Littérature
Plus que jamais, nous avons besoin d’histoires. D’histoires à notre portée, accessibles et résonantes. La principale qualité de l'écrivain, paradoxale pour un créateur de fictions, réside dans sa capacité à montrer ce qui est, à débarrasser les faits et les individus des artifices derrière lesquels ils se cachent.
Vous pouvez lire et commenter ces histoires également sur le blog www.desvies.art.
© Pierre-Yves Roubert. Tous droits réservés.
Vendredi 13 juin 2025
Histoire du XXIe siècle – Deuxième partie (2025-2049), chapitre 3 : Les éléments déchainés
Sous chapitre C – Espèces invasives contre espèce défensive
(environ 12 minutes de lecture)
Le dérèglement climatique n’a pas seulement dérangé les équilibres météorologiques : il a aussi bouleversé l’ordre du vivant. Dans les décennies 2020, 2030, 2040, ce ne sont pas seulement la hausse des températures, la force des vents et le manque d’eau qui affectèrent les sociétés humaines, mais l’explosion d’interactions nouvelles, imprévues, entre espèces déplacées, libérées, réveillées, et les populations humaines, démunies face à ces invasions. Insectes porteurs de virus tropicaux, bactéries antiques échappées des glaces, parasites résistants, prédateurs affamés ou organismes mutants apparus dans les eaux chaudes : tous devinrent des acteurs puissants du chaos sur la planète terre. La progression silencieuse de ces espèces pathogènes et invasives, à la croisée de l’effondrement biologique et de la biopolitique, fut l’un des traits les plus marquants – et les plus meurtriers – d’un monde en perdition.
Contrairement aux ouragans et aux incendies, la prolifération de ces redoutables prédateurs ne fit pas les gros titres des médias et le buzz des réseaux dans un premier temps. Ces espèces invasives se faufilèrent dans le tissu des sociétés humaines comme un poison lent, avec d’autant plus d’efficacité qu’elles semblaient venir de la nature elle-même, et non d’une négligence ou d’une malveillance. C’est ce que les premières victimes, disons la première centaine de millions, eurent tant de mal à comprendre. Il faut dire que l’écologie radicale avait si bien endoctriné les esprits que plus personne n’osait remettre en cause le dogme imbécile d’une nature automatiquement bonne pour l’homme, qu’il ne fallait surtout pas toucher, les post-humains oubliant volontairement que, pour survivre, les humains avaient dû domestiquer la terre et les animaux, construire des routes et des barrages, couper des arbres, couler du béton (une des caractéristiques de la post-humanité est la volonté délibérée de ne pas tenir compte des acquis de la science et des leçons du passé).
Tout avait commencé discrètement : un moustique observé plus au nord qu’à l’accoutumée, un ver parasite trouvé dans une terre autrefois trop froide pour lui, une mouche tropicale remontée jusqu’en Bavière. Malgré les alertes de quelques spécialistes, ces observations furent jugées anecdotiques dans les années 2020. Elles furent pourtant les premiers signes d’un phénomène global : la migration massive d’espèces autrefois cantonnées aux zones équatoriales vers les latitudes tempérées. L’augmentation moyenne des températures de 2,7° sur la planète entre 2020 et 2050 ouvrit à ces espèces de nouveaux territoires ; et les post-humains, jusque-là protégés par les hivers, perdirent soudain leur avantage climatique.
Le moustique-tigre (Aedes albopictus), porteur du chikungunya, de la dengue et du virus zika, fit sa première percée massive en Europe en 2029 (dès 2021, Papa avait écrit une super-nouvelle sur le sujet, en deux épisodes : https://desvies.art/2021/08/20/aedes-versus-sapiens-la-guerre-des-moustiques-1-2/ et https://desvies.art/2021/08/27/aedes-versus-sapiens-la-guerre-des-moustiques-2-2/). En 2034, on comptait plus de 90 millions de cas de dengue sur le seul continent européen, avec 2 millions de décès en cinq ans, principalement chez les enfants et les personnes âgées. Ce fut l’un des événements déclencheurs du repli massif des populations vers les hautes altitudes, les montagnes devenant des refuges naturels contre les épidémies, comme elles l’avaient été autrefois pour les populations qui fuyaient les guerres ou la peste. En France, les départements du Cantal, de la Creuse, de la Corrèze, de la Lozère, de la Haute-Loire et de l’Aveyron virent leur population tripler entre 2030 et 2050, ce que là encore Papa avait prévu : « Tu vas voir, disait-il dès les années 2000, nos seuls coins à peu près préservés du Sud-Ouest et du Massif Central vont devenir les derniers endroits où la vie est encore supportable, ils vont être envahis ».
À partir de 2036, une prolifération spectaculaire de punaises hématophages (Cimex hemipterus) transforma la vie urbaine en cauchemar permanent dans plusieurs mégapoles. Ces punaises, résistantes aux insecticides classiques et favorisées par des hivers plus doux, colonisèrent les réseaux de transport, les immeubles collectifs, les hôpitaux, les prisons. Il devint impossible d’ouvrir une fenêtre sans moustiquaire, au risque de voir des dizaines de mini-drones bourdonnants coloniser un appartement. Au-delà des démangeaisons et des infections secondaires en cas de piqures, c’est l’effet psychologique qui fut le plus redoutable : sensation d’être assiégé, insomnies massives, anxiété chronique, multiplication des pathologies mentales dans les zones infestées. Les punaises devinrent un symbole de l’impuissance publique, ce qui renforça encore les violences sociales et le délitement des sociétés démocratiques. À Séoul, des quartiers entiers furent évacués, puis incinérés à haute température pour stopper la contamination. Madrid perdit 50 % de sa population entre 2030 et 2042 ! Saint-Louis, Missouri, le long du Mississipi, devint inhabitable et la ville n’a plus existé avant l’assainissement du site et sa reconstruction. Etc.
Les araignées, quant à elles, choisirent une autre voie pour s’imposer : celle de la terreur spectaculaire. En 2038, les forêts subtropicales du sud des États-Unis virent apparaître en nombre la Trichonephila clavata, surnommée « araignée Joro », originaire du Japon, sans doute introduite sur le sol américain par un container dans les années 2010. Avec ses toiles dorées de plus d’un mètre de diamètre et sa taille inhabituelle, cette espèce se répandit jusqu’aux Appalaches, profitant des étés plus chauds et de l’absence de prