attentats suicide venus des airs planifiés par l’organisation Al Qaïda ce même jour, celui contre le Pentagone à Washington et celui du vol 93 qui visait sans doute un autre bâtiment fédéral mais qui s’écrasa en Pennsylvanie). Ce fut longtemps l’opération terroriste la plus meurtrière de tous les temps, jusqu’à la journée dite des Flammes de l’enfer du 29 octobre 2048, qui pulvérisa ce triste record.

Le 11 septembre 2001, le modèle dominant de la démocratie libérale et du capitalisme tout puissant était spectaculairement remis en cause. Quoi de plus symbolique en effet que de mettre à bas le « Centre du commerce mondial » (Word Trade Center) et d’atteindre le cœur du commandement de la première armée du monde, le Pentagone ? Sous couvert d’un dieu récupéré à des fins politiques, les islamistes emmenés par le Saoudien Ben Laden déclenchaient le fameux « choc des civilisations » prévu par le politologue Samuel Huntington pour le XXIe siècle (qu’il distinguait du XIXe, siècle des conflits entre États-nations, et du XXe, siècle de l’affrontement des idéologies).

Car ce n’était pas les seuls États-Unis d’Amérique qui étaient attaqués, mais plutôt une manière d’organiser la société et un mode de vie, basés sur la liberté individuelle, l’absence de pratique religieuse, la consommation de biens et services toujours plus nombreux et luxueux. En effet, après le 11 septembre 2001 à New York, il y eut Madrid en 2004 (191 morts et 1800 blessés dans des trains de banlieue), Londres en 2005 (56 morts, 700 blessés dans le métro et le bus), Toulouse et Montauban en 2012 (attentats contre une école juive et des gendarmes), Boston en 2013 (attentat au marathon), Paris en 2015 (en janvier contre les journalistes de l’hebdomadaire Charlie Hebdo, en novembre dans la salle de spectacle du Bataclan et aux terrasses des cafés du XIe arrondissement), Bruxelles (aéroport), Nice (promenade des Anglais le 14 juillet), Saint-Étienne-du-Rouvray (père Jacques Hamel dans l’église) en 2016, Londres, Manchester, Barcelone et New York en 2017, Strasbourg en 2018 (marché de Noël), Paris (préfecture de police) en 2019, Romans-sur-Isère (commerces), Conflans-Sainte-Honorine (enseignant Samuel Paty), Nice (basilique Notre-Dame de l’Assomption) en 2020… Sans oublier d’autres attentats, encore plus fréquents et plus nombreux, dans les pays musulmans (Afghanistan, Pakistan, Irak), en Asie du sud-est (Philippines, Sri Lanka) et en Afrique (groupe AQMI dans le Sahel, secte Boko Haram au Nigeria, milices Shebabs somaliennes).

Ainsi, la prédiction d’un autre politologue américain, Francis Fukuyama, « la fin de l’histoire » – il voulait dire par là que la démocratie libérale allait s’imposer partout – était désavouée, au moins temporairement. Autrement dit, le 11 septembre donnait raison à Huntington – « choc des civilisations » – contre Fukuyama – « fin de l’histoire ».

Car les attentats contre le World Trade Center furent suivis de bien d’autres attaques contre la démocratie, de la part de multiples assaillants, qui prirent différentes formes, non sans succès. Un quart de siècle plus tard, on ne pouvait que constater que le régime politique qui semblait le meilleur pour l’être humain – l’État de droit garantissant les libertés publiques, l’initiative économique et la protection des plus faibles – était largement contesté, de l’intérieur y-compris. En 2025, c’est moins de la moitié de l’humanité qui vivait en démocratie.

Pour essayer de montrer comment et pourquoi la démocratie a été attaquée de toutes parts entre 2001 et 2024, je diviserai mon propos en quatre sous-chapitres :

A – Basculement vers l’est et monde multipolaire ;

B – Des rapports économiques contestables, des interventions politiques contestées ;

C – Les démocraties minées de l’intérieur ;

D – Populisme, complotisme et communautarisme.

A – Basculement vers l’Est et monde multipolaire

En 1989, la chute du Mur de Berlin, suivie deux ans plus tard par la désintégration de la triste Union des Républiques Socialistes Soviétiques, marquait la fin de la guerre froide entre les U.S.A. et l’U.R.S.S. La victoire revenait sans conteste aux États-Unis et à leurs alliés, dont le niveau et la qualité de vie avaient augmenté de manière spectaculaire depuis 1945, parce que le capitalisme libéral était bien plus efficace que le socialisme étatisé pour donner envie aux individus de travailler et de progresser. Peut-être aussi parce qu’entre un Roosevelt et un Staline, un Eisenhower et un Khrouchtchev, un Kennedy et un Brejnev, il y avait des dirigeants bien meilleurs que d’autres, à tous les sens du terme.

Du coup, la dernière décennie du XXe siècle fut marquée par une domination sans partage des États-Unis d’Amérique. L’U.R.S.S. réduite à la Russie (qui restait en superficie le plus grand pays du monde, 10 fuseaux horaires) gardait un colossal arsenal nucléaire, mais il ne lui servait pas à grand-chose pour réorganiser son économie et nourrir sa population. Il y eut 12 années de quasi anarchie à l’est de l’Oural, pendant lesquelles quelques aigrefins s’approprièrent les richesses du pays vendues par l’État failli, richesses essentiellement basées sur les ressources du sous-sol. Ces « oligarques » amassèrent des fortunes colossales, non sans lien avec les mafias et les fonctionnaires corrompus, pendant que le peuple crevait de faim et de froid.

La situation allait changer en 2001, pour trois raisons : 

– le coup d’éclat d’Al Qaïda aux États-Unis ;

– mais aussi l’entrée de la Chine dans l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) le 11 décembre de cette même année 2001, qui permit à l’Empire du Milieu de devenir l’atelier du monde et de sortir de la pauvreté ;

– et l’arrivée au pouvoir, un an plus tôt, d’un nouvel autocrate russe, Vladimir Poutine, élu Président de la Fédération de Russie le 26 mars 2000. 

Ces trois événements, indépendants les uns des autres, furent néanmoins constitutifs de tout le quart de siècle qui suivit : ces trois forces – les islamistes, les Chinois de Xi Jinping, les Russes de Poutine – allaient s’additionner pour déstabiliser les démocraties, essentiellement l’Europe et les États-Unis, comme jamais auparavant.

Le monde n’était donc plus unipolaire. Il devenait même multipolaire, voire « apolaire » selon l’expression de l’ancien Premier Ministre Français Laurent Fabius. Car au Monde arabe, à la Chine et à la Russie venant contrebalancer l’Amérique du Nord, le Japon et l’Europe, s’ajoutèrent encore trois autres puissances émergentes : 

– l’Inde, parvenue à l’autosuffisance alimentaire et qui serait le pays le plus peuplé du monde en 2022 ;

– le Brésil, autre sous-continent aux richesses immenses, mieux armé après quelques réformes agraires et sociales ;

– enfin l’Afrique du Sud, réunifiée par l’immense Mandela en 1994, qui pouvait être facteur de dynamisme pour toute l’Afrique australe et au-delà. 

Ces nouvelles puissances baptisées BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) étaient ou des dictatures ou des démocraties très imparfaites. En tout cas, elles refusaient le modèle de développement à l’occidental. Politiquement et diplomatiquement, elles allèrent de plus en plus loin dans l’opposition à l’Europe et aux États-Unis. Le 1er janvier 2024, ces BRICS accueillirent même cinq nouveaux pays : l’Iran, l’Égypte, l’Éthiopie, l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis. Leur point commun : refus de la démocratie libérale, et souhait de « dédollarisation » de l’économie. Ils n’offraient aucune alternative : qui aurait eu envie de s’installer dans le régime des ayatollahs en Iran, sous les caméras du contrôle social chinois, dans le royaume russe du mensonge et de l’asservissement ? C’était des puissances négatives, de nuisance. La douceur de vivre et la paix n’intéressaient pas ces dirigeants-là. Au contraire, elles leur répugnaient, peut-être parce qu’ils estimaient que d’autres en avaient profité trop et eux pas assez, surtout parce que s’ils laissaient leurs peuples libres, ceux-ci auraient contesté leur pouvoir. Ils avaient donc tout intérêt à l’échec des démocraties occidentales, afin de limiter la tentation de leur population pour ce modèle si attrayant.

Quelques puissances économiques pacifistes se distinguaient heureusement de ces nouveaux méchants et poursuivaient un développement original et remarquable : la Corée du Sud (tandis que la Corée du Nord martyrisée par une lignée de tyrans débiles s’enfonçaient dans le Moyen Âge), Taïwan, Hong-Kong (deux havres de liberté insupportables aux yeux du dictateur Xi), Singapour (cité-État, ville jardin). Ces « quatre dragons asiatiques » atteignirent des niveaux de vie parmi les plus élevés du monde, devinrent des centres technologiques et financiers de premier ordre. Même leur système éducatif fut loué pour sa remarquable efficacité.

Pour finir ce tour d’horizon des nouveaux pôles terrestres, il convient de citer trois micro-États : Abou Dhabi, Dubaï (deux des sept membres des Émirats Arabes Unis, devenus membre des BRICS, mais non agressifs), et le Qatar. Grâce au pétrole, au gaz naturel, ainsi qu’à leur sens des affaires et à leur capacité à se tourner vers le futur, ces pays désertiques et musulmans surent attirer investisseurs, entrepreneurs et touristes du monde entier. Dubaï avec son aéroport et sa phénoménale tour de 828 mètres de haut, Abou Dhabi avec ses musées du Louvre, Guggenheim et le quartier d’Al Reem Island, Doha (capitale du Qatar) avec sa chaîne de télé Al Jazeera et sa Coupe du monde de football 2022, étaient en 2025 les plus belles villes du monde (urbanisme, architecture, logement, services à la personne, mer et soleil…), même si les Européens, Français notamment, arcboutés sur leurs vieilles pierres et leur passé, étaient incapables de l’admettre.

Papa, au contraire était émerveillé. Je me souviens de son retour de Dubaï, en 2011, où il avait été voir son frère expatrié là-bas pour trois ans. Il était revenu fasciné par ce qu’il avait aussitôt baptisée « la plus belle ville du monde » et « la qualité incomparable de services dans tous les domaines ». Il ne fit que confirmer son jugement par la suite. Il répétait qu’il avait vu de ses yeux le basculement du monde d’Ouest en Est au début du XXIe siècle et que Dubaï symbolisait ce basculement. 

B – Des rapports économiques contestables, des interventions politiques contestées

La contestation des démocraties occidentales était-elle justifiée ? Autrement dit, les Américains et les Européens méritaient-ils la haine que faisaient déferler sur eux l’Iranien Khameneï, le Turc Erdogan, le Russe Poutine, le Chinois Xi Jinping, le Nord-Coréen Kim Jong-un, et quelques centaines de millions de sujets fanatisés par ces affreux ?

Un des reproches les plus communément entendus était le comportement néocolonial, des anciens empires comme la France et l’Angleterre notamment, ainsi que de la première puissance mondiale depuis 1945 : les États-Unis d’Amérique. Le néocolonialisme, c’était l’utilisation de méthodes d’influence (culturelle, politique, économique, diplomatique…) en vue de conserver le contrôle des ressources, et si possible des dirigeants, des pays indépendants depuis peu. À cet égard, il est peu contestable que les Français, les Anglais, et dans une moindre mesure les Belges, les Portugais, les Italiens et les Espagnols, en Afrique mais aussi en Amérique Latine pour les derniers, via des accords de coopération, l’aide au développement et l’implantation de grandes entreprises (Elf, Total, Areva par exemple…) tentaient de garder la main sur l’exploitation des ressources du sol et du sous-sol, ainsi que sur le contrôle des quantités et des prix. Cela passait par le soutien à des gouvernants sans scrupules, corrompus jusqu’à la moelle, et détournant à leur profit les fonds destinés au pays.

À la décharge des occidentaux, on peut dire qu’ils faisaient avec ce qu’ils trouvaient sur place, en hommes et en infrastructures, et que la situation aurait sans doute été pire en termes de misère sans leurs actions et interventions. Il n’empêche que ce qu’on appelle en économie les « termes de l’échange » étaient avantageux pour les anciennes puissances coloniales car le rapport de forces était en leur faveur. Cette exploitation par les anciennes métropoles du pétrole, du cuivre, du sucre, du cacao, du café, du coton, finit par créer un ressentiment au sein des populations autochtones qui n’en voyaient pas les bénéfices, et accusaient plus facilement l’ancien colonisateur que leurs dirigeants kleptomanes, tout aussi coupables si ce n’est plus (la plupart des gouvernants africains sous-finançaient les services publics comme l’éducation, les routes et la santé, sans lutter contre l’évasion fiscale et la corruption). 

Furent aussi accusés de néocolonialisme les institutions financières comme le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale, qui accordaient des crédits aux pays les moins développés à condition que ceux-ci réduisent leurs dépenses publiques et privatisent des secteurs entiers de leur économie, au détriment de leur population et au profit des entreprises occidentales. L’endettement des pays pauvres était un puits sans fond qui maintenait une dépendance permanente vis-à-vis des grands argentiers, au premier rang desquels leur principal actionnaire : United States of America.

Ces inégalités économiques étaient accrues par les soubresauts de la bourse et donc les chutes soudaines de valeurs, qui privaient du jour au lendemain les pays producteurs de revenus capitaux, voire vitaux. C’était d’autant plus insupportable que les krachs étaient souvent le fruit de spéculations outrancières de financiers prédateurs, qui se fichaient comme d’une guigne des conséquences humaines de leur insatiable recherche de profits.   

Même si le nombre de personnes vivant dans la grande pauvreté diminua fortement entre 2000 et 2025 et si les inégalités entre riches et pauvres se réduisirent également, un ressentiment légitime pouvait émaner des populations se sentant exclues du développement général, en Afrique et au Moyen-Orient particulièrement. En même temps, les pays d’Asie, Chine et Inde particulièrement, qui furent les grands bénéficiaires de la nouvelle mondialisation des échanges, se sentirent pousser des ailes et en vinrent eux aussi à contester la suprématie des États-Unis, qui restaient, de très loin, le première puissance économique mondiale. Mais la rivalité Chine-USA structura les relations internationales dans les années 2015 – 2035, les deux géants (qui concentraient à eux seuls 40 % du PIB mondial, 60 % des dépenses militaires, 100 % des plateformes numériques) se livrant une guerre sans merci sur les technologies des échanges via internet, les voitures autonomes, la santé, l’intelligence artificielle, à coups de droits de douane, dumping, concurrence déloyale, espionnage, débauchages, j’en passe et des plus basses.

Le néocolonialisme sévissait aussi là où il n’avait pas lieu d’être, je veux dire dans les reliquats impériaux encore rattachés à la couronne, pardon à la République. C’est ainsi que, en France, la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane criaient à l’oppression et exigeaient des réparations, alors qu’elles se gavaient à la fois du beurre et de l’argent du beurre, c’est-à-dire de l’autonomie, mais aussi des services de l’État honni et même de compensations sociales et salariales à faire pâlir d’envie tous les salariés cantonnés aux froidures nordiques de la mère patrie. Quoi que fît le gouvernement central, ça n’allait jamais. L’exemple le plus flagrant fut la Nouvelle-Calédonie. Pas moins de trois référendums furent proposés ; par trois fois la majorité de la population refusa l’indépendance. Cela n’empêcha pas des émeutes, des violences, des meurtres. Pour n’avoir pas assez pris conscience de leur rejet radical même par des peuples qu’elles traitaient bien, Londres et Paris se retrouvèrent dans de sales draps… Ça ne pouvait que mal finir. Et cela finit mal : sous la poussée de pyromanes extrémistes et pousse-au-crime, les décolonisations des années 2030 furent tragiques et entraînèrent des milliers de morts parfaitement évitables. 

––––––––––

C’est davantage sur le terrain diplomatique et militaire que les démocraties libérales furent attaquées. Si l’on devait résumer d’une phrase, on dirait que le rôle de gendarme du monde que l’on avait attribué après 1945 aux États-Unis (ou qui se l’étaient attribué si l’on a une vison antiaméricaine de l’histoire) n’était plus accepté au XXIe siècle. Il faut dire que l’intervention en Irak en 2003, soi-disant pour détruire des « armes de destruction massive » qui en fait n’existaient pas, et le chaos qui s’en suivit dans tout le pays où l’armée américaine resta engluée pendant des années, fit beaucoup de mal aux Américains, accusés de maux dont ils n’étaient pas responsables (notamment les guerres fratricides entre chiites et sunnites). De même, par leur soutien inconditionnel à Israël, même dans ses opérations les plus discutables en Cisjordanie, à Gaza et au Liban, les États-Unis s’aliénèrent « la rue arabe » et à peu près tous les aspirants gauchistes à travers le monde, qui n’en demandaient pas tant.

Pour l’Irak et Israël, les accusations étaient fondées. Mais leur généralisation était injuste. Car les États-Unis ne cessèrent de soutenir les combattants de la liberté, même quand ils y avaient peu intérêt. Après 2000, ils intervinrent ainsi aux Philippines en soutien au gouvernement contre des groupes terroristes, à Haïti pour enlever le président dictateur Jean-Bertrand Aristide, en Asie du Sud-Est en réponse humanitaire après le séisme de décembre 2004, en Somalie pour aider le gouvernement à combattre Al Qaïda, en Libye sous l’égide de l’ONU pour arrêter les crimes du dictateur Kadhafi contre son peuple, en Syrie dans le cadre d’une coalition contre le groupe terroriste islamiste Daech qui implanta un temps un « califat » à cheval sur les territoires de l’Irak et de la Syrie.

Quand ils s’implantèrent en Afghanistan après le 11 septembre 2001, afin de cerner Al Qaïda et capturer Ben Laden (qu’il fallut 10 ans pour localiser et éliminer), ils apportèrent avec eux sécurité et liberté. Et c’est lorsqu’ils durent quitter le pays en août 2021 après le retour des affreux Talibans que l’on réalisa tout ce qu’ils avaient apporté au pays pendant 20 ans, les femmes et les filles afghanes le savaient mieux que personne. 

Et entre 2022 et 2025, les États-Unis fournirent à eux seuls plus de la moitié de l’aide militaire et financière à l’Ukraine martyrisée par les troupes, les missiles, les tortures, les enlèvements d’enfants et la désinformation du nouvel Hitler.

Oui, mais voilà, la liberté made in USA faisait de l’ombre, pensaient-ils, à de nombreux politicards de par le monde, qui préféraient de loin des guerres civiles et des oppressions, chez les autres, plus conformes à leurs médiocres intérêts.

La France, pourtant plus subtile (ou plus hypocrite) que les États-Unis dans son approche des relations internationales, n’échappa pas au rejet de la part des peuples de ses anciennes colonies. Dans les années 2020, les Français (conseillers gouvernementaux, militaires, représentants économiques et culturels) furent chassés du Burkina-Faso, du Niger, du Gabon et du Mali (où les militaires au drapeau bleu blanc rouge étaient restés plusieurs années dans le cadre des opérations antiterroristes Serval puis Barkhane). Ces exclusions auraient pu être une bonne chose si les Français ou pro-Français n’avaient pas été remplacés par des juntes militaires aidées de l’épouvantable milice russe Wagner et des tueurs de Poutine. De manière plus larvée, les gouvernements algériens n’eurent de cesse d’attiser la haine à l’égard de l’ancien colonisateur, revenant toujours aux années 1830-1962 pour justifier le présent et empêcher l’avenir. 

Pourtant, la France avait corrigé ses complaisances les plus honteuses du XXe siècle (envers Duvalier à Haïti, Bokassa en Centrafrique, avant le génocide au Rwanda…). Au XXIe, elle n’avait pas à rougir de ses soutiens économiques, militaires et culturels. Ce qui lui manquait, c’était la modestie et la lucidité : le monde changeait et l’on n’acceptait plus qu’un pays représentant 0,8 % de la population mondiale dicte le droit aux masses lointaines. Elle devait changer de doctrine : ne pas s’imposer, mais se laisser désirer. Hélas, modestie et lucidité n’étaient pas des qualités que l’on pouvait attribuer aux occupants successifs du palais de l’Élysée.

C’est ainsi que fut enterrée la belle idée qu’était le droit d’ingérence, promue notamment par le fondateur de Médecins sans Frontières et Médecins du Monde, Bernard Kouchner, alors qu’elle avait failli être élevée au niveau de norme du droit international. Le droit d’ingérence, c’était la possibilité d’une intervention militaire ou humanitaire d’un État ou d’une organisation internationale sans le consentement du gouvernement du pays visé, afin de sauver des populations d’une mort probable à plus ou moins brève échéance. L’intervention de 2011 en Libye en est un bon exemple. Mais ce droit, qui s’oppose à la souveraineté des États, n’a jamais été accepté par les dictateurs de tous poils, qui y voyaient bien sûr une atteinte à leur toute-puissance. Alors pour soutenir les populations victimes d’un tyran, on utilisait des pis-aller peu efficaces : embargos et sanctions économiques (contre la Russie, la Corée du Nord, l’Iran, Cuba), isolement diplomatique (contre la Russie), soutien discret aux opposants. 

En refusant le parapluie américain et les aides occidentales, les gouvernants des pays du Sud ne facilitaient pas la vie de leur peuple. Mais ils pensaient renforcer leur pouvoir en s’affranchissant de modèles qui venaient d’ailleurs et ne satisfaisaient pas suffisamment leur ego.

Des pays qui s’étaient rapprochés de la démocratie à la fin du XXe siècle retournèrent donc à l’autocratie, allant de la démocrature (dictature avec des élections) à la tyrannie, en passant par toutes sortes de régimes illibéraux. On peut citer pour ces retours en arrière la Russie, les Philippines, l’Indonésie, la Birmanie, la Turquie, l’Iran, la Hongrie, la Bolivie, le Nicaragua, la Tunisie (le courage des jeunes Tunisiens, Égyptiens, Syriens, Libyens et Yéménites, qui firent tomber ou vaciller les dictatures lors du beau « printemps arabe » de 2011, fut bien mal récompensé ; aucun peuple ne fut épargné par un retour à l’oppression)… Et malgré une mobilisation remarquable eu égard à la violence de la répression, jamais les jeunes Iraniens (même après l’arrestation et la mort de la Kurde Masha Amini en septembre 2022) ne parvinrent à desserrer l’étau des gardiens de la révolution islamique, bras armé du régime tyrannique des mollahs et ayatollahs.

C – Les démocraties minées de l’intérieur

Mais les changements les plus étonnants se produisirent dans les vieilles démocraties, solides, installées, phares du monde en matière de droits de l’homme et plus encore de la femme. Théorisée et expérimentée 2500 ans plus tôt, la démocratie s’était imposée au XIXe et au XXe siècles (sous sa forme représentative, car la démocratie directe n’est pas possible quand des dizaines de millions de personnes prennent leur destin en mains). Elle s’était accompagnée de :

– l'acceptation des décisions de la majorité et le respect des minorités ;

– le développement des libertés publiques ;

– la reconnaissance d'un intérêt général comme supérieur aux intérêts particuliers ;

– la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.

Or, les conditions 1, 3 et 4 furent remises en cause à partir des années 2010 : 

– nombre de personnes ne considéraient plus les élections comme suffisantes pour légitimer un pouvoir ; 

– la notion d’intérêt général ne signifiait rien pour des individualistes biberonnés à la défense des avantages acquis (pour ne pas dire des privilèges) et aux rapports de forces (c’est pourquoi les salariés protégés étaient les principaux bloqueurs de tout nouveau partage des droits et devoirs (« On lâche rien ») ; 

– et un quatrième pouvoir, médiatique, était apparu, qui se hissa vite à la première place et écrasa tous les autres.

Ainsi, en Italie, en France, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, des millions de personnes en vinrent à penser que finalement la démocratie représentative (on vote pour des personnes qui font au mieux pour administrer un pays, une région, une ville) n’était peut-être pas le meilleur système possible, et qu’un « homme fort » à la tête de l’État (fort signifiant qu’il ne serait pas tenu par des parlementaires et des juges à qui l’on retirerait l’indépendance) n’était pas une si mauvaise chose par le temps qui courait. C’était bien sûr des avis d’enfants gâtés, qui précisément bénéficiaient de tous les avantages de la démocratie et n’avaient aucune idée de ce que signifiait l’absence ou même la limitation de la liberté.

Mais les chiffres étaient là. Dès 2016, deux universitaires de Harvard, Roberto Foa et Yascha Mounk, montrèrent qu'aux États-Unis moins de 30 % des Américains nés depuis 1980 pensaient que la démocratie était essentielle. En 2017, le politologue britannique David Adler renchérit dans le New York Times : même ceux que l'on pouvait estimer les plus modérés, les centristes, étaient défiants à 58 % vis-à-vis de la démocratie. En 2019, la Fondapol (Sciences-Po Paris), menait une étude dans 42 pays qui amenait à la conclusion suivante : un affaiblissement généralisé de l'esprit démocratique, avec ce chiffre effrayant : 38 % des 18-34 ans étaient favorables à ce qu'un « homme fort » dirige leur pays sans avoir à « se préoccuper du Parlement ni des élections ». Enfin en janvier 2020, le Centre pour le futur de la démocratie de l’Université de Cambridge analysait les données de plus de 4 millions de personnes dans 154 pays et affirmait : on est passé de 47,9 % de personnes s’estimant « insatisfaites » de la démocratie au milieu des années 90 à 57,5 % en 2019.

Un autre signe de la désaffection citoyenne était l’abstention aux élections. Ne pas se déplacer parce que l’on considérait que les candidats étaient bonnet blanc et blanc bonnet, ou que l’on n’avait le choix qu’entre la peste et le choléra, empêchait les institutions de fonctionner, gênait l’action politique et le débat d’idées.

Ce rejet pouvait s’expliquer de deux manières :

– les « modérés » constataient que le peuple votait mal (extrême-droite ou extrême-gauche), redoutaient que la démocratie conduise au fascisme, donc la rejetaient ;

– et/ou le peuple considérait que, sous couvert de démocratie, les élites s’étaient appropriées le pouvoir à ses dépens ; il n’y croyait donc plus.

Comment en était-on arrivé là ? Les causes étaient nombreuses.

Je ne reviens pas ici sur le changement de paradigme apporté par les réseaux sociaux  première génération (objet du premier chapitre), qui faussaient les hiérarchies, supprimaient la différence entre vérité et mensonge, mettaient en valeur la colère et l’indignation au détriment du calme et de la recherche consensuelle.

Les médias (presse écrite et en ligne, radio, télé) portent eux aussi une écrasante responsabilité dans le dévoiement de la démocratie, alors qu’ils avaient été un ingrédient déterminant de son avènement. Je n’ai pas le temps de développer ici, mais je résume en écrivant que, au début du XXIe siècle :

– la presse créait le doute. Le New York Times, les tabloïds anglais et allemands, France Télévision et CNews procédaient de la même manière : par des questions, des soupçons, des insinuations, ils jetaient le trouble dans les esprits, cassaient le respect dû aux personnes, créaient des suspects. Or, il n’y a pas de société possible sans confiance ;

– les journalistes refusaient d’assumer leurs responsabilités. S’ils s’accordaient tous les droits, ils ne se reconnaissaient aucun devoir. Ils pouvaient affirmer, ou sous-entendre, ce qu’ils voulaient et détruire des réputations sans aucun risque. La liberté de la presse et le droit à l’information avaient bon dos ;

– les médias court-circuitaient la police et la justice. Dès qu’apparut l’information continue, ils se mirent à violer systématiquement « le secret de l’instruction » et « la présomption d’innocence ». Leurs conditionnels hypocrites, quand ils ne les oubliaient pas, ne servaient à rien et ils lynchaient à l’envi. Tout en abusant de la trop facile « protection des sources » ;

– les médias aimaient et donc cherchaient le drame. Quand l’actualité en manquait, on en créait avec des photos volées ou des révélations découpées en feuilletons ;

– les médias déformaient volontairement la réalité dans un but militant. En France, les radios et télés publiques fonctionnaient à peu près toutes sur le même modèle : un reportage de quelques minutes sur des personnes en colère, laissant croire que tous ceux qui exerçaient le même métier ou étaient dans la même situation pensaient la même chose ;

– les médias passèrent de la dérision – on se moque de tout, sauf de nous-mêmes – au manichéisme : à partir de 2020, l'ironie et l’humour devinrent impossibles, le second degré disparut. Il ne devait pas y avoir d’ambiguïté : chaque événement, chaque personne, était ou bien ou mal ;

– les médias se mirent à suivre les réseaux, donc l’opinion beuglante, commentant les posts les plus croustillants et supprimant certains types d’informations quand elles étaient mal perçues par les internautes. C’est ainsi que, en 2019, le New York Times supprima les dessins de presse, qui déplaisaient aux crétins dominants sur Twitter et Facebook.

À ces méfaits de la presse, on pourrait ajouter ceux, complémentaires et concomitants, des sondages, utilisés en permanence, qui transformèrent les responsables politiques au mieux en gestionnaires pragmatiques des pulsions de l’opinion, au pire en opportunistes sans conscience. « Désormais, gouverner, c’est suivre et gérer les émotions collectives », écrivait le sociologue Régis Debray dans son Bilan de faillite de 2019. Les sondages inculquèrent la croyance que l’opinion sait ce qui est bon pour elle, alors qu’elle ne voit que le court terme et son milieu, n’a pas les compétences pour apprécier, n’est qu’une juxtaposition d’individualités. Ces sondages faisaient ou défaisaient les candidatures : on se présentait, ou le parti investissait, si l’on avait la meilleure cote de popularité à l’instant t. De même une fois au gouvernement : on prenait telle ou telle mesure si un sondage avait montré qu’elle était acceptable par l’opinion. C’est ainsi que le courage disparut en politique, et que les politicien.ne.s devinrent des anguilles hypocrites et versatiles, renonçant à toute cohérence, louvoyant au gré des humeurs de l’opinion, dans le seul but de conquérir le pouvoir, dérisoire mais rémunérateur et satisfaisant pour l’ego.

Ces tares de la communication à outrance s’ajoutaient à un problème plus fondamental : la démocratie ne sélectionne pas les meilleurs. D’où la méfiance des grands anciens : Platon préférait l’aristocratie, et Aristote considérait que ce n’était pas tant le régime qui comptait que la qualité des hommes à sa tête. Car pour être élu, pour séduire les électeurs, il est plus facile d’être hypocrite, égocentrique et simpliste. Les médiocres sont donc très avantagé.e.s par rapports aux personnes intelligentes, honnêtes et nuancées. D’autant que ces dernières mettent généralement leurs talents ailleurs que dans la conquête du pouvoir, dans laquelle se ruent les avides et les frustrés. Ainsi, ceux qui candidataient dans les premières décennies du deuxième millénaire ne le faisaient pas pour proposer des solutions globales et des compétences générales, mais pour obtenir un avantage : gloire médiatique, revenus (la politique ne payait pas si mal), contacts avec les puissants… Naturellement, une fois élus, ces médiocres montraient un comportement humain peu exemplaire, caractérisé par l’absence d’écoute, l’autoritarisme, le laxisme, l’incompétence. Les « belles personnes » étaient absentes de la politique. Et les élus intègres et qualifiés étaient une infime minorité.

D – Populisme, complotisme et communautarisme

Au-delà des ennemis extérieurs, des effets calamiteux des réseaux dits sociaux, des médias irresponsables, des élections favorisant les médiocres, ce qui mina le plus les démocraties occidentales au début du XXIe siècle fut ce qu’on appela le populisme, qui était aussi une conséquence de tous ces maux. Je n’avais que 15 ans quand ce phénomène déferla en Europe et aux États-Unis, mais je me souviens très bien de la sensation de voir inexorablement monter la bêtise et la violence, quel que soit le côté de l’Atlantique où je me trouvais (j’ai accompli toutes mes études et le début de ma vie professionnelle aux États-Unis). Si à l’époque je ne parvenais pas à expliquer ce que je percevais, il me semble pouvoir le faire aujourd’hui, maintenant que je suis une vieille dame et que le temps a passé.

On pourrait définir le populisme – du moins celui du XXIe siècle – comme un appel au peuple, dont on postule qu’il est un tout et qu’il sait ce qui est bon pour lui. Ce populisme s’incarne dans un leader charismatique au discours simpliste et de mauvaise foi. « Le populisme n’est pas une idéologie, écrivait la chercheuse au CNRS Frédérique Langue ; c’est une manière de pratiquer la politique en jouant sur l’émotion, la peur, la subjectivité, le ressentiment, l’intimité ».

Même si le populisme transcendait les courants habituels de la politique, il y avait me semble-t-il trois sortes de populisme :

– un populisme de droite, représenté par le Rassemblement National en France, la Ligue du Nord et Fratelli d’Italia en Italie, l’Allianz für Deutschland en Allemagne, le F.P.O. en Autriche, Geert Wilders aux Pays-Bas, l’Anglais Nigel Farage. Leurs points communs ? Refus de l’immigration, demande de sécurité, défense du monde rural et des valeurs chrétiennes ;

– un populisme de gauche, représenté par les Espagnols de Podemos, les Français de La France Insoumise, les indépendantistes catalans, les grecs de Syriza, les travaillistes anglais sous Jeremy Corbyn. Eux se retrouvaient autour de la haine de la mondialisation, de la volonté de confisquer les richesses, d’un programme de nationalisations, de la production locale, du communautarisme et de la mobilisation des minorités ;

– un populisme que je qualifierais d’hybride, ou de réseaux, de type gilets jaunes (en référence à ce mouvement sectaire, violent et consumériste qui fit trembler le pouvoir français en 2018 et 2019). Ces gens-là jouent sur la victimisation, la dénonciation, et l’indignation. 

Pour tous ces populistes, les solutions aux maux qu’ils dénonçaient étaient les suivantes :

– le peuple doit prendre le pouvoir car il est sage tandis que les élites sont malhonnêtes ;

– le repli national (frontières, protectionnisme, sécurité) est nécessaire pour survivre face aux étrangers profiteurs (ces étrangers profiteurs étant les migrants selon les populistes de droite, les riches et les financiers selon les populistes de gauche) ;

– on ne doit accorder aucun crédit aux médias, experts et administrateurs, car ils ne connaissent pas la réalité des choses.

Concrètement, les mouvements populistes proposaient les mesures suivantes :

– fermer les frontières pour protéger les populations contre l'extérieur ;

– donner du travail à tout le monde en changeant le système (sortie de l'euro, revenu universel, impositions sur le capital) ;

– rétablir l'ordre en contrôlant les mœurs ;

– supprimer ou museler des institutions (justice, presse, parlement) qui empêchent de gouverner comme il faut.

Ces mouvements remettaient donc en cause les principes, libertés et outils démocratiques mis en place au fil des siècles et stabilisés après 1945.

Aussi fausses fussent leurs analyses et malhonnêtes leurs intentions, ou peut-être parce que leurs analyses étaient fausses et leurs intentions malhonnêtes, les populistes parvinrent au pouvoir et y restèrent plus ou moins longtemps en Hongrie, en Pologne, en Italie, en Autriche, en Slovaquie, en Tchéquie, en Bulgarie, en Grèce, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, au Brésil, en Turquie, aux Philippines, en Inde. Leur exercice du pouvoir fut si désastreux que, soit ils furent battus lors de l’élection suivante, soit ils s’amendèrent et renoncèrent à appliquer leur programme, soit ils supprimèrent des libertés pour se rapprocher d’un fonctionnement dictatorial. 

Cependant, même quand ils étaient évincés du sommet de l’État, le mal était fait : le populisme continuait à infuser dans la population, laissant croire qu’il y avait des solutions simples, alors que la plupart des problèmes à résoudre étaient éminemment complexes, ne serait-ce qu’en raison des innombrables pressions contradictoires exercées sur les gouvernants. 

Avec le recul, on comprend aisément les causes de ce mal du peuple :

– le déclassement économique des « mâles blancs de plus de 50 ans », pris de vitesse par la numérisation du monde, courant puis renonçant à courir après des évolutions technologiques qu’ils ne maîtrisaient pas, en situation d’illectronisme et ne parlant pas l’anglais de type « globish », qui était le sésame indispensable pour ouvrir les portes du télétravail, du nomadisme et de l’intelligence artificielle, avant que les traducteurs intégrés dans un premier temps (2030-2060), puis l’instauration de la langue commune aux terriens (réellement universelle à partir de 2075) rendent caduque la notion de langue étrangère ;

– la remise en cause des modes de vie jusque-là basés sur les rapports hommes-femmes, le respect des enfants pour les adultes, la parole et le contact visuel. C’est peu dire que les élucubrations des années 2010-2030 sur le genre, la liberté de l’enfant, la tolérance (de tout et n’importe quoi), le relativisme (tout se vaut et on n’a pas le droit de hiérarchiser) ont dégoûté nombre d’honnêtes citoyens, qui du coup de sont détournés des soi-disants progressistes pour  se réfugier dans le giron de leaders populistes, trop heureux de récupérer à leur profit des valeurs traditionnelles de bon sens et d’équilibre qui auraient dû appartenir à tout le monde ;

– les revendications communautaires musulmanes. Les pratiques dérogatoires souvent accordées aux militants de la cause islamique, dans les cantines scolaires, les lycées, les vestiaires sportifs, les hôpitaux, ainsi que les revendications antirépublicaines des plus extrémistes en termes de dissimulation du corps et du visage, ou encore de pratiques religieuses et de contenu des programmes éducatifs, ont favorisé un rejet qui n’était pas du racisme, mais un refus de voir une religion s’imposer aux lois démocratiques et remettre en cause la laïcité, c’est-à-dire la séparation nette entre les domaines civil et religieux, public et privé ;

– le comportement des élites. Les abus de pouvoir, le mélange des affaires publiques et privées, certains privilèges d’un autre âge, les changements de poste ministériel au gré des ambitions personnelles et des négociations partisanes, ont certainement contribué au sentiment du « tous pourris » et au « dégagisme » qui s’en est suivi. Dans plusieurs pays, les populistes sont arrivés au pouvoir simplement parce qu’ils étaient les seuls qui n’avaient pas encore été « essayés » ;

– enfin le gouffre entre les revenus les plus pauvres et les plus riches (si la pauvreté diminuait, il n’en demeure pas moins que 1 % des terriens possédaient en 2020 50 % des richesses) attisa un ressentiment contre les élites, ou « la clique », qui là encore nourrissait naturellement le populisme et la contestation de la démocratie.

–––––––––––

Les populistes étaient pour la plupart complotistes. Le complotisme est la croyance que nombre d’évidences sont fausses (la terre est ronde, les tours du World Trade Center sont tombées en raison d’un attentat islamiste, la pandémie de Covid a été accidentelle) car la vérité est cachée par les puissants du monde désirant tromper le peuple pour continuer à prospérer entre eux.

Rudy Reichstadt, fondateur du site Conspiracy Watch, écrivait dans son livre L’opium des imbéciles, paru en 2019 : « La théorie du complot falsifie l'histoire, parasite le fonctionnement de la démocratie, protège les dictateurs, exonère les criminels, invente des boucs-émissaires, dresse des potences. Elle prépare des génocides ». Il rappelait ainsi les élucubrations des Français Thierry Meyssan, Alain Soral, Dieudonné, François Asselineau, Etienne Chouard, Robert Faurisson, Thierry Mariani, du gilet jaune Maxime Nicolle ; à l'étranger des frères Ramadan, de l'Anglais Nigel Farage (il citait aussi Boris Johnson), des Américains Axel Jones (animateur de radio et télé) et Donald Trump, du Russe Vladimir Poutine, de l'ex-président iranien Mahmoud Ahmadinejad… On pourrait ajouter, en France, le film Hold up sur le Covid en 2020, et le livre du politique Philipe de Villiers, Le jour d’après, publié en 2021. Bien d’autres encore.

Chacun jouait sa partition. Certains s'interrogeaient sur la responsabilité des attentats, d'autres niaient le réchauffement climatique, d'autres voyaient la main des États-Unis sur à peu près tous les événements mondiaux, d'autres accusaient les financiers juifs – Rothschild ou Soros – de tous les maux et des pires intentions. Tous le faisaient au nom du peuple, qui aurait été trompé par les élites. Les complotistes étaient en fait des individus névrotiques qui poursuivaient des objectifs égocentriques. Mais qui parvenaient à attirer des millions de cerveaux déséquilibrés par les bombardements numériques auxquels ils se soumettaient. En 2019, le sociologue Gérald Bronner parlait d’un « déferlement de crédulité » dans son livre au titre terrifiant : Apocalypse cognitive.

––––––––––

Dernier mal, et non des moindres, minant la démocratie de l’intérieur : le communautarisme.

Être communautariste, c’était faire prévaloir les spécificités d’une communauté (ethnique, religieuse, culturelle, sociale, de genre) au sein d’un ensemble plus vaste, et vouloir pour elle des règles particulières, différentes de la loi par définition générale et applicable à tous. C’était se définir en tant que membre d’un groupe plutôt que comme un individu. C’était insister sur ce qui sépare plus que sur ce qui rassemble.

Si le communautarisme était assez habituel dans les pays anglo-saxons – où l’on n’hésitait pas à se définir comme membre d’une communauté restreinte –, il n’allait pas, avant 2000, jusqu’à remettre en cause l’appartenance supérieure à la communauté nationale d’une part, à la communauté humaine d’autre part. Mais c’est ensuite ce qui se produisit, avec la montée des revendications agressives et l’identification collective permise par les réseaux sociaux.

Les problèmes les plus importants furent causés par le communautarisme islamique qui par sa masse et sa violence fit trembler les gouvernants, ceux-ci cédant trop facilement sur certains points (évoqués plus haut dans les raisons du populisme) et fragilisant donc les fondations de la démocratie. À cette motivation religieuse, s’ajoutait, tout en s’en distinguant, un communautarisme anti-républicain, contestant le « privilège blanc » et prônant une société « racisée ». Il s’agissait de « déboulonner » toutes les statues blanches fondatrices des États modernes, au motif que ces grandes figures auraient avant tout servi leur classe et oublié les minorités. C’était, assez ouvertement, un « nouveau racisme », pour reprendre l’expression de la philosophe Elisabeth Badinter, ou un racisme à l’envers. Certains voulurent faire croire qu’il y avait un racisme d’État, ce qui avait pu être vrai aux XIXe et au XXe siècles, mais qui ne l’était plus au XXIe.

Il existait d’autres regroupements autour de valeurs spécifiques. Il y eut ainsi un communautarisme de genre, très puissant de 2000 à 2040. Cela revenait considérer que les personnes homosexuelles, bisexuelles puis transsexuelles avaient droit à une reconnaissance particulière. Ce furent les grandes années du sigle LGBT, auquel on ajouta Q pour Queers (ou fluides, ou non-binaires), I pour Intersexué.e.s, A pour Asexuel.le.s et + pour le cas où l’on aurait oublié certaines manières de se monter dessus. Ces gens-là avaient droit à toutes les impudeurs, quand ce n’était pas tous les honneurs, uniquement parce qu’ils revendiquaient une pratique sexuelle ou une identité de genre différentes de la grande majorité de la population. Beau dévoiement là encore de la liberté : personne à part quelques demeurés n’empêchait quiconque de vivre sa sexualité comme il l’entendait. Pourtant, si l’on écoutait les thuriféraires LGBTQIA+ZSTGFKH…, il fallait que tout le monde adopte leur mode de vie, seul digne d’humains évolués et éveillés. Je me souviens parfaitement qu’au lycée des copines se crurent obligées d’essayer une relation lesbienne, alors qu’elles n’en avaient aucune envie, juste pour ne pas qu’on leur reproche d’être « ringardes » et d’avoir « la loose » !

Le communautarisme décomplexé entraîna le « wokisme », sorte de regard sur le monde considérant qu’il y a dans tous les cadres des oppresseurs – blancs, vieux, mâles et chrétiens – et des oppressés – jeunes, de couleurs, musulmans ou sans religion. Les ferments de la religion woke avaient été portés par des philosophes français partis au siècle précédent déconstruire les universités américaines, avant que celles-ci propagent à leur tour, cinquante plus tard, cette mauvaise foi sur le monde. Son bras armé, la cancel culture, digne des plus grands fascismes, sévissait à plein : dénonciations publiques, condamnations médiatiques, bannissement, ostracisme, boycott, mise à mort sociale… Il ne faisait pas bon être autre chose que gauchiste dans les milieux de la culture, de l’enseignement et des médias sous la terreur woke.

Il existait aussi des communautarismes liés à un territoire, un quartier ou une région. On sait les ravages que causaient les guerres entre gangs aux États-Unis, en Angleterre, en France, en Italie… Dans les banlieues de grandes villes, mettre un pied sur un trottoir que s’était approprié un clan pouvait vous coûter la vie. On était de South Boston, de Peckam, de Montfermeil, et au sein de ces quartiers on était de tel bloc, tel secteur… À ces regroupements territoriaux s’ajoutaient souvent un regroupement ethnique – latinos, chinois, blacks… – et bien sûr une lutte incessante pour le commerce de drogue. Le régionalisme n’était pas en reste : les Catalans, les Basques, les Flamands, les Lombards, les Bavarois étaient les plus virulents, mais partout les revendications régionales, quand ce n’était pas départementales, avaient tendance à supplanter la reconnaissance à une appartenance nationale (le combat malsain pour les langues régionales participait de ce retour moyenâgeux). Quand au continent et au monde, ils étaient des ensembles trop grands pour des consciences limitées à leur intérêt immédiat.

À force de légiférer pour céder à telle ou telle revendication communautaire, le sens de l’intérêt général a été perdu. On a multiplié les exceptions, au lieu d’assurer l’égalité de base. Chaque communauté voulait sa loi, sa reconnaissance, ses droits propres. La démocratie était prise au piège : en voulant prendre en compte chacun, on mécontentait tout le monde. Le communautarisme fonctionnait sur un principe fâcheux répandu à cette époque : faire d’une exception la règle, appliquer à la majorité des dispositions correspondant aux intérêts des minorités qui criaient et tapaient le plus fort. 

Voilà comment fut remis en cause l’universalisme, belle idée qui tendait à se généraliser, selon laquelle ce qui unit les humains c’est avant tout leur humanité, des êtres vivants avec les mêmes droits et les mêmes devoirs, d’où qu’ils viennent et quels qu’ils soient.

Le populisme, le complotisme et le communautarisme conjugués aboutirent à une conséquence simple : l’impossibilité de gouverner. Et cette impossibilité fut bien sûr une des causes des chaos qui apparurent au cours du quart de siècle suivant, nous y reviendrons.

(vendredi 25 octobre : Histoire du XXIe siècle. Première partie (2000-2024) – Naissance de la post-humanité. Chapitre 4 – Les perturbations de la terre et du ciel)

 



4 octobre 2024

 

Allez, ma vieille, sois digne 

  

         (environ 3 minutes de lecture)

      C’était décidé : ce serait pour demain. Elle s’était encore salie ce matin. La nuit passait encore, mais en pleine journée… Non, décidément, plus rien n’était possible, ça n’avait aucun sens. 

Elle y pensait depuis longtemps, plusieurs années. Elle avait repoussé, trouvant d’ultimes raisons pour tenir encore. Elle avait tricoté jusqu’à l’âge de 84 ans, des pulls, des chaussettes, parfois même de simples carrés, qu’elle remettait tous les trois mois au Secours Catholique. Et puis, la mort dans l’âme, elle avait dû cesser, l’arthrose avait gagné, paralysant ses doigts. 

Le plaisir des films à la télévision avait duré jusqu’à ses 86 ans ; maintenant, elle ne voyait plus les images et elle entendait mal. Il restait la radio, mais le débit était si rapide qu’elle n’arrivait pas à suivre. Et puis ce n’était pas pareil, l’actualité ne l’intéressait pas, du moins celle des médias. 

Jusqu’à l’année dernière, elle trouva en Mireille, la voisine du dessous, sa principale raison de se lever le matin, et réciproquement. Elles se soutenaient, au sens propre, elles riaient et elles pleuraient ensemble de leurs malheurs. Et puis Mireille était morte, la laissant seule et désemparée. Un coup terrible.

Il restait les enfants. Ils avaient été de formidables raisons de vivre, à la fois parce qu’elle les voyait avec joie et parce que, ne renonçant pas à dire ce qui lui semblait nécessaire, elle constituait un repère important pour eux. Mais elle ne se voilait pas la face : désormais, elle était une charge. La transporter chez l’un ou l’autre pour une réunion de famille était une corvée, et elle était incapable de participer à une conversation. Il fallait veiller à son approvisionnement, à son entretien, à sa sécurité…

Non. Elle allait leur montrer la voie, une fois de plus, jouer encore son rôle de mère. Accomplir un nouvel acte fondamental, par amour et par respect pour eux. Elle ne voulait pas les contraindre davantage. Ses papiers étaient en ordre, il n’y aurait pas de problèmes. Elle leur laissait en plus une lettre pour expliquer son geste et leur dire qu’ils avaient été le bonheur de sa vie. Les enfants pouvaient comprendre beaucoup de choses, si on prenait la peine de les leur expliquer avec amour.

L’assistante du soir passa en fin d’après-midi, comme d’habitude. Elle l’aida à se déshabiller, à se laver, sortit de quoi manger. L’assistante ne s’attardait pas, mais elle était efficace et à peu près agréable. Elle l’infantilisait, mais sans doute ne pouvait-on échapper à la condescendance lorsqu’on atteignait 87 ans.

Mireille lui avait donné deux pilules, les mêmes que les siennes, que la pauvre n’avait pas eu le temps d’utiliser. Elle les tenait d’un vétérinaire qui s’était occupé de son chien. Elle avait su le convaincre. Il lui avait expliqué : elle devrait prendre un cachet rouge et un cachet bleu à un quart d’heure d’intervalle ; le premier était un somnifère puissant, le second paralyserait le cœur une fois qu’elle serait endormie. Elle ne sentirait rien.

Non sans peine, Odile saisit l’enveloppe cachée au fond du tiroir d’un petit meuble du salon. Elle la posa sur la table, en évidence. Dans sa chambre, elle ouvrit sa boîte à bijoux. Sous le premier plateau, elle trouva le pilulier en argent. Elle le saisit et alla le poser sur sa table de chevet, à côté du verre que l’assistante du soir avait rempli.

Elle se rendit à la salle de bains et se brossa les dents. Elle passa aux toilettes – opération difficile –, se lava les mains et décida de s’accorder un petit plaisir : ce soir, pas de couche. À quoi bon ? Avec un peu de chance, elle partirait propre. Elle avisa la bouteille de parfum, la saisit maladroitement et s’en administra une giclée. Le jet partit plutôt sur son épaule que dans son cou, mais ce n’était pas grave. Elle recommença de l’autre côté.

Elle se regarda dans la glace, une dernière fois.

– Allez, ma vieille. Tu es restée debout longtemps, mais maintenant tu ne peux plus. Sois digne. Laisse une belle image de toi. De quelqu’un qui a su prendre ses responsabilités.

Elle s’adressa un signe de la main, puis éteignit la lumière et gagna sa chambre. Le verre d’eau et les deux pilules étaient sur la table. Le plus dur était de les attraper sans les faire tomber. Elle n’aurait pas de deuxième chance. Debout, elle mit deux minutes à ouvrir le pilulier, mais elle prit sans trop de peine le premier cachet – le rouge d’abord, lui avait dit Mireille –, qu’elle mit dans la paume de sa main gauche. Elle respira et essaya de se détendre. Ce n’était pas le moment de faire une fausse route. Elle sourit à cette pensée. Elle porta le cachet puis le verre à sa bouche. Elle renversa de l’eau, mais elle avala le cachet. Le réveil marquait 9 heures moins 10. 

Il lui restait un quart d’heure. Elle avait réfléchi à ce moment, à ce qu’elle devrait faire et ne pas faire entre les deux cachets. Ne pas s’allonger pour ne pas risquer de s’endormir, ne pas regarder de photos pour ne pas ranimer de souvenirs et risquer de revenir sur sa décision, penser le moins possible. Marcher dans l’appartement en comptant pendant 4 minutes – elle ne pouvait pas plus –, s’asseoir dans son fauteuil au salon 5 minutes en continuant à compter, puis revenir dans sa chambre, en faire le tour, s’asseoir et prier pendant 5 minutes. Elle n’était plus sûre de croire en Dieu, mais les prières étaient une bonne manière de passer le temps sans se poser de questions.

Elle procéda ainsi. Il lui sembla sentir sa tête tourner. Le somnifère commençait à produire ses effets. Alors elle attrapa le second cachet, le bleu. Elle le plaça sur sa langue. Elle s’était dit que si elle n’arrivait pas à avaler, elle croquerait. Mais là encore elle y parvint. Alors elle se défit de sa robe de chambre et de ses pantoufles, garda ses chaussettes car elle ne pouvait pas les enlever, éteignit la lampe de chevet et s’allongea dans son lit. Elle se trouva sereine. Elle s’endormit sans difficulté ; elle était apaisée de savoir que, pour la première fois depuis des années, elle n’aurait pas d’insomnie.

 



27 septembre 2024

Une histoire du XXIe siècle

Première partie : 2000–2024, Naissance de la post-humanité

Chapitre 2 – Le corps humain tiraillé par des injonctions contradictoires

 

 

 

(environ 25 minutes de lecture)

Le XXIe fut le siècle de l’avènement du corps humain. Je veux dire que jusque-là, sauf peut-être dans la Grèce Antique et au début de la Renaissance, le corps était ou négligé ou malmené, en tout cas peu entretenu, peu respecté, peu mis en valeur. Les choses commencèrent à changer à la fin du XXe, avec les progrès de l’hygiène et de la médecine, l’urbanisation et les aspirations conséquentes. Mais c’est bien à partir des années 2000 que l’on se mit à sacraliser le corps, qu’il fallut montrer, améliorer, préserver, guérir, embellir, augmenter, reproduire, transformer, prolonger…

Ces usages du corps furent d’ailleurs au cœur de nombreuses tensions au sein des sociétés et entre les sociétés. Les combats furent rudes entre ceux qui voulaient le contraindre et ceux qui voulaient le libérer. Les ravages de l’islamisme ne s’expliquent pas autrement :  devaient être éliminés tous ceux qui montraient leur corps et l’utilisaient à leur convenance pour séduire, danser, bouger, sans s’agenouiller 5 fois par jour la tête au sol en direction de La Mecque. Pour les fous d’Allah, le corps de la femme n’était pas envisageable autrement que dissimulé et prisonnier.

Au sein des sociétés occidentales, les luttes au sujet des corps prirent différents aspects : liberté sexuelle ou pas, notamment pour les membres d’un couple, tolérance à la nudité (variable selon les âges, et les milieux), opposition entre les corps magnifiés des mannequins, des acteurs ou des sportifs, et ceux maltraités par la malbouffe, le laisser-aller, la sédentarité. Les corps humains étaient tiraillés entre pudeur et mise en valeur, entre plaisirs et contraintes, entre tranquillité et liberté. Concrètement, il n’était pas facile pour un.e jeune adulte du début du millénaire de rester fidèle à son conjoint ou à sa conjointe alors que les sites de rencontres pullulaient sur la toile et que chaque publicité, sur le net ou dans les magazines, dévoilait des corps de rêve qui ne pouvaient que donner l’envie d’y goûter. Je crois d’ailleurs pouvoir dire que ces injonctions contradictoires furent la cause principale du divorce de mes parents.

C’est pourquoi je vais dans ce chapitre tenter de faire ressortir les problématiques qui ont concerné notre enveloppe humaine dans le premier quart du siècle, bien avant que les maladies soient éradiquées.

 

A – Alimentation : l’homme et son animalité 

En l’an 2020, l’homme se nourrissait essentiellement d’animaux, de graisse et de sucre. Ce faisant, non seulement il dépassait largement la quantité de calories nécessaire à son organisme et accumulait de dangereuses toxines (d’où le nombre effrayant de cancers et de maladies cardio-vasculaires), mais en plus il organisait un circuit de production-distribution peu rationnel d’un point de vue économique et pénalisant d’un point de vue écologique. 

Les poulets, les canards, les oies et les cochons étaient élevés dans des conditions innommables – atrocement serrés dans des hangars ou des enclos surchauffés, gavés de produits trafiqués – pour être tués et consommés par les hommes ; aucune autre destinée n’était possible. Malgré les prescriptions religieuses interdisant le porc aux musulmans et aux juifs, celui-ci était l’animal le plus consommé dans le monde avec 38 % de la production mondiale de viande en 2020 (3 tonnes de viande de porc par seconde…). J’ai connu cela bien sûr et j’avoue que j’ai beaucoup aimé les saucisses grillées pendant un barbecue d’été (quand cela se faisait encore) et les rondelles de saucisson que l’on découpait parfois pour l’apéritif (autre mot désuet). Le poulet était lui aussi extrêmement consommé, sur tous les continents : 76 milliards de poulets, soit dix fois le nombre de terriens, furent abattus en 2022 ! En France, la consommation de poulet dépassa celle de bœuf cette année-là, le cochon conservant sa première place cependant.

On sait l’aberration écologique que constituait la production de viande de bœuf, nécessitant beaucoup de terres, pour le pâturage, mais surtout pour la production de maïs, soja et autres céréales, elles-mêmes exigeant de grandes quantités d’eau. La viande coûtait cher, mobilisait beaucoup de ressources humaines et naturelles, n’était pas nécessaire au fonctionnement de l’organisme (il y avait, même à l’époque, d’autres moyens d’obtenir des protéines, et de meilleure qualité), mais les traditions étaient fortes, notamment aux États-Unis, au Brésil, en Australie, en France, en Grande-Bretagne, la viande étant associée à la fois à la récompense après le travail (longtemps cette récompense ne fut que dominicale, et encore), au partage en famille, à une certaine relation avec la nature. Les lobbys agricoles savaient jouer sur ce sentiment et cet attachement au bifteck ; non sans violences et coups d’éclat, ils obtenaient à peu près ce qu’ils voulaient des pouvoirs publics. En 2020, les éleveurs étaient tous fortement subventionnés. En 2022, la Politique Agricole Commune absorbait 40 % du budget de l’Union Européenne, la France étant de loin la première bénéficiaire de ces aides agricoles. 

Non content de torturer volailles et cochons, l’homme massacrait les poissons et les crustacés, les laissant agoniser pendant des heures sur les ponts glaireux des chalutiers à moteur diesel, quand il ne les plongeait pas vivant dans l’eau bouillante. Chaque terrien consommait 20 kilos de poisson chaque année en 2020. Bien au-dessus de cette moyenne et en tête, figuraient les Coréens, Norvégiens, Portugais, Japonais et Chinois (la Chine était de très loin le plus gros producteur mondial, élevage et pêche confondus). Le succès du poisson s’expliquait aisément : il était facile à capturer, à nourrir quand on l’élevait, il se renouvelait rapidement, et il était particulièrement riche en acides gras essentiels oméga-3 (notamment les saumons, sardines, maquereaux, harengs), excellents pour l’organisme. 

Mais ces atouts du poisson avait un revers : la surpêche. Merlu du Golf de Gascogne, sardine de la Manche, thon rouge de la Méditerranée, morue de Terre-Neuve, églefin de la Mer du Nord, bien d’autres espèces encore disparurent entre 2030 et 2040. Comme on estimait le nombre de chalutiers 2 fois et demi supérieur à ce qui aurait été supportable, les guérillas maritimes firent rage entre Français et Espagnols, Français et Anglais, Chinois et Japonais, Malaisiens et Indonésiens… Dans les années 2030, on retrouvait des bateaux dérivant au gré des courants, l’équipage décimé à la mitraillette gisant sur le pont. 

Au problème du non-renouvellement des espèces sous-marines, s’ajoutait celui de la pollution des océans, qui naturellement n’était pas sans conséquences sur la qualité des poissons consommés. Les États ayant réagi bien trop tard contre les méfaits du plastique, la quantité de débris plastiques dans les océans quadrupla entre 2020 et 2050. Les poissons avalaient inévitablement des nano-particules de plastique, que les humains ingurgitaient à leur tour. Mais le plastique n’était qu’une partie du problème. Polluants agricoles et industriels, mercure, détergents, rejets des bateaux…, les océans recueillaient à peu près tout les déchets de l’activité humaine qui ne partaient pas dans les airs. Tout cela était supportable quand la terre avait 4 milliards d’habitants, en 1975. Quand on atteignit 8 milliards, en 2023, c’était autre chose. Il y eut donc quelques décennies difficiles avant d’arriver à une gestion plus raisonnée des mers, et à un changement radical dans la manière de s’alimenter, nous y reviendrons.

Viandes et poissons n’étaient pas mauvais en soi. En revanche, les produits gras et sucrés qui pullulaient au début du siècle (nuggets, sodas, chips, pizzas industrielles, saucisses chimiques et mauvaise charcuterie, plats cuisinés à réchauffer, glaces, gâteaux…) favorisaient l’obésité, le diabète (hyperglycémie), le cholestérol, les maladies cardio-vasculaires, les cancers… L’obésité causait des ravages dans tous les pays, notamment chez les jeunes. Il est particulièrement triste, je trouve, de voir que certaines populations passèrent quasiment sans transition de la sous-nutrition à la malbouffe (on a parlé du « double fardeau de la malnutrition »). Les chiffres font froid dans le dos : en 2025, 2,7 milliards d’adultes (sur 8) étaient en surpoids, dont 1 milliard étaient obèses… Les conséquences de l’obésité étaient terribles, en termes sanitaires certes, mais aussi en termes psychologiques et sociaux, chez les enfants et adolescents notamment. La seule chose qui aidait les jeunes souffrant d’obésité était… qu’ils n’étaient pas les seuls. 

À noter que l’excès de nourriture, surtout de mauvaise nourriture, n’était pas la cause unique de l’obésité : la diminution des mouvements physiques, notamment de la marche, en raison des modes de déplacement et plus encore de l’addiction aux écrans, avait un poids équivalent comme cause de cette maladie. L’obésité était un problème si grave que l’Organisation Mondiale de la Santé prit les choses en mains et suggéra aux États des actions drastiques. Mais les pays ne voulaient pas renoncer à leur souveraineté à l’époque, et bien peu suivirent les recommandations du « Plan d’accélération de l’OMS pour mettre fin à l’obésité ». Il fallut attendre la deuxième partie du siècle, la redéfinition du mot « comestible » et la systématisation de la chirurgie esthétique pour éradiquer le problème. 

L’alimentation était si catastrophique qu’il y eut quand même des réactions.  Quelques personnes mobilisées parvinrent à faire évoluer la cause animale : les méthodes les plus maltraitantes d’élevage et d’abattage furent interdites dans de nombreux pays, au moins dans la loi. En France, c’est en 2015 que le Code Civil intégra l’animal comme un « être vivant doué de sensibilité », et en 2021 que l’on punit les auteurs de maltraitance animale. Des grandes voix humanistes se firent entendre, comme celle du philosophe Matthieu Ricard, proche du Dalaï Lama, qui proposa d’« étendre notre bienveillance à l’ensemble des être sensibles ». « Les animaux ne sont pas des moyens pour nos fins », écrivait-il (il aurait aussi pu écrire « Les animaux ne sont pas, ou ne devraient plus être, des moyens pour nos faims »). Il allait même jusqu’à nous inviter à « repenser notre concitoyenneté avec les animaux, que nous exploitons et massacrons sans raison valable ».

Ces évolutions morales et juridiques furent, en matière d’alimentation, traduites dans les faits : des individus se déclarèrent et se firent pescetariens (refus de manger de la viande), puis végétariens (aucune consommation de chair animale, même poisson), végétaliens ou vegans (exclusion de la chair, mais aussi de tout produit d’origine animale comme les œufs, le lait, le miel). Les plus nuancés étaient flexitariens, c’est-à-dire qu’ils s’efforçaient de réduire les quantités de viande et de poisson (au profit des légumes et légumineuses notamment), sans pour autant les supprimer complètement. Mais le plus souvent, ces comportements étaient assez radicaux, ce qui ne facilitait pas les repas de famille. Je me souviens de 3 cousines, qui étaient sœurs, que je retrouvais une ou deux fois l’an chez mes grands-parents, à qui les parents apportaient pour chacune un plat différent, préparé à l’avance. Était-ce un caprice, une impolitesse, un refus du partage autour de la table ? Toujours est-il que le pli fut pris, et que le véganisme devint une tendance, si incontournable que les restaurants se mirent tous ou presque à proposer des menus adaptables.

D’une manière générale, on se mit à faire beaucoup plus attention au contenu des mets proposés : interdiction de certains excipients et colorants, exigence de traçabilité, applications numériques permettant de connaître la composition et les valeurs nutritives d’un produit alimentaire, appel à des diététiciennes dans les cantines scolaires, campagnes de sensibilisation des organismes de santé, valorisation de l’agriculture biologique… la liste est longue de toutes les mesures qui furent prises depuis 2000 pour limiter la malbouffe. Bien entendu, les familles d’un haut niveau économique et social étaient à la fois plus sensibles aux messages du bien manger (et bien bouger) que les familles des milieux populaires, notamment parce que les produits les plus mauvais étaient souvent les moins chers (nuggets, pizzas, frites, chips…).

L’homme des années 2000 – 2030 était donc ambivalent dans son rapport à l’animal, dont il ne pouvait se passer pour son alimentation et qu’il traitait particulièrement mal. Qu’on pense que même les écologistes ne demandaient une interdiction de la chasse, ce barbarisme enfin aboli, que le dimanche ! En même temps, Sapiens prenait conscience de la sensibilité des bêtes et mettait en place quelques garde-fous pour éviter leur souffrance et ne pas les exploiter plus que de raison (protection des espèces, quotas de pêche, préservation des milieux naturels). Ce faisant, Sapiens montrait sa véritable nature : mi-animal mi-homme, pas encore débarrassé de son cerveau reptilien, mais encore loin de l’utilisation optimale de son cerveau néocortical. 

 

B – Des médicaments pour se soigner et se supporter

Cela peut paraître surprenant, mais il y a 100 ans, on distinguait encore ce qu’on ingurgitait pour se nourrir et ce qu’on avalait pour se soigner. Ces comprimés possédant des vertus curatives sur les maladies étaient appelées des médicaments. Ils ressemblaient à nos cachets de protéovitamines quotidiens, sauf qu’ils contenaient des substances chimiques ou naturelles susceptibles de guérir une maladie ou de limiter son aggravation (une maladie était une altération de l’état de santé, se manifestant par des douleurs et une réduction des capacités, liée à des troubles fonctionnels du corps humain, généraux ou localisés). Ces médicaments étaient plus ou moins efficaces, coûtaient parfois très chers, aux particuliers ou à la solidarité nationale, et entraînaient souvent des effets secondaires importants (ils n’étaient pas ciblés, ils frappaient tout le corps, quand bien même une infime partie devait être traitée). Ils étaient de plus l’objet de guerres commerciales sans merci entre grands laboratoires pharmaceutiques, qui privilégiaient les investissements sur des molécules concernant beaucoup de monde, relativement faciles à assembler et à rendre assimilables par les malades. En 2024, les médicaments les plus vendus au monde étaient les antalgiques contre la douleur (notamment les gélules à base de Paracétamol, largement en tête), les psycholeptiques (somnifères, anxiolytiques, antidépresseurs), et les antibiotiques (destinés à tuer les bactéries causes d’infections, rhinopharyngées, pulmonaires, intestinales et génitales notamment).

Parfois, de véritables courses se déclenchaient entre une nouvelle maladie et le traitement pour l’éradiquer. À cet égard, je citerai 4 exemples montrant à la fois la différence de mobilisation en fonction du nombre de patients touchés et la difficulté plus ou moins grande de mise au point d’une thérapeutique : 

– le sida (syndrome d’immunodéficience acquise), dernier stade de l’infection au VIH (virus de l’immunodéficience humaine), était apparu en 1981. Mais il fallut attendre 2037 pour que soit mis au point le vaccin qui mit fin à la pandémie. Parce que c’était très compliqué d’un point de vue scientifique, mais aussi parce que la maladie ne fit que 50 millions de morts en 56 ans, surtout dans les pays pauvres et dans les milieux interlopes ;

– le coronavirus auteur de la pandémie Covid-19, qui entraîna de stupéfiants confinements et un arrêt non moins sidérant de l’économie mondiale au printemps 2020, fut lui éradiqué en… 3 ans. La mobilisation fut mondiale pour éliminer ce tueur de vieux et d’obèses (essentiellement), et des centaines de milliards furent injectés par les pouvoirs publics et privés jusqu’à la découverte du fameux vaccin à ARN messager, qui fut administré au monde entier à partir de 2022. Le nombre de morts fut ainsi stoppé à 7 millions. La cause de cette rapidité apparaît clairement : le coronavirus sévissait dans tous les pays, touchait toutes les classes de la société, et était extrêmement contagieux. Je n’avais que 20 ans à l’époque, mais je me souviens des masques que l’on devait porter, des « gestes barrière » que l’on devait effectuer, et des trois piqûres successives que je dus aller me faire administrer dans un centre de vaccination créé pour l’occasion ;

– la maladie d’Alzheimer, maladie neurodégénérative, qui entraînait la perte de la mémoire et d’autres fonctions mentales, aboutissant à ce qu’on appelait la démence, a été identifiée dès 1907 par le médecin allemand qui lui donna son nom (une accumulation de protéines formant des plaques ou des enchevêtrements empêchait les neurones et les synapses de fonctionner normalement). Le développement de la maladie était dû à l’allongement de l’espérance de vie, assez spectaculaire entre 1980 et 2020. En France en 2030, 1,5 million de personnes étaient atteintes. C’était une des maladies les plus coûteuses en termes de prise en charge des malades, et une des plus épuisantes pour les proches, qui conduisit même les gouvernements de plusieurs pays à créer un statut d’« aidant », reconnu par le droit du travail. Eh bien malgré la prévalence de ce fléau, on ne parvint à trouver la solution définitive qu’en 2085, dans le cadre des interventions neuronales, nous en reparlerons dans la 4e partie de ce livre. Là, ce n’est pas la volonté qui manquait, mais la compétence, car la compréhension des mécanismes du cerveau était encore très grossière malgré les apports de l’IRM (imagerie par résonance magnétique).

Je me souviens de la lente mais spectaculaire dégénérescence de ma grand-mère paternelle, posant la même question à 3 minutes d’intervalle, puis incapable de répondre quand je lui demandais comment s’était passé son dimanche, puis n’arrivant plus à préparer un repas quand elle nous recevait… Papa m’avait invité à lui parler lentement et en la regardant bien en face pour qu’elle me comprenne, mais même dans de bonnes conditions elle n’y arrivait plus. Et quel choc quand elle ne répondit pas à mon bonjour, ne me reconnaissant pas, acceptant ma main en marmonnant que j’étais gentille, comme elle l’aurait dit à une infirmière ou à n’importe quel visiteur ;

– le cancer enfin, maladie totale s’il en était, touchant à peu près tous les organes et tous les individus, était une prolifération anormale de cellules qui finissait par former une masse qu’on appelait une tumeur, tumeur que l’on qualifiait de maligne, pour la distinguer de la tumeur bénigne, non cancéreuse. Connu depuis l’Antiquité, le cancer s’étendit partout au XXe siècle, en raison aussi bien de l’allongement de la durée de vie que des progrès du diagnostic. Des moyens considérables furent alors investis, assez vite avec des résultats, puisqu’on en guérissait un sur deux au début du XXIe siècle. Mais cela laissait encore des dizaines de millions de malades et de morts de par le monde. Les tumeurs touchant le cerveau, le poumon, la prostate, le pancréas et le sein étaient les plus difficiles à soigner, d’autant plus qu’on connaissait mal les causes des dysfonctionnements cellulaires. Certains facteurs de risque étaient identifiés (tabac, sédentarité, viande…), mais souvent un cancer se déclenchait sans raison particulière. Papa, atteint dès sa 42e année, qui finit par mourir de son cancer du rein étendu au poumon, répétait d’ailleurs : « On ne devrait pas s’étonner quand le corps ne marche pas, mais quand il marche. Tu te rends compte ? On le maltraite pendant des décennies, on n’a aucune énergie électrique pour le recharger, aucun organe vital de rechange, et il fonctionne, il nous permet de réaliser des performances exceptionnelles chaque jour ! C’est miraculeux ».

Pendant les trente premières années du XXIe siècle, les traitements, qui retardaient plus qu’ils ne guérissaient, étaient dévastateurs pour le reste de l’organisme et l’état général. Chimiothérapie, radiothérapie, ablations supprimaient certes les tumeurs, mais ne réussissaient pas toujours, le plus souvent elles déréglaient le fonctionnement interne et déplaçaient le problème. Il fallait du temps pour s’en remettre, si l’on s’en remettait. Mais on n’avait que cela et c’était mieux que rien. Il fallut attendre la mise au point des thérapies géniques d’abord, puis du renforcement cellulaire de prévention, pour enfin vaincre ce fléau qui gâcha et limita la vie de trop d’humains en ce bas monde.

Les médicaments étaient aussi utilisés dans un but d’amélioration, du bien-être ou des performances. Petit à petit, les habitants des pays riches prirent l’habitude de se droguer pour dormir, pour être plus énergiques, pour mieux mémoriser, pour accomplir un effort, pour récupérer d’un effort, pour prévenir une douleur hypothétique, pour ne pas grossir, pour ne pas avoir d’enfants (les femmes), pour faciliter une érection (les hommes. La découverte du Viagra, par hasard – la molécule Sildénafil avait été isolée pour soigner les angines de poitrine, sans succès – date de 1998).

Certains médicaments étaient spécifiques pour tel ou tel objectif, d’autres étaient détournés de leur usage premier. Des antidiabétiques étaient utilisés pour mincir, des antiallergiques pour raffermir sa silhouette… Benzodiazépines, opiacées, méthadone, codéine, nombre des ces substances étaient en fait ingurgitées pour stimuler, déstresser, euphoriser… Qu’ils soient en vente libre ou soumis à une prescription sur ordonnance, ces médicaments n’étaient pas difficiles à obtenir, vu les nombreux circuits parallèles, en ligne ou autres. Je me souviens de mon étonnement au début de mes études aux États-Unis, d’Amérique, en 2017, constatant que tous et toutes les camarades de classe avec qui je parlais ou de qui l’on me parlait prenaient un si ce n’est deux ou trois cachets de je ne sais quoi chaque jour. 

– Je suis trop stressée, sinon…

– Je me sens tellement mieux…

– J’y arriverais jamais sans ces pills…  

Pour ne pas avoir l’air complètement ignare, j’en ai essayé quelques-unes, de ces gélules, mais sans doute avec trop de parcimonie et pas assez de conviction pour qu’elles fissent effet, ce qui était très bien, je ne suis pas devenue trop vite dépendante à la chimie.

Dans un pays comme la France, la consommation de médicaments s’élevait à 33 milliards d’Euros en 2022, soit une dépense moyenne de 482 € par habitant et par an (1 euro valait à peu près 0,30 écu d’aujourd’hui). Mais contrairement à ce que l’on pourrait penser, c’est dans les pays du Nord que l’on consommait le plus d’antidépresseurs dans les années 2020, avec plus de 12 doses quotidiennes pour 100 habitants en Islande, Suède, Canada. Le manque de soleil peut-être, ou le froid…

Et puis il y avait ce qu’on appelait la drogue, des produits fabriqués par des trafiquants dans le but de provoquer une dépendance, donc une demande, donc des revenus. Des circuits clandestins se créaient, impliquant fortement les économies locales ; les maffias qui les régentaient étaient les seigneurs impitoyables des paysans producteurs et des petites mains intermédiaires, jusqu’à la revente dans les pays riches. La cocaïne notamment, issue de la feuille de coca, prisée des catégories sociales privilégiées, généraient des sommes colossales, car elle ne coûtait pas grand-chose à la production mais se revendait très cher. Le Colombien Pablo Escobar, patron du cartel de Medellin, le Mexicain Joaquin Guzman, surnommé El Chapo, patron du cartel de Sinaloa, régnèrent sur des empires et firent partie des plus grandes fortunes mondiales. Ils étaient si puissants qu’ils bénéficiaient d’innombrables protections dues à la corruption d’agents et de responsables publics, et à l’exécution de ceux qui refusaient de les laisser trafiquer en paix.

L’Amérique Latine produisait la coca (plante de la cocaïne, mais aussi du crack), l’Afghanistan et la Birmanie produisaient le pavot (qui servait à la production d’opium et d’héroïne), le Maroc produisait le cannabis (base du haschich)… Malgré la mobilisation des polices et les coopérations internationales, le trafic n’a jamais cessé de croître pendant des décennies, simplement parce que la demande était là, colossale : nombre d’individus, même ceux vivant dans de bonnes conditions, ne pouvaient se passer de leur dose ou de leur shoot. En 2022, les Français dépensèrent 4,2 milliards d’euros pour se fournir en cocaïne, cannabis, héroïne, crack et autres produits stupéfiants. 21 000 personnes, dont les choufs (guetteurs) et nourrices (ceux qui stockent les produits chez eux), vivaient directement de cette sombre économie dans l’Hexagone. Le trafic de la drogue était en dollars le premier au monde, devant celui des médicaments, de la prostitution et des armes.

Socialement, la drogue faisait des ravages. Des quartiers entiers étaient décimés par la drogue et l’on voyait ici ou là de pauvres hères avachis sur les trottoirs, prêts à tout (se prostituer, tuer, voler) pour obtenir la dose qui les mènerait à la mort après quelques flashs dérisoires. Dans les banlieues des grandes villes, la consommation mais aussi le commerce de drogue étaient un fléau qui transformait certains immeubles en bunkers, certaines esplanades en lieux de règlements de comptes, le moindre recoin en lieu de vente et de revente. Des quartiers entiers étaient tenus par des réseaux de trafiquants qui imposaient leurs propres règles, arbitraires, violentes et destructrices, au détriment de celles de la république. En France, le trafic de drogue fut, avec l’islamisme, le problème numéro 1 dans les banlieues pendant les quatre premières décennies du XXIe siècle, banlieues qui sans ces calamités s’en seraient plutôt bien sorties, car il s’y prenait aussi des initiatives remarquables lancées par des jeunes excessivement courageux.

 

C – Toujours plus belle

Nourri, soigné, drogué, le corps humain était encore embelli, maladroitement, et renforcé, faiblement. 

La valorisation du corps n’a pas commencé en l’an 2000, mais 5000 ans plus tôt au moins, puisque les Égyptiens se rasaient, se coiffaient, se maquillaient et se paraient de bijoux pour mettre leurs traits en valeur, hommes comme femmes. Depuis, les sociétés ont presque toujours valorisé les corps (la sculpture, la peinture et l’habillement en témoignent). Être belle ou beau, c’était attirer les regards et les désirs, donc posséder un pouvoir. Et même si les critères de beauté ont évolué (en Occident une belle peau féminine a très longtemps été blanche et grasse ; ce n’est que depuis un siècle ou deux qu’on la préfère fine et dorée), on a toujours essayé d’entretenir ce corps et de compenser ses insuffisances avec des vêtements, des couleurs, des parfums, des bijoux. La démocratisation et l’augmentation des niveaux de vie ont même fait de la mode, de la parfumerie, des cosmétiques et de l’esthétique des industries considérables après la Seconde Guerre mondiale.

Alors, qu’est-ce qui a caractérisé la beauté dans le premier quart du XXIe siècle ? Il me semble que l’on peut dégager trois tendances :

– l’importance extrême du mimétisme et de la comparaison, lié à la puissance de la médiatisation, particulièrement des réseaux de type Instagram et TikTok ;

– le début des interventions sur le corps lui-même, avec la multiplication des salles de musculation et remise en forme, la lutte alors perdue d’avance contre le vieillissement et les débuts de la chirurgie esthétique (qui apparait bien archaïque aujourd’hui) ;

– la bataille des genres, avec d’une part une exacerbation de la féminité (mise en valeur de la poitrine, des lèvres, des jambes) comme de la masculinité (musculation, endurance), d’autre part un rapprochement de ces genres : androgynie, bisexualité, transidentité.

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La recherche de la beauté est aussi ancienne que les sociétés humaines. L’importance accordée à cette beauté a-t-elle augmentée au fil du temps ? Pas sûr. On peut même soutenir que, avec la plus grande attention portée aux questions de justice sociale, des efforts ont été entrepris pour ne pas réduire un individu à son enveloppe physique, notamment sur le marché du travail : prise en compte de la compétence plus que de l’apparence, règles de non discrimination, quotas pour les personnes en situation de handicap.

Cependant, de tous les pouvoirs, la beauté était sans conteste le plus fort au début du XXIe siècle. Je veux dire par là que celles et ceux qui la possédaient étaient les mieux armées pour s’imposer aux autres et obtenir ce qu’ils voulaient. Ainsi, j’ai souvent été battue par plus belle que moi, pour sortir avec un garçon ou pour obtenir un emploi. Et je pense que toutes les femmes de ma génération ou presque peuvent dire la même chose. Je m’agaçais d’ailleurs quand on louait telle ou telle femme pour ses qualités, et qu’on oubliait de préciser que leur grande beauté comptait pour beaucoup, voire pour l’essentiel, dans leur succès planétaire. Trois noms parmi d’autres, qui rappelleront peut-être quelque chose aux plus anciennes : Scarlett Johansson, Pénélope Cruz, Taylor Swift. Elles avaient peut-être du talent, mais elles étaient surtout d’une exceptionnelle beauté. Un cran au-dessous, les présentatrices de télévision – la télé resta très puissante durant toute la première moitié du siècle – me paraissent le comble de l’usurpation de pouvoir. Hypnotisé par les cheveux coiffés, les visages maquillés, les seins valorisés, les stilettos dévoilés, le grand public les prenait pour des journalistes, alors qu’elles n’étaient que de jolies récitantes.

Au moins ces femmes étaient-elles chanteuses, actrices, présentatrices, et certaines étaient compétentes ; leur beauté était le support d’une activité. Ce qui advint au XXIe siècle est une nouvelle manière de glorifier la beauté humaine en tant que telle, uniquement pour elle-même. Trois symptômes de cette valorisation de la beauté pour la beauté :

– la starisation des top models. Une top model ne faisait rien, même si elle endossait des vêtements pour les rendre désirables. Elle se contentait d’être et de paraître, montrant sa beauté hors normes apte à susciter le désir des hommes et l’envie de ressemblance des femmes. Le phénomène avait commencé dès les années 1990, avec des femmes comme l’Allemande Claudia Schiffer et l’Anglaise Kate Moss. Après 2000, cela augmenta encore et ces perfections de chair furent l’objet de véritables cultes ;

– les concours de miss. Alors que l’on sortait difficilement de la domination des hommes sur les femmes, au moins dans les pays occidentaux, les concours de miss, destinés à élire la plus belle fille d’un village, d’un département, d’une région, d’un pays, du monde, ramenaient la femme à son corps et à des critères exclusivement physiques (vous n’aviez pas le droit de vous présenter aux concours un peu sérieux si vous mesuriez moins d’1,70 mètre, et cela était parfaitement accepté). Il y avait donc quelque chose d’anachronique dans le succès fulgurant de ces concours au début du XXIe siècle. Sur tous les continents, des millions de jeunes filles bien foutues avec un joli minois, souvent poussées par leurs parents, se paraient et se préparaient pour défier leurs semblables, en marchant, en jouant des fesses, et en souriant tout le temps, sans parler si possible. Le jury était le plus souvent composé de professionnels (il y avait donc des professionnels en la matière) et du public, qui votait en direct ou en ligne, selon l’organisation du concours. Ces concours, qui n’étaient pas sans rappeler certains comices agricoles au milieu des foirails, attiraient un public énorme, même si la concupiscence était dissimulée sous le vernis de la solidarité locale et de la sacro-sainte convivialité (tout ce qui pouvait être qualifié de fête était soutenu, c’était le règne de l’« Homo Festivus » selon la juste formule du philosophe Philippe Muray) ;

– le succès des influenceuses beauté. Ces belles égocentriques suscitaient un très fort engouement sur les réseaux sociaux ; les filles du monde entier se comparaient à elles et cherchaient à imiter ce qu’elles pouvaient dans ces figures exceptionnelles (il en était de même pour les garçons, eux plus portés sur les sportifs, j’en parlerai dans le prochain sous-chapitre). Ces critères physiques étaient relayés par les marques de vêtements et cosmétiques, ainsi donc que par des influenceuses, autrement dit des miss Nobody qui devenaient quelqu’un sur Instagram, TikTok, Youtube ou Snapchat, et suggéraient différentes façons de s’habiller ou de se maquiller ; les meilleures, souvent les plus belles, devenaient stars à leur tour, et la boucle se bouclait. On aboutissait à un paradoxe qui fit des ravages considérables dans la psychologie des adolescentes des années 2015 – 2035 : la norme en matière de beauté était inatteignable pour 95 % des individus.

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2000, c’est aussi le début des interventions à but esthétique sur le corps lui-même. Aujourd’hui pratique courante – qui ne s’est jamais fait raboter un os, remplacer un organe, gonfler un muscle, nettoyer une artère, supprimer des rides et une poche graisseuse ? –, cela commençait juste à l’époque.

Quelquefois, c’était des choses assez soft. Les salons de coiffure existaient depuis longtemps ; les salons d’esthétique un peu moins, mais tout de même. Assez nouvelles étaient les manucures et les ongleries ; le « nail art » battait son plein, et on voyait le meilleur comme le pire au bout des doigts des femmes de 2020. Très début XXIe aussi fut l’engouement pour les tatouages, tous absolument hideux car on ne savait pas travailler finement la peau et que l’encre utilisée pour les couleurs fournissait des lavasses exécrables. J’étais sidérée de voir de jolies filles se bousiller à vie en soumettant leur corps aux aiguilles plus ou moins propres d’un type sans doute adroit de ses mains mais qui ne pouvait qu’abîmer la netteté d’une peau avec ses tubes noir, bleu, rouge et ses aiguilles de différentes tailles. Même les adultes s’y mirent, et l’on vit des dames et des messieurs bon chic bon genre se faire graver quelques motifs ésotériques qu’eux seuls pouvaient interpréter, pour rester jeunes, se distinguer et s’encanailler, pensaient-ils, alors qu’ils suivaient un conformisme affligeant. Quand ils réalisaient, c’était trop tard, le mal était fait, leurs barbouillages débiles étaient indélébiles. Certains poussaient la bêtise jusqu’à se percer, et l’on vit beaucoup, assis derrière les dernières caisses des supermarchés par exemple, de bras recouverts de plâtras délavés, ainsi que des nez, des lèvres et des sourcils incrustés de ferraille.

Ce n’était encore que de la cosmétique, du traitement de surface. Les augmentations mammaires étaient plus sérieuses, et pour le coup, esthétiques. La chirurgie plastique avait d’abord eu un rôle réparateur, notamment auprès des « gueules cassées » de ce qu’on a appelé la Première Guerre mondiale (entre 1914 et 1918), avant de prendre un tournant vers la recherche de beauté dans la deuxième moitié du XXe siècle. Trois grandes demandes pouvaient être plus ou moins satisfaites : les liftings  ou ridectomie (décollage puis étirement de la peau pour éviter les plis), la liposuccion (aspiration des amas graisseux pour améliorer une silhouette), et donc les augmentations (ou réductions) mammaires (pose de prothèses remplies de gel de silicone). Au XXIe siècle, ce type de chirurgie, qui eut longtemps mauvaise presse, commençait à être mieux acceptée, même si rares étaient, avant 2030, les personnes qui avouaient y avoir recours (c’était d’ailleurs une industrie essentiellement féminine, les hommes ne l’utilisaient quasiment jamais hors maladie).

À la même époque, fin XXe début XXIe, apparurent puis se multiplièrent les salles de musculation et remise en forme. Seul en soulevant de la fonte sur des appareils, ou avec trente autres personnes en sautant sur des parquets sonorisés, on allait une deux ou trois fois par semaine se muscler, maigrir, se désintoxiquer, retrouver de l’énergie… Le fitness, le gainage, le cardio-training devinrent à la mode dans les villes, où se succédèrent des enseignes comme Gymnase Club, Mooving, Basic Fit, Keeepcool… D’abord fréquentées par un public jeune, ces salles visèrent de plus en plus des adultes aisé.e.s en recherche de forme plus que de performance. Et elles axèrent davantage leur communication sur la santé que sur le sport. La raison était simple : les cinquantenaires sont plus fortunés que les vingtenaires. 

Dans la même logique, la lutte contre le vieillissement devint une affaire, à la fois sociétale et commerciale. Avec des crèmes anti-rides, des colorations de chevelure et des réimplantation de cheveux, des vêtements trompeurs, des séances d’abdo-fessiers, des calculs de nombre de pas, des pilules de toutes les couleurs, femmes et hommes du nouveau millénaire tentaient de ralentir le relâchement de la peau, l’affaissement de la silhouette. C’était méritoire, et cela permettait de rester, si ce n’est jeune, au moins présentable et toujours en course sur le marché de la séduction : les seniors n’étaient pas les derniers à utiliser les sites de rencontres, certains leur étant même dédiés. Tout le monde gagnait à cette volonté de ne pas s’effondrer trop vite : l’individu, la société, l’économie.

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Le corps était valorisé, sa beauté exacerbée. Pourtant, ce corps, il posait un problème particulier à certains. Si tout le monde cherchait à le soigner et à l’embellir, quelques individus tentaient de le nier ou de le changer. 

L’idéologie s’invita vite dans le débat : les différences naturelles entre les hommes et les femmes, que personne n’avait jamais contestées jusque-là tant elles semblaient évidentes, furent discutées, même si la biologie montrait sans contestation possible qu’une paire de chromosomes détermine le sexe d’un individu – XX pour la femelle, XY pour le mâle – et que ces deux sexes sont nécessaires à la reproduction, donc à l’évolution de l’espèce. 

Mais quelques exceptions à cette binarité sexuelle furent utilisées pour remettre en cause une évidence. C’était d’ailleurs une activité très à la mode en ces temps de populisme grandissant : faire passer l’exception pour la règle, et, ce faisant, accorder aux minorités le pouvoir de détruire les règles universelles de respect et d’égalité. Les exceptions étaient de l’ordre de 1 %. 1 % des individus se sentaient « intersexes », c’est-à-dire qu’ils possédaient des caractéristiques sexuelles ne correspondant pas à la définition type d’un corps masculin ou féminin. Si cela était sans doute un progrès social de reconnaître ces exceptions, et donc de comprendre leur volonté de transformation, c’était une régression que de vouloir « déconstruire » une réalité biologique aussi fondamentale. 

À l’appui des dynamiteurs de la distinction hommes-femmes, se positionnèrent les théoriciens du genre, pour qui le genre masculin ou féminin était une construction sociale, indépendante du sexe. Selon eux, chacun.e devait pouvoir choisir son genre, quel que soit son sexe. S’il est indéniable que la culture et l’éducation jouent sur les aspirations d’une personne, cette séparation entre genre et sexe n’a jamais été prouvée scientifiquement. On admet toutefois qu’environ 3 % des individus ne sentent pas le lien entre leur sexe et leur genre : ils s’identifient au sexe opposé ou à aucun en particulier. On parle alors de dysphorie de genre. Là encore, ce sont des exceptions.

Or, la médiatisation de la bêtise et de l’outrance fournit aux contempteurs du lien entre sexe et genre les moyens d’instiller le doute dans nombre de cerveaux faibles. Et l’on vit, dans le premier demi-siècle, nombre de lycéen.ne.s et étudiant.e.s mal dans leur peau se mettre à croire soudain que la solution à tous leurs maux était le changement de genre, donc de sexe (contredisant par là-même la théorie de la distinction entre sexe et genre, mais passons). Bien entendu, c’était souvent non fondé, pas assez réfléchi. Or, on n'effectuait pas un changement de sexe – qui ne pouvait pas être total d’ailleurs, la nature était la plus forte – comme on allait chez le dentiste. Et une fois que les choses étaient commencées, il était difficile, voire impossible, de revenir en arrière. Grande fut la responsabilité des adultes bien pensants de laisser croire à leurs enfants que ceux-ci pouvaient choisir le genre qu’ils voulaient, ce qui signifiait concrètement changer de sexe le cas échant.

Si le changement de sexe, qui fut possible et accessible à partir des années 2020, fut un soulagement pour les personnes mal à l’aise dans un corps mal calibré dans la binarité naturelle, il fut trop facilement utilisé comme remède existentiel contre un malaise passager, consubstantiel à l’adolescence. On maîtrise beaucoup mieux ces questions aujourd’hui, qui sont intégrées dans le cadre de la sculpture du corps que tout un chacun opère tout au long de sa vie.

Ces débats sur le sexe et le genre, cette possibilité de choisir et de changer vue comme un Graal, augmentèrent la croyance que les préférences et les comportements humains étaient le fruit de déterminismes culturels et sociaux. Si ceux-ci avaient bien sûr leur part, il fut prouvé – ce qui allait à l’encontre des courants dominant les médias et les réseaux dans les années 2010 et 2020 – qu’il existe bien des différences naturelles entre les hommes et les femmes. Les premiers sont plus calibrés pour l’agressivité et l’orientation, tandis que les secondes sont plus douées pour le langage et l’empathie. On a aussi pu découvrir que les hommes préfèrent les choses, tandis que les femmes préfèrent les personnes. Il y a des exceptions bien sûr, qui n’empêchent pas ces vérités. Et il n’y a aucune inégalité dans ces constats, juste des différences.

 

D – Toujours plus fort

Il y a un siècle, le sport occupait une place assez considérable dans à peu près tous les pays du monde. C’est-à-dire qu’on n’en finissait pas de s’émerveiller des prouesses du corps, qu’il saute, coure, nage, glisse, pousse ou lance un ballon. On voit bien qu’on se situe là dans le contexte général de découverte des capacités physiques des individus, mal connues et sous-exploitées avant l’an 2000. Accordait-on trop d’importance à ces jeux qui, avec le pain, de tous temps calmaient les peuples ?

Il est vrai que l’engouement pour le foot, et les invraisemblables salaires des professionnels qui s’y adonnaient, peut paraître démesuré, illogique au regard de l’archaïsme de ce jeu et de sa beauté toute relative. Pourtant il fédérait des millions de supporters et des milliards de spectateurs de par le monde. Et il était pratiqué partout, dans la moindre cour d’école et dans le monde terrain vague de quartier. Le foot était le moyen principal de dépenser de l’énergie pour les jeunes garçons, et le club de la ville était la première opportunité de socialisation (si l’on peut dire) pour leurs pères.

Parmi les nombreuses raisons qui expliquaient que les gens aimaient le sport, je commencerais par celle-ci : il représentait une possibilité d’émancipation individuelle qui n’était pas fondée sur l’origine sociale et familiale. Le sportif de haut niveau concrétisait un idéal démocratique : un individu lambda pouvait se hisser au sommet dans son sport de prédilection et même connaître la gloire, seulement grâce à son travail et à son talent. Quoi de plus enthousiasmant ? Il n’existe pas de statistiques sur les origines sociales des sportifs de haut niveau, mais je pense que si l’on compilait les parcours de chacun d’eux on verrait qu’en effet beaucoup étaient issus de milieux modestes (du moins dans les sports collectifs, c’était sans doute moins vrai dans les sports individuels, plus « aristocratiques »). C’est peut-être pour cela d’ailleurs que l’opinion était si tolérante avec des sportifs qui gagnaient des salaires mensuels à 6 chiffres, quand ce n’était pas 7, alors que beaucoup de gens s’insurgeaient contre un petit patron ou un dirigeant qui osait s’en octroyer 5 (avec un nombre commençant par 1). Ce fameux ascenseur social, dont on déplorait la panne, il fonctionnait encore dans la résidence du sport. 

On pouvait donc rêver pour soi, mais aussi se stimuler en découvrant le parcours de certains champions. Leurs efforts, leur progression, leurs échecs et leurs réussites, nourrissaient le besoin d’histoires, de personnages, de héros. Il y avait même des intrigues, des drames, des retournements de situation, bref, tous les ingrédients des bonnes fictions, sauf que c’était la réalité, qui accrochait davantage. 

Le sport permettait de plus de recréer un sentiment d’appartenance, sentiment malmené par ailleurs. Alors que les liens sociaux étaient distendus, que les familles étaient éclatées, que le voisinage était ou indifférent ou conflictuel, le soutien partagé à une même équipe créait des liens faciles et automatiques entre individus. Il y avait, dans les stades, un brassage social que l’on trouvait rarement en d’autres lieux. Supporter la même équipe, partager des remarques et des informations sur des joueurs et des actions de jeu, évoquer des souvenirs que l’on découvrait communs, c’était une manière de se sentir appartenir à une large communauté humaine, plus étendue que les cercles familial, amical ou professionnel habituels.

J’ai pu constater cependant les excès de cette identification, quand celle-ci se voulait exclusive ou agressive. Quand supporter Paris se conjuguait avec la haine de Marseille, quand soutenir la France allait avec la détestation de l’Allemagne, il y avait un problème. Si quelques sifflets ou huées lors d’une action litigieuse de l’équipe adverse étaient compréhensibles, les insultes et les coups étaient moins admissibles. Le soutien d’une équipe nationale était dévoyé lorsqu’il virait au nationalisme politique. La volonté de puissance existe en chaque personne et des supporters fanatiques pouvaient facilement se laisser emporter par celle-ci. Or, soutenir une équipe doit être une joie qui permet de comprendre que l’autre équipe a elle aussi ses soutiens joyeux, non moins légitimes que le nôtre. Quoi de plus beau que des supporters qui échangent et fraternisent avant ou après une rencontre…

Le sport, c’était aussi deux choses fondamentales pour toute vie en société, que les enseignants avaient de plus en plus de mal à inculquer aux enfants, parce que les parents ne l’avaient pas fait avant eux : le sens de l’effort et le respect des règles. Dans le sport, pas le choix : aucune pratique n’était possible, même un entrainement du mercredi après-midi ou un match avec quelques amis un dimanche matin, sans ces deux ingrédients de base : efforts et règles. Qui, combinés, aboutissaient au mot « discipline », autant dire un gros mot dans la société individualiste et consumériste du début XXIe siècle. Le sport, lui, résistait à la paresse ambiante (sauf le foot, victime de ce que j’appellerai la nababisation).

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Les grands événements sportifs devinrent des spectacles avec une valeur élevée, autour desquels se construisit une économie en conséquence. Le public n’était plus seulement la bande sonore autour du terrain, du plancher, du ring ou de la piste, il était la cible à atteindre, la ressource à valoriser. Qu’il fût spectateur ou téléspectateur, c’est à l’aune de sa présence et de son plaisir que se mesurait la réussite de l’événement. Plus un sport attirait, plus les grands réseaux d’informations étaient prêts à mettre de l’argent pour obtenir les droits de diffusion, synonymes d’audiences records donc de recettes publicitaires élevées.

À la télévision, les chiffres étaient astronomiques. Une finale de Ligue des Champions de football, c’était environ 400 millions de téléspectateurs. La finale de la Coupe du monde 2022 au Qatar entre le France et l’Argentine amena 1,5 milliard de personnes devant leur écran (contre 1,12 pour le France-Croatie de 2018). Seules à la même époque, les funérailles de la reine Elisabeth II firent mieux, avec 4 milliards des spectateurs… Même des sports moins connus pouvaient atteindre des audiences exceptionnelles : la finale de la Coupe du monde de cricket 2019 rassembla 2,6 milliards de téléspectateurs.

En 2021, une enquête avec réponses à choix multiples à la question « Sur quels médias suivez-vous les actualités sportives ? » donnait en France les résultats suivants : presse papier 15 %, radio 25 %, internet 48 %, média sur mobile 48 %, télévision 62 %, réseaux sociaux 73 %. La télévision, avec son grand écran (il est loin le temps où on appelait la TV « le petit écran ») gardait encore une belle place, mais elle était concurrencée, ou plutôt complétée, par les réseaux sociaux. On combinait alors plusieurs supports et plusieurs médias pour à la fois regarder, commenter, partager, revoir…

La FIFA a calculé, avec l’institut de statistiques Nielsen, que la Coupe du monde 2022 au Qatar avait généré 93,6 millions de publications sur les réseaux sociaux. En cumulé, ces contenus sont apparus 262 milliards de fois et ont engendré 5,95 milliards d’interactions (clics, likes, partages, commentaires)…

Si les réseaux sociaux accueillaient tant d’images, de vidéos et de textes liés au sport, c’est non seulement parce qu’ils permettaient de partager informations et émotions, mais aussi parce que tous les acteurs du sport (fédérations, clubs, équipes, joueurs…) les utilisaient pour eux-mêmes, sans plus passer par les médias traditionnels. On constatait ainsi dans le sport la même évolution qu’en politique : on se mit à gérer en direct sa communication, en développant et entretenant sa communauté de fans avec des images et infos que l’on contrôlait entièrement. On contrôlait non seulement le contenu, mais aussi le moment, la fréquence, l’habillage…

Tous les clubs étaient actifs sur les 3 grands réseaux qu’étaient Méta (Facebook et Instagram notamment), X et Tik-Tok, car chacun possédait sa caractéristique en termes d’abonnés. En schématisant un peu, on pourrait dire que X était le réseau des journalistes et des personnalités, Facebook celui des plus de 50 ans, Instagram des trentenaires et quarantenaires, Tik-Tok des moins de 25 ans.

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La médiatisation du sport, et plus particulièrement sa forte présence sur les réseaux sociaux, a contribué au culte du corps et de la performance. Les stars d’une discipline générèrent un nombre de suiveurs considérable, qui rêvaient d’être comme elles. Nombreux étaient les internautes, notamment les plus jeunes, à s’identifier à tel ou tel sportif au point de vouloir leur ressembler à tout prix. Des joueurs de foot comme Cristiano Ronaldo ou Kylian Mbappé, de basket comme LeBron James ou Victor Wembanyama, des tennismen comme Rafael Nadal ou Novak Djokovic, la sprinteuse Allyson Felix, la skieuse Lindsey Vonn, la nageuse Katie Ledecky, furent des modèles pour des millions de garçons et de filles à travers le monde.

Même des sportifs non reconnus dans un sport pouvaient susciter des engouements planétaires, s’ils réalisaient des choses pas banales et s’ils savaient se mettre en valeur. On peut citer comme exemple de ces stars des exploits extrêmes l’Américain David Goggins, seul homme à avoir réussi la formation des Navy Seal de l’US Army, ultra-marathonien, recordman du monde des tractions sur une main (4030 tractions en 17 heures), dont les performances fascinèrent des jeunes sur tous les continents grâce à sa présence sur les réseaux sociaux. 

Comme pour la beauté féminine, certains petits malins doués dans l’utilisation des logiciels vidéo se mirent à jouer les intermédiaires pour promouvoir le culte du corps et de la performance (et accessoirement eux-mêmes). Un des influenceurs sportifs les plus suivis était alors le dénommé Tibo Inshape. Ce jeune vidéaste français spécialisé dans le domaine de la musculation, qui comptait 1 milliard de vues sur sa chaîne Youtube et des millions d’abonnés sur tous les réseaux, incitait ses suiveurs à se bouger et à se mettre au sport. Ces influenceurs pouvait être positifs quand ils encourageaient l’épanouissement par la pratique sportive. Mais souvent ils laissaient croire que des objectifs irréalistes étaient à portée de tous ; ils créaient donc complexes, frustrations, et même dangers. Car vouloir être quelqu’un d’autre que soi n’est pas sans poser des problèmes physiques et psychologiques.

Chez les sportifs, le risque était différent, mais bien réel. La surenchère pouvait venir ou de l’athlète lui-même ou du directeur d’équipe, exigeant des performances toujours plus grandes de ses salariés. Il n’est qu’à regarder les compétitions du XXe siècle et celles du XXIe siècle pour voir des différences spectaculaires de morphologie, ne serait-ce que dans la musculature des athlètes. Pour atteindre des niveaux toujours plus élevés, la tentation était grande de recourir à des produits favorisant l’augmentation de la masse musculaire, stimulant certaines glandes et hormones, modifiant la fréquence cardiaque. Mais la frontière était mince entre l’alicament et le médicament, entre ce qui était autorisé et ce qui ne l’était pas. Les fédérations sportives durent être de plus en plus vigilantes pour démasquer les produits dopants interdits, et les contrôles se multiplièrent dans toutes les grandes compétitions. Certains scandales défrayèrent la chronique de l’époque, et la Russie de Poutine, qui n’était plus à un mensonge et une tricherie près, systématisa le dopage mais fut exclue de nombre de grands rassemblements internationaux dans les années 2010 et 2020. Aujourd’hui bien sûr, en 2100, la notion même de dopage serait un non sens, puisque nous nous droguons en permanence.

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Ainsi le corps humain, dont on découvrait la possibilités mais qu’on maitrisait mal, était mis à rude épreuve en ce début de siècle. Il fallait à la fois le pousser et le protéger, vivre pleinement le présent et ménager l’avenir, glorifier la jeunesse tout en augmentant l’espérance de vie, ne pas le dénaturer mais le renforcer. Ces injonctions contradictoires pouvaient faire peur, et nombre d’individus renoncèrent, abandonnant la lutte pour un corps sain, cédant au sucre, à la sédentarité, à l’obésité. 

Ces corps contenaient des cerveaux, malmenés on l’a vu par l’invasion numérique. Ce sont ces cerveaux qui devaient aider les hommes à trouver leur place dans la société ; certains même se chargeaient, ou voulaient se charger, d’organiser leur pays, ce qui n’allait pas sans de nombreuses dissensions. Tel est l’objet de notre troisième chapitre. 



20 septembre 2024

Une histoire du XXIe siècle

Première partie : 2000–2024, Naissance de la post-humanité

Chapitre 1 – La numérisation du monde

 

(environ 20 minutes de lecture)

Ce XXIe siècle qui vient de s’achever, auquel nous allons nous intéresser, quand a-t-il commencé ? Trois premières réponses peuvent venir à l’esprit : le 1er janvier 2001, c’est le début calendaire, chronologique ; le 11 septembre 2001, c’est le début géopolitique, le point de départ du choc des civilisations ; les 26-27-28 décembre 1999, date de la première grande tempête en Europe de l’ouest, c’est le début climatique, plus exactement le début du dérèglement climatique. 

C’est pourtant une quatrième date que je vais choisir, inconnue et non remarquée sur le moment, mais pourtant plus révolutionnaire.

 

Chapitre 1 – La numérisation du monde

 

Le 22 novembre 1977, les ingénieurs américains Vint Cerf et Bob Kahn sont arrivés à transférer puis à récupérer des données numériques aux États-Unis et en Europe, depuis un van en Californie, en reliant 3 réseaux existants : la radio, le satellite et l’Arpanet (Advanced Research Projects Agency Network, destiné à faciliter les échanges entre militaires et universitaires américains). Ils créaient ainsi le système de liaison TCP/IP, pour Transmission Control Protocol/Internet Protocol.

Cet exploit, et surtout ses conséquences, restèrent longtemps sous-estimés, même par ceux qui en étaient les auteurs. Mais en 1989, l’invention du World Wide Web (une large toile sur le monde) par le physicien britannique Tim Berners-Lee permit le partage d’informations sur ce qu’on appelait l’internet, selon les modalités qui restèrent en vigueur plus de quarante ans : utilisation d’un navigateur, organisation en pages à identifiant unique, liens hypertextes… Petit à petit, des ordinateurs se connectèrent et donc s’interconnectèrent : 100 000 en 1989, 1 000 000 en 1992. Mais l’usage restait confidentiel. Il fallut attendre 1993 et la création du navigateur Mosaïc pour que le Web prenne son essor et multiplie ses contenus.

Dès lors, un classement devenait nécessaire. Il était indispensable d’indexer les informations toujours plus nombreuses pour pouvoir y accéder. Mais avec des millions de pages, classer ne suffisait plus : il fallait hiérarchiser. C’est ce que comprirent et réussirent Larry Page et Sergueï Brin, deux docteurs en informatique et mathématiques à Stanford, en créant l’algorithme PageRank en 1997, qui ordonnait les pages en fonction de leur popularité, les plus demandées apparaissant en premier. PageRank est à la base de la création et du développement du moteur de recherche Google, fondé en 1998. Il y eut bien sûr beaucoup d’autres moteurs de recherche, mais Google s’est longtemps imposé en raison de la qualité et de l’exhaustivité de son ordonnancement.

 

A – Comment le Web a changé la vie des humains

On peut faire débuter l’accès généralisé à internet à l’année 2000, en raison principalement du développement du micro-ordinateur individuel (même si le micro-ordinateur a pu être utile même quand il n’était pas relié à internet). À cet égard, il convient de citer  deux hommes :

– Steve Jobs, fondateur de la société Apple et des ordinateurs Mac, l’homme aux pulls à col roulé noirs, génie capricieux qui symbolisa le mythe du garage (dans lequel on bricole jusqu’à trouver une invention qui change le monde), libertarien reconverti en capitaine d’industrie, patron tyrannique exigeant que l’intérieur des appareils indémontables qu’il concevait (intérieur que personne ne verrait donc jamais) soit doté d’un design aussi beau que l’extérieur, qui mourut prématurément d’un cancer parce qu’il avait longtemps refusé de se soigner avec autre chose que des plantes ;

– Bill Gates, fondateur de la société Microsoft, sans doute un des cerveaux le plus puissants de tous les temps, créateur du système d’exploitation Windows, qui équipa jusqu’à 95 % des ordinateurs de la planète, et de nombreux logiciels entrés dans le quotidien des terriens, dont le célèbre Pack Office contenant Word, Excel, PowerPoint et Outlook, scientifique insatiable, philanthrope exceptionnel qui sauva des centaines de millions d’enfants africains grâce aux campagnes de vaccination lancées par sa fondation et aux innombrables actions qu’il soutint de ses deniers en faveur d’un développement juste et durable.

La mise sur le marché de micro-ordinateurs toujours plus performants et reliés à internet, la libération à la fois des échanges entre les individus et de leur accès à l’information, entraina la création d’innombrables entreprises à la source de multiples inventions. Une économie numérique s’est progressivement mise en place, dont les objets indispensables ont été les ordinateurs personnels, devenus portables (laptop), et les smartphones (apparus en 2007), ceux-ci permettant l’utilisation de services numériques prépondérants, comme les messageries, les réseaux sociaux, les plateformes d’achats en ligne, les applications d’aides aux déplacement, les outils permettant de visionner des vidéos, les traducteurs, correcteurs et synthétiseurs.  

Avec la 5G puis la 6G, avec le développement de l’intelligence artificielle et des technologies NBIC qui y étaient associées (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives), on franchissait encore une étape et le monde de 2030 (12 milliards d’appareils connectés) a été très différent de celui de l’an 2000 (36 millions d’appareils connectés seulement, et l’on parlait pourtant d’une « bulle internet », qui explosa en bourse en mars 2000, ce qui mit fin de manière prématurée à une première génération de ces entreprises basées sur le web nouveau, qu’on appelait des start up).

Cette crise boursière ne fut, finalement, qu’un épiphénomène. Car la puissance des outils numériques était telle qu’elle bouleversa les modes de vie d’abord, les mentalités ensuite. Il n’est qu’à comparer les usages en 1994 et en 2024 pour réaliser les changements, dans tous les domaines. 

Pour apprendre et se former par exemple, il fallait au XXe siècle aller dans des bibliothèques, chercher des ouvrages en rapport avec le sujet, les emprunter, à condition qu’ils soient disponibles, les rapporter dans les délais impartis. En 2024, il suffisait de taper sur son écran le mot que l’on souhaitait pour voir apparaître mille articles éclairant le sujet sous toutes les facettes, sans parler des vidéos qui complétaient la théorie avec des démonstrations. La recherche sur internet devint d’autant plus efficace que les moteurs tinrent de plus en plus compte du sens de la requête (la formulation des questions sous forme de « prompts » allait montrer tout son potentiel avec l’apparition des IA dites génératives, à la fin de ce premier quart de siècle). Mais avant même ChatGPT, la culture et la connaissance furent accessibles à toutes et tous, de manière gratuite et permanente, ce qui représentait un bouleversement considérable.

Je me souviens de mon père, né en 1965, m’expliquant que, quand il voulait écouter une simple chanson à 15 ans, donc en 1980, il ne pouvait compter, dans la France de l’époque, que sur 4 stations de radio (Europe n°1, France Inter, Radio Télévision Luxembourg (RTL) et Radio-Monte-Carlo (RMC)), qui passaient de la musique seulement le soir et le week-end, dans certaines émissions. À la télé, il n’y avait en tout et pour tout qu’un seul moment consacré aux variétés, le samedi soir. Et pour s’offrir un seul disque de ses idoles (le chanteur Johnny Hallyday, des groupes aux noms de Status-Quo, Scorpions, ACDC), il lui fallait économiser 6 mois d’argent de poche ou implorer un 33 tours comme cadeau de Noël.

– Tu ne peux pas imaginer, me disait-il, ce que c’est que de taper un titre dans ta barre de recherche et de voir apparaître plusieurs versions du morceau voulu, à écouter sur Spotify, à voir en clip ou en concert sur Youtube. À volonté, 24 heures sur 24, gratuitement, sans risque d’usure ! C’est tout simplement phénoménal ! 

Pour lui, la plus belle invention du web était Wikipédia, cette encyclopédie en ligne qui parait bien archaïque aujourd’hui, mais qu’il trouvait révolutionnaire :

– Tu te rends compte ? Sur n’importe quel sujet, n’importe quel thème, n’importe quelle période, n’importe quelle personnalité, la notice – précise, détaillée, argumentée, nuancée – est mise à jour en permanence par des passionnés qui donc se stimulent et s’auto-contrôlent les uns les autres. De plus, des modérateurs et régulateurs de la fondation Wikimédia vérifient sur-le-champ les propos, les sources, les références. C’est prodigieux !

Il donnait chaque année 30 € à la Fondation, considérant que c’était le minimum pour les innombrables apports que lui avait fournis Wikipédia.

Internet a aussi révolutionné la communication, à tel point qu’on a du mal à imaginer que la seconde ait pu exister sans le premier. Le mail et le sms d’abord, les messageries liées aux réseaux sociaux ensuite, ont créé ce qu’on pourrait appeler l’instantanéité : on agit au moment où on pense. Là encore, on a bien du mal à voir les choses autrement désormais, mais il n’est qu’à lire les récits des siècles passés pour comprendre ce que pouvait être la longueur d’un processus de décision. Avec internet, la transmission et l’échange de données devinrent en outre possibles à beaucoup plus de deux, rangeant le téléphone fixe et le courrier papier au rang de survivances d’un autre âge (distinguer aujourd’hui, en 2100, numérique et papier, téléphones fixe et mobile, n’a tout simplement plus de sens). 

L’information est, elle, devenue continue, et, en bonne partie, imagée. La presse papier n’a pas pu résister longtemps contre la déferlante des images sur les écrans. D’autant que chacun s’est alors transformé en pseudo-journaliste, fournisseur et éditeur d’informations, via des réseaux comme Facebook, Twitter, ou des chaînes créées sur Youtube. Parenthèses, importantes cependant : les images n’ont pas tué l’écrit. Elles ont tué l’écrit seul (la poésie, le communiqué de presse, la lettre), mais pas le pouvoir des mots. Malgré la « vidéoïsation » et « l’émoticonisation » des messages, le texte a continué à être utilisé. Il était souvent pauvre sur le fond, ampoulé sur la forme, toujours associé à une image, mais il a subsisté.  

Autre acte majeur du Sapiens des temps moderne révolutionné par internet : la consommation. En 2000, on se rendait encore dans des agences pour acheter des billets (de train, de voyages, de concerts), on entrait dans des magasins pour découvrir et acheter des meubles ou des vêtements, on allait à la Poste pour envoyer des lettres et à la banque pour déposer ou retirer de l’argent. Et puis les sites de vente en ligne, généralistes ou spécialisés, sont apparus, des tas de marketplace ont été créées. C’est bien sûr Amazon qui a symbolisé ce changement radical dans la manière de consommer. Son fondateur, Jeff Bezos, a d’une certaine façon mis en œuvre et en ligne le Whole Earth Catalogue des libertariens des années 1970, sorte de bible des idées originales et des outils innovants, avec des prix et des noms de distributeurs. Après avoir perdu de l’argent pendant des années, en commençant par vendre des livres, Amazon a fini par en gagner beaucoup. En 2023, l’entreprise était la 4e capitalisation mondiale avec 1800 milliards de dollars (4 fois le géant du luxe LVMH, 13 fois la compagnie Total Énergie, 16 fois l’avionneur Airbus). À noter que les 3 premières capitalisations avant Amazon étaient alors les trois pionniers et géants de l’internet de l’époque : Microsoft (Bill Gates), Apple (Steve Jobs) et Alphabet (Google). Le nombre de références chez Amazon (articles différents disponibles sur la plateforme) était de 150 millions ; le commerce de détails résistait bien cependant, et en cette même année 2023, le commerce en ligne ne représentait, étonnamment, que 19 % du total mondial.

De manière concomitante, les moyens de paiement ont évolué à leur tour : la carte bleue, d’abord, inventée par le Français Roland Moreno, les applications bancaires reliées aux capteurs sur téléphone ensuite, ont remplacé le chèque et les espèces. Je me souviens que Papa pestait contre cette disparition de l’argent liquide, sans doute parce qu’il travaillait parfois « au black », mais aussi parce qu’il voyait dans cette dépendance à un appareil, à un algorithme, à un identifiant et à un code, une perte de liberté supplémentaire. Il a résisté longtemps : jusqu’en 2030, il a toujours gardé quelques pièces de monnaie dans sa poche, et il avait toujours au moins 40 € en billets dans son portefeuille :

– C’est la liberté, tu comprends ? D’offrir, de partager, d’essayer quelque chose. Quand on a la chance de ne pas être pauvre, il faut toujours avoir un peu de fric sur soi. 

Les grands acteurs numériques ont initié un nouveau modèle économique : la gratuité du service en échange de l’exploitation des données personnelles (se rapprochant par là du principe des administrations). Disposer d’informations fines sur l’identité des internautes, leurs goûts, leur culture, leurs habitudes, permettait en effet aux plateformes de vendre cher des emplacements précis aux annonceurs en vue de publicités très ciblées. C’est ainsi qu’en 2017, le numérique (pour près des 2/3 Google et Facebook) est passé devant la télévision pour le montant des investissements publicitaires mondiaux (il va de soi que, jusqu’à sa disparition, la télévision n’a jamais retrouvé sa place de numéro 1 qu’elle avait à la fin du XXe et encore au début du XXIe siècles). Un slogan fit florès pour résumer ce nouveau modèle économique des grandes plateformes numériques : « Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit ».

Pour qualifier ces géants de l’internet, on a parlé des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Amazon et Microsoft), tous américains. La Chine, demeurée une dictature communiste, mais ayant pratiqué un capitalisme débridé dans les échanges internationaux, symbolisé par son entrée à l’Organisation Mondiale du Commerce en 2001, a réussi non pas à égaler mais à approcher les Américains, avec ce qu’on a appelé les BATX (pour les groupes Baïdu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), auxquels on pourrait ajouter le téléphoniste Huawei. Ces entreprises chinoises n’attiraient guère de clients autres que Chinois, mais d’un point de vue technologique, les Chinois se sont mis à talonner les États-Unis à partir de 2015, affichant comme ambition de devenir la première puissance économique mondiale en 2049, pour le centenaire de la République Populaire : objectif non atteint, nous en reparlerons. 

 

B – Le phénomène des réseaux dits sociaux

Née en 2000, j’ai bien sûr grandi avec les réseaux sociaux et je me souviens à la fois des réticences et de l’émerveillement de mes parents quand les premiers sont apparus, les uns après les autres : 

– Facebook, créé en 2006 par un étudiant de Harvard, Mark Zuckerberg, qui voulait noter le physique des filles. Facebook inventa un bouton numérique démoniaque : le like. Malgré toutes les critiques en termes de contenus et de captations des données personnelles, 3 milliards d’individus (sur 8) restaient fidèles à Facebook en 2024. Avec 17 milliards de visites mensuelles, c’était le 3e site le plus visité au monde après Google et Youtube ;

– Twitter, créé en 2006 également (devenu X en 2023), par Jack Dorsey, racheté en 2022 par le créateur de Tesla et Space X Elon Musk, 330 millions d’utilisateurs en 2024, basé sur le principe d’un texte court renvoyant à un lien d’une part, à une communauté thématique d’autre part (le fameux hashtag). Autant Facebook était le réseau de M. et Mme Tout-le-Monde, autant Twitter-X était essentiellement utilisé par les journalistes et les politiques ;

– WhatsApp, créé en 2009, messagerie instantanée imaginée par deux anciens du moteur de recherche Yahoo, devenue indispensable, surtout dans le cadre des échanges internationaux avant l’avènement du gouvernement mondial. WhatsApp suppléait alors aux SMS des opérateurs nationaux (il y avait 4 de ces opérateurs dans la France de mon enfance, Orange, SFR, Bouygues Télécom et Free). WhatsApp comptait 2 milliards d’utilisateurs en 2024 ;

– Instagram, créé en 2010 par Kevin Systrom, étudiant à Stanford, réseau qui a consacré la victoire de l’image sur le texte, le premier qui a concurrencé Facebook, avant que Mark Zuckerberg, conscient du danger, sorte le milliard de dollars nécessaire en 2012 (une peccadille) pour l’intégrer à sa galaxie (qui deviendrait Meta en 2021) et porter son audience à 2 milliards douze ans plus tard ;

– Snapchat, créé par d’autres étudiants de Stanford en 2011, a été l’inventeur du message qui s’auto-détruit et des filtres sur les photos. Ça pouvait paraître futile, ça l’était, mais ça marchait. Beaucoup copiée par les autres réseaux pour ses effets spéciaux, l’application séduisait encore 750 millions de jeunes en 2024 ; 

– TikTok, créé en 2016… en Chine par Zhang Yiming (entreprise ByteDance). Premier et longtemps seul réseau chinois capable de concurrencer les Américains à l’échelle mondiale. 1,2 milliard d’accros en 2024, dont j’ai fait partie je l’avoue. TikTok a bâti son succès avec des vidéos très courtes plein écran, que l’on pouvait personnaliser et partager à volonté. On se filmait beaucoup… Tout ça parait dérisoire aujourd’hui, mais il faut se replacer dans le contexte. Je crois que les gens découvraient leur corps en fait, j’en parlerai plus longuement dans le chapitre suivant.

Tels étaient les seigneurs de la communication numérique dans le premier quart du XXIe siècle. De tels chiffres – c’est plus de la moitié des humains qui passaient par eux pour se parler, mais aussi pour se distraire et s’informer – ne furent pas sans conséquences majeures sur la manière d’être au monde, que l’on pourrait peut-être lister ainsi :

– les réseaux sociaux 1ère génération laissaient croire aux individus que tout ce qui était publié avait la même valeur. Ce n’était plus la compétence qui importait, mais la capacité à produire un discours intéressant et original. On a parlé d’« ultracrépidarianisme », comportement consistant à donner son avis sur des sujets pour lesquels on n’a aucune compétence ;

– les réseaux sociaux rendaient les individus dépendants des réactions à leurs publications. Terrible fut le besoin de reconnaissance à cette époque, et donc terribles furent les frustrations qui découlèrent de la non-reconnaissance de ceux qui y aspiraient avidement ;

– les réseaux ont supprimé l’appréciation d’un moment pour ce qu’il était. Ce qui comptait, ce n’était plus de voir ou de faire, mais de montrer qu’on avait vu ou qu’on avait fait ;

– les réseaux favorisaient les comportements grégaires et le conformisme. Il y eut un paradoxe étonnant : alors que chacun.e visait à l’originalité, un mimétisme certain se développa chez les fous du like. Parmi les postures les plus courantes, on retrouvait : l’indigné systématique, le rebelle subventionné, l’adepte des valeurs simples ;

– les réseaux mettaient en valeur les outrances, du coup faussaient l’état de l’opinion. Non seulement les personnes les plus extrémistes étaient les plus actives sur les réseaux sociaux, mais en plus les algorithmes – dont le fonctionnement resta longtemps opaque, mais dont quelques mécanismes furent dévoilés par des lanceurs d’alerte – mettaient en avant les contenus les plus excessifs et polémiques, les plus aptes à déclencher des émotions fortes ;

– les réseaux sociaux étaient les principaux propagateurs d’infox. Même si, sous les pressions de la Commission de l’Union Européenne et des parlementaires américains, ils ont fait un effort pour retirer les messages trompeurs, violents ou pornographiques, beaucoup d’épouvantables vidéos arrivaient à passer et à perturber les individus ;

– les réseaux ont habitué les internautes à la violence et à la médiocrité. Ils ont remis en cause la civilisation, au sens que lui donnait le philosophe Norbert Élias : « la baisse de la tolérance à la violence ». Les réseaux ont au contraire augmenté la tolérance à la violence. L’essayiste Sue Halpern, citée par le sociologue Bruno Patino, parlait même d’une « normalisation de la déviance » ;

– les réseaux sociaux de la première génération ont fait disparaître la raison au profit de l’émotion. La raison distingue la réalité, elle permet donc la liberté, tandis que l’émotion entraine la morale et la contrainte. Le philosophe Bernard Stiegler parlait en 2019 de l’avènement d’un « capitalisme pulsionnel ». 

C’est bien sûr le smartphone, omniscient et omnipotent, devenu l’« objet total » à partir de 2007, qui fut l’outil de ces consommations et communications débridées.

 

C – Addiction, attention (perte de l’), disparition (de la vérité)

Les possibilités nouvelles offertes par le numérique étaient telles que les outils ne modifièrent pas que les comportements ; ils changèrent les individus eux-mêmes, et pas dans un sens favorable, entre 2000 et 2050.

Le phénomène le plus rapide, le plus spectaculaire, le plus inquiétant fut l’addiction aux écrans, aux vibrations et aux notifications, qui prit une ampleur telle que l’alcool, la cigarette et même la cocaïne, problèmes importants issus du XXe siècle, apparaissent avec le recul comme d’aimables divertissements. De 2010 à 2050, des centaines de millions de personnes, jeunes et moins jeunes, n’ont plus marché, parlé, écouté, pensé, que la tête baissée sur leur écran. Non seulement ces drogués aux stimulis numériques, néfastes et inutiles, sont devenus totalement dépendants, mais en plus ils ont perdu le sens de l’effort intellectuel, la volonté d’apprendre, la capacité de mémorisation. L’externalisation de la mémoire, sur des puces, des disques durs, des clouds, puis les premiers apports de l’intelligence artificielle, ont sans conteste réduit les facultés cognitives des humains.

Sur ce point de savoir si l’on est devenus moins intelligents avec l’arrivée d’internet, quelques spécialistes apportaient, au moment où l’on séparait encore intelligences humaine et artificielle, des éclairages intéressants. 

A priori, chaque découverte se nourrit de la précédente ; elle apporte plus de compréhension, et l’intelligence progresse donc au fil du temps. Pourtant, Gerald Crabtree, professeur à Stanford, affirmait que nous étions sur le déclin : « Si un citoyen moyen de l’Athènes de 1000 avant Jésus-Christ apparaissait parmi nous, il ou elle serait parmi les plus brillants et les plus intelligents, avec une bonne mémoire, un large éventail d’idées et une vision claire sur les questions importantes… Je ferais le même pari pour les anciens habitants d’Afrique, d’Asie, d’Inde ou des Amériques d’il y a 2000 à 6000 ans ».

Selon lui, nous serions moins performants en raison de nos efforts moindres pour survivre et des « mutations délétères dans le génome ». Il y aurait ainsi une évolution logique : agriculture –> sédentarisation –> recherche de confort et de sécurité –> baisse de l’intelligence. « La sélection s’est alors focalisée sur la résistance aux maladies engendrées par l’urbanisation, pas sur l’intelligence ».

Sur une échelle plus réduite, certains chercheurs ont mesuré que, après une augmentation continue de l’intelligence générale au XXe siècle (liée à l’alimentation et à l’éducation), on est passé à une stagnation voire à une régression au XXIe siècle. On a ainsi mesuré un arrêt de « l’effet Flynn » (du nom du chercheur qui avait montré la progression au XXe) dans les pays industrialisés. La baisse a été mesurée au Royaume-Uni, au Danemark, en Suisse, en Norvège, ainsi qu’en France, où l’on serait passé d’un Q.I. moyen de 101,1 en 1999 à 98 en 2016 (contre 108 à Singapour et Hong-Kong).

Les causes de cette baisse de Q.I. seraient génétiques (les femmes éduquées ont moins d’enfants, les bataillons les plus nombreux sont donc issus de mères moins dotées), environnementales (malbouffe, pollution), et donc sociales (abêtissement lié aux délégations que nous avons accordées au numérique et aux contenus qu’il nous imposait en retour).  

Outre l’abêtissement, l’addiction au numérique a entraîné la saturation des cerveaux. En permanence parasité par des sons et des images qu’il s’infligeait à lui-même, Sapiens 2.0 ne parvenait plus à se concentrer. En 2030, il avait un mal fou à garder son attention focalisée sur un sujet plus de quelques minutes, quelques secondes pour les plus atteints. C’est pourquoi certaines activités ont progressivement disparu : à la fin du premier quart du XXIe siècle, l’observation (70 % des habitants de la terre ne prenaient plus le temps de regarder une fleur, un relief, une personne, une scène qu’ils ne connaissaient pas), la réflexion (75 % de ces habitants étaient incapables de la moindre analyse d’une situation, même très simple, sans s’appuyer sur les synthèses proposées par les IA), la lecture (80% des habitants de la terre ne lisaient plus en dehors des messages d’accompagnement des images envoyées par leurs objets connectés).

Du coup, capter l’attention d’un individu devint extrêmement difficile, surtout si l’on ne bénéficiait d’aucune notoriété et/ou si l’on n’avait aucun moyen de coercition sur le public visé. Les cerveaux saturés ne pouvaient plus absorber, ne voulaient même plus essayer. Alors les élèves rêvassaient, les interlocuteurs tendaient une oreille paresseuse entre deux consultations d’écran, les gens ne s’écoutaient plus que le temps d’entendre le mot qui permettait de rebondir et de reprendre la parole. Chacun monologuait dans sa bulle en regardant défiler des images ineptes, tout en faisant semblant de s’intéresser à l’autre.

Je me souviens des trésors d’imagination que devaient employer mes profs de collège et de lycée, avec des résultats pour le moins mitigés, afin de nous intéresser à leur matière, qui pourtant nous était utile. Il faut avouer que certains camarades de classe semblaient des cas désespérés, totalement déboussolés dès qu’on les privait quelques minutes de leur scroll perpétuel.

Mais les effets secondaires de la révolution numérique ne s’arrêtèrent pas là.

Le plus grave pourrait être résumé en deux mots : disparition de la vérité. Puisque les informations apparaissaient dans les moteurs en fonction de leur popularité, un ignorant sachant se mettre en valeur obtenait plus de visibilité, donc pour beaucoup de gens plus de crédit, qu’un savant modeste et discret. Or, pour être vu, mieux valait être extrême, clivant, polémique. Assez naturellement, l’aspiration à la célébrité étant telle au début du XXIe siècle, de nombreux internautes se sont mis à écrire, montrer, poster, dans le seul but de provoquer ce qu’on a appelé du « buzz » (c’est-à-dire des clics, des approbations, des désapprobations, des commentaires, des reprises, des échanges…), peu leur importait si ce qu’ils publiaient était vrai ou pas. 

C’est ainsi que les « fake news » envahirent la toile. Ce n’était pas si grave quand elles provenaient de quidams sans relais ; cela le devint davantage quand des personnes influentes (journalistes, politiques, artistes…) se mirent elles aussi à ne plus tenir compte de la vérité, cherchant uniquement le buzz, pour la gloire ou tout simplement pour déstabiliser, pour faire avancer un intérêt particulier quitte à démolir l’intérêt général.

Des millions de personnes, déjà bien amoindries par des décennies de télévision d’abord, d’écrans numériques ensuite, se mirent à croire à peu près n’importe quoi, dans des proportions effarantes. Dans plusieurs pays occidentaux de l’époque, 9 % de la population se persuadaient que la terre était plate. En France en 2024, selon l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, 60 % des habitants adhéraient au moins à une des grandes théories du complot (thèses affirmant qu’un événement marquant, aux causes établies, a en fait été provoqué par un pouvoir politique dans le but de renforcer son emprise). Ainsi, selon ces adeptes, les attentats du 11 septembre 2001 ont été fomentés par la C.I.A. afin de donner un prétexte aux États-Unis pour intervenir au Moyen-Orient ; le vaccin contre le covid 19 était un moyen d’injecter des puces 5G afin de contrôler les personnes vaccinées, ou, variante, pour les rendre dépendantes à un produit vendu par les grands laboratoires ; les juifs étaient bien sûr tous reliés entre eux pour se partager les postes et les richesses ; même le massacre de 1200 civils par le groupe terroriste Hamas, le 7 octobre 2023, était considéré comme une invention pour justifier l’intervention armée qui a suivi dans la bande de Gaza. Etc.

Le pays qui a atteint des sommets pour la diffusion de fausses nouvelles dans un but  stabilisateur à l’intérieur, déstabilisateur à l’extérieur, fut la Russie de Vladimir Poutine. Jamais une tyrannie n’avait autant manié le mensonge que celle-ci. En interne, toutes les informations diffusées par la propagande d’État, écoles comprises, n’étaient que des récits détournés de la réalité pour réécrire l’histoire et le présent du pays. En 2025, il était impossible pour un Russe enfant ou adulte d’avoir une vision juste des rapports de forces dans le monde. Massacres quotidiens en Ukraine, mais aussi position de l’OTAN, situation dans les démocraties européennes ou opinion des Américains : tout était déformé par le régime fasciste de Poutine afin de faire croire aux habitants que la Russie, gardienne de la pureté originelle et des valeurs traditionnelles, était assiégée par les Européens dépravés et les Américains expansionnistes (s’ils savaient, les pauvres Russes, combien les Américains se fichaient de leur pays). En dehors des frontières, les services de renseignements anglais et français estimaient, en 2025 encore, que plus de la moitié des fake news visant à déstabiliser les démocraties – en montant en épingle toutes les oppositions aux pouvoirs à coups de vidéos truquées sur les réseaux ou de financements d’actions violentes – pouvaient être attribuées à des groupuscules contrôlés par le Kremlin.

Il y eut bien quelques tentatives, gouvernementales ou intellectuelles, pour combattre cette mise en sourdine de la vérité. À cet égard, le Digital Services Act de l’Union Européenne, entré en vigueur en février 2024, fut un exemple méritoire de cette lutte contre la manipulation et la désinformation. Mais l’encadrement, la transparence et l’autorégulation exigés des grandes plateformes étaient trop timides afin de contenir la viralité des publications dévastatrices pour l’équilibre des individus, donc des sociétés. De leurs côtés, les quelques médias encore honnêtes tentaient de vérifier les affirmations qui arrivaient jusqu’à eux, mais cela n’empêchait pas le mal de se répandre. En raison notamment du principe dit d’« asymétrie des idioties », également appelé « loi de Brandolini » qui stipule que la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des idioties est supérieure d’un ordre de grandeur (qui serait d’au moins X 10) à celle nécessaire pour les produire. Il est ainsi très difficile de contrer une fausse affirmation une fois qu’elle a été propagée ; le premier qui parvient à se faire entendre prend un avantage déterminant.

Ainsi, cette information libérée grâce à l’internet et aux outils numériques, cette information omniprésente, reprise, commentée, qui aurait dû être un facteur d’éveil et de démocratisation, a entraîné l’inverse : l’abrutissement et la violence.

 

D – Complexification, fausse différentiation, mondialisation

Ce qui me frappe encore, quand j’examine le début du XXIe siècle avec 75 ans de recul, c’est l’incroyable complexité des relations entre les citoyens et les administrations. Il n’est pas étonnant que nombre de personnes, âgées mais pas seulement, aient complètement décroché et cessé de remplir leurs obligations sociales, fiscales, économiques… Assez vite, le passage par le numérique est devenu obligatoire (pour déclarer ses impôts, s’abonner à un service de chauffage et d’électricité, payer des taxes ou des factures…). Or, les interfaces des plateformes publiques étaient si mal conçues que si vous n’aviez pas une certaine « intuition », si vous n’arriviez pas à comprendre la logique du concepteur, vous étiez bloqué.e. En outre, nombre de situations individuelles n’entraient dans aucune case prédéfinie ! Dans les années 2020, si vous n’aviez pas le bon profil, vous étiez purement et simplement empêché.e d’accomplir vos obligations, et donc pénalisé.e en conséquence !

Le paradoxe était terrible : internet était potentiellement un outil formidable de simplification de l’existence, pourtant beaucoup de démarches de la vie courante étaient plus compliquées qu’au XXe siècle ! Pour se mettre en règle, pour acheter, pour recevoir, pour se soigner, il fallait désormais posséder une adresse mail, se connecter à une plateforme en ligne, remplir des formulaires, constituer un dossier, choisir un identifiant et un mot de passe, s’en souvenir, « renseigner » régulièrement des informations qui devaient être mises à jour… Et prier pour que vous ne fussiez pas exclu.e du système en raison d’une situation professionnelle ou administrative un peu originale. Les sites avaient été lancés trop vite, sans vérifications suffisantes, par des fonctionnaires ignorants, ou méprisants, de nombreuses réalités sociales.

C’était si compliqué que le temps des travailleurs sociaux devint presque exclusivement consacré à aider les personnes en situation d’« illectronisme ». Il fallut de plus multiplier les guichets publics, de type maisons France Services (2700 en 2024), afin que les habitants d’un secteur puissent bénéficier d’une assistance pour l’accomplissement de leurs démarches de base. Le populisme violent des années 2020, les guerres civiles des années 2030, trouvent une partie de leurs racines dans cette exclusion numérique dévastatrice. 

Tout le monde n’étant pas exclu, loin de là, on s’est beaucoup alarmé, pendant la première moitié du siècle, de la diffusion des données personnelles. Rien qu’en naviguant sur des sites de vente en ligne, ou en publiant sur des réseaux sociaux, on laissait d’innombrables traces de ses passages et de précieux renseignements, pour ceux qui savaient les exploiter, sur nos préférences, nos goûts, nos envies… Cela ne semble plus un problème aujourd’hui, mais il faut se souvenir qu’on distinguait encore à l’époque vie publique et vie privée. On considérait que les éléments les plus importants de notre personnalité (sentiments, désirs, ambitions, opinions…) devaient pouvoir rester secrets si on le souhaitait. Comme cela paraît loin, illusoire…

Peut-être que chacun.e se pensait encore original.e, différent.e, et tenait plus ou moins à préserver cette différence. Mais on retrouve là encore un paradoxe : les outils numériques étaient susceptibles de favoriser la créativité, donc l’originalité, pourtant c’est au contraire vers l’uniformisation que l’on a tendu. Une uniformisation cependant niée, masquée : alors que les modes de vie d’un habitant d’Alger, de Tokyo, de Tel Aviv ou de Stockholm se ressemblaient en bien des points, chaque entité géographique (ville, province, État) mettait en avant ses particularités, s’enorgueillissant de ce qui la distinguait en termes de paysages, patrimoine, culture et traditions… Le tourisme est un bon exemple de cette fausse différentiation : tandis que, augmentation des niveaux de vie aidant, il devenait un phénomène mondial et qu’un touriste allemand recherchait à peu près la même chose qu’un touriste chinois, les offices petits et grands rivalisaient d’ingénuité pour vanter les spécificités des lieux qu’ils promouvaient. 

Au niveau individuel, cette fausse différentiation fonctionnait à plein. Sur les réseaux sociaux, chacun.e se croyait très original.e en postant les photos de son tiramisu maison, la vidéo des cabrioles de son chat ou le texte joliment calligraphié d’un proverbe inspirant, alors que tout le monde procédait de la même façon. Le langage n’était pas en reste : on croyait se distinguer en massacrant la syntaxe, alors que toutes ses relations adoptaient les mêmes « Lol, clairement, ça va pas le faire, une tuerie, carrément, trop bien… ». Jamais il n’y eut tant de perroquets qu’au début du numérique. Le comble était atteint avec les prénoms : les parents cherchaient à tout prix pour leur rejeton à venir un prénom qui fût quasi unique, s’apercevant dix ans plus tard qu’il avait été le plus attribué aux bébés nés à cette époque.

Sans conteste, la numérisation a favorisé la mondialisation, ou plutôt elle a permis une nouvelle mondialisation. Apparition de nouveaux médias, possibilité offerte à tout un chacun  d’accéder et de contribuer, libération des échanges de mots, de photos, de vidéos, abolition des frontières, baisse des barrières d’espace et de temps, transmission instantanée des ordres et de l’information, développement d’une économie en ligne, possibilité de mobiliser : les ressources offertes par l’internet ont fait de tous les habitants du monde des adeptes des écrans électroniques, et, pour beaucoup, des addicts à leurs contenus. Les logiciels et les notifications étaient les mêmes à Islamabad, Pékin, Reykjavik et Singapour. Le mauvais anglais, parfois appelé globish, était utilisé par tous. Les vêtements portés, la musique écoutée, les vidéos regardées, se ressemblaient de plus en plus, quelle que soit la nationalité.

 

En cinquante ans, dont vingt-cinq d’applications concrètes pour l’humanité, internet et le numérique ont révolutionné le fonctionnement du monde… et de l’être humain.

Dans notre deuxième partie, nous verrons comment, dans le quart de siècle suivant, s’est déroulée la féroce bataille qui opposa les libertariens d’un côté aux régulateurs de l’autre, ceux qui considéraient qu’internet renforçait le libéralisme et ceux qui considéraient qu’il le détruisait.

Mais pour l’instant, dans un deuxième chapitre de cette première partie, essayons de voir ce qu’il est advenu de notre corps entre 2000 et 2024.

 

(vendredi 27 septembre : Histoire du XXIe siècle. Première partie (2000-2024) – Naissance de la post-humanité. Chapitre 2 – Le corps humain tiraillé par des injonctions contradictoires)     

 



13 septembre 2024

Une histoire du XXIe siècle

Introduction – Mon regard en 2100

 

 

(environ 15 minutes de lecture)

Je m’appelle Adèle Brémontier. J’ai eu 100 ans le 2 janvier 2100 (depuis la loi mondiale de simplification et d’harmonisation des noms et des prénoms du 22 juin 2069, mise à jour le 21 septembre 2083, il est possible et même recommandé de faire coïncider prénom et nom : on m’appelle donc souvent Brem Brémontier. Mais pour ce texte plus littéraire, j’ai décidé de conserver mon prénom de naissance). 

Je suis née le 2 janvier 2000 en France, du temps où celle-ci était encore un État indépendant (ou qui croyait l’être). J’ai donc connu tout le XXIe siècle, et ce hasard du calendrier n’est pas pour rien dans cette réflexion que je vous propose sur les 100 années qui viennent de s’écouler.

Le XXIe siècle s’est achevé il y a 6 mois, puisque je rédige cet avant-propos en juillet 2100. Tout le texte ou presque de ces 4 quarts de siècle était rédigé avant 2100, puisque j’ai commencé mon travail en 2096. Mais j’ai tenu à attendre la fin effective du XXIe siècle et à prendre encore 6 mois pour avoir une vision d’ensemble des 100 dernières années et parachever mon œuvre. Bien sûr, je me suis du coup fait doubler par des petits malins qui ont publié avant moi, mais tant pis. J’ai confiance en la qualité de mon travail et espère qu’il attirera les humanos qui le souhaitent. Je n’ai jamais aimé les rétrospectives annuelles diffusées avant le 31 décembre, ou les bilans d’une action tirés avant que l’on ait pu en mesurer les effets.

La première raison de mon historique récit est l’envie de le réaliser, pour moi, pour le plaisir intellectuel. Je préfèrerais qu’il intéresse quelques autres personnes, c’est certain. Mais enfin il faudra du temps pour que les populations retrouvent une capacité d’attention pour les œuvres longues, vu la destruction de l’intelligence et de la concentration tout au long des 50 premières années du XXIe siècle, comme on le sait.

La deuxième raison de cette histoire est l’envie d’apporter, à celles et ceux qui en auront les capacités et la volonté, une contribution à la compréhension du monde. Je souhaite mettre à disposition une synthèse à la fois honnête et accessible. Pourquoi cette synthèse ? Pour éviter des souffrances, bien sûr. Pour que le XXIIe siècle soit un peu moins destructeur d’humanité que le XXIe. Au 1er janvier 2100, nous sommes 6,6 milliards d’habitants sur le sol et les océans de la planète terre, auxquels on doit ajouter les 140 millions de nomades interplanétaires. La diminution est nette depuis le pic effrayant à 10,1 milliards de 2049, et ce n’est pas un mal. Moins d’individus, c’est moins de guerres et moins de meurtres, car le partage des ressources est plus facile. Il n’empêche : le post-humain reste fortement marqué par la violence et l’animalité. Il importe donc de le guider. Une vue d’ensemble et néanmoins détaillée sur son passé peut l’aider à prendre conscience de certains mécanismes comportementaux, pour évoluer dans un sens plus paisible, plus responsable.

Car l’histoire permet de comprendre les enchainements, de distinguer les causes et les effets, de voir ce qui aurait pu être évité ainsi que ce qui aurait pu advenir, et au final de découvrir ce qui a changé ou ce qui n’a pas changé pendant le laps de temps observé. On a souvent l’impression que l’histoire fige, qu’elle est une question de dates et d’événements marquants. Et elle a longtemps été enseignée ainsi. Or, l’histoire est au contraire un mouvement perpétuel, une évolution. Elle nous montre aussi la largeur du champ des possibles. Je veux dire par là que, quand on observe une période, par exemple une décennie, avec quelques autres décennies de recul, on s’aperçoit que plusieurs directions auraient pu être prises. Or, une seule est advenue.

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Les forces réveillées de la nature

Le pourquoi des choses est fascinant. Soyons réalistes, modestes, et en même temps dédouanons l’homme de tous les maux. C’est souvent la nature qui commande, qui entraîne, qui oblige : en –75 000 (avant Jésus Christ) l'éruption du volcan indonésien Toba entraina un hiver de 10 ans, un refroidissement de 1000 ans et réduisit la population mondiale à quelques milliers de personnes en Afrique orientale ; en 536, l’éruption d’un autre volcan indonésien, le Krakatoa, en raison du nuage qu’elle créa entre le soleil et la terre, des problèmes physiques et économiques conséquents, anéantit un huitième de la population mondiale, qui passa de 400 à 350 millions d’unités. C’était finalement peu de choses par rapport aux années 1346-1352 de la grande peste noire, qui elle fit périr environ un tiers de l’humanité, 200 millions d’individus sur 600. Là, les caprices de la nature ont profondément modifié les sociétés humaines.

Même au cours de notre XXIe siècle, la nature a encore montré sa toute puissance :

– à travers les grandes épidémies. Celle du covid-19 bouleversa l’économie mondiale et tua 7 millions de personnes, le double si l’on compte le nombre de familles privées des moyens de subsistance du jour au lendemain et la sous-nutrition qui en a découlé. La pandémie dite des moustiques en anéantit 50 fois plus, soit 350 millions de morts piqués entre 2029 et 2035. Celle dite de la bactérie Z en tua elle 480 millions entre 2058 et 2062 ;

– ensuite, avec les tornades, cyclones et ouragans, qui prirent une autre dimension quand les vents se mirent à dépasser à peu près chaque année les 250 km/h et souvent les 300 km/h ici ou là. On sait que, à cause d’eux seulement, les États-Unis perdirent le quart de leur population entre 2040 et 2060 (le tremblement de terre « Big one » qui anéantit la Californie en mars 2053 a lui des origines plus lointaines, la bien connue faille de San Andreas) ;

– les problèmes liés à l’eau sont ceux qui furent les plus dévastateurs, avec ce terrible paradoxe que l’eau est à la fois très insuffisante par endroits et surabondante par ailleurs. La sécheresse a rendu la moitié de l’Afrique inhabitable, ce qui entraina des fuites logiques de population vers l’Europe, des guerres aux frontières et des combats intra-européens, aboutissant à la création quasi obligée de la Fédération Eurafricaine en vigueur aujourd’hui. L’augmentation du niveau des mers et les tsunamis ont eux décimé une bonne partie de l’Asie du Sud-Est, et rendu inhabitables la plupart des littoraux de cette région, entrainant d’innombrables conflits. La « grande marche vers le Nord » des années 2038–2044 est en bonne partie liée à l’eau. On sait aujourd’hui créer de l’eau et réguler l’eau, mais ce n’était pas le cas il y a encore deux décennies.

Ce sont donc souvent les éléments constitutifs de notre univers qui, lorsqu’ils se déchaînent, contraignent les habitants de la planète à bouger pour tenter de survivre. 

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« L’homme est un loup pour l’homme »

Mais bien souvent, hélas, les hommes se font du mal tout seuls. Cette aptitude est peut-être même une spécificité d’Homo Sapiens : les autres espèces, même la nouvelle espèce humaine Homo Solae, ne sont pas caractérisées par cette tendance à l’autodestruction. À la fameuse question « Sont-ce les évènements qui font les hommes ou les hommes qui font les événements ? », je réponds que les hommes sont prépondérants. Plus précisément : les mots des hommes, du moins les mots des hommes qui parviennent à se faire entendre. 

En effet, l’histoire, du XXIe mais aussi des siècles précédents, montre que ce sont les mots employés par certains qui ont petit à petit influencé les masses et donc poussé les auteurs des mots à traduire ces mots en actes, quand bien même ils, les hommes, n’avaient pas particulièrement envie d’en arriver là. Qu’on pense à la révolution française et au bonapartisme (4 millions de morts), aux Première et Deuxième Guerres mondiales (65 millions de morts), aux horreurs russes du triptyque Lénine-Staline-Poutine (95 millions de morts), à la guerre des sectes (évangélistes contre islamistes) de la décennie 2040 (120 millions de morts), et à tant d’autres cataclysmes : ce sont les outrances verbales des leaders les plus avides de pouvoir qui ont galvanisé des peuples crédules et irresponsables, les incitant à demander l’application effective de mesures radicales qui ne pouvaient que conduire à un déchainement de violence.

On peut ainsi distinguer les événements qui découlent de la nature, plus forte et préalable à l’homme (pour mémoire la terre existe depuis environ 4,5 milliards d’années, l’homme depuis à peu près 300 000), de ceux qui découlent de l’action humaine, Hitler, Poutine et leurs petites mains par exemple ; n’oublions pas « les petites mains », c’est-à-dire la lâcheté quand ce n’est pas la complicité des peuples, qui sans sourciller défendent l’indéfendable et commettent l’effroyable.  

Une question se pose. Est-ce toujours le pire qui arrive ? En observant les faits, il ne me semble pas. On connait pourtant la fameuse « loi de Murphy », du nom de l’ingénieur américain qui avait davantage voulu faire un peu d’humour après l’échec d’une expérience que délivrer une vérité : « Tout ce qui est susceptible d’aller mal ira mal ». La formulation exacte n'étant pas connue, on en trouve aussi cette définition : « « S'il existe au moins deux façons de faire quelque chose et qu'au moins l'une de ces façons peut entraîner une catastrophe, il se trouvera forcément quelqu'un quelque part pour emprunter cette voie ». Est-ce vrai à l’échelle de l’histoire ?

Il est probable que pour les juifs européens du XXe siècle, c’est bien le pire qui advint pendant les années 1933–1945 : 6 millions d’entre eux furent exterminés, sur 9. Pour un Ukrainien du XXIe siècle, le pire s’appelait Poutine et c’est lui qui se déploya entre 2022 et 2025 : 180 000 tués, 200 000 enfants enlevés, 500 000 blessés graves, 12 millions de personnes déplacées, un quart du pays détruit. Pour les Pakistanais, le pire surgit en 2050 quand le chef de secte Ali Hussan Diware s’empara du pouvoir – alors que d’autres options étaient possibles – et déclencha l’atroce guerre civile qui allait décimer la population : 40 millions de morts, soit 17 % des habitants du pays. Etc.

Ce sont là des évaluations globales, des nombres collectifs, qui ne tiennent pas compte de la position de la personne victime de ces calamités. Je veux dire par là que le pire pour un individu n’est pas toujours le pire pour son voisin, et réciproquement. On peut avoir passé une bonne journée le jour d’une immense catastrophe…

On pourrait croire en lisant les paragraphes qui précédent que l’histoire est l’histoire des drames et des cataclysmes. Ce sont des marqueurs bien sûr, mais l’essentiel n’est pas là. L’histoire, c’est avant tout des inventions, des créations, des accords, qui entrainent des  améliorations, des progrès, des changements. La meilleure preuve en est cette lumineuse division de l’histoire proposée par l’économiste américain Jeffrey D. Sachs (The Ages of Globalization, Columbia University Press, 2020), prouvant au passage que l’humanité a toujours été mondialisée. Jeffrey D. Sachs distinguait 7 âges :

– l’âge paléolithique de –70 000 à –10 000 : migrations par petits groupes, avec outils et savoirs ;

– l’âge néolithique : –10 000 à –3000 : débuts de l’agriculture et de l’élevage ;

– l’âge équestre : –3000 à –1000 : la domestication du cheval raccourcit les distances et facilite le travail ;

– l’âge classique : de –1000 à 1500 : émergence et compétition des empires ;

– l’âge océanique : de 1500 à 1800 : traversée des océans, brassage des populations sur tous les continents ;

– l’âge industriel : de 1800 à 2000 : accélération spectaculaire des découvertes scientifiques et des progrès technologiques ;

– l’âge numérique : de 2000 à …  : ère des données.

Ainsi, l’histoire est la vie plus que la mort. Et c’est bien ce à quoi je souhaite réfléchir : comment la vie a-t-elle évolué au cours du XXIe siècle ? Comment les gens ont-ils vécu ? Pourquoi ont-ils choisi tel mode de vie plutôt que tel autre ?

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Comment raconter ?

J’ai hésité sur les modalités d’écriture. Depuis qu’intelligences humaine et artificielle sont fusionnées, la tendance naturelle de notre cerveau biologique à la paresse a augmenté. Et nombre d’individus vivent désormais la totalité de leur existence en s’en remettant aux puces et capteurs dont ils sont bardés. J’aurais pu, ainsi, donner des consignes précises de fond et de forme à mon IIC (intelligence individuelle combinée) pour obtenir une synthèse à la fois originale et présentable. Mais je n’aurais alors fait qu’ajouter un produit formaté aux stocks existants, sans intérêt pour la progression de l’humanité. J’ai donc pris le risque d’une réflexion humaine, non pas pour être originale à tout prix, mais parce qu’il me semble que nous avons besoin de regards personnels sur une période pour comprendre ce qui est advenu et appréhender ce qui va se passer. 

C’est un risque parce que, en sortant des sentiers de la pensée balisés par nos artefacts technologiques, je vais détourner ou dérouter de potentiels lectauditeurs, qui ne sont déjà pas si nombreux. Rien n’est plus difficile, on le sait, que de capter l’attention des humanos, qui reçoivent des milliers de stimulations chaque jour et qui vont eux-mêmes en solliciter autant, en fonction de leurs aspirations, de leur culture, de leurs intérêts… Dans ce gigantesque maelström, est-ce qu’une synthèse de leur histoire collective sur le dernier siècle peut les captiver ?

Bien d’autres paramètres que le fond comptent, deux notamment : la manière, autrement dit le style, et la visibilité préalable, autrement dit la célébrité de l’auteur.e. Le style, c’est ma personnalité, mon expérience, ma recherche, mon regard. Je n’ai pas cherché à être ici autre chose que ce que je suis. De toute façon, si j’avais voulu être une autre que moi, je n’y serais pas arrivée, cela aurait sonné faux. Il n’empêche que, avec mon style, je vise à l’objectivité. Je tiens à cette notion. Tout n’est pas subjectif. À un moment donné, il y a une vérité, pas trente-six, pas deux. Les faits sont ce qu’ils sont. L’effet n’est pas la cause et la cause n’est pas l’effet. Le reliquat de Sapiens que je suis vise à la rationalité. Je suis une lointaine descendante d’Aristote, de Galilée, de Descartes, de Newton…

Quant à ma célébrité, elle est inexistante : je n’ai jamais été sous le feu des projecteurs et le grand public ne me connaît pas. Pour cette histoire cependant, j’ai pu intéresser un producteur (le métier d’éditeur est désormais englobé dans celui plus large de producteur culturel), pour présenter mon BMP (Book Movie Podcast), dont la sortie intercontinentale est prévue pour le 1er septembre 2100. Je peux espérer un lancement correct pour ce livre multimédia, une présence effective dans les vitrines physiques et numériques, des délais de fabrication-livraison instantanés ou dans l’heure, une couverture média acceptable, du moins en Eurafrique et en Amérique unifiée. Après, comme toujours, cela ne dépend plus de nous. Les yeux lisent ou pas, le livre touche ou pas, le bouche à oreille fonctionne ou pas (on remarquera que, même en ce début de XXIIe siècle, ce sont encore les sens de base de notre primo-humanité qui sont les principaux vecteurs de nos émotions partagées).

J’ai écrit ce texte à l’ancienne. Je veux dire que je l’ai tapé, pas dicté. Parce que j’aime ça, tout simplement. Cela vient sans doute de mon père, lui qui a tellement écrit, beaucoup publié, sans n’avoir jamais réussi à entrer dans le circuit des grandes maisons d’édition et à toucher les médias de masse. J’ai réalisé très tard, trop tard, combien il avait dû souffrir de cette injustice. Toutes ces histoires émouvantes et révélatrices que personne ou presque ne lisait (romans, polars, nouvelles, récits de vie, biographies…)… Comme cela a dû être dur. Ce récit écrit à la main est peut-être un hommage que je lui rends. J’ai d’ailleurs posé mon iMac2100 sur son bureau, que j’ai conservé ; Père a sans doute travaillé pas loin de 100 000 heures là-dessus (40 heures par semaine 50 semaines par an pendant 50 ans). 

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Responsabilité d’une centenaire

J’ai abaissé les vitres comme chaque jour, mais il ne fait pas assez chaud à mon goût. Depuis que la température extérieure est modulée par l’Agence météorologique mondiale et que les saisons ont été supprimées, j’ai du mal à trouver mes paramètres idéaux. Certes, mes vêtements fibertronics et la domotique de mon espace personnel me permettent les réglages les plus fins ; il n’empêche, je frissonne souvent. L’averse programmée à 18 heures, pour une durée de 37 minutes à densité moyenne, me fera sans doute du bien ; je me sens souvent mieux après le passage de la pluie. Les hélicoptères mono et bi-places circulent à hauteur réglementaire, mais ils ne font pas de bruit, autre avantage de l’énergie solaire que l’on sait maintenant capter et convertir : infinie, elle est également silencieuse.

Je dois m’y résoudre : je vieillis. Je n’ai pourtant que 100 ans, d’où ce texte je vais y venir, mais l’usure est là. 6 de mes organes de naissance ont disparu, 3 ont été retirés en raison de tumeurs carcinomiques (rein gauche, utérus, vésicule), 3 ont été remplacés en raison de dysfonctionnement congénital (intestin) ou de nouvelles tumeurs malignes (estomac, poumon gauche). Je vis correctement malgré ces ablations et insertions, mais je suis tout de même plus fragile. D’autant que les suppléments que je dois ingérer pour compenser les manques ou supporter les prothèses fatiguent mon métabolisme. Surtout, les muscles et les cartilages, même nettoyés, n’ont plus la force et la souplesse de leurs débuts. N’oublions pas que, pendant mes cinquante premières années, de 2000 à 2050, je n’ai été ni compensée, ni augmentée ; cela n’existait pas.  

Aujourd’hui, mes puces intracorporelles adaptent mon rythme cardiaque, ma température, ma sécrétion d’hormones essentielles, et signalent tout dysfonctionnement nécessitant une intervention de ma part, ou de la part d’un auxiliaire médical. On se demande comment on pouvait vivre sans. D’une manière générale il est vrai, on vivait de manière très limitée, approximative : la vie était une succession de fautes et de maladresses qui aboutissait rarement à quelque chose d’utile et de productif. Sans parler du bonheur, notion récurrente dans le philosophie humaine, mais dont on ne s’est guère soucié dans les faits avant la fin du XXe siècle, et si mal.

Ce qui me frappe avec le recul, c’est la dissociation qui régnait au début du millénaire : on distinguait travail et loisirs, on distinguait même semaine et week-end, on distinguait santé et maladie, garçons et filles, nationaux et étrangers, intelligence humaine et intelligence artificielle… Nous avons du mal à le concevoir, et pourtant. Nous ne sommes pas encore parvenus à la fin de l’ego – rares sont ceux qui savent se considérer comme partie d’un tout et ne pas se soucier de leur destinée individuelle –, mais au moins savons-nous, en 2100, faire un peu moins de cas de nos désirs particuliers contrevenant à l’intérêt général.

Nous légiférons moins, enfin. La responsabilité de l’être a retrouvé droit de cité. Celle ou celui qui commet intentionnellement une faute, qui abîme ou supprime la vie d’un autre être, est puni d’un prix au moins équivalent ; il en aura fallu du temps pour arriver à ce principe simple et juste. Quels progrès depuis ! L’abolition de la peine de mort était une belle idée, son promoteur Robert Badinter était un grand homme, mais elle exigeait une civilisation qui n’est plus, si elle a jamais été.

 

Voilà en quelques mots ce que je voulais signaler dans cette introduction. Il me reste à annoncer la structure principale de mon plan :

– Première partie 2000 – 2024 : Naissance de la post-humanité ;

– Deuxième partie 2025 – 2049 : Les drames de la surpopulation ;

– Troisième partie 2050 – 2074 : La reconfiguration des organisations terrestres ;

– Quatrième partie 2075 – 2099 : La fusion du réel et du virtuel.

Chacune de ces parties sera divisée en quatre chapitres, eux-mêmes divisés en quatre sous-chapitres. Chaque chapitre ou sous-chapitre pourra être prolongé, selon le choix du lectauditeur, par des plongées en réalité augmentée en fonction des options choisies sur les sélectionneurs de contenus de son casque ou de ses lunettes. 

Bonne promenade dans le XXIe et bon XXIIe siècle à tou.te.s.

 

Publications du début de Une histoire du XXIe siècle sur www.desvies.art :

– vendredi 13 septembre : Introduction – Mon regard en 2100

– vendredi 20 septembre : Première partie (2000-2024) – Naissance de la post-humanité. Chapitre 1 – La numérisation du monde

– Vendredi 27 septembre : Première partie (2000-2024) – Naissance de la post-humanité. Chapitre 2 – Le corps humain tiraillé par des injonctions contradictoires

– Vendredi 11 octobre : Première partie (2000-2024) – Naissance de la post-humanité. 

Chapitre 3 – Les attaques contre la démocratie

– Vendredi 25 octobre : Première partie (2000-2024) – Naissance de la post-humanité. 

Chapitre 4 – Les perturbations de la terre et du ciel

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– Premier trimestre 2025 : Deuxième partie (2025 – 2049) : Les drames de la surpopulation 

     

 



6 septembre 2024

La tarte aux fruits qu'on a trouvés

 

(environ 10 minutes de lecture)

C’était la fin de l’été, le premier dimanche de septembre. Il faisait encore chaud sans que cela soit orageux, c’était avant le dérèglement climatique. C’est le dernier dimanche à 4 dont je me souviens, ce qui lui donne tout son prix. Car qu’est-ce qui compte au final, ce que nous avons fait ou ce dont on se souvient ? Pour les autres, ce que nous avons fait. Mais pour nous, ce qui compte, c’est ce dont on se souvient. Et on se souvient de si peu.

Ce dernier dimanche donc, nous étions allés nous promener après le déjeuner autour du lac de Guéry, au cœur des volcans d’Auvergne. 

– On va prendre un ou deux Tupperware, avait suggéré Maman. On trouvera peut-être encore des mûres. Et des myrtilles.

– On fera un crumble ! m’étais-je exclamée du haut de mes 9 ans.

Nous avons roulé 40 minutes dans une saine torpeur – Papa avait fait sa sieste, pas nous – en prenant, après la nationale 89, une petite route qui montait en douceur. Nous nous garâmes au col de Guéry, sur le parking qui offre une vue imprenable sur les pitons basaltiques des roches Tuilière et Sanadoire, vestiges de volcans disparus séparés par une vallée en auge. 

Nous sortîmes de la voiture. Papa mit ses chaussures de marche qui restaient toujours dans le coffre, ajusta le sac à dos dans lequel nous avions fourré gilets, gourdes, biscuits et donc récipients pour mûres et myrtilles (j’ai écrit « fourré », un mot ancien, que même mes parents n’employaient plus, mais qui me semble bien convenir pour ce souvenir, ce monde, qui paraît si loin, si fini). Puis Papa prit son bâton sans lequel il ne pouvait marcher dans la nature. Il disait que ce morceau de bois sculpté terminé par un bout ferré lui servait autant pour se (nous) protéger, des chiens, des serpents, des méchants, que pour s’appuyer dessus. Quand la marche nordique fut à la mode, il refusa toujours de passer à deux bâtons, et plus encore de troquer le noisetier contre le carbone, fût-il extra-léger. 

Nous avons pris un sentier qui descendait vers le lac. Les vacanciers n’étaient plus là, il n’y avait pas grand-monde. 

– On respire mieux, dit Papa.

Nous arrivâmes à une mini-crique. Un jeune couple en occupait un coin, mais nous avions la place de nous avancer. Nous avons touché l’eau et même pénétré dans cette eau, après avoir enlevé nos chaussures, ce qui n’était pas bon pour la marche ensuite, mais nous n’allions pas nous lancer dans une grande randonnée. Je revois aujourd’hui encore mes orteils déformés par l’eau claire qui frémissait à mes chevilles. Nous avons presque regretté de ne pas avoir pris nos maillots, même si, à 1250 mètres d’altitude, elle était sans doute un peu fraiche pour la baignade.

Nous avons contourné le Guéry par l’ouest, côté opposé à la route. On apercevait le Massif du Sancy qui culminait plein sud, Le Mont Dore n’était qu’à une dizaine de kilomètres. Romain parlait avec Maman, moi avec Papa (au fait, je m’appelle Pauline). Je me souviens qu’on leur donnait la main, c’était peut-être une des dernières fois là encore. Mais pourquoi grandit-on ? Et pourquoi nos parents vieillissent-ils ? Et pourquoi on meurt ? Quelqu’un peut-il justifier cette horreur ?

Au sortir d’une hêtraie dans laquelle ombres et lumières dessinaient de superbes motifs, nous avons rencontré nos premières mûres. Maman a attrapé les deux récipients dans le sac, et nous avons parsemé leur fond.

– Beaucoup sont sèches, il faudra faire le tri.

– Ne ramassez pas les trop petites.

Les parents donnaient leurs cools instructions. Comme le vivier était limité, nous avons continué. 300 mètres plus loin, nous sommes tombés sur un prunier, dont les fruits jaunes étaient nettement plus appétissants. 

– Même par terre, elles sont bonnes, dit Romain en en goûtant une.

Nous ramassâmes et cueillîmes celles qui semblaient à point ; les boules dorées recouvrirent les pépites bleu-noir. Nous avons repris notre chemin et, peu avant l’auberge au bout du lac, nous avons bifurqué à droite pour nous élever jusqu’au plateau du Guéry. Là, la végétation était rase, les arbres avaient disparu pour laisser place à la lande. 

– Ça, c’est un coin à myrtilles ! lança Maman.

Elle ne se trompait pas. Nous arrivions un peu tard, les habitués étaient sans doute venus ratisser le coin dès la mi-août, il fallait chercher entre les herbes, mais il restait quelques jeunes pousses fructueuses qui virent nos doigts les entourer sans leur faire de mal. Je me souviens avoir regardé de près une de ces billes bleu-gris et l’avoir trouvée belle. Je vis une similitude entre la cavité qui creusait le sommet de ces petits fruits une fois qu’on avait enlevé leur attache et le cratère d’un volcan quand il était éteint. Papa et Maman étaient plus efficaces pour le ramassage que Romain et moi, qui avions l’impression d’avoir accompli notre tâche une fois que nous avions récolté une dizaine d’unités.  

Nous avons néanmoins eu droit à la pause goûter qui nous paraissait un dû indiscutable. Les fruits c’était bien, mais les muffins c’était mieux. Les adultes savourèrent aussi. Papa nous montra le Puy Gros :

– Si on montait au sommet, on verrait Le Mont Dore et La Bourboule, de l’autre côté.

Nous étions encore peu au fait de la géographie des villes thermales auvergnates, mais sans doute pensait-il qu’il était pas mauvais d’instiller dès le jeune âge des repères dans le temps et dans l’espace. 

– Et puis là, regardez, dit-il en se décalant un peu. On voit le haut de la Banne d’Ordanche. On y montera un jour.

– On dirait une dent, dis-je.

– Une incisive, précisa Romain, qui, à 10 ans, possédait des lettres que je n’avais pas. 

– C’est vrai.

Nous reprîmes le chemin afin de revenir au parking en dessinant une boucle. Papa avait prévu le coup et nous restâmes bouche bée devant une cascade à laquelle nous ne nous attendions pas.

– Elle s’appelle la cascade des Mortes du Guéry.

– Pourquoi mortes ?

– Je ne sais pas. Peut-être en mémoire d’une petite fille qui fit une indigestion de myrtilles…

– Peut-être, répondis-je, mi-figue mi-raisin.

Ce sont des framboises qui nous ravirent après que nous avons franchi une petite échelle au bord d’un parc à moutons.

– Qu’est-ce qu’elles font là, celles-là ? interrogea Romain.

– Des miraculées ! conclut Maman.

Nous les ramassâmes et les petits cônes roses vinrent remplir un peu plus nos deux bocaux de plastique. 

– Y’a de quoi faire un crumble !

– Et une tarte !

Avant de rejoindre la voiture, nous trouvâmes encore quelques fraises des bois et de petites pommes rabougries. Elles complétèrent notre récolte.

C’est avec ces provisions pour le moins disparates que nous redescendîmes jusqu’à notre maison du bord de ville, l’esprit peut-être déjà tourné vers le lendemain, l’école et le collège pour Romain et moi, qui avions repris en début de semaine, le travail pour Papa et Maman, qui s’étaient relancés un peu plus tôt.

Mais à la maison, nous étions de nouveau tout à ce dimanche. Pendant que Papa et Romain réparaient une étagère qui bringuebalait, j’ai aidé Maman à préparer un crumble et une tarte. Pour le crumble, nous avons privilégié mûres et myrtilles, mais nous en avons gardé quelques-unes pour la tarte, qui contenait donc un mélange assez original.

– Ce sera une tarte à quoi ? questionnai-je.

Maman répondit simplement :

– Une tarte aux fruits qu’on a trouvés.

Cette réponse me plut beaucoup, et 40 ans après je m’en souviens encore.

Je me souviens encore plus, et je vais encore pleurer rien qu’en y repensant, de l’émotion qui nous étreignit, tous, quand Maman apporta la tarte juste sortie du four. Elle était si belle, si drôle, si unique, et elle sentait si bon, que nous nous sommes tus aussitôt, tous les quatre. Les larmes vinrent à nos yeux. Qu’était-ce ? S’il fallait résumer d’une phrase, je dirais que c’était la simplicité créative du moment, pourtant si rare, et peut-être le pressentiment qu’il ne se reproduirait pas.

Après quelques secondes de béatitude, pour ne pas que l’émotion nous submerge, Papa se mit à déclamer, sans que l’on sache d’où cela venait :

– Les mûres, ce sont les connaissances que vous avez acquises cet été, dans vos camps respectifs, avec vos cousins, dans vos lectures et observations. Les prunes, ce sont les grandes joies, les fous rires, les moments forts, le feu d’artifice peut-être, ce qui vous a paru le plus éclatant. Les myrtilles, ce sont les bonnes choses que vous avez semées vous, les mots gentils que vous avez eus pour les autres, les aides que vous avez apportées, les efforts que vous avez consentis. Les framboises, ce sont tous les petits signes d’amour que vous avez repérés, en vous et autour de vous, les gestes, les sourires et les paroles qui font que la vie est supportable et que certains êtres sont bons et précieux. Les fraises des bois, c’est la même chose, en moins fort mais tout aussi important, l’amitié, la solidarité, l’attention à l’autre. Et les pommes, ce sont nos activités physiques, c’est votre sport, vos efforts, ce sont les moments où vous vous êtes dépassés, précisément pour vous trouver.

Nous regardions les fruits à qui Papa donnait des pouvoirs, et qui dégageaient de délicieuses saveurs, comme pour prouver la véracité de ce qu’il disait. 

– Et la pâte ? demanda Maman.

– C’est toi qui l’as faite, c’est toi qui sais, répondit Papa.

Maman réfléchit quelques secondes, puis énonça :

– Dans la pâte, il y a de la farine, c’est la base, c’est notre pain quotidien, depuis des millénaires, c’est ce pourquoi nous travaillons, c’est en même temps un produit de la nature après transformation. J’aime bien la formule « fruit de la terre et du travail des hommes ». Le beurre, c’est ce que nous donnent les animaux, nos colocataires sur la terre, que nous ne traitons pas toujours bien, mais qui nous apportent tant. Le sucre, c’est le bonheur, la richesse, la douceur ; on pourrait s’en passer, mais c’est quand même mieux avec. L’eau, c’est la vie, c’est ce dont nous sommes faits et ce dont nous avons besoin, c’est notre alliée indispensable, à vénérer. Et puis j’ai ajouté une demi-cuillère de sel, le sel qui relève nos vies et les rend plus piquantes, qui renforce notre personnalité. Après, tout est question de proportions et de cuisson.

J’ai regardé mes parents ; aucun doute, ce sont eux qui avaient parlé. 

– Bon, on la mange ? dit Romain, et le rire nous a libérés de cette apesanteur qui ne pouvait durer.

Une fois adulte et mère à mon tour, j’ai quelquefois refait des tartes « aux fruits qu’on a trouvés ». Mais quelles que fussent les quantités et les proportions, je n’ai jamais retrouvé la saveur du dessert de ce dimanche de mon enfance. Et il m’a fallu plus de trente ans pour raconter, ou tenter d’expliquer, à mon mari et à mes enfants ce que représentait pour moi la tarte du paradis perdu. Il est des sensations si fortes et si subtiles qu’on ne peut en rendre compte avec les mots. 



30 août 2024

Ma petite pute chérie

(environ 10 minutes de lecture)

J’ai envie, avec cette lettre, de prendre un moment pour analyser notre relation. Ça n’a pas d’intérêt opérationnel, puisque tout est terminé depuis longtemps. Mais, tu me connais, j’aime à revenir sur certains moments et à comprendre les enchaînements entre les situations ; c’est un peu comme si je sélectionnais, classais et légendais des photos dans un album. Je me le permets d’autant plus que ce texte n’aura que moi comme lecteur, et encore ce n’est même pas sûr. Peut-être que, une fois écrits les mots, je me sentirai assez au clair et aurai envie de passer à autre chose.

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Je voudrais déjà m’arrêter sur ma formule d’appel, « Ma petite pute chérie ». Je l’ai écrite d’instinct, parce que je l’ai utilisée souvent, mais je m’aperçois que chaque mot a son importance :

– Ma : il y a dans ce possessif une évidente volonté d’appropriation, qui paraît peu compatible avec l’émancipation féminine de ces dernières années. Que les femmes ne soient pas considérées comme la propriété d’un homme paraît un minimum en termes de respect des droits humains, et l’on ne peut que se féliciter des progrès de l’égalité des statuts et/ou des conditions, encore à parfaire dans certains secteurs, et dans certains pays. 

Pour autant, j’ai constaté que, dans l’intimité du rapport amoureux, la perception est toute autre : la plupart des femmes ne rechignent pas, et même pour beaucoup aspirent, à être traitée comme appartenant à l’homme qu’elles aiment. Car cette appartenance n’empêche pas la liberté d’être, de faire, de penser ; au contraire, elle déclenche la sécurité affective qui permet cette liberté. La réciproque est également vraie : nombre d’hommes sont incapables de la moindre action s’ils ne sont pas cadrés par leur femme, auprès de qui ils se comportent comme des petits garçons. 

Pour la majorité des hommes et des femmes en 2024, l’amour se manifeste encore par une soumission volontaire (au sentiment, pas à l’individu). « Il faut que j’en parle à », « Je ne peux pas, Machin.e ne voudrait pas », « Attends, je demande à » : chaque jour, l’amoureuse ou l’amoureux justifie et même revendique sa dépendance. Et dans le secret de la maison, à l’abri des regards extérieurs, être possédé.e se traduit de manière encore plus concrète par mille mots et actes consentis de sujétion à l’autre.  

À cet égard, je réalise quelques erreurs de jeunesse quand je t’offrais la liberté, avant de m’apercevoir, un peu tard, que tu ne souhaitais pas que je te laisse libre, mais au contraire que je te propose, voire que je t’impose, des contraintes qui montreraient notre attachement mutuel. Car il s’agit bien de s’attacher, avec des cordes et des chaînes ; sans doute Sapiens finissant a-t-il encore la nostalgie du temps où il n’était qu’esclave, d’un tyran, des saisons, des microbes. Sortir de « la caverne » est difficile, et il est tentant d’y renoncer quand on a trouvé une douce compagne, soulagée elle aussi de se transformer en prisonnière volontaire ;

– petite : je t’ai toujours préférée petite, instinctivement. En cherchant à comprendre, je découvre que plusieurs raisons peuvent expliquer mon attirance pour une femme mesurant 1 m 65 plutôt que 1 m 75. La première me semble relever de l’esthétique : les rondeurs et la douceur, selon moi, sont plus facilement présentes et visibles chez une petite que chez une grande. Et les chaussures à talons fins, qui mettent si bien la femme en valeur, vont mieux aux petites qu’aux grandes. Je décèle aussi une cause psychologique à ma préférence : associant inconsciemment petite à fragile, je me sens attiré par cette fragilité, car qui dit fragile dit intéressante (et emmerdante, certes). Et puis la protection nous ramène à la domination et à la possession évoquées au-dessus, plus évidentes avec une femme (un objet ?) que l’on peut facilement tenir dans ses bras.

Je t’aime petite en taille, mais aussi en position sociale et en culture. Là encore, on pourrait m’accuser un peu vite de machisme de base. Ce que je veux dire est que les femmes de la haute m’agacent avec leur arrogance. Elles sont blasées, ou jouent les blasées, il faut en faire des tonnes et dépenser des fortunes pour les émouvoir, et encore. En plus, elles sont souvent plus grandes que les ouvrières et les commerçantes, on revient au point précédent.

J’ose même ajouter que – je vais me faire lyncher, mais si l’écriture ménage les convenances elle n’a pas d’intérêt – j’ai apprécié ta petitesse en intelligence. Attends, ne hurle pas, laisse-moi expliquer, tu choisiras ensuite ta position à mon égard. J’apprécie nombre de femmes pour leur intelligence, que je trouve en général supérieure à celle des hommes, je l’ai écrit souvent. Mais, en ce qui me concerne, pour qu’il y ait désir et sentiment, il ne faut pas qu’il y ait intelligence. C’est ou l’un ou l’autre. J’aime les godiches. Ça ne se commande pas : certains aiment les glaces à la vanille, d’autres à la fraise. Puisque j’aligne ces mots pour essayer de comprendre, je dirais que l’absence d’intelligence renforce sans doute le besoin de protection, donc l’envie de domination et de possession, etc. Et puis il y a une forte propension à la découverte et à l’émerveillement chez quelqu’un dont le cerveau a peu fonctionné, qui ne peut que stimuler la relation conjugale et l’apport mutuel ;

– pute : on se calme. Il me semble, quand ce terme est prononcé avec douceur, a fortiori lorsqu’il est précédé par « ma petite » et suivie de « chérie », qu’il est un doux mot d’amour, apte à satisfaire l’ego de la femme (car celle qui fait ou pourrait faire commerce de ses charmes est belle et attirante) comme celui de l’homme, qui se sent fort et heureux d’être en couple avec une femme que les hommes admirent, mais qu’il a privatisée puis domestiquée à son seul profit. Il est à la fois le mac et le client. Une pute ne se laisse pas aller, pense à son aspect, se soucie de l’homme.

Tu aimais d’ailleurs quand je t’appelais ainsi, même si parfois tu feignais de t’offusquer, pour la forme, pour le jeu. Tu n’étais pas toujours en jupe et talons, le plus souvent tu cachais davantage de peau que tu n’en dévoilais, mais tu étais toujours « ma petite pute chérie » ; mon appellation était à la fois une cause et une conséquence de cette si durable séduction que tu exerçais sur moi, et, peut-être, j’ai la faiblesse de le croire, que j’exerçais sur toi.

À partir de la deuxième décennie du XXIe siècle, la parole des femmes s’est libérée, les hommes ont été blâmés pour leurs comportements, inqualifiables pour certains, irrespectueux chez presque tous. Il y eut quelques erreurs médiatiques et judiciaires, mais ces révélations permirent sans conteste de reconnaître nombre de viols ou harcèlements et d’en diminuer le nombre par la suite. Dès lors, continuer à te donner du « Ma petite pute », « chérie », avait un parfum quasi-subversif, qui ne pouvait – c’est idiot mais c’est vrai – qu’accroître notre envie d’appeler et d’être appelée ainsi. Tu te souviens peut-être des regards effarés des amis quand la formule m’échappait lors d’un dîner, et tu m’as raconté la brouille avec ta meilleure amie quand tu lui as appris, lors d’une confidence comme les femmes peuvent en échanger entre elles, les termes de notre communication. Nous en avons souri, sans mépris, et avons réfléchi, comprenant les usages que nous mettions en question, les valeurs que nous promouvions par nos mots et nos attitudes ;

– chérie : bien sûr, tu étais ma chérie, ma chère chérie, ma chérie chérie, et il n’est guère de mot plus doux à entendre et à prononcer que celui-ci. Avec « Ma petite pute chérie », je transformais le nom en adjectif, je l’ajoutais comme la cerise sur le gâteau, et l’une et l’autre renforçaient leur saveur, sans se fondre pour autant, chacun.e ressortant valorisé.e de cette association.

Est-ce parce que l’on pourrait voir a priori un oxymore dans le binôme « pute chérie » ? Comment aimer une pute, en effet ? On ne peut pas, il ne faut pas. Or, pour nous, c’était l’inverse : ma petite pute ne pouvait qu’être chérie, sinon elle n’aurait pas été. 

La formule entière, d’ailleurs, était un oxymore, je m’en aperçois maintenant : le qualificatif « petite » contrebalançait le nom « pute », femme qu’on imagine plutôt grande et perchée (sur des talons, un trottoir, une vitrine…), le possessif « ma » semblait incompatible avec cette même « pute », qui n’appartiendrait à personne et dont on ne saurait revendiquer le corps, seulement loué, en partie et pour une durée courte, ni même l’amour, qui n’était qu’une illusion créée par une professionnelle du désir.

Chérie nous ramenait aussi à l’enfance, au souvenir de l’amour maternel, dont en quelque sorte tu prenais la suite. C’était un réconfort, la garantie d’une permanence affective sécurisante. Agréger les différentes sortes d’amour sur une seule personne apte à les prodiguer toutes, qui n’en rêverait pas ? Tu incarnais et la femme et la mère et la fille et la sœur, tu étais et la très proche et la toujours différente et mythique, tu étais rêve et réalité, tu étais plus forte et plus fragile que moi, et c’est pourquoi je te chérissais, chérissais, chérissais.

Moi, étais-je un peu ton père, un peu ton fils, un peu ton frère ? Étais-je l’homme par excellence, je veux dire par essence ? Pendant un temps peut-être. Tu usais du « chéri » aussi, que tu associais parfois avec d’autres mots. Je ne vais pas en parler ici, mais il va de soi que la réciproque était acceptable et acceptée, et même souhaitable et souhaitée : tu avais toi aussi tes formules et tes combinaisons verbales et nominales qui attisaient notre amour. 

––––––––––

M’as-tu quitté quand à tes yeux je n’ai plus réuni toutes les qualités voulues ? Tu t’es en tout cas offerte à plus offrant, abandonnant sans vergogne celui qui venait de perdre ce titre au profit d’un plus complet, plus éclatant, plus enthousiasmant. C’est normal, nous sommes versatiles, nous sommes tous des putes. Je n’ai pas démérité, mais on se lasse de tout. Et tu t’es lassée avant moi.

Tout cela est loin désormais. Je vais terminer ma vie sans ma petite pute chérie. J’ai perdu ma récompense, la chance a tourné. Plus simplement : le temps a passé. Quand la solitude me pèse, je t’en veux. Mais bien vite je me raisonne : ce n’est pas parce que tu me manques que je dois oublier ce que tu m’as apporté. Je n’oublie pas ma ligne de conduite : me satisfaire de ce que j’ai (eu) plutôt que me plaindre de ce que je n’ai pas (ou plus). Autrement dit : tu m’as fait tant de bien que j’aurais mauvaise grâce à te reprocher le mal qui a suivi. 

D’autant que j’ai toujours l’impression que l’équilibre est inévitable : dès qu’on a savouré quelques tranches de bonheur, la vie se charge de nous ramener au malheur, tout au moins à l’amertume et aux difficultés. Les emballements sont dangereux, qui nous font croire à la possibilité d’une extase perpétuelle, chimère qui ne peut qu’entraîner souffrances et déceptions. Pourtant, j’ai eu beau lire ou écouter nombre de sages experts ès-bouddhisme, je ne suis jamais arrivé à me débarrasser de mes émotions, je n’arrive même pas à le vouloir.

La vie n’étant pas supportable sans amour, il me faut trouver d’autres formes d’amour, moins nourrissantes, moins enthousiasmantes. Vivre sans « Ma petite pute chérie », c’est vivre au ralenti, vivre sans goût. Mais il est un peu tôt pour que je me couche et cesse de m’alimenter : je peux encore être utile à quelques personnes et donner autant, si ce n’est plus, que je reçois.  

Je vais finalement cesser ma lettre ici, ne pas revenir sur les faits, car il faudrait un livre, en plusieurs tomes. Pour l’heure, l’analyse des 4 mots magiques suffit ; ils résument tout.

J’espère que tu vas le mieux possible et que parfois tu penses à nous. Un doux baiser, 

Th (Ton homme redevenu Thomas).

 



28 juin 2024

Plus la voiture est grosse plus il faut se méfier du conducteur

C’est un jour que j’aurais aimé ne pas vivre. Mais quand les choses sont arrivées, hein… Et qu’elles sont gravées dans notre mémoire et font saigner notre cœur… 

J’avais encore mon atelier à l’époque, rue du Chapeau Rouge. Au-dessus de moi, les appartements étaient occupés par des gens qui n’avaient pas eu de chance dans la vie, ils dépendaient des services sociaux. L’immeuble avait été racheté quelques années plus tôt par un couple de Parisiens. La femme m’avait dit que c’était « d’un bon rapport » ; si les loyers ne pouvaient qu’être modestes, au moins ils rentraient, car la C.A.F. suppléait en cas de défaillance.

De part et d’autre de mon local, se trouvaient les archétypes de commerçants de ville moyenne, dont le mode et les conditions de vie étaient aux antipodes des pauvres du dessus. Dans ma ville – je mets à part ceux qui exercent des métiers de bouche, eux savent ce que travailler veut dire –, un commerçant était un héritier qui avait acheté une franchise ou une femme à qui un homme avait offert un magasin. De chaussures, de prêt-à-porter, de bijoux, de déco, peu importe, l’important était de se pavaner avec les clés de son magasin et de posséder une enseigne avec pignon sur rue. Il ne s’agissait pas de gagner de l’argent, mais de le dépenser. Le million de l’héritage ou du mac durait en moyenne 36 mois. Parfois, quand la poule était bonne, ou chanceuse, la boutique tenait quatre, cinq, six ans ; dans le meilleur des cas. 

La plupart ne voyaient pas, ou plutôt ne voulaient pas voir, les miséreux près de chez eux, considérant qu’ils ne seraient jamais clients, et qu’en outre ils faisaient fuir les personnes bon chic bon genre susceptibles de fréquenter leur boutique (si le chiffre d’affaires était secondaire, la fréquentation était importante, pour satisfaire la vanité).

Le plus détestable de ces égoïstes proches de mon atelier était le mari de la tenancière d’une boutique qui proposait des vêtements dégriffés. Il se pointait vers 11 h 30, à bord d’une Mercedes la plus grosse possible, toujours neuve, qu’il arrêtait au milieu de la rue et ne déplaçait qu’en dernier recours (passage de la police ou camionnette de livraison avec livreur déterminé à son bord). Il imposait son énorme berline, indécente dans ces ruelles, à tous ceux qui vivaient ou passaient là. Il en changeait une ou deux fois par an, selon la production de la marque.

Descendu de son tank, il regardait autour de lui pour vérifier qu’on l’ait bien remarqué, entrait dans le magasin en roulant des épaules, inspectait sa femme, puis se postait devant l’entrée sur la marche qui surplombait la rue en gonflant la poitrine. Parfois, il parlait avec un de ses semblables, mais le plus souvent il toisait d’un air narquois tout ce qui passait sous son nez. Lui ne foutait rien depuis un plan social généreux – 150 000 € – dont il avait bénéficié à l’âge de 53 ans après une modeste carrière de technicien chez un sous-traitant de Thalès. Ses parents lui ayant laissé une maison en ville, qu’il louait, et un appartement à la mer, qu’il se gardait, sans compter une assurance-vie conséquente, il était blindé. Il avait tellement pourri sa fille qu’elle était, à 25 ans, aussi détestable que son père.

Ce gros con haïssait les pauvres hères qui survivaient dans les gourbis au-dessus de mon local. J’avais plusieurs fois vu les regards et les rictus odieux qu’il leur délivrait depuis le devant de son magasin. Et je l’avais entendu parler, lors d’une discussion avec le restaurateur d’à côté, de « branleurs », d’« assistés » et de « parasites » – ce qu’il était, lui – en désignant les fenêtres sombres d’un coup de menton méprisant au possible.

L’un des habitants de ces appartements était un garçon de 25-30 ans qui sortait de et entrait dans l’immeuble en marchant vite, tête baissée, préoccupé par quelque chose et prêt à exploser. Il était toujours seul, je ne l’avais jamais vu parler à quelqu’un, même pas à d’autres occupants de l’immeuble. Je lui disais bonjour quand je le voyais, il répondait par une sorte de grognement, mais il semblait si tourmenté qu’il ne levait pas la tête et ne s’arrêtait pas. Où allait-il ? Que fuyait-il ? L’absurdité de la vie paraissait si triste dans ce cas qu’elle me serrait le cœur.

J’en viens à ce jour que je voudrais ne pas avoir vécu. Il devait être environ 13 heures. La rue était calme et la plupart des boutiques étaient fermées (dans nos patelins, on ferme entre midi et deux). De mon atelier où je sandwichais la porte ouverte, je vis sortir le pauvre gars de l’immeuble, dans son attitude habituelle. Il allait remonter la rue, mais il avisa soudain des cartons dans un recoin, des cartons qui avaient emballé des meubles et qui attendaient le passage du Sirtom. Le gars fonça sur les cartons et se mit à taper dessus avec ses poings et ses pieds. Ce faisant, il rugissait. Il retenait ses mots mais je les entendis : 

– Chier… Pas juste… Salauds… Dégueulasses… 

Et, le pire de tous à mes oreilles, après d’ultimes coups dans les cartons : 

– C’est trop dur… 

Après quoi il se prit la tête dans les mains, la serra et la secoua. Il se recroquevilla un moment contre les cartons défoncés, puis d’un coup reprit sa course en titubant. Trente mètres plus loin, il disparaissait dans une ruelle.

J’étais tétanisé. Quelle souffrance traduisaient ces coups et ces cris ! Oui, comme cela avait l’air dur, et même « trop dur » ! Alors que je ne savais rien de lui, je vis dans cette scène la confirmation de ce que je pressentais : la difficulté de vivre pour ceux qui habitaient là, le désespoir, et une impression d’absolue solitude, comme s’il s’était rué sur les cartons parce qu’il n’avait trouvé qu’eux pour le recevoir et l’écouter. Je sentis la tristesse m’envahir et je fus incapable de lire et de manger. Je fermai la boutique un moment, sortis faire un tour, espérant et redoutant de le voir.

Le pire restait à venir. J’étais revenu à l’atelier depuis une dizaine de minutes, je m’étais remis au travail, perturbé par de sombres pensées. J’entendis alors une voix tonitruante, que je reconnus aussitôt comme celle du connard à la Mercedes. C’était d’autant plus choquant qu’on n’entendait que lui, il semblait conspuer quelqu’un mais il n’y avait pas d’autre voix. Je me levai, et passai une tête dans la rue. Je vis l’épouvantable secouer le pauvre gars des cartons, qu’il avait agrippé par les deux pans de son blouson rapiécé. Le jeune désespéré ne paraissait pas résister, il cherchait juste à rester debout et à respirer, ce qui n’était pas facile car l’autre le dominait de plus d’une tête. Il l’insultait en lui crachant dessus :

– Saloperie ! Tu commences à nous faire chier ! Tu branles rien de la journée et tu viens polluer le travail des autres ! T’es qu’une merde. On veut pas de toi ici, t’as pas compris ça ? Faut que je te le dise comment ? Écoute bien, petit merdeux : si jamais je te revois toucher ma bagnole, ou la vitrine du magasin de ma femme, je te tue. De mes mains. T’entends ? Je te tue ! Dégage !

 Sur ce, il poussa le malheureux, qui tomba à la renverse, se releva vite et repartit, jambes écartées, tête baissée, vers une nouvelle non-destination.

Que s’était-il passé ? Mon pauvre voisin avait-il frôlé un bout de tôle ou un bout de verre appartenant à l’horrible commerçant ? D’après les injures de ce dernier, il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Mais il y avait de quoi battre et humilier un homme sans défense.

La colère monta en moi, ce qui était rare. J’étais bouleversé. Toute mon humanité se trouvait remise en cause. Une réaction immédiate s’avérait nécessaire. Il y allait de l’équilibre de la société ; si l’on ne contrait pas un tant soit peu une force aussi nuisible, elle allait s’effondrer.

D’instinct, j’ouvris la porte de la réserve dans laquelle j’entreposais du matériel. J’avisai un pot de peinture aux trois-quarts plein, que j’avais acheté et utilisé trois jours plus tôt pour peindre en bleu les boiseries de ma pièce ; j’avais prévu de passer une seconde couche le week-end suivant. Je soulevai le couvercle, pris la tige de bois dont je m’étais déjà servi et la plongeai dans le produit. Il était encore liquide. Je touillai, pour aboutir à une texture homogène.

Je sortis en tenant le pot ouvert à deux mains. Le gros con ne se tenait plus devant la porte de sa boutique, mais sa voiture trônait toujours en pleine rue, comme un étron dans une assiette. Je levai les bras et, en partant de l’arrière du toit, je remontai vers l’avant, versant le contenu du pot au fur et à mesure de mes pas. La peinture s’étalait parfaitement sur la carrosserie métal. Je poursuivis sur le pare-brise et le capot. Je m’écartai un peu et projetai ce qu’il restait contre la portière avant gauche, côté conducteur. Et j’allai finir les dernières gouttes sur la vitre arrière et le coffre.

Des gens s’étaient arrêtés pour regarder, sidérés. J’entendis des rires, et même, me sembla-t-il, deux ou trois applaudissements. Je vis le serveur du restaurant pas loin rentrer à toute vitesse dans la salle, peut-être pour téléphoner. Mais le propriétaire de la Mercedes ne se manifesta point, alors qu’il était à moins de 20 mètres. Je m’en retournai donc à mon atelier. 

Il fallut une demi-heure pour que les conséquences de mon acte arrivent jusqu’à moi, non pas sous la forme du gros con avec un fusil, mais sous celle de deux policiers. 

– Vous reconnaissez les faits ?

– Je les revendique.

– Veuillez nous suivre au commissariat.

J’écopai d’un interrogatoire et d’une transmission de mon dossier au Procureur de la République, car il y avait eu dépôt de plainte. Le dommage était « léger », mais je risquais tout de même 3 750 € d’amende, les frais de remise en état de la carrosserie, et un mois de travail d’intérêt général si mon acte était qualifié comme relevant du vandalisme. J’expliquai le comportement délictueux de la personne dont j’avais dégradé le véhicule, non seulement sa monopolisation d’un espace public, la rue, mais surtout ses agressions verbales et physiques sur une personne qui ne lui avait rien fait. On me rétorqua qu’il était interdit de faire la justice soi-même.

On me rendit ma liberté à 16 h 30, après m’avoir prévenu que je serais convoqué au tribunal. Je regagnai mon atelier. La Mercedes n’était plus là. Au lieu d’entrer dans mon atelier, je pris la cage d’escalier miteuse et montai dans l’immeuble des gens en difficultés. Ne connaissant pas le nom du pauvre gars qui occupait mes pensées, je frappai à toutes les portes, trois par palier, sur trois étages. 4 locataires m’ouvrirent, mais pas celui que je cherchais.

Je redescendis et, n’ayant plus le cœur à l’ouvrage, rentrai à la maison, triste à crever. Comme je vivais seul, personne ne me remonta le moral. Je compris assez vite pourquoi j’étais si malheureux : non seulement j’avais vu un homme souffrir, mais en plus ce que j’avais entrepris pour punir son agresseur et lui témoigner mon soutien n’avait été compris par personne, même pas par lui, qui n’avait rien vu. Le salopard lui non plus n’avait sans doute pas fait le rapprochement entre ses coups au pauvre type et la peinture sur sa voiture. Il devait croire que je m’en étais pris à sa Mercedes par jalousie. Je me demandais comment il allait réagir, persuadé que sa plainte ne lui suffirait pas.

Je découvris la réponse le lendemain à 9 heures. Toute la devanture de mon atelier, vitrine et porte comprises, était recouverte de noir. Je constatai vite qu’il ne s’agissait pas seulement de peinture, mais d’une sorte de goudron, ultra-collant, une pâte épaisse incrustée de mini-cailloux. Le vitrier qui passa en fin d’après-midi me dit qu’il n’y avait pas d’autre solutions que de remplacer vitres, porte et huisseries. La tâche s’annonçait également ardue pour ravoir les pierres maculées. La propriétaire parisienne ne s’engagea pas à commander un ravalement avant que les responsabilités fussent établies et les assurances engagées.

Je ne saurais dire pourquoi, mais ce saccage me laissa indifférent. En revanche, je supportai mal de voir arriver, à 11 h 30, une nouvelle Mercedes qui stationna au milieu de la rue piétonne et en sortir l’infâme avec son sourire en coin, prenant le temps d’une rotation à 360° avant de gagner la boutique de sa femme, pour être sûr qu’on le voyait bien reprendre possession du lieu. Après son habituel tour du propriétaire, il se mit en position sur la marche devant sa porte, et, de sa hauteur, méprisa tout ce qui passait sous ses yeux mauvais. Chaque fois qu’il apercevait un commerçant du coin, il engageait la conversation, dans laquelle revenaient les mots « véhicule de courtoisie », « pas un problème », « petite merde », « enculé ». Et chaque fois qu’il m’apercevait moi, il me fixait d’un regard de haine et de défi.

Je déposai plainte, il reçut la visite des flics, mais rien ne put être prouvé contre lui, tandis que plusieurs témoins m’avaient vu maculer sa voiture de peinture (témoignages inutiles, puisque je plaidais coupable). Cela n’avait pas d’importance. Ce qui en avait en revanche était la cause de cet échange de projections : le pauvre garçon maltraité.

Je parvins à l’interpeler ce jour, pas quand il sortit, il allait trop vite, mais lorsqu’il rentra une heure plus tard, car, le guettant, j’eus le temps de le voir arriver. 

– Excusez-moi, j’ai vu ce que vous a fait le malade du magasin de vêtements hier.

Je ne mentionnai ni son désespoir dans les cartons, pour ne pas l’humilier davantage, ni mon châtiment maladroit, pour qu’il ne risque pas de croire qu’il m’était redevable de quelque chose. Il me regarda comme s’il ne comprenait pas de quoi je parlais, l’air méfiant. J’enchaînai rapidement :

– On est voisins, je vous vois passer de temps en temps, mais on ne se connaît pas. C’est dommage. Je vous offre un café ?

Il sembla gêné, presque affolé. Je repris :

– Un peu plus tard dans l’après-midi, si vous préférez.

Il hésita, fit un effort, et finit par lâcher :

– Oui.

Et il s’en fut dans la cage d’escalier, tête baissée, courant presque.

Il passa et repassa plusieurs fois devant la boutique au cours de cette après-midi, avant de marquer un temps d’arrêt, à 18 h 30, et d’oser entrer, à mon invitation. C’est une autre histoire qui alors commença. Qu’on sache simplement que je fais désormais travailler ce garçon, Christian Toléa, un jour par semaine dans mon atelier et que je suis devenu pour lui une sorte de coach. Mon objectif principal est de lui donner un peu d’amour, de confiance et de sous, pour qu’il supporte ses petits boulots dans la restauration, ainsi que les humiliations que la vie ne manque pas de lui infliger.

Nous parlons souvent, en souriant maintenant, du gros con qui ne montre plus sa Mercedes, puisque j’ai été voir un à un tous les habitants et commerçants de la rue afin qu’ils signent une pétition pour le respect de la libre circulation et du cadre de vie. Il a fallu deux mois pour que la mairie sévisse, mais elle a fini par le faire. On m’a remercié, mais j’ai répondu que ce résultat avait été obtenu grâce à Christian, maintenant respecté dans le quartier. Sauf par un imbécile qui nous voue aux gémonies ; sans doute ne peut-on pas plaire à tout le monde.



21 juin 2024

Le prix d'Alisha

(environ 15 minutes de lecture)

Elle travaillait à l’accueil de la tour où se trouvaient les bureaux de la société qui m’avait confié pour six mois une mission d'expertise comptable et de conseil de gestion. Elle n’était pas la seule à ce poste, elles devaient être cinq ou six, ce qui ne constituait pas un chiffre énorme vu le millier de personnes qui pénétraient chaque jour en ce lieu. Nous étions à Londres, dans le quartier de Canary Wharf, là où les anciens docks avaient été transformés en quartier d’affaires avec buildings profilés et reliés entre eux. Londres était, avec New York, Singapour, Shanghai, Tokyo, Dubaï, Chicago et quelques autres, une de ces villes-monde dans lesquelles grouillaient des millions d’hommes et de femmes à fort potentiel économique sous des flèches de verre et d’acier dont les surfaces étincelantes défiaient les lois de l’équilibre et se reflétaient sur les eaux.

Allemand de 50 ans, j’étais heureux de travailler dans un de ces endroits, même si cela arrivait un peu tard dans ma vie. J’étais conscient de l’incongruité de ma présence dans un lieu si jeune, si technologique, si connecté. Celles et ceux que je croisais avaient tous moins de 40 ans et ils étaient branchés à des appareils plus ou moins visibles, qui leur envoyaient des décharges électriques toutes les trois secondes, ce qui leur semblait normal et indispensable. Exceptionnellement, je croisais quelques « seniors » de mon espèce, mais ils étaient soit en groupe soit escortés de secrétaires et gardes du corps, sans doute des administrateurs ou des banquiers, des types qui avaient du pouvoir et de la tune, et qui s’amusaient en achetant des boîtes luxueuses ou prometteuses, dans lesquelles ils introduisaient des individus programmés à accomplir ce qu’on leur demandait pour qu’eux-mêmes et leurs commanditaires gagnent le plus d’argent possible.

Parmi ces rares quinquagénaires, les femmes étaient encore plus rares ; c’est comme si elles avaient été exclues de ces lieux où la vieillesse était rédhibitoire, une horreur qu’il fallait éviter à tout prix. J’espérais que c’était d’elles-mêmes que la plupart avaient déserté une place dont elles comprenaient le non-sens et l’inhumanité, s’exprimant ailleurs, dans des activités moins frénétiques, peut-être plus utiles à la société. Hélas, la probabilité la plus forte était qu’elles avaient été chassées des entreprises qui ne voulaient que jeunesse et beauté pour occuper leurs open space et les représenter sur les marchés. Canary Wharf, c’était autrefois « l’île aux chiens » ; les hommes aujourd’hui s’y comportaient plus mal que les animaux.

C’est dans ce cadre aussi particulier que mondialisé que je rencontrai Alisha, d'origine indienne sans aucun doute, une des agentes d’accueil de la tour dans laquelle j’intervenais. Je n’arrivais pas à repérer ses horaires, qui me semblaient chaque jour différent. Elle était là tantôt quand j’arrivais le matin à 8 heures, tantôt quand je sortais prendre un sandwich à 13 heures, tantôt quand je quittais les lieux vers 19 heures. Je n’allais lui parler que quand elle n’avait ni collègue à côté ni client devant elle. Je crois que nous nous étions mis à discuter naturellement, à force de nous saluer de loin. Sa beauté m’avait attiré, je m’étais approché, je renouvelais le contact chaque fois que j’en avais l’occasion. Je ne semblais pas lui déplaire, mais je veillais à ne pas m’imposer. Le problème avec les jolies filles quand elles sont souriantes, c’est qu’on a l’impression que leur sourire nous est réservé, alors qu’il est aussi lumineux avec leurs autres interlocuteurs.

Je ne me faisais pas beaucoup d’illusions, sans pour autant renoncer à la séduire. Ma chance était de l’ordre de 1 sur 1 000 000 ; elle existait, je pouvais la tenter. J’avais toujours fonctionné ainsi, parvenant rarement à mes fins, mais profitant à la fois de l’espoir et du savoir que m’apportaient mes tentatives. Chaque fois que je m’attaquais à une Everest trop haut pour moi, je goûtais au plaisir de la progression et devenais un peu plus aguerri. Et puis qu’y pouvais-je si j’étais attiré par la beauté ? Et si une jolie terrienne du XXIe siècle me paraissait le summum parmi toutes les beautés cosmiques ? On ne commande pas ses inclinations.  

Un jour à 19 heures, j'osai donc un classique :

– Et si je vous invitais à boire un verre, après votre service ? 

Je crispai sans doute un peu mon visage, anticipant le coup que j'allais prendre en retour. 

– Ce sera avec plaisir, acquiesça-t-elle dans un sourire radieux. Ce soir, je termine à 21 heures.

Je me détendis d'un coup. Est-ce qu'elle attendait ma proposition ? J'essayai de ne pas avoir l'air surpris. J'enchaînai :

– Est-ce que 21 h 15 au Capeesh vous irait ?

– Très bien, répondit-elle. Mais si je peux me permettre, nous serions mieux au Lobby Lounge. Vous connaissez ? C'est le bar du Marriott. Sur Hertsmere road. C'est moins bruyant et on y est mieux installé.

– Je ne connais pas, mais ce sera l'occasion. Je vous fais confiance.

– Alors à tout à l'heure. Excusez-moi par avance si j'ai quelques minutes de retard.

– Pas de problème.

Je partis sans demander mon reste, sachant qu'une fois le rendez-vous obtenu mieux valait ne pas tergiverser. J'avais le temps de repasser à mon appart'hôtel, de souffler un peu, de me doucher et de me changer. Avec une fille de cette classe, même au top, je serais à peine au niveau. Je ne devais certes pas m'emballer, mais me tenir prêt à tout. Peut-être que j'arrivais au bon moment dans sa vie, peut-être qu'elle préférait les hommes plus âgés, peut-être que nos discussions l'avaient émue, peut-être que…

Sapé comme un milord, je me présentai au Marriott à 21 heures. Je voulais repérer un peu les lieux, trouver une bonne place. L'endroit était luxueux et de mauvais goût. Le cuir vert des sièges rappelait l'horrible Chambre des représentants britannique, devenue célèbre depuis les lamentables débats sur le Brexit (un tableau de Bansky, titré Le parlement des singes, adjugé 11,1 millions d’euros en 2019, révélait la teneur de cette triste assemblée)… Le bar semblait une douteuse installation d'art contemporain, les verres ne paraissaient pas conçus pour boire et je n'aurais pas su nommer les couleurs des cocktails, jamais vues jusque-là.

La clientèle était à l'image de la population du quartier : riche et cosmopolite. Les peaux blanches étaient majoritaires, mais les Asiatiques étaient nombreux également, qu'ils soient « far » – Chinois, Japonais, Coréens – « middle » – Syriens, Libanais, Irakiens – et plus encore « Indis » et « Pakis ». 

Toutes les places avaient l'air prises. J'avisai un serveur et lui demandai ce qu'il en était.

– Dans une demi-heure, je peux vous garder la première table près de l'entrée, à droite.

Dans une demi-heure ? Près de l'entrée ? C'était une catastrophe. Dans de si mauvaises conditions, nous serions mal installés, Alisha associerait le verre avec moi à un moment désagréable et je perdrais toute chance de la séduire. J'essayai de négocier, sans succès. Je retins quand même la table, au cas où, et m'assis au bar en attendant. J'aurais préféré aller faire un tour sur les quais, mais j'avais peur de perdre la place et d'avoir l'air minable devant Alisha si elle me découvrait dehors comme quelqu'un qui n'aurait pas osé entrer. 

Un barista – on ne disait plus barman, surtout en ce lieu – me tendit une carte. Je m'attendais à des prix élevés, mais pas à ce point : le moindre cocktail était à plus de 30 £. Je regardai les bières. Le choix était grand là aussi, mais la pinte la plus banale était à 25. Soit six fois ce qu'elle coûtait dans ma bonne ville de Stuttgart. Je me rabattis sur un whisky, premier prix, à 28, réservant le cocktail pour le moment où Alisha serait là. 

Tout était exorbitant dans cette ville, encore plus qu'à New York, me semblait-il. Mon appart-hôtel de 26 m2 dans le East End me revenait à 2200 £ par mois, et c'était le meilleur rapport qualité-prix que j'avais trouvé. Quand j'avais établi le devis pour la mission, un associé du cabinet m'avait dit : 

– Multiplie par deux les honoraires que tu as prévus.

J'avais augmenté de 75 % seulement, et cela avait été accepté. 

– T'as perdu 25 %, me taquina le collègue, et il avait sans doute raison.

Néanmoins, c'était une bonne affaire, malgré le coût astronomique du logement, de la nourriture, et de la moindre sortie. Le whisky arriva, et je le payai, craquant un des quatre billets de 50 livres dont je m'étais muni. Le verre était d'une transparence surréaliste. Vide, il devait peser 2 kilos (les 4 cl de liquide qu'il contenait ne changeait pas grand-chose à son poids). Les parois étaient aussi fines que le socle était massif, et j'avais peur de les casser si je serrais trop la bouche en buvant. 

Le breuvage était bon et je me sentis un peu mieux. Après tout, j'étais dans un des endroits les plus branchés du monde, je vivais une expérience professionnelle intéressante et j'allais passer la soirée avec une très jolie fille, comme je n'en avais pas eue depuis longtemps. J'aurais volontiers engagé la conversation avec un voisin, mais les personnes au comptoir n'étaient pas seules. Faute de mieux, je consultai mon smartphone. À Canary Wharf, si le modèle qu'on exhibait avait plus d'un an, on passait pour un ringard ; la coolitude qui régnait là était fausse, ce n'était pas l'Amérique.

Il n'est pas facile de faire durer 4 cl quand on est seul au comptoir au milieu de la foule et « a little bit nervous ». À 21 h 25, j'avais fini mon verre et Alisha n'était toujours pas là. Je n'avais pas osé lui demander son numéro et elle n'avait pas pris le mien. J'étais condamné à attendre, à la merci d'un lapin.

– Monsieur, je vous sers autre chose ?

Le barista me fixait d'un air inquisiteur.

– Non merci. J'attends quelqu'un. Et j'ai une table réservée dans 5 minutes.

Je me levai, car on attendait que je consomme ou que je libère la place. J'avisai le serveur qui m'avait promis une table près de l'entrée pour 21 h 30. Il confirma – « 30-35 » – et je lui dis que je sortais 5 minutes voir si mon amie n'arrivait pas. En effet, j'eus un instant d'angoisse en pensant qu'Alisha m'attendait peut-être à l'extérieur. Il n'aurait plus manqué qu'elle reparte en ne me voyant pas ! 

Dans la nuit, les gratte-ciel étincelaient. À leur sommet, brillaient des diodes rouges, bleues ou blanches qui leur faisaient comme un chapeau électroluminescent. C'était une grande réussite architecturale, le seul quartier d’Europe, avec Paris La Défense, à rivaliser avec les skylines américaines ou asiatiques. L'eau était toute proche et ses clapotis donnaient à l'endroit un côté maritime.    

Cela avait beau être un centre d'affaires, il y avait toutes sortes de raisons d'être ici. Costumes, tailleurs, sportswear chic, tenues de soirée, se mélangeaient dans un joyeux ballet où chacun semblait avoir sa place. L'anglais parlé en ce lieu se parait de tous les accents. 

J'en étais là de ma contemplation quand elle apparut. Marchant droit sur moi, un sourire éclatant. Un diamant sur son nez brillait autant que ses yeux. Elle était couverte d'un manteau blanc, sans doute en cachemire, sur lequel s'étalait sa chevelure dense et soyeuse. Comme le manteau était ouvert, je vis en dessous une jupe, courte, noire et en cuir ; au-dessus, un chemisier bleu électrique. Le plus spectaculaire était peut-être ses jambes et ses pieds. Les premières, satinées de bas, étaient allongées par des stiletos gris clair, métalliques eux aussi. Il me sembla que le mélange des couleurs et des matières était bizarre, mais on se trouvait à Londres : de la Reine Elizabeth à Elton John, en passant par Kate Moss et Victoria Beckham, l'Angleterre était la capitale mondiale de l'assortiment des couleurs. Alisha était Londonienne, aucun doute. Mais bien plus belle qu'une Anglaise. Je n'étais pas prêt d'oublier une telle image.  

Quand elle fut à un mètre de moi, elle agita sa main droite et inclina la tête, sans me toucher, à l'américaine. J'agitai une main en retour. 

– Vous auriez dû entrer, me dit-elle. Je suis en retard. 

– Je suis entré, répondis-je, mais je suis ressorti. J'ai réservé une table.

Je lui tins la porte et elle entra. Des effluves du n° 5 de Chanel infiltrèrent mes narines. Elle franchit la porte du Lounge d'un pas assuré. À ma grande surprise, elle se dirigea tout de suite au bar. Et à ma plus grande surprise encore, elle embrassa le barista, un client au comptoir, tandis que deux serveurs, deux femmes et un homme se pressaient autour d'elle, comme pour lui rendre hommage. 

Mince alors, pensai-je, elle connait tout le monde. La soirée romantique sur laquelle je comptais, qui avait commencé par une attente désagréable, ne se poursuivait pas mieux avec ma partenaire qui me lâchait avant même que nous soyons assis. L'Allemand classique que j'étais se sentit incongru dans cet endroit. Pour me donner une contenance, je m'avançai vers la table qui nous était en principe réservée et avisai le couple qui y était installé. J'expliquai ma requête. Le gars me dit qu'on ne leur avait rien signalé. Je m'étonnai et m'apprêtai à aller trouver le serveur qui m'avait promis la place, quand Alisha me saisit par la manche.

– Venez, on va se mettre là-bas.

Je la suivis. On nous installa dans un box plus loin dans le lounge, un espace formé de deux banquettes, libres comme par enchantement. Alisha salua encore deux personnes et minauda avec le serveur qui nous conduisait, qu'elle semblait bien connaître. Elle avait donc certaines habitudes dans la place. Elle enleva son manteau, s'assit, et enfin nous fûmes yeux dans les yeux, à 80 cm l'un de l'autre, seulement 30 entre nos mains, 20 en ce qui concernait nos genoux. Elle était si… électrique que je fus étourdi quelques secondes. Il fallait que je me reprenne – goddamnit ! –, et que j'assure. Alors j'appliquai une méthode que j'avais déjà expérimentée en de telles circonstances : prononcer la première phrase qui me passait par la tête.

– Vous êtes très différente de ce que vous êtes à la tour…

– Vous trouvez ?

– Oui. Votre tenue, votre personnalité aussi. Quand on vous voit ici, on se dit que le poste d'agent d'accueil que vous occupez est en dessous de vos capacités.

– Ça me fait plaisir que vous disiez cela. Mais vous savez, à Londres comme dans beaucoup de big cities, si vous n'avez pas de diplôme dans la finance ou dans la tech, vous êtes obligée de cumuler plusieurs jobs pour vous en sortir.

Je remarquai alors son collier, ses boucles, son bracelet et sa montre ; il s'agissait de bijoux de grand luxe. Quant à son sac en cuir souple et à boucle d'or, il semblait flambant neuf et devait coûter à lui seul mes honoraires pour quinze jours. 

– D'ailleurs, reprit-elle, pour le verre que nous allons partager pendant 45 minutes, je vous demanderai 200 £. Et un peu plus si nous nous entendons bien et que nous souhaitons poursuivre la soirée ensemble.

Mon cœur s'arrêta de battre. Pas assez longtemps pour me tuer, mais suffisamment pour me faire mal. L'humiliation était forte : je m'étais cru capable d'attirer, au moins d'intéresser, une jolie fille, alors qu'elle n'avait vu en moi qu'un pigeon à plumer. Boum ! J'étais salement remis à ma place.

Cependant, la douleur ne vint pas tant de l'escroquerie que je n'avais pas soupçonnée que de la déception de voir une jeune femme qui avait tant d'atouts se prostituer comme une pauvre fille de l'Est ayant fui son village à 16 ans via un réseau mafieux. Alisha semblait intelligente, intégrée, elle savait parler, écouter. Je me sentis également furieux contre les gestionnaires de la tour du 33 Canada Square qui installaient à l'accueil de leur building des femmes qui, sous couvert d'accueil le jour, monnayaient leurs charmes la nuit.

– Vous ne manquez pas d'air, lâchai-je. 

– C'est l'argent qui vous contrarie ?

– Oui.

– Réfléchissez. C'est le système, ici. Je ne sais pas quels sont les termes de votre contrat avec votre employeur, ou vos clients, mais je suis sûr que vous facturez vos prestations à Canary Wharf beaucoup plus cher que d'habitude, sans le crier sur les toits.

Un point pour elle. Un foutu point pour elle ! Mais tout de même :

– Alisha, bon sang ! Le corps, votre corps, n'est pas un logiciel, pas un ordinateur, pas un service informatique ou un service comptable !

– Vous louez votre cerveau, moi mon corps. Le cerveau est une partie du corps.

– Oui, mais on vous touche ! On vous pénètre ! On peut vous faire du mal, on ne vous traite pas toujours bien !…

– Je ne suis pas une fille des trottoirs, Jürgen.

– Vous connaissez mon prénom ?

– Vous voyez, c'est la preuve que je choisis mes clients et que je ne fais pas n'importe quoi. En plus, je travaille à mon rythme, sachant qu'à l'accueil de la tour, là, je n'ai pas le choix.

– Mais vous trompez les gens ! Vous ne m'aviez pas dit que j'aurais à payer, et rien ne pouvait le laisser penser. Je pourrais me plaindre de votre pratique auprès de votre direction.

– Essayez si vous voulez. Mais il y a plus de chance que ce soit vous qui perdiez votre emploi que moi. On fait beaucoup de choses avec un corps, vous savez.

Quel aplomb elle avait… Formée, elle aurait pu faire une négociatrice redoutable.

– Je le sais, rétorquai-je Mais vous, vous ne le savez pas. Vous pensez qu'avec un corps et un visage de rêve on peut coucher avec qui l'on veut et donc obtenir l'argent que l'on veut. C'est vrai. Mais on peut faire beaucoup d'autres choses, qui offrent un bonheur plus durable. Et qui vous rendent autonome, pas dépendante.

– Je ne vais pas faire ça toute ma vie. Et ce n'est pas désagréable. Je joins l'utile à l'agréable, c'est tout. 

Un serveur vint prendre les commandes. Je n'avais pas consacré une seconde à regarder la carte. 

– Comme d'habitude, dit Alisha.

– La même chose, ajoutai-je.

Le nœud pap prit les cartes et s'en retourna, non sans avoir, j'en jurerais, adressé un clin d'œil à la très belle.

– En tout cas, repris-je, vous pourriez faire ça de manière plus élégante. Annoncer tout de suite un tarif alors qu'on est à peine assis, ça gâche tout.

– Je trouve plus honnête de préciser les choses d'entrée.

– Mais vous n'aviez rien précisé avant, au contraire ! Et après ? Qu'est-ce que ça coûte, après le cocktail ? 

– Vous voulez le savoir ? 

– Ben, oui. Je ne suis pas venu pour 45 minutes, figurez-vous ! J'espère un peu plus. Alors, allons-y pour vos tarifs.

– 300 £ l'heure pour l'escorting, le double si nous avons des rapports sexuels. Et 2500 £ pour la nuit.

J'enregistrai, calculai. Pas pour moi, mais pour voir ce que ça représentait, combien elle pouvait gagner en un mois si elle passait une nuit avec quelqu'un, disons, deux fois par semaine.

– Ok. Alors voilà ma réponse. Je pourrais m'offrir une nuit avec vous de temps en temps. Mais je n'en ai plus envie. 

J'étais un peu surpris de ce que je racontais, mais ça semblait s'imposer.

– Ok. Alors, donnez-moi 200 £, plus le prix des consommations et nous serons quittes, Jürgen.

– Attendez, dis-je en attrapant ses poignets. Je ne veux pas 45 minutes mais 45 secondes. Pour vous dire que si vous aviez été un peu plus polie et moins bête, si vous n'aviez pas demandé de l'argent mais de l'amour, je vous aurais offert le double de cette somme, et beaucoup d'autres choses bien plus précieuses que l'argent : des savoirs, des relations, des compétences, une culture. Car c'est à ça qu'il peut vous servir, votre corps. À apprendre. À devenir quelqu'un de bien.

Cette fois, je la vis tordre le nez et se départir de sa mine angélique.  

– Vous avez tort, Jürgen.

C'était donc son seul argument ? Je sortis les trois billets de 50 £ qui me restaient. J'allais les jeter sur la table, mais je me ravisai. J'en rempochai deux et n'en laissai tomber qu'un seul.

– Ça suffira. Il est nul, votre bar, Alisha. On attend des heures, les serveurs sont désagréables, on est serrés comme des sardines, la déco est à chier. Je suis sûr que les cocktails sont dégueulasses ; vous boirez le mien.

Je la plantai là et jouai des coudes pour gagner la sortie. J'eus peur pendant la traversée du bar qu'un serveur aux ordres m'alpague et fasse cracher ma carte bleue, mais non.

Le froid me fit du bien. Je respirai à pleins poumons, ouvris les bras. Je poussai même un cri.

Je remontai le quai au milieu de la foule bigarrée. Sur le verre d'un building où se reflétait l'eau du canal, j'aperçus mon visage. Je me tournai d'un quart pour le voir mieux, souris en pensant à ma mésaventure. Je pouvais me regarder en face, j’allais bien dormir cette nuit et bien bosser demain.



14 juin 2024

Je ne dissoudrai donc pas

Ils étaient 5 le dimanche 9 juin 2024 à 17 heures dans le bureau du Président de la République à l’Élysée. Ce dernier avait en effet tenu à réunir quelques proches conseillers politiques pour évoquer avec eux une hypothèse constitutionnelle, au vue du raz-de-marée souverainiste, pour ne pas dire nationaliste, qui s’annonçait à l’issue des élections européennes de ce jour.

Les ombres et les lumières alternaient dans le Salon doré, aménagé par Napoléon III (les lettres N et E au-dessus des portes rappelaient Napoléon et Eugénie), utilisé comme bureau officiel du Président de la République depuis que le général de Gaulle l’avait voulu ainsi. Emmanuel Macron l’avait fait restaurer en 2020, remplaçant la table bureau de style Louis XV par un meuble contemporain, une grande surface lisse et noire au design épuré ; fauteuils, chaises et tapis avaient été changés en conséquence. De même, un tableau grand format de Pierre Soulages aux nuances sombres avait été accroché sur un pan de mur. Cela faisait un peu moins de dorures et un mélange réussi : c’était l’avis d’Alexis Kohler, secrétaire général de l’Élysée, qui pensait en même temps et comme son patron ; c’était une catastrophe artistique et patrimoniale : c’était l’avis de François Bayrou, vieux loup politique, maire de Pau et farouche Béarnais, qui voyait avec autant d’amusement que de condescendance la génération en dessous de la sienne imprimer sa patte post-moderne à ce qui devait être immuable. 

Deux autres personnes avaient rejoint le Salon doré à la demande de l’hôte : Édouard Philippe, ancien Premier Ministre, maire du Havre, qui se voyait bien en successeur, esprit à la fois politique et scientifique, et Gérald Darmanin, homme au parcours remarquable, franc et sympathique, bien implanté localement et disposant de bons réseaux dans la police, dont il était le ministre. Ces 4 là étaient, dans l’esprit macronien, « les politiques ». 

Ce que le tout-puissant ne disait pas, c’est qu’il avait consulté avant eux ses conseillers en communication, inconnus du grand public mais sans doute plus influents encore. Outre Alexis Kohler, qui jouait dans les deux cours, ces hommes de l’ombre étaient : Bruno Roger-Petit, journaliste et conseiller mémoire de l’Élysée, Pierre Charron, sénateur de Paris et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, Jonathan Guémas, directeur de la communication, et Clément Léonarduzzi, vice-président de Publicis, metteur en scène de nombreux grands moments macroniens. Pour différentes raisons et par « choix du prince », ceux-là étaient devenus des incontournables, au dam des ministres et des amis politiques, qui se savaient court-circuités par ces piles électriques dopées à la comm, si ce n’était à la coke.

Là, c’était donc le tour des grognards, qui comptaient tout de même, car ils avaient des bataillons à leur service et des obligés partout, il ne fallait pas s’y méprendre.

– Messieurs, asseyez-vous, invita le Président, en désignant d’un geste les sièges installés autour d’une table basse en bois clair sur un tapis aux motifs vasaréliens.

Mon Dieu, pensa Bayrou, quel mauvais goût… Darmanin lui, qui pourtant s’était déjà assis là, fut une nouvelle fois surpris par la profondeur du canapé et s’enfonça plus qu’il ne l’aurait voulu. Les autres eux aussi grimacèrent, car rien n’était moins pratique en effet que ces meubles sans doute conçus par des personnes qui ne s’étaient jamais assises dessus. Se trouvaient donc face à face sur deux canapés de cuir noir François Bayrou d’un côté – seul, on connaissait sa susceptibilité orgueilleuse –, Gérald Darmanin et Édouard Philippe de l’autre, trop serrés, mais ils étaient habitués aux petites humiliations présidentielles. Le Président était sur une chaise à une extrémité, en position de mener les débats. Alexis Kohler se tenait de l’autre côté sur une autre chaise. 

Une soubrette et un huissier servirent thé, café, rafraichissements, petits fours, et l’on put passer aux choses sérieuses.

– Chers amis, lança Jupiter. Le RN, Zemmour, Philippot, Asselineau et consorts vont atteindre les 40 %. Et si j’ajoute ce fou de Jean Lassalle et les animalistes, on ne sera pas loin des 45 % !

– C’est sûr ? demanda Bayrou.

– Dernier sondage sorti des urnes à 16 heures, précisa Darmanin, couplé avec les premières estimations du Ministère. 

– Je me pose donc la question de la dissolution de l’Assemblée Nationale, reprit le Président.

Il y eut un blanc, un moment de surprise non feinte, tant cette option semblait surgie de nulle part. 

Prudents, les 3 politiques attendirent un peu plus d’explications. Kohler lui n’était pas là pour donner son avis, mais pour soutenir le Président. Celui-ci n’argumenta pas beaucoup cependant, préférant laisser les autres réfléchir pour lui. Il dit quand même :

– Je sais bien que c’est Bardella qui l’a demandé en cas de victoire de son parti, et que je donnerais donc l’impression de céder à son injonction. Je sais bien que ce serait transformer une élection européenne en élection nationale. Je sais bien que renvoyer les députés devant les électeurs risque d’amener à l’assemblée soit une majorité d’extrême-droite, donc entrainer une cohabitation, soit un parlement encore plus fractionné qu’aujourd’hui, donc encore plus paralysé. Pourtant… Il me semble qu’il y aurait là une possibilité d’électro-choc. Et une certaine grandeur à redonner la main au peuple, à jouer à fond le jeu de la démocratie.

La consternation était évidente sur les visages des invités. Kohler restait impassible car il était de la maison, qu’il était la voix de son maître, et qu’il connaissait cette interrogation de son patron. Bayrou, le plus âgé, qui avait apporté à Macron un soutien décisif en 2017, moins en 2022 – ce dernier le lui avait bien rendu, donnant au Modem une force qu’il n’avait jamais eue auparavant – pouvait se permettre une opposition, du moins en privé. C’était d’ailleurs ce qu’on attendait de lui.

– La démocratie n’est pas un jeu, Président. Mais une construction fragile, assez récente. On ne bouscule pas ses mécanismes impunément. Peut-on savoir ce qui vous a amené à cette idée saugrenue ?

– Je n’ai pas dit que j’y étais résolu, précisa le maître des horloges, mais que la question se posait.

– Pourquoi s’il vous plait ? Qu’attendez-vous d’un « électro-choc » ?

– Que chaque Français prenne ses responsabilités, vote selon sa conscience.

– C’est ce qu’ils font aujourd’hui même pour les Européennes, et ce qu’ils ont fait il y a à peine deux ans pour la présidentielle et les législatives. Qu’est-ce que cela apportera de proposer un nouveau vote ? Ils ne se déjugeront pas en juillet.

Édouard Philippe prit le relai :

– On peut douter en effet que vous obteniez la clarification souhaitée. Les rapports de force vont nous être livrés à 20 heures, d’autant que la participation est plus forte que prévue. Les positions ne vont pas changer si l’on vote de nouveau dans un mois.

– À part en 1997, intervint le Président, lors de la dissolution Chirac-Villepin qui s’est retournée contre eux, toutes les précédentes dissolutions, en 1962, 68, 81 et 88 ont permis de trouver ou renforcer une majorité. Les Européennes c’est une chose, les législatives, avec une possible cohabitation, c’en est une autre. Les gens réfléchiront à deux fois.

Bon sang, pensa Bayrou, il nous fait le coup du grand homme qui ose l’impensable pour sauver son pays… La patron-fondateur du Modem prit son ton de vieux prof :

– Les dissolutions de 81 et 88 par Mitterrand, c’était dans la foulée de la présidentielle pour faire coïncider les majorités, ce n’est pas une comparaison pertinente. Celles du Général en 62 après une motion de censure et en 68 après les événements de mai sont plus parlantes. Mais c’était il y a 60 ans, dans un autre monde. Et en 1997, Chirac a donné à la gauche une formidable occasion de se reconstituer, ce qu’elle n’a pas manqué de faire avec ce qu’on a appelé « la gauche plurielle ».

– Président, dit Darmanin qui voulait revenir au présent, admettons : vous prononcez la dissolution. Et dans un mois, le Rassemblement National et ses alliés arrivent en tête, le nombre de députés Renaissance et Modem est divisé par deux. Vous êtes obligé de nommer Jordan Bardella. Jordan Bardella, quand même, un écervelé de 28 ans, on se pince ! Mais admettons. Est-ce que vous vous dites : il vaut mieux que l’on voit dès maintenant la nullité du Rassemblement National, d’autant qu’on peut encore un peu limiter la casse, au moins en politique étrangère, tant que vous êtes à l’Élysée, ainsi les Français ne seront plus tentés et passeront à autre chose en 2027 ? C’est ça votre plan ? Mettre le R.N. tout de suite aux manettes pour qu’il se casse la figure ?

Darmanin était direct, c’était autant un défaut qu’une qualité.

– C’est une des options, répondit le Président, oui. Il y en a deux autres.

Il était difficile de savoir s’il conduisait un entretien qu’il avait préparé, ou s’il naviguait à vue.

– La deuxième, enchaîna Édouard Philippe, c’est une gauche réunie, comme en 1997. Ils ne seront sans doute pas majoritaires en 2024, mais nul doute qu’ils vont se rassembler. Le PS est prêt à tout pour se sauver.  Alors que la Nupes de 2022 a volé en éclats en 2023, qu’on a enfin trouvé un Glucksmann pour damer le pion à Mélenchon, si vous dissolvez (dissoudez ?), vous leur donnerez l’occasion de se coaliser. Faure est capable de vendre son âme au diable. Le diable, c’est LFI, antiuniversaliste, antidémocratique, antisémite, adepte des fake news, de la violence et de la désobéissance. La France Insoumise est beaucoup plus dangereuse que le Rassemblement National.

– S’ils reprennent le leadership sur la gauche, on aura un parlement encore plus violent qu’aujourd’hui, renchérit Darmanin, avec un énorme bloc de droite, un gros bloc de gauche, et des petits groupes au centre. En ayant perdu beaucoup de députés, affaiblis, il nous sera encore plus difficile de dégager une majorité de gouvernement. Je ne vois pas l’intérêt.

– Il y a une troisième option.

Chacun regarda le Président, car cette troisième option ne sautait pas aux yeux. C’est François Bayrou qui vit le premier où voulait en venir le présomptueux de l’Élysée. Comme il le savait aussi orgueilleux que lui, il prit quelques gants :

– Emmanuel, si je vous suis bien, la 3e voix serait notre victoire. Vous vous dites : on a raflé la majorité absolue des sièges en 2017, une majorité conséquente en 2022, on peut  espérer un bon résultat en juillet 2024. Sans même parler d’une majorité absolue, une majorité renouvelée à l’Assemblée nous redonnerait une légitimité, nous permettrait de finir le quinquennat plus sereinement et de faire passer encore quelques réformes. Est-ce bien cela ?

Le Président approuva.

– C’est bien la 3e option. Et vous n’y croyez pas.

– Il faut reconnaître que c’est peu probable, admit Édouard Philippe.

– Il faudrait un sacré changement d’ici le 30 juin, ajouta Gérald Darmanin.

Le président sourit et se pencha en avant pour reprendre la parole :

– J’espère en effet la 3e option, notre victoire, je vais y revenir. Mais les deux autres sont plus probables, je suis le premier à l’admettre. Elles ont leur intérêt aussi : la victoire du R.N. et la cohabitation qui s’ensuit. Le Pen et consorts montrent leur incompétence, je limite la casse avec mes pouvoirs de Président de la République, et l’hypothèse RN est soldée en 2027. Vous remarquerez entre parenthèses que je ne joue pas perso, puisque je n’ai pas le droit de briguer un 3e mandat. 

Les 3 politiques, Alexis Kohler aussi peut-être, ne purent s’empêcher de penser que cette apparente abnégation cachait peut-être une anguille, mais c’était un autre débat. 

– Deuxième option, reprit le Président : une gauche réunie à 30-35 %, un RN à 30-35 aussi, nous au milieu plus quelques centre-droit et centre-gauche à 25-30. Cela ne serait pas glorieux, j’en conviens. Mais finalement, ça ne changerait pas grand-chose avec aujourd’hui. Je serais sans doute obligé de sacrifier Gabriel, mais la nomination de Bardella ne serait plus obligée. Nous aurions un certain statu-quo. Nous ne pourrions plus réformer, mais on pourrait sauver les meubles et rechercher des consensus sur des questions d’avenir et de société. C’est peu enthousiasmant, mais enfin j’aurai essayé quelque chose, on pourra me faire crédit d’avoir redonné la parole au peuple alors que je n’y étais pas obligé. Cela peut calmer l’opinion.

Philippe toussa.

– Je reviens à la 3e option, reprit Jupiter. Vous disiez qu’il faudrait un sacré changement par rapport aux résultats de ce soir où nous allons être à 15 % maximum, devant Glucksmann quand même si la tendance se confirme dans les dernières heures de vote. Je pense en effet qu’une dissolution et la campagne qui en découlerait pour des législatives dans un mois provoqueraient au moins deux changements. 

Avant d’évoquer ces changements, je voudrais vous rappeler quelques chiffres, que vous connaissez car ils vous concernent, mais que l’on ne met pas assez en avant. Alexis, peux-tu s’il te plait nous rappeler les noms en tête du denier baromètre politique ?

Les secrétaire général leva la tête de son smartphone et annonça :

– Gabriel Attal 39 % d’opinions favorables, Emmanuel Macron 32 %, Gérald Darmanin 31 %, Édouard Philippe 40 %, François Bayrou 41 % (ce dernier chiffre est un peu plus ancien, février, que les autres qui sont tous récents, sondages mi-mai). Je précise qu’ils sont équivalents quel que soit l’institut. 

– Oui, Messieurs, reprit le Président tout sourire : nous avons encore la cote ! Alors que nous avons les mains dans le cambouis, et Dieu sait s’il est difficile de satisfaire les Français en 2024, nous conservons des images personnelles qui feraient rêver beaucoup de monde, en France comme à l’étranger. Ne nous laissons pas impressionner par les dénigrements de nos adversaires, les critiques systématiques des journalistes et les calomnies des réseaux sociaux. Voilà les faits : un tiers des Français nous soutiennent encore !

– Ça ne fait pas une majorité, tempéra Bayrou. 

– C’est là que la dissolution peut avoir son intérêt, reprit le Président. Je parie deux choses si je dissous et qu’on retourne très vite devant les électeurs : une partie des Républicains ira au Rassemblement National en espérant quelques investitures et quelques ministères, le parti éclatera et nous pourrons enfin nous associer durablement avec ceux qui comme vous, Édouard, Gérald, sont prêts à continuer à réformer pour que notre pays garde sa place politique et économique dans le monde. Deuxième pari : qu’il se passe la même chose à gauche. Les lâches du PS iront à la soupe avec Mélenchon et son projet destructeur. La Nupes se reconstituera, ou l’équivalent ; certains parlent d’un « Font Populaire » (Léon Blum doit se retourner dans sa tombe). Mais jamais les sociaux-démocrates républicains et européens comme Glucksmann, ni même les écologistes honnêtes comme Barbara Pompili ou Pascal Canfin, n’accepteront les oukases des Insoumis. Ces démocrates pourront venir travailler avec nous, d’autant plus que, encore une fois, ils savent que je ne peux pas me représenter. Cela n’obère donc pas leur possibilité d’avoir ensuite leur candidat à la présidentielle. 

Le silence se fit. Les renards ne pouvaient cette fois que reconnaître l’intelligence du raisonnement. Ils tournèrent d’instinct leurs regards vers les fenêtres. Par-delà la terrasse et la pelouse impeccable en contrebas, ils apercevaient les arbres du fond du parc élyséen. Ils étaient au cœur du pouvoir, mais ils le constataient bien réduit ce pouvoir, qui se limitait à spéculer sur les comportements des uns et des autres, à agir ou ne pas agir en conséquence. Et elle était bien petite leur enclave, qui les protégeait de la foule, juste là, dans les rues et les avenues qui longeaient les grilles, qu’il ne serait pas bien difficile de franchir si d’aventure quelques enragés le souhaitaient. Les gilets jaunes avaient donné un avant-goût de ce que pourrait être une nouvelle révolution : la violence, la bêtise, le chaos.

– En somme Président, relança Darmanin, vous attendez tout des électeurs ?…

– N’est-ce pas le principe de la démocratie représentative ?

– Quand elle fonctionne, oui. Mais nous constatons depuis des années qu’elle fonctionne de moins en moins. Les gens n’acceptent plus leurs représentants. Ils veulent les contrôler en permanence, ils veulent avoir leur mot à dire sur tout, ils veulent que l’intérêt personnel soit confondu avec l’intérêt général… Les faire voter à nouveau début juillet, ne serait-ce pas créer de nouvelles frustrations en octobre ?

– Qui sont les électeurs ? enchaîna Philippe. Ceux qui votent Rassemblement National sont pour la plupart de braves gens, un peu cons, petitement égoïstes, mais pas méchants. Les électeurs de LFI en revanche sont pour beaucoup de vrais méchants. Ce sont des fonctionnaires, des fils à papa et des jeunes retraités. Chez eux, un mécanisme psychologique inconscient est à l’œuvre : pour supporter leurs privilèges, ils crient aux inégalités et font croire que tout va mal. En hurlant et en saccageant, ils espèrent faire oublier leurs revenus confortables et leur boulot peinard. S’ils reprennent du poil de la bête en juillet, ils iront encore plus loin dans l’obstruction parlementaire, la désobéissance civile, les manifestations violentes, les blocages, les grèves, l’anti-christianisme, l’islamisme, etc. 

Le Président bizarrement notait quelques mots sur un bloc-notes. Après que Darmanin et Philippe eurent parlé, il regarda François Bayrou, comme si c’était son tour à présent. Celui-ci s’exécuta de bonne grâce :

– Vos trois options de recomposition de l’Assemblée après une dissolution sont crédibles. Mais n’oublions pas ce qui se passera dans la têtes des Français, donc dans la rue, comme l’ont rappelé Édouard et Gérald. Réfléchissons maintenant à l’économie. Nous avons déjà un problème de soutenabilité de notre train de vie. Nous ne créons pas assez de richesses, parce que nous ne travaillons pas assez, pour financer notre protection sociale, nos équipements, nos services. Du coup, nous nous endettons toujours plus. Vous connaissez comme moi le dernier rapport de la Cour des Comptes, la dégradation des agences de notation, et les analyses des économistes. Nous avons donc déjà du mal, avec une politique raisonnable. Si le R.N. gouverne à partir de juillet, il va accélérer cet appauvrissement : 10 milliards de déficit en plus si on passe la TVA de l’essence de 20 à 5,5 %, 10 milliards encore si on supprime certains impôts, cela n’a pas été chiffré mais sans doute 50 milliards si on ramène la retraite à 60 ans, etc. Bien entendu, dès les premières mesures d'un gouvernement R.N., les taux auxquels la France emprunte sur les marchés vont monter de manière significative et nous allons nous retrouver dans la situation de la Grèce il y a quelques années, si ce n'est celle de l'Argentine. 

Si c’était la politique de Mélenchon qui était mise en œuvre, là ce n’est même pas un mandat mais un demi qui suffirait pour nous renvoyer à l’âge de pierre, car outre des dépenses sociales exorbitantes et contreproductives, les taxations voulues sur la production, les bénéfices et les échanges anéantiraient l’attractivité de la France que nous avons su recréer. Tous les capitaux et les cerveaux fuiraient ce nouveau communisme. Sans parler des violences entre classes, entre genres, entre confessions, entre générations qui naîtraient des politiques de ces pyromanes. Et nous serions alliés à Poutine, au Hamas et au Venezuela…

Alexis Kohler se leva et s’éloigna vers une fenêtre pour prendre un appel sur son smartphone qui avait vibré. Darmanin en profita pour se replacer.

– Sur l’immigration en revanche, je vais peut-être vous surprendre en tant que Ministre de l’Intérieur, mais je ne crois pas qu’en cas de victoire de Marine Le Pen ou de Jordan Bardella, nous assistions à un changement spectaculaire. Je crois d’ailleurs qu’ils savent maintenant que c’est un problème extrêmement complexe, même s’ils prétendent le contraire devant leurs électeurs. C’est un problème complexe tout simplement parce qu’on n’arrêtera pas 2 milliards de jeunes Africains qui ont soif alors qu’il y a de la lumière chez 450 millions de vieux Européens qui se gavent. Regardez Giorgia Meloni en Italie. Il se trouve qu’en plus nous avons besoin de main d’œuvre. Là, regardez les Anglais : ils ont voté pour le Brexit en bonne partie pour réduire l’immigration, or le nombre de permis accordé aux étrangers a doublé depuis 2016 !

– Eh bien, Monsieur le Ministre, plaisanta le Président, on pourrait vous accuser de complaisance, voire de laxisme !

– Oh, j’ai l’habitude des accusations ! J’ai été traité d’arriviste, de fou furieux, de traître, de violeur, de massacreur de manifestants, j’en oublie. Je peux bien être complaisant et laxiste…

– Les joies de la vie publique…, sourit Bayrou.

– Regardez-moi, dit Édouard Philippe en massant sa tête chauve : j’en ai perdu barbe et cheveux ! 

Le Président nota quelques mots encore puis reprit :

– Ainsi, vous me déconseillez la dissolution ?

– Oui, Monsieur le Président, répondit aussitôt Édouard Philippe, qui savait aussi bien vouvoyer le Président que tutoyer Emmanuel. Pour les raisons évoquées, et pour l’Europe, sujet du jour. Nos partenaires européens nous reprochent déjà des actes qui ne suivent pas les paroles, aussi bien en termes économiques que diplomatiques. Un nouveau gouvernement auquel vous serez contraint après l’élection d’une nouvelle assemblée nous conduirait à sortir encore plus des clous européens, que nous avons acceptés si ce n’est fixés nous-mêmes. Comment dès lors avoir la moindre crédibilité ? Comment relancer l’Europe ? Les nationalismes, qui progressent déjà dangereusement, vont encore s’accroître. Et les nationalismes conduisent… à la guerre. 

À ce moment-là, une porte s’ouvrit et entra Brigitte Macron, splendide dans un tailleur blanc et sur des escarpins de même couleur :

– Excusez-moi, Messieurs. Biquet, tu viens ? Jill et Joe s’en vont, tu dois leur dire au revoir. 

– Ah, merde, les Biden. J’arrive, Chérie, 5 minutes, on termine. 

– Pas 5 minutes, 2.

– Dans 3, je suis en bas.

– Ne traine pas. Qu’est-ce que vous complotez en plus, ici à cette heure ? questionna la Première Dame avec un sourire.

C’est Philippe qui répondit :

– Nous ne complotons pas, Brigitte ; il nous sonde.

– Hum hum, fit-elle d’un air sceptique avant de s’en retourner sur ses belles jambes.

– Bon, reprit le Président, je ne dissoudrai donc pas.

– Il vaut mieux pas, Président, dit Bayrou. Ce serait libérer des forces incontrôlables. 

– D’autant, reprit Darmanin, que la situation n’est pas si mauvaise. Vous avez eu l’amabilité de rappeler nos cotes de popularité. Une bonne partie de l’opinion approuve notre action. C’est difficile, mais continuons. Gabriel est encore neuf, il n’est pas brûlé. Le remplacer maintenant, ce serait vous priver du bénéfice de sa nomination il y a même pas 6 mois.

– Je vais dans le même sens, continua Philippe. Le pays a besoin de stabilité plus que de changements permanents. Nous devons rassurer, pas inquiéter. Apaiser plutôt que bousculer. 

– Alexis ? interrogea le Président.

Le secrétaire général était revenu dans le cercle. Mais à la question de son boss, il répondit d’une série d’inclinaisons de tête qui marquait son approbation indéfectible aux décisions de son patron.

– Le devoir m’appelle, dit Jupiter en se levant, aussitôt suivi par ses invités, qui remontèrent difficilement de leurs mauvais canapés. Le Président des États-Unis nous a fait l’amitié de venir en Normandie pour le 80e anniversaire du Débarquement, je ne peux pas le faire attendre plus longtemps. Quand on pense que les Américains ont un Président formidable, sympathique, humain, compétent, qui a pris des décisions remarquables aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur et qu’ils risquent d’élire un type d’une rare vulgarité, bête et méchant au-delà du possible… 

– Oui, reprit Bayrou, gardons-nous de provoquer un tel désastre dans notre pays.

Épilogue

Dimanche 9 juin, 21 h 02, Adresse aux Français

« … Les partis d'extrême droite qui, ces dernières années, se sont opposés à tant d'avancées permises par notre Europe, qu'il s'agisse de la relance économique, de la protection commune de nos frontières, du soutien à nos agriculteurs, du soutien à l'Ukraine, ces partis progressent partout sur le continent. En France, leurs représentants atteignent près de 40 % des suffrages exprimés.

Pour moi, qui ai toujours considéré qu'une Europe unie, forte, indépendante est bonne pour la France, c'est une situation à laquelle je ne peux me résoudre. La montée des nationalistes, des démagogues, est un danger pour notre nation, mais aussi pour notre Europe, pour la place de la France en Europe et dans le monde. Et je le dis, alors même que nous venons de célébrer avec le monde entier le Débarquement en Normandie, et alors même que dans quelques semaines, nous aurons à accueillir le monde pour les Jeux olympiques et paralympiques. Oui, l'extrême droite est à la fois l'appauvrissement des Français et le déclassement de notre pays. Je ne saurais donc, à l'issue de cette journée, faire comme si de rien n’était.

À cette situation s'ajoute une fièvre qui s'est emparée ces dernières années du débat public et parlementaire dans notre pays, un désordre qui, je le sais, vous inquiète, parfois vous choque, et auquel je n'entends rien céder. Or, aujourd'hui, les défis qui se présentent à nous, qu'il s'agisse des dangers extérieurs, du dérèglement climatique et de ses conséquences, ou des menaces à notre propre cohésion, ces défis exigent la clarté dans nos débats, l'ambition pour le pays et le respect pour chaque Français.

C'est pourquoi, après avoir procédé aux consultations prévues à l'article 12 de notre Constitution, j'ai décidé de vous redonner le choix de notre avenir parlementaire par le vote. Je dissous donc ce soir l'Assemblée nationale. Je signerai dans quelques instants le décret de convocation des élections législatives qui se tiendront le 30 juin pour le premier tour et le 7 juillet pour le second… »



7 juin 2024

Le bonheur, qu'ils disaient

 (environ 5 minutes de lecture)

Elle avait tout essayé. D'abord les livres. Le bonheur en 17 leçons d'Alice Tantra, L'art subtil du bonheur durable par le journaliste Xavier Apelin, Les secrets de la grotte, du maître tibétain Celar Vinadou Rinpoché, et Positiver sa vie de la psychologue américaine Maureen Belcombe. Elle avait aussi acheté le Dictionnaire amoureux du bouddhisme contemporain et le manuel chinois Comment équilibrer en soi le Yin et le Yang ?

Une ou deux pages lui avaient paru lumineuses et l'avaient transportée quelques heures, mais l'effet ne s'était pas prolongé après l'apparition des premières contrariétés de la vie quotidienne (il était tout de même étonnant qu’un simple problème de constipation puisse ruiner en trois minutes des centaines d’heures de travail spirituel). Elle s'était malgré tout accrochée un temps à ces feel-good books, mais aujourd'hui elle pouvait se l'avouer : ces bouquins étaient d'une rare connerie ou d’une désespérante banalité, ce qui revenait au même. Et surtout : ils étaient inapplicables.

Sur YouTube, elle avait gobé jusqu’à plus soif des vidéos aux titres éloquents : la conférence du professeur canadien René Laurentides sur Les clés éternelles du bien-être durable, le Ted talk de la psychologue suédoise Gudrun Nordstroëm Les 7 actes à accomplir chaque matin pour une journée positive, la fameuse vidéo de la nutritionniste Fiona Del Cantis Les plantes au service de notre zenitude. Et tant d’autres, dont elle se demandait désormais comment elle avait pu ne serait-ce que les regarder. 

L’argument de ces crétins était toujours le même : ça a marché pour moi, il n’y a donc pas de raison que ça ne marche pas pour vous. Eh bien si, patate : c’est précisément parce que tu te bases sur ce qui a convenu à une personne sur un milliard, et encore à un moment précis de sa vie, que ta démonstration n’a pas la moindre valeur, si ce n’est celle du témoignage.

Une amie la traina avec elle à un stage de méditation, deux fois deux jours dans une ferme retapée sur un plateau battu par les vents, 1500 € tout de même. Cela ne s'était pas si mal passé sur place, malgré le froid – à 19° sans bouger on se pèle – et même si elle n'avait pu éviter quelques fous rires nerveux lors des interminables plages de silence où elle n'entendait que les bruits, innombrables et insoupçonnés, des autres corps immobiles à côté d'elle. Les deux fois, elle était rentrée avec des douleurs épouvantables aux genoux, au dos et à la nuque, car, malgré les coussins, rester des heures les fesses sur les talons s'avérait une torture.

Elle avait alors consulté un coach en développement personnel, qui jouissait d'une excellente réputation, dans la ville et au-delà. Moyennant quoi ses honoraires étaient indécents. Il donnait lui aussi des conférences, qu'elle avait regardées, là encore, sur YouTube. Assurément, le type était bel homme, mais ça l'empêchait, elle, d'écouter ce qu'il disait, lui.  

– Barbara, vous êtes là ?

– Oui, je suis là, répondait-elle, mais où voulez-vous que j'aille ?

– Nulle part, répondait-il d'un sourire à tomber, vous y êtes déjà.

Elle ne voyait pas bien où il voulait en venir. Il lui apprenait à « ressentir » et à « vivre le présent » ; il n'y avait qu'à « accepter ». Le problème est que, précisément, elle n'avait plus envie d'accepter ce qu'elle ressentait de son présent. À la quatrième séance, elle décida d'arrêter les frais. Il lui affirma qu'elle était sur la bonne voie. Elle n'osa pas réclamer une partie de jambes en l'air en guise de conclusion, mais c'est sans doute ce que le type aurait pu proposer de plus pertinent pour atteindre, au moins 5 minutes, le bonheur qu'elle poursuivait en vain.

Elle essaya encore trois activités de groupe dont on lui avait vanté les bienfaits sur le corps et l'esprit : le chant choral, la méthode Pilates et la randonnée pédestre. Le chant choral posa deux problèmes, qu'elle connaissait avant de participer à sa première répétition, mais qu'une amie bienveillante – quoique ? – l'avait encouragée à surmonter : elle n'aimait pas la musique sans instruments et elle chantait faux. Au bout d'un trimestre, où on l'avait reléguée au dernier rang des sopranos, entre deux gaillardes aux voix tonitruantes qui masquaient la sienne, elle avait renoncé, découragée aussi bien par le son qu'elle émettait que par celui de ses partenaires ; personne ne l'avait retenue, le soulagement dans le groupe fut même perceptible lorsqu'elle annonça son départ.

  La méthode Pilates – sorte d’aggiornamento douteux de différents exercices d’assouplissement – était sans doute bonne pour ses muscles et ses articulations, mais n'avait que peu d'influence sur son dégoût de la vie, d'autant qu'elle pratiquait dans une salle polyvalente déprimante à souhait, entourée de mamies qui l'entrainaient tout droit vers la tombe. 

Quant à la randonnée pédestre, elle eut la malchance de poser le pied sur une roche mal arrimée à un chemin en pente dès la deuxième sortie avec le Club du Pied Agile. Son pied, justement, partit dans une direction incompatible avec celle de son tibia, ce qui lui causa la plus grande douleur de son existence, lui valut deux mois de plâtre et une fragilité définitive qui la rendait peureuse dès qu'elle mettait ce pied dehors.

Il lui restait l’homéopathie – qu’elle finit par arrêter quand il devint évident à la lecture d’articles sérieux que ces billes blanches ne pouvaient avoir aucun effet sur la santé de quiconque – et l’ostéopathie, qu’elle arrêta également quand elle réalisa que si elle devait y recourir si souvent, et se ruiner en conséquence, c’est que précisément ça ne résolvait rien. 

Moyennant quoi elle finit par dire merde à toutes ces méthodes à la noix et ne tenta plus de ne penser à rien, de déconstruire son moi, de respirer avec son hara et de changer son regard. Tant qu'elle y était, elle remplaça ses salades aux graines de courges par des lasagnes et des pizzas, qui lui manquaient affreusement. On avait beau tourner le problème dans tous les sens, la vie était une couillonnade. Dans le meilleur des cas, on pouvait espérer quelques moments agréables, mais le lot commun restait la souffrance, l'ennui et l'absurdité. C'est ainsi qu'elle cessa de poursuivre le bonheur, et fut enfin heureuse, du moins de temps en temps, comme tout le monde.



31 mai 2024

Le doigt d'honneur

 

(environ 5 minutes de lecture)

Le type me collait au train depuis 10 minutes. Je roulais à 90 km/h chaque fois que c'était possible, mais ça ne suffisait pas à ce tocard. Il donnait des coups d'accélérateur et s'approchait à 5 centimètres de mon pare-chocs arrière. Le moindre coup de frein de ma part et c'était le clash. Je rêvais d'une voiture à la James Bond avec mitraillette et arbalète à l'arrière, ou capable de dégager une fumée blanche et un gaz asphyxiant, afin de débarrasser l'humanité des dangers publics.

Hélas, on devait subir les innombrables criminels de la route, qui se croyaient des hommes parce qu'ils savaient appuyer sur une pédale et faire ronfler un moteur. Mon réflexe était toujours le même en la circonstance : ralentir. Ça limitait le risque en cas de collision et ça énervait l'agresseur. L'idéal aurait été de se ranger sur le bas-côté, de le laisser passer en lui adressant un sourire ; j'en avais été capable quelquefois. Mais avaler trop de couleuvres déclenchait un cancer ou un ulcère. Et s'incliner devant les chauffards était un lâche encouragement aux comportements assassins. 

Je le voyais faire de grands signes avec ses mains, qui me signifiaient que j'étais une merde, un connard, un enculé, ne méritant pas d'être autorisé à utiliser les routes au même titre que les autres automobilistes. J’étais un raté, une calamité, une sous-merde, peut-être une sur-merde, que l'on devait écrabouiller, pulvériser.

Il se mit à klaxonner et je me dis qu'il allait me passer dessus. Je sentis les battements de mon cœur s'emballer, mon visage surchauffer ; ce salaud avait réussi à me stresser. 

Son pare-chocs était énorme. Sur les protections renforcées de métal et de plastique, étaient fixés deux tubes centraux en inox, une platine de treuil et des tampons frontaux en polyuréthane. Je ne voyais ces éléments que lorsqu'il décélérait, car la plupart du temps il était si près de mon arrière-train que je n'apercevais que le haut massif de son 4X4 et son visage dément derrière le pare-brise gigantesque.

La route n'était pas mauvaise mais sinueuse ; elle reliait deux petites villes de mon département. Quand elle n'était pas pervertie par les criminels, elle était paisible. La nature qu'elle traversait était magnifique. Mais l'enragé qui me harcelait en me poussant à avancer plus vite dans des virages limités à 70 ou à 50 ne s'intéressait guère aux chênes et aux peupliers. Il ne supportait pas les limitations de vitesse et ceux qui les respectaient, il devait doubler tout ce qui se trouvait devant lui. Il n’avait rien de spécial à faire, il n’avait pas de raison de se presser ; c’était un principe, une manière d’être : il fallait aller vite, plus vite, dépasser, doubler, doubler encore, dominer, écarter les autres. 

Nous étions maintenant dans une descente. Il s'approchait encore plus, klaxonnait comme un malade, multipliait les appels de phares, les gestes et les rictus de haine. Apeuré, je ralentis encore, ce qui me valut une bordée d'injures et une infernale série de coups de klaxon. Soudain, il déboita. La visibilité était quasi nulle dans ces virages en pente. Nous n'avions croisé que trois ou quatre voitures depuis la dizaine de minutes qu'il me suivait, mais il suffisait d’une. Qu’il se tue aurait été une bénédiction pour l’humanité ; qu’il terrorise et tue des innocents était insupportable.

Je ne pus m'empêcher de tourner la tête quand il parvint à mon niveau. Il allait très vite mais j'eus le temps de voir sa face éructante, penchée vers moi comme pour mieux m'agonir, précédée d'un majeur bien tendu vers le haut.

Il se rabattit aussitôt, pas parce qu'un autre véhicule arrivait en face, mais pour compléter son harcèlement avec une sévère queue de poisson. Je dus piler et fus à deux doigts de déraper. Je jurais entre mes mâchoires serrées. Je me sentis trembler, transpirer. Quelle ordure !  

Enfin il était parti. J'essayai de retrouver ma sérénité. J’avais noté les lettres et chiffres de sa plaque et allais au moins porter plainte, mais ça ne donnerait rien. Je l’apercevais de temps à autre, quand la route, après un lacet, revenait sur elle-même quelques mètres plus bas. Il descendait comme un coureur du Tour de France, sauf que la route n'était pas sécurisée, sans compter que sa voiture était autrement plus lourde qu'un vélo de compétition.

Cinq minutes passèrent. Je commençai à penser à autre chose quand je l'aperçus de nouveau. Dans une situation différente. La voiture était sortie de la route et avait percuté un arbre en contrebas, un orme ou un aulne si je ne me trompais pas. Une chose était sûre : plus aucune des quatre roues ne touchaient le sol. « Ben alors, Ducon, pensai-je, t'as un souci ? ».

Je m'arrêtai sur un terre-plein peu après, sortis de mon véhicule et m'approchai de l'autre. Je dus m'accrocher pour aborder le haut du ravin, au fond duquel le 4X4 aurait débaroulé s'il n'avait été retenu par l'orme, ou l'aulne, je n'arrive jamais à distinguer les deux. La voiture avait dû effectuer un demi-tonneau avant de percuter l'arbre, côté conducteur, alors qu'elle se trouvait sur le toit. 

La chaleur du moteur, de la tôle et des pneus était encore forte ; j'entendais des craquements de métal et de tuyauterie. Je contournai le véhicule sans le toucher, car malgré ses 2 ou 3 tonnes, il ne semblait pas très stable. Il était donc les roues en l'air, bloqué par l'arbre sur un côté, enfoncé au niveau de la porte arrière. Je me rapprochai de l'avant. Malgré l'enchevêtrement des branches et des feuilles, je distinguai mon bonhomme dans la carlingue, la tête en bas, et même posée sur le plafond jusqu'au cou, après quoi le dos partait dans un angle qui devait être douloureux. Un bras pendait dans une position étonnante. Le reste du corps avait un aspect grotesque, les habits semblaient vouloir quitter un support qui ne les tenait plus. 

Je tapai à la vitre. La tête se tourna légèrement. Tiens, la joue était ouverte et un œil était fermé, ou mort. L'œil vivant me regarda. 

– On s'est déjà vus quelque part, non ? questionnai-je.

Il n'avait plus qu'une moitié de visage, je n'eus donc droit qu'à une demi-grimace. Alors, en souriant, je dégageai mon majeur et remontai mon doigt tendu le long de la vitre. Je le maintins ainsi quelques secondes.

– T'es beau, tu sais ? Quoique t'as l'air en petite forme, là, sans vouloir être désobligeant.

Il essaya de grimacer davantage, mais, faute de moyens, ne fut gère convaincant.

– Allez, faut que j'y aille. Je te laisse. Et la prochaine fois, sois prudent sur la route.

Je me détournai, contournai de nouveau le véhicule et l'orme – l'aulne ? – remontai la pente jusqu’à la chaussée, rentrai dans ma voiture. J’allais démarrer quand un doute me saisit. En soupirant, je pris mon iphone, sélectionnai « appel masqué » dans les paramètres et composai le 18. À la fille du centre de traitement de l'alerte, j'indiquai le lieu précis de l'accident, signalant que le conducteur semblait en mauvais état et qu'il fallait faire vite.

Je remontai dans ma voiture et terminai dans le calme cette descente mouvementée. Ce fumier ne terroriserait plus personne. 



24 mai 2024

Idem

(environ 10 minutes de lecture)

C’était un samedi après-midi et elle était « en ville » pour quelques achats, peut-être pas indispensables, mais néanmoins utiles : chaussures – elle avait besoin de nouvelles bottines –, livres – elle voulait le dernier Jean-Paul Dubois –, cosmétiques – à 59 ans, on ne pouvait plus cacher la misère mais on devait l’atténuer. Et puis, de temps en temps, une fois par mois environ, elle ne détestait pas replonger un peu dans la foule, le bruit et les lumières. Elle avait une balade prévue le lendemain, elle pouvait se permettre ces relents humains et carbonés avant un bon bol d’air en pleine nature. 

Elle se trouvait dans une transversale qui menait à la place centrale, une de ces places désormais dévolues à la consommation de masse, de la Comédie à Montpellier, du Capitole à Toulouse, de Jaude à Clermont-Ferrand, Bellecour à Lyon, tant d’autres… Il n’y avait plus de voitures, mais des trams, des vélos, des trottinettes, et des piétons, beaucoup de piétons, de tous âges, des deux sexes, sans sexe ; l’atmosphère paraissait cool et bon enfant. On achetait, on flânait, on rigolait, on parlait au téléphone, on se pressait, on s’arrêtait. Le ciel était nuageux, mais on s’en foutait, les magasins étaient ouverts, les brasseries étaient nombreuses et les vitrines regorgeaient de tout.

Elle avait déjà ses cosmétiques et elle visait un des centres commerciaux à l’angle de la place, dans lequel les boutiques de chausseurs étaient nombreuses. Elle ne marchait ni vite ni lentement, consciente à la fois que le lieu ne méritait guère qu’on s’y attarde mais que, puisqu’elle l’avait voulu, il convenait de vivre le moment pour ce qu’il était, ni plus ni moins. Comme tout le monde, elle arrivait à regarder nulle part et partout en même temps, quand ses yeux furent accrochés par un visage, un angle de visage en fait, une moitié de front, un œil et une mèche pour être précis. Et c’est ce morceau de visage – comment était-ce possible ? – qui lui rappela quelqu’un, l’incita à observer tout le visage puis le corps. Elle le reconnut aussitôt. 

Il dut se passer à peu près la même chose chez lui car il s’était arrêté, la fixant d’un regard hypnotique. Ils étaient à un mètre l’un de l’autre, légèrement de biais, dans une rue large et sans trottoir, au milieu de laquelle circulait le tram, à 50 mètres de la place centrale. Des flux de consommateurs allaient et venaient dans les deux sens, selon des rythmes et des trajectoires désordonnées.

C’est lui qui parla le premier :

– Je ne te demande pas si c’est toi, car j’en suis sûr.

C’était sa voix, aucun doute. Elle faillit répondre un mot, mais, au moment où elle allait le prononcer, réalisa qu’elle ne l’avait employé… qu’avec lui. Cette réminiscence venue du fond des âges finit de la troubler complètement.

– Id… Pareil, murmura-t-elle. 

En moins d’1 seconde, leurs visages, ceux de quasi-sexagénaires qui ne s’étaient pas vus depuis 40 ans, passèrent de l’incrédulité à la surprise et à l’inquiétude. Elle eut un rictus difficile à déchiffrer, il sentit ses yeux cligner bizarrement. Dans sa confusion, elle pensa qu’elle aurait aimé sourire, mais qu’elle n’y arrivait pas. Elle n’avait jamais connu ça : le sourire impossible. Lui semblait un peu moins déstabilisé, mais il sentait dans son corps des circulations incontrôlées, comme si son cœur avait d’un coup multiplié par 10 la pression envoyée dans les artères. 

Personne ne faisait attention à eux, et la foule du samedi après-midi vaquait à ses préoccupations. 

– Ça va ? reprit-il. Tu as l’air un peu… pâle. 

– Je suis sous le choc.

– Je t’avoue que je suis troublé, moi aussi. 

– Oui… Tu, tu veux pas qu’on aille s’asseoir ?

– Si. Si bien sûr.

Ils avancèrent comme des automates vers la première brasserie venue, à l’angle de la grande place. Elle le précéda, s’assit à la première table disponible sur la terrasse, comme si elle n’avait pas la force d’aller plus loin. Qu’est-ce qu’il m’arrive ? se demandait-elle. Qu’est-ce que je fais ? s’interrogeait-il. Et c’est vrai qu’ils accomplissaient l’inverse de ce qu’ils voulaient : elle avait dit qu’elle voulait s’asseoir pour se remettre du choc, pas pour bavarder avec lui. Et lui, il avait répondu à son invitation par politesse, sans mesurer les conséquences de cette acceptation. Leur émotion était si forte que la raison ne fonctionnait plus. 

Ils se retrouvèrent donc face-à-face, dans une configuration où ils devaient parler. Alors qu’ils n’y étaient pas préparés du tout. Que dire à un amour de jeunesse sur qui l’on tombe par hasard après 40 ans d’oubli ?

– C’est incroyable, lâcha-t-il pour éviter le silence.

– Terrifiant.

– À ce point ? 

– À ce point. C’est que… Nous ne sommes plus rien de ce que nous avons été. Absolument plus rien !

– Nous nous sommes reconnus, pourtant. 

– Oui, c’est étonnant. Très étonnant.

La terrasse était plus bruyante que la place, et cela ne facilitait pas le dialogue. 

– Alors que deviens-tu ? reprit-il.

– Oh non, je t’en prie !

Il ne put s’empêcher de sourire :

– Quoi ? Tu ne veux pas me dire ce que tu as fait depuis 40 ans ?

– Non, je ne veux pas enjoliver ma vie pour la rendre présentable, ou l’édulcorer pour la rendre acceptable.

– Elle aurait pu être difficile, ou banale. 

– Mais c’est le cas ! Parfaitement banale pour tous ceux qui ne sont pas moi. Et même pour moi, d’ailleurs ! Amour, travail, enfants, joies, emmerdements, voyages, soucis de santé, défi sportif, un peu de social, changement de travail et de maison, changement de conjoint… J’oublie quelque chose ?

– Sûrement. Mais ce qui compte ce n’est pas tant les choses que tu as vécues que la manière dont tu les as vécues. Quel est ton style ?

– Mon style ?! Crois-tu qu’on pense à se choisir un style ? Qu’on soit suffisamment lucide pour cela ?

– Écoute, beaucoup de vies se ressemblent, oui ; ce n’est pas pour ça qu’on ne peut pas les raconter.

– Si, il ne faut pas raconter sa vie ! 

– Pourquoi ?

– Parce que quand nous étions ensemble, quand nous n’avions même pas 20 ans, nous avions un idéal, des rêves… On croyait qu’on ferait des grandes choses. Ou qu’on ferait au moins un peu mieux que les autres !  

– Je n’ai pas souvenir que nous ayons été prétentieux.

– Prétentieux non, mais ambitieux.

– Il ne fallait pas ?

– Peu importe. Les résultats sont là. La vie est là…

Un serveur vint prendre leur commande. Ils optèrent l’un et l’autre pour un thé. 

– Tu veux dire le temps qui passe ? reprit-il.

Elle le regarda, hagarde.

– Je ne veux rien dire du tout. Il ne faut pas parler.

Il rit.

– Pas parler ? Je te signale que nous sommes assis l’un en face de l’autre ! Et que c’est toi qui m’as invité à m’asseoir avec toi.

– Non ! Enfin si, mais… Tu m’as perturbée ! Comment voulais-tu que je réagisse ?

– Je sais pas. Hey ! Moi non plus, je m’y attendais pas !

– Tu n’aurais pas dû m’écouter.

Il rit encore.

– Si on m’avait dit qu’un jour une femme me demanderait de ne pas l’écouter, je n’y aurais pas cru.

Elle haussa les épaules.

– Toujours à jouer sur les mots…

– J’essaye de te comprendre, d’aller dans ton sens… Mais qu’est-ce que je t’ai fait ?!

– Ne parle pas du passé.

– Du présent alors. 

– Il n’y a rien à dire.

Les thés arrivèrent, qui permirent une minute de silence bienvenue.

– Tu es toujours blonde, fit-il remarquer. Plus cendrée, peut-être.

Elle balaya de la main l’espace devant son visage, pour signifier qu’il n’était pas la peine de mentir pour expliquer cette pitoyable chevelure. 

Elle sentait que son humeur s’était assombrie, et elle n’arrivait pas à maîtriser ce changement. 

– Pourquoi est-ce que ça me fait cet effet ? 

– De quoi ?

– De te revoir.  J’ai perdu ma légèreté d’un coup. C’est pénible !

– Je suis désolé. Peut-être que je te rappelle de mauvais souvenirs ou…

– Non.

– … ou des bons souvenirs qui te font penser qu’on n’a plus 20 ans et…

– Non !

– T’as l’air commode, tu me permettras de le dire ! J’ai bien en mémoire une femme un peu torturée, mais visiblement ça ne s’est pas arrangé de ce côté-là.

– Si, justement. Ça s’était arrangé ! Et là, te voir, je comprends pas, ça se désarange…

– Ça se désarange… Et c’est moi qui joue sur les mots…

Ils burent quelques gorgées, du moins lui. Elle regardait la place, la foule du samedi, le plus loin possible.

– On ne peut pas communiquer, dit-elle soudain. C’est impossible. Tu n’as pas vu les films avec Jean-Pierre Bacri ?

– Euh, si… Enfin peut-être pas tous.

– Eh bien, Bacri montre, montrait ça : qu’on n’y arrive pas. Que chacun, chacune, est trop enfoui.e sous ses couches d’habitudes, de souvenirs, de manies, de mensonges… pour être atteignable. Même si on essaye d’apprendre le langage de l’autre, on n’y arrive pas.

– Qu’est-ce qu’on fait, alors ? Tu prônes une société où les gens ne se parleraient pas ?

– On essaye, parce qu’on est lâche, ou poli ce qui revient au même…

– La politesse est une lâcheté ?

– Tais-toi !

Il rebut une gorgée, abasourdi par cette ancienne compagne qu’il avait visiblement bouleversée.

– Ça ne te manque pas, à toi, reprit-elle, de ne jamais toucher l’essence des choses ?L’essentiel des êtres ? De toujours rester dans le superficiel et les convenances ?

– Je crois – excuse-moi, je réponds juste à ta question, je ne veux pas t’offenser – que parfois, si, on touche à l’essentiel, et qu’on arrive à entrer en relations.

– Tu vas me dire qu’avec ta femme, tes enfants, un ou deux proches, tu vas à l’essentiel ?

– Oui, je crois.

– En es-tu sûr ?

Il la regarda, ne sachant ce qu’elle cherchait. À lui faire du mal parce qu’elle était mal ? Elle valait mieux que ça, quand même, elle n’avait pas changé à ce point ? Il marchait sur des œufs.

– Je décèle une contradiction dans tes propos. Tu ne veux pas évoquer les faits, mais tu poses des questions existentielles. Ce faisant, tu parles plus profondément, et tu essayes davantage de communiquer que si tu te contentais de raconter. 

– Justement, c’est ce que je ne veux pas : me contenter de raconter. Non seulement ça n’a aucun intérêt, mais en plus on passerait à côté de l’essentiel. Et je ne crois pas, en effet, que l’on puisse partager son essentiel avec quelqu’un, aussi proche soit-il. Il faut nous résoudre à être seul.e, incompris.e.

– Et c’est si grave ?

– Non.

Ce non, paradoxalement, les amenait à un point d’accord. Du coup, il osa :

– Si tu pouvais choisir, maintenant, je ne parle pas du passé : que serais-tu, que ferais-tu, que serais ta vie aujourd’hui ?

– Je serais Mère Teresa. Ou directrice d’un orphelinat high tech qui éduquerait les enfants pour qu’ils deviennent des spécialistes de l’IA et des nanotechnologies. À la rigueur, je me contenterais d’être cheffe d’une entreprise sociale ayant mis au point un procédé révolutionnaire pour capter l’énergie solaire.

– Tu sauverais le monde, quoi…

– C’est sans doute impossible, mais au moins je ferai quelques petites choses positives et en phase avec le monde d’aujourd’hui.   

– Et pourquoi ne le fais-tu pas ? Pourquoi n’es-tu pas une mère Teresa de 2024 ?

– Pour tout un tas de raisons, qui s’appellent la vie, ou les hasards de la vie. Et c’est de ça dont je ne veux pas parler. 

Il lui sembla comprendre un peu mieux.

– En fait, tu ne veux pas parler de ta vie parce qu’elle ne correspond pas à ce que tu aurais aimé qu’elle soit ?

Elle le regarda d’un œil soupçonneux.

– Y’a de ça.

– Alors j’ai une bonne nouvelle pour toi : 8 milliards de personnes sont potentiellement dans ton cas.

– Et c’est ça que tu appelles une bonne nouvelle ! Je suis une ratée comme une autre ?!

– Je ne voulais pas le croire, j’aspirais même à entendre l’inverse, mais tu t’es escrimée à me démentir, et tu as fini par me convaincre.

– Trop aimable.

– Faudrait savoir.

Elle but un peu de thé, qu’elle reposa aussitôt, grimaçante.

– Tu ne veux pas me sourire ? demanda-t-il. Pourquoi tu ne souris pas ? Tu souriais, avant ?

– Ne me parle pas d’avant ou je hurle !

– Pardon, pardon. Le sourire, en 2024, est encore en usage, figure-toi. Et il adoucit bien les choses. Je te le conseille. Regarde !

Il la fixa, avec, pensa-t-il, le sourire qui la faisait craquer 40 ans plus tôt. Le sourire dévoilait des dents qui n’étaient plus blanches et créait des rides de vieil homme, mais c’était son sourire et il n’en avait pas d’autre en magasin. 

Alors enfin, elle sourit à son tour. Un beau sourire, un sourire qui lâche tout, un sourire qui vient du cœur. 

– Ah, ben tu vois ! s’exclama-t-il. Et c’est toujours le même !

– Excuse-moi, dit-elle, soudain plus détendue. Je ne sais pas ce qui m’a pris. 

– Je comprends. On ne peut pas raconter sans préparation 40 années en 5 minutes. Ça n’a pas de sens, en plus. 

– Merci d’avoir compris. Il n’empêche que je suis heureuse de te revoir.

La place, les boutiques et la foule du samedi après-midi les entouraient toujours. Sur la terrasse de la brasserie, autour de leur table, bourdonnaient toujours les voix et les rires d’autres tables, les tintements du verre et de l’inox d’autres consommateurs. Mais elle les voyait moins, les entendait moins. 

– Tu as quelqu’un ? demanda-t-elle tout à trac. 

– Dieu m’en garde, répondit-il aussi sec.

– Que veux-tu dire ?

– Je préfère vivre seul.

– Ah bon. Tu n’aimes plus l’amour ?

– Si, justement.

Elle le regarda, légèrement interrogative, mais ne souhaitant pas plus s’aventurer dans sa biographie à lui que dans la sienne à elle.

– Crois-tu qu’il faut que nous échangions nos numéros de téléphone ? demanda-t-elle.

– Ça, c’est un coup bas ! répondit-il en riant. Tu veux me faire porter la responsabilité d’une réponse que, quelle qu’elle soit, tu pourras me reprocher !

– Te reprocher ? Pourquoi veux-tu que je te reproche quelque chose ? Il y a quarante ans peut-être. Aujourd’hui…

– Eh, nous ne sommes pas si vieux ! Notre vie n’est pas finie, je te signale !

Cette parole la mit en joie, ce simple rappel, cette évidence. 

Elle sortit son téléphone. 

– Donne-moi ton numéro.

Ils échangèrent leurs numéros.

– Je le garde précieusement. 

– Idem.

Une lueur passa de ses yeux à lui à ses yeux à elle.

– Idem, répéta-t-elle. C’est bien.  

 



17 mai 2024

La fille de sa collègue

 

(environ 12 minutes de lecture)

L’histoire se déroule à la préhistoire, c’est-à-dire au XXe siècle, avant la connexion généralisée, avant internet et avant le smartphone, quand les gens étaient encore capables d’écouter, de réfléchir, de penser aux autres. L’histoire n’a rien à voir avec ces questions de connexion, et sans doute aurait-elle pu se dérouler aujourd’hui aussi ; mais son rythme lent lui donne un parfum de passé, une des tares des débiles modernes étant de se fabriquer des emplois du temps, factices, de « débordé.e » pour avoir l’impression de « courir », précisément parce qu’ils n’ont plus besoin de travailler pour survivre et s’ennuient à périr.

Dans le monde d’avant donc, il travaillait à la Trésorerie municipale. On disait aussi parfois « la Recette », ou « le Trésor Public ». Aujourd’hui, les trésoreries sont le service de la Direction Générale des Finances Publiques (DGFiP) chargé de la gestion budgétaire et comptable des collectivités territoriales et des hôpitaux. Dans une trésorerie, il y a donc des fonctionnaires administratifs qui essayent avec plus ou moins de bonheur de s’intéresser à leur mission, nécessaire mais peu enthousiasmante.

En 1982, il avait 33 ans. Fils de paysans, il avait réussi à obtenir le bac et avait ensuite passé des concours administratifs de catégorie B. Il en avait loupé trois avant de réussir celui de Contrôleur des finances publiques. Il s’était dit que, finalement, ça ne pouvait pas être mieux : les chiffres, c’était rassurant, on ne pouvait pas se tromper, ou ça collait et on avançait, ou ça ne collait pas et on reprenait. Et puis les finances publiques, c’était le Ministère de l’Économie, qui avait la réputation, justifiée, de payer ses agents mieux que ceux des autres ministères, en raison de quelques primes et avantages spécifiques, on appelait ça un « régime indemnitaire » de qualité. 

Ses parents étaient aux anges. Dans la campagne française à la fin du XXe siècle, les familles paysannes avaient en effet toutes le même objectif : que l’enfant ou un des enfants trouve un poste tranquille et inamovible dans une administration – qu’on appelait un plaçou. Après quoi, avec la terre, les bâtiments, quelques bêtes et le bien qu’on avait accumulé au fil des décennies, on se débrouillait. Il suffisait d’un fonctionnaire qui ramène un salaire et une couverture sociale pour sécuriser trois générations, qui étaient au final beaucoup plus fortunées que la plupart des urbains ; ce dont on s’apercevait quand on vendait un terrain ou une maison.  

Sylvain, c’était son nom, avait commencé « aux Impôts » des entreprises, avant de, au bout de 6 ans, poser sa candidature pour une mutation en interne (autre immeuble, mais même ville et même administration) sur un poste de « Chargé de l’exécution de la dépense publique » à la suite d’un départ en retraite. Après un petit test et deux entretiens, il avait été retenu, ce dont il n’était pas peu fier. Il avait donc quitté le SIE pour la Trésorerie, et commencé son nouveau travail. Là, il contrôlait les dépenses des collectivités et de leurs établissements publics, vérifiait les pièces justificatives, l’imputation budgétaire, la disponibilité des crédits, le respect du délai de paiement, la prise en charge des mandats… Il suivait aussi les marchés publics, ce qu’il aimait le plus, et participait à la confection du compte de gestion. Ça lui plaisait, il ne se plaignait pas.

Il était bien noté – c’était avant le remplacement de la note par l’entretien annuel d’évaluation –, même si on lui avait fait remarquer deux fois qu’il était un peu « rigide ». Il s’était défendu, avec tout le respect dû à son supérieur hiérarchique, en affirmant que si « rigide » signifiait « rigoureux », il voulait bien accepter ce terme, qui lui paraissait une qualité plus qu’un défaut pour un agent chargé de veiller au bien public. Comment lui donner tort ? Il est des professions – trésorier, douanier, gendarme, et dans un genre opposé politicien, acteur, agent immobilier – où le caractère est plus important que la compétence. 

À 33 ans, il n’était toujours pas marié. Au XXe siècle, en province, il n’était donc pas dans la norme. Il y pensait bien sûr, même s’il n’avait jamais été très porté sur la chose et qu’il avait du mal à s’imaginer partager son appartement avec une femme. Mais il sentait que ses parents attendaient. Là encore, on se situait avant l’égoïsme généralisé, et le souci de la continuité familiale n’était pas un vain mot. Un enfant fonctionnaire, c’était l’antidote au malheur ; un petit-fils, même s’il ne reprenait pas la ferme, c’était le bonheur assuré. Une petite-fille pouvait faire l’affaire.

– Dans ton travail, il doit bien y en avoir, des femmes qui seraient contentes de trouver un gentil mari ?…

Sa mère avait du mal à comprendre qu’être « gentil » ne suffisait pas, et pouvait même s’avérer contreproductif. Mais il avait compris le message, et il s’était décidé à passer à l’action.

Dans le bureau en face du sien – c’était l’époque où il y avait encore des bureaux  individuels et fermés –, était arrivée quelques mois plus tôt une jeune femme qu’il trouvait à la fois très jolie et très comme il faut. « comme il faut » signifiait qu’elle ne montrait pas trop de peau et n’éclatait pas de rire. Elle était élégante et souriante, ni plus ni moins. Il avait entendu le chef de service l’appeler Mademoiselle Mathevin – on avait encore le droit – et savait donc qu’elle n’était pas mariée. Il connaissait même son petit nom, qu’une autre collègue avait un jour mentionné sans y penser : Anne.

  Il devait l’aborder. Mais comment ? Il n’était déjà pas dans le style de la trésorerie que des collègues deviennent amis et se voient en dehors des heures de travail, même s’il y avait quelques exceptions. Mais entre un homme et une femme, cela se faisait encore moins, en 1982. Pour ne pas faire jaser, et plus encore pour ne pas se faire rembarrer, il convenait donc d’être discret. 

Il connaissait ses horaires. Elle travaillait, comme tout le monde, 39 heures par semaine (le Président Mitterrand venait d’instaurer la semaine de 39 heures, payée 40) et elle partait tous les soirs à 17 h 30 (16 h 30 le vendredi). Lui ne partait jamais avant 18 heures, parfois plus tard. Il ne pouvait donc pas l’interpeller à la sortie du travail, ça n’aurait pas paru spontané. Il eut beau réfléchir, il ne voyait pas d’autre possibilité que de frapper à son bureau sous un prétexte ou un autre, et de tenter quelque chose, une invitation ou une déclaration.

Il frappa donc un jour à la porte de la belle, sous le prétexte du rapprochement comptable de l’office d’HLM, dont ils s’occupaient tous les deux. Après qu’il eût épuisé son prétexte, il se lança :

– Et puis je voulais vous demander… Je… Est-ce que ?…

– Oui ? Sylvain, dîtes-moi ?

– Est-ce qu’on pourrait… enfin… faire connaissance ?

– Mais… On se connait Sylvain, non ?

– Oui. Oui. Mais je voulais dire, mieux. Se connaître mieux.

– En dehors du travail, vous voulez dire ?

– Oui, c’est ça, en dehors du travail. 

Elle le regarda, avec un sourire « gentil ».

– Écoutez, Sylvain, je suis touchée par votre proposition. Mais je dois décliner. Ma vie est un peu compliquée en ce moment, je n’ai pas la tête à ça. Vous comprenez ? 

– Oui, oui. Bien sûr. Excusez-moi.

– Y’a pas de mal, Sylvain.

– Merci. Excusez-moi encore.

Il s’en fut, penaud, et ne sut plus où se mettre pendant trois semaines, rougissant comme une pivoine dès qu’il la croisait.

Il pensa un moment lui écrire. Mais il se raisonna. Écrire, c’était laisser une trace, et si elle le prenait mal, ça pouvait lui coûter sa carrière.

Après ce cuisant échec, il avait repris sa routine, triste bien sûr, mais d’une certaine manière soulagé. Il avait essayé, ça n’avait pas marché, c’est que cette femme n’était pas faite pour lui. Ça marcherait avec une autre, ou pas, sans doute n’était-ce pas lui qui décidait de toute façon. Sa mère continuait à le seriner, c’était le point noir, et il portait le poids trop lourd des espérances qui pèsent sur les épaules des enfants uniques. Son père, taiseux par nature, n’en rajoutait pas ; au contraire, il le soupçonnait de sermonner sa femme en privé, peut-être même de lui rappeler que si elle avait voulu être sûre d’avoir des petits-enfants, ils auraient dû procréer davantage. 

Mais il se passa quelque chose. Un mercredi après-midi, la poignée de la porte de son bureau s’abaissa, sans que quelqu’un ait frappé. Il se passa plusieurs secondes entre le mouvement de la poignée et l’ouverture de la porte. Il se pencha et vit alors une créature d’environ 1 mètre 10, une petite fille, avec une robe, un gilet, des socquettes, des chaussures à lanière, et deux gros nœuds rouges dans ses cheveux clairs. Son visage pâle était charmant, rehaussé par des pommettes roses et une petite bouche rouge sur des dents blanches éclatantes et minuscules.

Sa première phrase ne laissa pas de le surprendre :

– C’est moi.

Il ne put s’empêcher de rire, estomaqué par un tel aplomb, dont il eût été incapable.

– Je vois, répondit-il, moins dégourdi que son interlocutrice.

Il faut dire qu’un enfant dans une administration dédiée au calme, à la rectitude, et à la vérification, c’était aussi incongru qu’un éléphant dans un magasin de porcelaine. L’éléphanteau entra plus avant dans son bureau et reprit :

– Tu as du papier et des crayons ?

– Tu veux dessiner ?

– Ben oui.

Il se leva pour attraper deux feuilles, marquées de l’en-tête du service.

– Non, des toutes banches. 

Elle avait raison, il aurait dû y penser.

– Je les garde quand même, ça me fera des brouillons.

Si le trésorier-payeur général entendait ça, pensa-t-il, il ferait des bonds. Il détacha deux feuilles blanches d’un bloc de papier à lettre, et les tendit à la petite, qui les ajouta à sa collection.

– Je n’ai que des crayons de bois, dit-il en lui en tendant un.

– Et le stylo rouge, là ?

C’était vrai, il y avait un stylo à bille rouge dans son porte-crayons.

– Ça, c’est un stylo. Et je peux en avoir besoin.

– Je te le rendrai.

Il consentit. Il était temps de demander à ce petit ange d’où elle venait.

– Mais qu’est-ce que tu fais ici ?

– Je suis avec ma maman. Parce que ma mamie est à l’hôpital et elle peut pas me garder.

– Je comprends. Et qui c’est, ta maman ?

– La dame en face de ton bureau.

Ce fut comme s’il recevait une décharge.

– Juste là ? répéta-t-il en pointant le doigt.

– Juste là, oui.

Anne avait une fille ? Il y avait donc un père ? Malédiction ! Sa malheureuse tentative avait dû lui paraître d’autant plus déplacée.

Comme pour confirmer les dires de l’enfant, on frappa à la porte. Il eut à peine le temps de donner le feu vert que la porte s’ouvrit et Anne apparut :

– Alexandra, tu es là ! Oh, Sylvain, je suis confuse ! Excusez-moi. Ce petit monstre s’est échappée de mon bureau pendant que j’étais au téléphone. Je suis impardonnable.

– Ce n’est rien. C’est au contraire très… divertissant. 

– Je vous explique.

– Vous n’avez pas besoin.

– Si, j’y tiens.

– Votre fille m’a déjà expliqué. Votre mère à l’hôpital…

– Oui, c’est ça. Je me suis trouvée prise au dépourvu. J’ai demandé à Monsieur Bergelat (le chef) si je pouvais exceptionnellement la prendre avec moi ce mercredi après-midi et peut-être l’autre, où je ne peux pas la faire garder, enfin pour l’instant, je vais m’organiser. 

Elle prit sa fille par la main.

– Allez, repose ça, et vient.

Mais la petite refusa de lâcher crayons et papiers. 

– Gardez-les, dis-je. Vous me rapporterez juste le stylo rouge à l’occasion.

Mère et fille regagnèrent leur bureau. Inutile de dire qu’il fut incapable de se concentrer pendant le reste de l’après-midi. Il était tiraillé entre deux injonctions contradictoires : mille questions venaient à son esprit, tandis qu’il essayait de se persuader qu’au contraire il n’y avait pas la moindre question à se poser. Le père bien sûr l’obnubilait : qui était-il ? Était-il encore en circulation ? Pourquoi n’en avait-il jamais entendu parler ? Pourquoi appelait-on Anne « Mademoiselle » ? Il mesura là combien son manque de liens avec les collègues de travail le privait d’informations importantes. Mais qu’y pouvait-il ? Il n’avait rien d’hostile, il lui semblait même être « gentil » comme disait sa mère ; simplement il n’était pas doué pour les relations humaines.

Quoi qu’il en fût, sa relation avec Anne n’avait jamais existé, et n’existerait jamais. Anne avait une vie bien remplie par ailleurs, elle n’avait pas la moindre raison de s’intéresser à lui. 

À 17 h 25 cependant, la poignée de la porte s’abaissa de nouveau et le petit ange apparut. Elle posa crayon et stylo sur le bureau, et lui tendit le papier qu’elle tenait dans la main :

– C’est pour toi.

Il saisit la feuille et découvrit un dessin d’enfant, avec un arbre, une maison, un soleil comme on les imagine, et quatre personnages : une grande dame, un monsieur à côté, un peu en retrait, une fille, et un garçon plus petit à côté, presque un bébé, sur lequel la petite avait posé la main. 

– Qui sont ces gens ? demanda-t-il.

– Tu reconnais pas ?

– La dame, c’est ta maman, la petite fille c’est toi ?

– Oui ! 

– Le monsieur, c’est ton papa ?

– Mais non, t’es bête ! Mon papa il est parti loin, on le verra plus. Le monsieur, c’est toi ! Regarde, j’ai mis ta bague, là.

Il avait une chevalière, et en effet elle avait dessiné une sorte d’anneau autour d’un doigt.

Il déglutit, difficilement.

– Et le petit garçon, c’est ton petit frère ?

– Oui. Il existe pas encore, mais il viendra bientôt !

Si on lui avait dit qu’un dessin d’enfant et quelques mots prononcés à la va-vite par cet enfant pouvaient changer une vie, il ne l’aurait pas cru. Car il eut beau se raisonner, se défendre, se baffer, se doucher à l’eau froide, s’épuiser aux travaux agricoles durant tout le week-end, il ne pouvait se défaire de ce dessin et de ces mots.  

Il pria pendant 7 jours et 7 nuits pour que la grand-mère reste à l’hôpital et que la petite revienne avec sa mère le mercredi après-midi suivant. Alléluia, ce fut le cas. Il avait réfléchi, répété, réfléchi encore, répété encore. Cette petite, c’était son ange, c’était sa chance, la chance de sa vie, et il ne devait pas la laisser passer. Alors il s’était dit que si à 14 h 30 Alexandra ne s’était pas présentée d’elle-même à son bureau, il irait frapper au bureau de sa mère. Il inviterait la petite à venir dans son antre pour que sa maman puisse travailler plus au calme. Il avait apporté deux coussins et aménagé la petite table où il tapait ses rapports à la machine, qu’il avait déplacée. Là, il avait posé de superbes feuilles de papier Canson, une pochette de feutres et une boîte métallique de crayons de couleurs Caran d’Ache, qu’il avait achetés tout exprès. Ainsi fut fait.

Quand Anne vint récupérer sa fille le soir, elle dit :

– Eh bien, Sylvain, vous m’épatez ! Elle aime bien nos autres collègues aussi, mais vous, c’est autre chose. Il y a les autres, et Sylvain ! 

– Je suis comblé. Merci. À mercredi prochain, dit-il à la petite. Je t’attendrai. Tu viendras ?

– Oui.

Anne le regarda, troublée, et il remarqua son trouble. 

Il passa encore 7 jours et 7 nuits de dangereuse tachycardie. Enfin le mercredi suivant arriva. Là encore, il s’était préparé. « C’est là que tu joues ta vie, se morigénait-il. Ne fais pas l’imbécile. Tu joues ta vie ! ».

Anne lui parla chaque jour avant ce mercredi, et elle était sans conteste plus chaleureuse qu’avant. Le mardi, elle lui fit un cadeau merveilleux :

– Vous savez pas ? Ma mère est rentrée, mais Alexandra veut absolument venir vous voir demain. Comme M. Bergelat m’avait donné l’autorisation pour 3 mercredis après-midi, je vais l’amener. 

Les battements de son cœur atteignirent des sommets, sa nuit ne fut pas blanche mais transparente, cosmique, boréale. 

Le lendemain après-midi se déroula comme dans un rêve. Il avait acheté non seulement de la peinture, mais en plus du Coca Cola et des chocos BN. La petite passa un peu trop de temps à son goût chez une collègue au fond du couloir, mais heureusement elle entra à 16 heures et ne repartit plus avant que sa mère vienne la chercher. Il avait prévu son plan et avait initié ce dialogue :

– Il parait que ta grand-mère est rentrée de l’hôpital ?

– Oui, elle est guérie.

– Tant mieux. Mais je ne vais plus te voir, et je suis bien triste.

– Peut-être que je reviendrai. 

– Peut-être… Mais j’ai une meilleure idée. Tu crois que tu pourrais garder un secret ?

– Oh, oui ! dit la petite. J’adore les secrets. 

– Alors voilà. Ce qui serait bien, c’est que tu demandes ce soir à ta maman si vous pouvez m’inviter à diner chez vous ? Pour être sûrs qu’on va se revoir, tu comprends ?

– Oui, je comprends. Mais c’est pas un secret.

– Si. Le secret, c’est que tu dis pas à ta maman que c’est moi qui t’ai demandé de m’inviter. D’accord ?

Il se doutait qu’un enfant ne gardait jamais longtemps un secret, mais il pensait que ce secret dévoilé jouerait en sa faveur. Il se dévoilerait ainsi une deuxième fois auprès d’Anne, plus franchement, en meilleure position, c’était quitte ou double, il avait réfléchi, c’était maintenant ou jamais.

– D’accord, dit la petite. Ça me plait bien.

Mais l’ange de l’amour n’attendit pas le soir pour dévoiler et sa proposition et son secret. Quand sa mère vint la récupérer, elle lui sauta dessus en gigotant :

– Maman, il faut inviter Sylvain à diner à la maison ! Et il faut pas que tu sais que c’est lui qui a demandé ça !

Anne resta incrédule un moment, regarda sa fille, puis son collègue qui ne savait plus où se mettre. Il la regardait d’un air anéanti, les mains implorantes tournées vers le ciel. C’est là, à cette seconde-là, que leur vie à tous les trois, bientôt quatre, se joua. Anne expira et lui sourit comme jamais on ne lui avait souri :

– Vendredi à 20 heures, ça vous irait ? Je vous donnerai l’adresse demain. 

Il aurait pu mourir, là, d’émotion, de bonheur. Mais au contraire, il commença à vivre. Il n’aurait jamais cru qu’on pouvait aimer autant.

10 mai 2024

Les gars du chantier d'à côté

 

 

(environ 2 minutes de lecture)

Il les entendait siffler ou chanter à longueur de journée. Les gars du chantier d’à côté. Ce n’est pas tant le bruit qui le gênait, que l’état d’esprit qu’il impliquait. Fallait-il être irresponsable pour s’égosiller de la sorte au son de chansons insipides sortant d’une radio minable…

Il n’avait jamais aimé ceux qui sifflent. Cette arrogance, ce sans-gêne, cette vulgarité. Quant à ceux qui chantaient à tue-tête, massacrant des mélodies harmonieuses et des voix justes, il les trouvait grotesques. Là, ces maçons ou ces plâtriers ou ces plombiers machin-chose étaient indécents. Manifeste-t-on ainsi son humeur et son caractère quand on est un être civilisé ? Ils l’empêchaient de se concentrer, de se reposer.

Dire que c’était ce genre de types à qui les femmes se donnaient… Des rustres, traînant chez eux en marcel et rotant de la bière devant la télévision. Oui, aussi invraisemblable que cela pût paraître, les plus belles n’avaient que faire des bien élevés, des gentils, des sensibles. Elles voulaient du lourd, du violent, du manuel.

Pour rabattre un peu le caquet de ces coqs, il attrapa un œuf dans le frigo. De la fenêtre de l’ancienne chambre de son fils, il pouvait atteindre le chantier. Avec tous les appartements alentour, avec la palissade qui bouchait leur vue, ces abrutis ne sauraient jamais d’où était venu l’œuf qui allait leur tomber sur la gueule.

Il ouvrit la fenêtre, vérifia que personne ne fût en train de regarder dehors ou de marcher dans la rue. Il se positionna épaule gauche en avant, plaça l’œuf dans le creux de sa main droite, et actionna son bras. L’œuf décrivit une trajectoire ovale avant de plonger une bonne quinzaine de mètres derrière la palissade.

Il se baissa pour ne pas être vu, et ne ferma pas la fenêtre pour savourer son succès. Mais au lieu des récriminations attendues, il entendit l’exclamation suivante :

– Nom de Dieu, Gé ! Y’a un con qui nous a envoyé un œuf ! Et tu sais pas ? Il est tombé dans le pot de peinture ! En plein dans le mille !

– J’y crois pas ? Ça va la fluidifier juste comme il fallait ! 

Une voix s’éleva et cria :

– Merci Ducon ! 

Ils montèrent le son de la radio et hurlèrent Les lacs du Connemara du début à la fin. 



3 mai 2024

Comment j'ai accompagné Mme Pélarin

 

 (environ 15 minutes de lecture)

J’ai rencontré Mme Pélarin dans le cadre de mon travail. Je suis auxiliaire de vie, à destination des personnes âgées. C’est mon métier depuis 11 ans. Mais avant, j’ai travaillé 22 ans dans une grande surface. Mme Pélarin a 88 ans. Elle vit seule dans un appartement de 3 pièces, avec de jolis meubles. Elle a une fille, qui ne vient pas souvent la voir, deux petits-enfants et quatre arrière-petits-enfants. Eux non plus, elle ne les voit pas souvent. Ils ne lui rendent jamais visite. Si j’ai bien compris, la famille se réunit deux fois par an. Mais « la vieille », comme elle s’appelle elle-même, on ne lui consacre qu’une journée à Noël, et une semaine en été, où on l’installe dans la maison de campagne d’un de ses petits-fils. Ça ne fait pas beaucoup.

Mme Pélarin a besoin de mes services depuis trois mois, uniquement le matin, alors que la plupart des personnes qui font appel à une auxiliaire reçoivent sa visite en début et en fin de journée. Elle marche encore un peu, mais elle ne peut plus lever les bras. Elle peut encore prendre son pain à la boulangerie en dessous et quelques petites choses à la supérette en face, si ça ne pèse pas plus d’un kilo. Son plus gros souci, c’est sa vue déclinante. Elle ne peut plus lire, et même plus voir la télé, ce qui la chagrine beaucoup. Elle commence à être incontinente, mais elle ne m’en a pas parlé, alors je traite ce problème avec le plus de discrétion possible. 

Comme toujours, des liens se créent entre l’auxiliaire et la personne dont elle s’occupe. On a beau nous dire qu’il ne faut pas aller trop loin dans les sentiments et l’intimité, pour ne pas être gênée dans notre professionnalisme, il est impossible d’empêcher un certain attachement, surtout si la personne a tendance à se confier. Heureusement, nos responsables reconnaissent que l’affection, l’écoute, le sourire sont aussi importants que les médicaments pour la prévention et la guérison des maladies, ce dont je suis convaincue.

Avec Mme Pélarin, c’est moi qui ai dû casser la glace au début. Ça aussi, ça fait partie du métier, mettre les gens à l’aise, leur montrer notre bienveillance. Ça peut prendre un peu de temps, mais une fois que la confiance est là, c’est gagné, on sait qu’on va travailler dans de bonnes conditions, que la personne profitera au maximum de notre passage. Car il faut avoir conscience qu’une fois sur deux, peut-être même trois fois sur quatre, nous sommes la seule occasion qu’auront les personnes de parler au cours de la journée. On est donc plus que des aides au ménage, à la toilette et à la cuisine. Rassurez-vous, je ne me prends pas pour Dieu le père. 

J’ai remarqué que plus la relation est difficile les premiers jours, plus le lien est solide par la suite. Comme si le fait de devoir vaincre des réticences renforçait la relation créée. Ce fut le cas avec Mme Pélarin. C’est une femme qui a été blessée par les autres. Par ses parents – dans ce cas, on garde une faiblesse pour la vie, il est impossible de s’en remettre – par son mari, par ses collègues de travail, par sa fille, par les membres d’une association où elle était bénévole. Elle est donc méfiante, parce qu’elle a peur d’être déçue et de recevoir de nouveaux coups. Et puis quand votre physique vous lâche, votre confiance diminue. C’est une chose que l’on ne peut sans doute pas ressentir avant d’y être confrontée, mais ma petite expérience auprès des personnes âgées m’a appris cette évidence.

Mme Pélarin ne craint pas de parler politique. Je n’aime pas ça, mais je fais un effort. Il n’y a pas trente-six moyens de gagner la sympathie des gens, il faut s’intéresser à ce qui les intéresse. Ce qui m’embête, c’est qu’elle est raciste. Là, je n’ai pas pu me retenir, je lui ai dit que je n’étais pas d’accord. Maintenant elle le sait, parfois elle me plaisante avec ça. « Oui, vous, bien sûr, tous ces migrants ne vous gênent pas ». Elle aborde aussi les questions de santé, je préfère, et des questions liées à l’évolution de la technologie et à l’augmentation de l’espérance de vie. Je maîtrise pas trop, j’avoue, mais j’ai l’impression qu’elle s’y connaît pas mal.

Elle parle parfois de sa famille. Là, elle me fait de la peine. Elle a des propos durs, mais je comprends que c’est juste de la souffrance. Elle rêverait de recevoir et de donner de l’amour. Comme ce n’est pas possible, elle cogne. Plus ça va, plus elle évoque son enfance. C’est logique, chez les vieilles personnes, la mémoire marche à l’envers. Elles oublient ce qu’elles ont fait 5 minutes plus tôt, mais elles se souviennent de détails survenus il y a quatre-vingts ans.

Elle me dit des trucs qui me mettent les larmes aux yeux. Elle, j’ai l’impression qu’elle n’a plus de larmes ; elle a tellement intégré la douleur liée à la méchanceté qu’elle ne s’en émeut plus. Par exemple, elle m’a raconté qu’un soir à table, quand elle avait 8 ans, elle avait annoncé toute fière qu’elle avait appris un nouveau mot à l’école, qu’on ne disait pas un « racoin » mais un « recoin ». Sa mère et son frère n’avaient rien dit, et son père avait lâché :

– Mais pour qui elle se prend, celle-là ?

Ça l’avait mortifiée. Après ce soir-là, elle était quasiment devenue muette, elle n’osait plus ouvrir la bouche en famille.

Sa mère était assez horrible aussi, qui lui disait parfois :

– J’aimerais bien te donner. Mais personne voudrait de toi.

Comment est-ce possible ? Et sa grand-mère ajoutait encore à la cruauté. Quand on lui confiait sa petite-fille, elle l’obligeait à rester assise sur un banc derrière la maison. Une fois, la petite Irène avait voulu au moins chanter. Alors la grand-mère l’avait rabrouée en assénant :

– Tais-toi. Tu vas réveiller mon cochon.

Quand vous avez vécu ça… Comment ne pas lui pardonner ? Comment ne pas l’aimer ?

La question de sa fin de vie se mit à revenir de manière récurrente dans les conversations. De légères et subreptices dans les premiers temps, les remarques étaient devenues plus insistantes au fil des semaines. Surtout, la teneur avait évolué. Ou s’était clarifiée. Alors qu’elle déplorait jusqu’à il y a peu la tristesse de se voir diminuée, de rester seule sans ne rien pouvoir faire, elle répétait maintenant une volonté peu courante dans nos sociétés : elle choisirait sa mort et ce moment était pour bientôt.

D’abord gênée par ses propos, auxquels je ne répondais pas, j’ai fini par saisir la perche qu’elle tendait pour l’aider à préciser sa position.

– Mais vous voyez ça comment, concrètement ? Avec des médicaments ?

– Oh non. J’irai là où c’est organisé. En Suisse.

– En Suisse ?

– En Suisse, oui. Là-bas, vous pouvez mourir quand vous l’avez décidé. Ils sont plus évolués que nous.

– Comment ça se passe ?

– Simple. Quand vous sentez le moment venu, vous prenez rendez-vous. Vous remplissez un dossier, vous signez des papiers, vous ou quelqu’un de confiance si vous n’êtes pas en état. C’est sérieux, officiel. La seule chose qu’ils veulent vérifier, c’est que la demande vienne de la personne, qu’elle soit non seulement consentante, mais volontaire.

– Et après ? Si votre dossier est accepté ?

– Vous vous installez dans une chambre, comme à l’hôtel. Là, on vous monte un premier demi-verre à boire, du genre des sachets de poudre vitaminée qu’on dilue dans l’eau pour combattre la grippe. C’est une sorte de somnifère qui ralentit le rythme cardiaque, vous apaise, et qui évite le rejet de la potion ensuite. 15 minutes plus tard, on vous apporte un deuxième demi-verre, vous le buvez et vous vous allongez. Vous avez très envie de dormir et votre cœur s’arrête au bout de quelques minutes. Vous ne souffrez pas.

– Ça paraît simple…

– Mais c’est simple ! Bon, ça coûte 9 000 €, mais qu’est-ce que ça peut faire, puisqu’on n’a plus besoin d’argent ensuite. Et depuis le temps que j’y pense, j’ai eu le temps d’économiser.

– Pourquoi c’est si cher ? 

– Parce que les formalités et les frais d’obsèques sont compris dedans.

– Les gens font ça tout seul ou ils sont accompagnés ?

– D’après ce que j’ai lu, la plupart des gens viennent avec quelqu’un, le conjoint ou un enfant. 

– Et vous en avez parlé à votre fille ?

– Oh non ! Elle me traiterait de folle. Et elle m’empêcherait de le faire. Pourtant, c’est elle qui ne vient pas me voir et qui…

Elle ne finit pas sa phrase, désespérée. Ce qu’elle disait était cohérent, et je trouvais courageux d’oser prendre son destin en mains, pour ne pas subir la dépendance et l’absurdité d’une vie sans amour, sans épanouissement, sans utilité.

Elle attendit deux semaines avant de remettre ça sur le tapis. Un matin, alors que je finissais de l’habiller, elle annonça :

– Je suis décidée. Je pars en Suisse dès que je peux. 

– Ah bon ? Mais pourquoi ?

– Vous êtes gentille alors vous ne m’avez rien dit, mais vous voyez bien que je ne contrôle plus ma vessie. Et pourtant je prends des médicaments. Et j’ai fait de la kiné pour muscler mon périnée. Mais il n’y a plus rien à faire. Et ça ne va guère mieux à l’arrière, je suis tout le temps aux toilettes.

– Mais il y a des couches ?

– Il y a des couches, oui. Mais passer mes jours et mes nuits avec des couches, qu’il faudra donc changer souvent, ou alors je vivrai dans des couches sales, non merci. Cette fois, il est temps d’en finir. 

Au moment où elle disait cela, elle se redressait et son visage n’était pas sans une certaine dignité. Que dire ?

– Vous avez pris rendez-vous ?

– J’ai envoyé mon dossier. Et le chèque. Ils m’ont appelé pour me dire qu’il fallait d’abord qu’on examine mon état médical, mais j’ai bon espoir. J’ai un seul problème.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Je ne sais pas comment aller là-bas. 

Je restai silencieuse. Je réalisai que j’avais vu venir cette demande et que je la redoutais. Elle poursuivit :

– Je ne suis pas capable de prendre le train, de changer, de porter une valise. J’ai demandé à un taxi, mais il m’a dit que c’était trop loin, il ne pouvait pas sortir du pays. Il faudrait que quelqu’un m’emmène. Je payerai bien sûr.

Nous étions debout dans sa chambre toutes les deux. Elle regardait par la fenêtre, malgré les voilages ; de toute façon elle ne voyait rien. Il fallait que je me décide, vite. Elle eut la correction de me faciliter la tâche :

– Je ne suis pas honnête. Il faut que je vous dise : c’est à vous que j’ai pensé. Vous seriez la personne idéale pour m’accompagner. 

Je restai encore silencieuse. Décidément, je n’étais pas douée. Cette femme me parlait de la décision la plus importante de sa vie, et je n’étais pas fichue de trouver quelques mots.

– Moi ?

Je me faisais honte.

– Oui, vous. 

– Mais… Je ne suis pas de votre famille.

– Vous êtes plus que ma famille. Vous vous occupez de moi tous les jours. Vous m’écoutez, vous me comprenez.

– Je ne peux pas faire ça, Madame Pélarin.

– M’emmener ? Et pourquoi ?

– Mais c’est trop important ! C’est pas comme si on partait en vacances !

– Vous avez raison. C’est plus important que des vacances. Et c’est pour ça que j’ai besoin de vous. 

Mon esprit était confus. Je voulais aider cette femme. Mais j’étais programmée pour aider les gens à vivre, pas à mourir. En même temps, à mon âge, et avec mon expérience auprès des personnes âgées, j’étais consciente de l’absurdité qu’il y a à vouloir se prolonger quand la vie n’est plus que souffrance. Reste qu’il n’était pas facile de passer de la théorie à la pratique, je m’en rendais compte. Et encore, ce n’est pas moi qui étais directement concernée. Qu’est-ce que ce serait quand mon tour viendrait…

L’honnêteté me pousse à dire que le principal obstacle – disons le premier – que je voyais sur la route de mon « oui » était la fille de Madame Pélarin. Je ne la connaissais pas, mais la vieille dame m’avait assez parlé d’elle pour que je comprenne que c’était une emmerdeuse. Si cette garce apprenait que j’avais emmené sa mère quelque part d’où elle n’était pas revenue, j’étais bonne pour un procès et des tas d’embêtements, voire la prison. Une emmerdeuse, ça crée des emmerdements.

– Votre fille, finis-je par dire. Elle m’accusera de vous avoir poussée à la mort. 

– Oh, c’est ça qui vous tracasse ? Elle n’en saura rien.   

– Elle s’en doutera.

– Elle ne vous connaît même pas !

– Votre auxiliaire de vie est la première personne à qui elle pensera. 

– Nous prendrons des précautions. Et quand bien même elle vous identifierait, elle ne peut pas vous accuser de m’avoir emmenée quelque part. 

– Peut-être, si.

Je n’étais pas contente de moi. J’apparaissais lâche. Je me focalisais sur ma culpabilité possible, au lieu de discuter de l’essentiel.

– Attendez. Il faut prendre le temps. Ça ne se fait pas comme ça. Vous devez en parler avec un médecin, des personnes spécialisées. Je veux bien vous accompagner dans ce travail préparatoire. 

– Ça ne peut être qu’en Belgique ou en Suisse. J’ai fait tout ce que je pouvais à distance. 

– Vous êtes entrée en contact avec un établissement précis ?

– Avec l’association Dignitas, en Suisse. Ils sont moins exigeants qu’en Belgique. Il n’y a pas besoin de maladie incurable. Mais il ne suffit pas de demander quand même.

– Ça paraît normal qu’ils vérifient l’état et les motivations de la personne.

– Oui. Encore que. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas choisir sa mort. D’ailleurs, ça sera bientôt possible en France, vous verrez. Dans quelques années, chacun pourra aller en pharmacie pour acheter une pilule qui mette fin à ses jours. Ça sera aussi simple que ça, et ça sera un progrès.

Je croisai son regard. Elle avait l’air déterminée, presque gaie. Elle me fixa.

– Si je continue ce travail préparatoire et que la Suisse donne son accord définitif, vous ne me laisserez pas au milieu du gué ?

J’essayai de ne pas baisser les yeux.

– Promis. 

– Vous n’aurez rien à faire. Juste à m’accompagner, à m’emmener. C’est déjà beaucoup et je vous en suis très reconnaissante.

– D’accord. Mais prenez le temps de réfléchir.

– Je ne fais que ça.

Nous en sommes restées là ce jour. Le lendemain, dès mon arrivée, elle me dit, toute excitée :

– J’ai rendez-vous demain après-midi avec un médecin, au téléphone !

– Un médecin suisse ?

– Oui, de l’association Dignitas ! On doit faire un premier point. S’il me demande de venir ensuite, vous m’emmènerez, hein ?

– Ça sera pas simple, mais oui. Comptez sur moi. 

Nous avons fait sa toilette, j’ai changé les draps, nettoyé l’alèse, lancé une machine. Visiblement, l’état de sa vessie ne s’arrangeait pas. Fallait-il cependant qu’elle mette fin à ses jours ? Quelle question difficile… J’essayais de me mettre à sa place. Que ferais-je si j’étais incontinente, quasi-aveugle, seule et âgée à 88 ans ?…

Je la quittai à 9 heures et quart alors que je venais de l’asseoir sur son fauteuil. Oh, elle se lèverait, elle était encore à peu près mobile, du moins à l’intérieur de son appartement. Mais pour faire quoi ? Souvent je pensais à elle : avec quoi occupait-elle son esprit ? Et de quelles pensées se remplissait-il au fil des secondes, des minutes, des heures, des journées ? Parfois, je me disais que c’était déjà une belle performance de ne pas devenir folle dans ces circonstances.

Mais il faut croire que la performance avait ses limites et qu’elle avait épuisé ses ressources. Car le lendemain matin, je la trouvai par terre près d’une chaise autour de la table du séjour, un sac poubelle sur la tête. Je n’eus pas besoin de vérifier longtemps. Le corps était déjà froid. Une forte odeur d’urine imprégnait l’air ambiant. Un petit magnétophone était en évidence au milieu de la table ; elle m’avait montré une fois cet appareil, qu’elle avait acheté il y a des années m’avait-elle dit, dans la perspective d’enregistrer ses pensées, ou de raconter sa vie, ce qu’elle n’avait jamais fait. Le corps tombé, et surtout la tête cachée par un sac noir hideux, donnaient un aspect grotesque à la scène.

J’ai ouvert la fenêtre puis je me suis laissée tomber sur une chaise. Tremblante, j’ai appuyé sur la touche « on » du magnétophone. La voix de Madame Pélarin, étendue au sol à côté de moi, retentit au bout de quelques secondes à travers le mini haut-parleur. « Ma chère petite. J’ai parlé avec le médecin suisse cette après-midi. Il a été charmant, mais, après m’avoir écoutée, m’a avoué que ma demande n’était pas recevable. Il veut bien croire que je souffre et se dit convaincu que ma démarche est légitime. Mais en l’état actuel de la législation, le suicide accompagné – ils appellent ça euthanasie passive – est réservé aux cas de personnes à l’agonie, ou ayant épuisé tous les traitements médicaux possibles. J’ai eu beau expliquer ma situation, il m’a dit avec franchise que je n’entrais pas dans les cas jugés prioritaires. Je l’ai remercié, avant de raccrocher. J’ai pleuré un moment sur l’absurdité de mon état, puis j’ai eu un sursaut. Mais si, me suis-je écriée, je peux très bien mettre fin à mes souffrances ! J’ai tout de suite pensé aux sacs poubelle. Parce qu’ils ferment bien. Il suffit de tirer sur les lanières bleues. Les miens sont de petite contenance, en plus. Dans la bassine, sous l’évier, j’ai tâtonné, j’en ai pris un. Je suis retournée au salon et je me suis assise sur le fauteuil. Je suis restée là un moment avec le sac à la main, que je regardais et approchais de mon visage de temps en temps. Vous savez quand est-ce que je me suis décidée ? Quand j’ai constaté que je m’étais oubliée, souillée, une fois de plus. Il fallait en finir. Je me suis approchée de la table, j’ai tiré une chaise et je me suis assise. J’ai posé le sac devant moi. Mais alors j’ai pensé à vous. Oui, à vous, qui avez été si gentille avec moi, qui étiez même prête à m’accompagner jusqu’au bout. Je me suis dit que je vous devais une explication. Alors j’ai été jusqu’au secrétaire, j’ai cherché le tiroir en bas à droite, et de là j’ai sorti le petit magnétophone. Je ne l’avais jamais utilisé, mais le vendeur m’avait montré comment il fonctionnait, en appuyant en même temps sur les deux boutons du milieu pour lancer l’enregistrement. C’est ce que j’ai fait en revenant m’asseoir devant la table et c’est pour ça que vous entendez ce message. Si tout va bien, dans 5 minutes, mes souffrances cesseront et j’aurai terminé cette vie absurde. Et la Sécurité sociale aura une personne à charge en moins, c’est toujours ça. Qu’on mette l’argent pour aider les jeunes à se former plutôt que pour prolonger les vieillards. Ce serait un peu moins bête ».

Il y eut un blanc de plusieurs secondes à ce moment, on entendait sa respiration tout de même, et puis soudain le bruit du sac poubelle qu’elle dépliait et ouvrait. Mon Dieu, qu’allais-je entendre ? « Voilà, ma petite, je vais le faire. J’en ai le courage, il ne faut pas laisser passer le moment. J’espère y arriver, j’ai d’ailleurs préparé un nœud avec les lanières, pas encore serré, pour n’avoir plus qu’à tirer fort quand le sac sera sur ma tête. Je n’y vois plus, mais j’ai encore un petit reste d’habileté avec mes doigts. J’espère que vous me trouverez la tête posée sur la table, comme si je dormais. Même ainsi, ce ne sera pas une vision très agréable. J’aurais aimé finir plus dignement, vous le savez. Mais il aurait fallu attendre, attendre encore, et donc être indigne trop longtemps. Je tiens à vous dire merci. Vous avez embelli mes dernières semaines. Vous êtes quelqu’un de bien, qui fait du bien. Oubliez-moi, ou gardez-moi comme une expérience parmi d’autres, une personne que vous avez aidée à la fin de sa vie. Je vais arrêter là l’enregistrement, pousser le magnétophone au milieu de la table pour que vous le trouviez quand vous entrerez demain matin. Vous l’emporterez bien sûr, ce message ne s’adresse qu’à vous. Je vous embrasse, Irène ».

Juste avant le clac du bouton, j’entendis encore un bruit de plastique. Quel courage il fallait… J’essayai de m’imaginer la chose : passer le sac sur la tête, placer la fermeture au niveau du cou, tirer sur les lanières pour boucher l’ouverture et empêcher l’air de passer. Alors la respiration collait le plastique au visage et l’on étouffait petit à petit. Combien de temps cela prenait-il ? Pouvait-on se passer d’un réflexe de survie ? Avait-elle essayé de revenir en arrière ? De déchirer le plastique ? Quoi qu’il en soit, elle avait atteint son objectif. 

Je fis ce qu’il fallait pour prévenir les secours, puis sa fille. Celle-ci n’était pas quelqu’un d’agréable en effet. Culpabilisait-elle maintenant que sa mère avait par son acte montré l’étendue de sa solitude ? Il me sembla entendre la réponse de ma chère patiente : « Oh, elle a toujours été comme ça ». 

J’aidai à l’organisation de son enterrement, même si tout était prévu, selon une convention qu’elle avait signée depuis longtemps déjà. Nous n’étions qu’une dizaine de personnes dans l’église. Je demandai à la fille l’autorisation d’accompagner le cercueil jusqu’à la tombe. Elle me toisa : « Si ça peut vous faire plaisir ». 

Tandis que je jetais un peu de terre sur le couvercle de bois, je me promis de venir au moins une fois par an me recueillir à cet endroit ; pour compenser par un peu de présence dans la mort trop d’absences dans la vie, et pour réfléchir à la belle leçon que nous donnait Irène. On devait mieux appréhender la mort, on devait permettre aux personnes qui le souhaitaient de mettre fin à leur vie de souffrance.

Un mois après environ, je reçus l’appel d’une étude notariale. On me demandait de passer, en vertu d’une disposition à mon égard figurant dans le testament de Mme Irène Marie Françoise Pélarin, survenue le 2 mars dernier à Nancy. Trois jours plus tard, je me trouvais face à une femme qui me lut et m’expliqua différentes choses que je ne compris pas. Je retins en revanche la phrase suivante, issue du testament : « Je souhaite que les 12 000 et quelques euros de mon Livret de développement durable et solidaire reviennent à mon auxiliaire de vie, Madame Fabienne Sparicka, qui m’a assistée chaque jour avec compétence et compréhension ». 

Non seulement j’étais surprise par le geste, mais en plus je me demandais quand elle avait décidé cela. Une chose était certaine : elle avait donné cette instruction avant d’appeler le médecin suisse, elle n’aurait pas eu le temps ensuite. Cela signifiait soit que l’argent de ce livret n’était pas celui destiné à être utilisé pour son suicide assisté, soit qu’elle avait prévu la possibilité d’une autre fin, en conséquence de quoi l’argent resterait disponible et elle souhaitait qu’il me revienne.

Je sortis de chez le notaire avec le chèque, que j’allai aussitôt déposer à la banque. Je me promis de verser dès le lundi suivant 1000 € à l’ADMD, Association pour le droit de mourir dans la dignité, et de fleurir chaque année à l’anniversaire de sa mort la tombe de Madame Pélarin. Avec le reste, ma foi, je ne savais pas. Assez vite, je penchai pour ne rien m’acheter, juste prendre conscience de la petite sécurité que m’offrait ce cadeau pour tenter de mieux profiter de chaque jour. Par son courage, Irène m’avait révélé une des grandes libertés à la disposition des humains, si mal utilisée : la possibilité de quitter le monde. Bizarrement, mais peut-être n’était-ce pas si bizarre, ma chère vieille dame m’apprenait, et me permettait, de vivre mieux tant que je décidais de rester en vie.

 



26 avril 2024

« Ouh bon Dieu ! »

 

 

(environ 2 minutes de lecture)

Nous étions couchés chacun dans un lit de la chambre rouge, mon cousin Bébu, 15 ans, et moi, 12 ans. Nous passions la nuit chez notre grand-mère, à Thonon-les-Bains.

Pendant le mois d’août, la famille se réunissait en Haute-Savoie, se partageant entre un chalet restauré dans le village de Champanges, à une quinzaine de kilomètres sur les hauteurs côté français du lac Léman, et le vieil appartement de la doyenne de la famille dans la jolie ville de Thonon, au bord de ce même lac. Le chalet était, grâce à mes oncle et tante qui l’avaient acheté et à leurs nombreux enfants, un endroit de rêve que j’appelais « le meilleur du monde ». Il n’empêche que passer la nuit à Thonon était un privilège, car nous retrouvions là les oncles et tantes célibataires, qui se couchaient tard, nous valorisaient et nous amusaient.

Ce soir-là, Bébu et moi avions été choisis pour descendre à Thonon avec Tonton Guy, Bilou, Chipette, Oncle Henri et Tante Francette, qui étaient venus passer la journée au chalet et qui nous remonteraient le lendemain. La soirée en ville dans le vieux salon-séjour de notre grand-mère avait tenu ses promesses, et il était presque minuit quand nous nous sommes couchés, ivres de bonheur et de fondue, dans les lits de la chambre rouge. Le rouge était celui des rideaux qui pendaient et des édredons qui nous recouvraient, Bébu et moi. 

Allongés à plat dos, nous discutions en regardant au plafond les lueurs qui passaient entre les lattes des volets de bois. Dans la rue en dessous, le trafic se raréfiait et le silence s’imposait. C’est alors que, pile entre deux répliques de notre dialogue, nous avons entendu un formidable bris de verre, suivi d’une exclamation non moins formidable :

– Ouh bon Dieu ! 

Cette concomitance du verre brisé, de l’exclamation, du silence de la nuit et de notre esprit échauffé déclencha un fou rire irrépressible, phénoménal, qui reste, pour Bébu comme pour moi, le plus beau de notre vie.

Il était si magistral que, le lendemain, quand notre grand-mère revenant des courses annonça aux participants au petit-déjeuner qu’un type s’était tué en passant par la fenêtre de son appartement – « là, dans l’immeuble en face, hier à minuit et demi ! » –, nous nous sommes tout de suite remémorés ce que nous avions entendu. Sidérés deux secondes, nous n’avons pu à la troisième réprimer la renaissance du fou rire, énorme, effarant, qui nous secoua tant et si bien que nous fûmes obligés de quitter la cuisine, devant les regards médusés des adultes. 

Le comique, pour Bébu et moi, était encore renforcé par le contraste entre la légèreté du « Ouh bon Dieu » et la gravité de ce qui avait suivi ; le type s’était exclamé comme s’il avait renversé un peu de vin sur sa chemise alors qu’il était à une seconde de la mort.

Comment expliquer l’hilarité à l’annonce d’un décès ? Comment avouer que le souvenir de l’exclamation de la veille était plus fort que notre conscience attristée par le terrible accident du voisin ? Nos oncles et tantes avaient beau être bienveillants, nous faisions preuve d’un manque de savoir-vivre indiscutable. Jamais l’adjectif tragi-comique ne fut si bien adapté pour qualifier l’existence.

Nous avons grandi, la vie nous a séparés, et je ne revois Bébu qu’en de trop rares occasions. Mais à chaque retrouvaille, sans que nous ayons besoin de prononcer une parole, nous entendons en nous le bris de verre suivi du magistral « Ouh bon Dieu ! ». Nous savons désormais que ces trois mots furent la dernière parole d’un homme innocent ; pourtant, le même fou rire nous reprend, idiot, indécent et incompréhensible pour les autres, comme tous les fous rires. 



19 avril 2024

Une cliente un peu particulière

 

(environ 20 minutes de lecture)

Chaque métier comporte des risques, on l’oublie trop souvent. Parce que travailler, c’est entrer en contact avec d’autres individus : collègues, clients, patients, administrés, fournisseurs, partenaires… Et ces individus, au début du deuxième quart du XXIe siècle, sont le plus souvent susceptibles, égoïstes, excessifs, déstructurés, amoraux… Ils peuvent donc exiger de vous des actes hors des limites de la relation de travail et même hors des limites de ce qui vous parait acceptable.

Mon boulot, comptable, n’est, a priori, pas un des plus dangereux. Il s’agit de traduire des activités économiques en corrélant des chiffres dans des cases et des colonnes, ces corrélations devant être présentées selon la forme attendue par les autorités : comptes annuels, bilans d’activités, déclarations fiscales, j’en passe. Certains comptables travaillent pour une seule entreprise ou institution ; d’autres assurent des missions pour différentes personnes, morales ou physiques, c’est mon cas. 

Cela a toujours été mon cas, même si ça l’est davantage encore aujourd’hui : je veux dire qu’après deux décennies passées dans une agence du groupe Fiducial, j’ai pris mon indépendance et ouvert mon propre cabinet, qui ne compte qu’une personne : moi-même. Je n’ai même pas de secrétaire, n’ayant jamais compris l’utilité de ces charmantes femmes à l’heure du numérique, indispensables dès qu’elles sont là, mais dont on se passe fort bien quand on ne les recrute pas. Je n’ai aucune sécurité de revenus, je ne gagne que ce que je fais, et ça me convient. Je n’ai pas à me demander pourquoi je dois me lever le matin, la réponse est évidente : il faut gagner de quoi se nourrir et se loger.

Quand Madame Allirois m’appela pour la première fois, elle m’expliqua que jusque-là elle arrivait à peu près à tenir la comptabilité de l’entreprise de métallurgie qu’elle dirigeait avec son mari, comptabilité qu’elle faisait valider une fois l’an par un expert-comptable commissaire aux comptes.

– Mais maintenant, c’est infernal, il y a trop de normes, qui changent tout le temps ! Je ne m’en sors plus ! Rien que les fiches de paye, c’est une horreur !

Elle avait raison, tant mieux pour moi d’une certaine manière : tenir seul.e sa comptabilité si vous aviez une petite entreprise était quasi impossible. Même un libéral  au régime des bénéfices non commerciaux devait être bon en maths et très rigoureux pour rester dans les clous. Il n’y avait guère que les auto-entrepreneurs qui pouvaient se débrouiller sans professionnels à leurs côtés ; heureusement, vu ce qu’ils gagnaient.

Je débarquai donc un jeudi matin dans la petite ville d’Issoire, au sud du Puy-de-Dôme – basé à Roanne, je couvrais la région Auvergne-Rhône-Alpes – et découvris un couple soudé à la tête d’une boîte qui produisait des tubes en acier sans soudure. Monsieur Allirois, 63 ans, représentait la deuxième génération de cette entreprise familiale, la troisième étant déjà en place, puisque le fils, 39 ans, avait le titre de directeur technique et commercial. Une petite-fille, donc une arrière des fondateurs, 17 ans, allait entrer à son tour dans la danse, du moins quand elle aurait passé son bac et obtenu son diplôme de la Clermont, Toulouse ou Montpellier Business School.

– On n'est plus tout jeunes… soupira Mme Allirois. Mon mari a 63 ans, moi 59. Il faut penser à la relève.

J’eus droit à un rapide historique de la maison, des premiers pas dans la métallurgie jusqu’à la découpe de tubes au laser, en passant par l’usinage et le profilage, des premiers clients régionaux aux premières exportations hors des frontières… C’était une belle réussite, dans un marché où les gros groupes avaient tendance à rafler toutes les mises. Il fallait à la fois conserver ce qu’on avait laborieusement acquis et sans cesse se renouveler, techniquement et commercialement. J’étais toujours impressionné par les gens qui faisaient vivre une boîte, et des salariés et leurs familles, dans des secteurs ultra-concurrentiels et sans aucune garantie du lendemain

Après quelques présentations et amabilités autour d’un café, je suivis la patronne dans son bureau, le mari nous laissant, tout en assurant qu’il se tenait à disposition si besoin était. Elle avait sorti les registres et livres de comptes, que j’examinai rapidement. Elle m’invita aussi à regarder son écran où elle avait ouvert son logiciel de gestion. C’était bien tenu. Je la questionnai sur quelques points et vis qu’elle avait l’habitude. Cela manquait de précisions ici ou là, quelques affectations seraient à revoir, mais il n’y avait rien d’alarmant. Alors qu’il m’arrivait de débarquer dans des endroits où des tas d’opérations, d’achats ou de ventes, n’étaient même pas répertoriées !

Je la félicitai.

– Le problème, c’est que je perds beaucoup de temps. Voyez, tout ce que je note là – elle me montra un bout de tableau sur son écran – il faut que je le reporte là – autre tableau – et encore là – livre de comptes.

– Ce n’est pas très rationnel, en effet. On peut améliorer. Il y a de nouveaux outils informatiques, maintenant. 

– Tant mieux. Est-ce que vous pourriez me remettre tout au propre avec les bons outils, disons depuis le début de cette année, et puis m’apprendre pour que je puisse ensuite remplir au fur et à mesure, mais qu’une seule fois ?

– C’est faisable.

– Bon. Et les fiches de paye. Là aussi, il faut que vous m’aidiez.  

Nous passâmes un moment sur les fiches de paye de cette P.M.I. qui comptait 29 salariés, plus le patron et son épouse, et les déclarations conséquentes aux caisses de retraite, à l’URSSAF, à l’assurance chômage, etc.

Elle fut plusieurs fois interrompue par le téléphone, ce qui me permit de consigner quelques notes dans mon MacBook. Un moment, la porte s’ouvrit brusquement et un type entra sans frapper. 

– Firmin Allirois, bonjour ! C’est vous le comptable ?

– C’est mon métier, répondis-je prudemment.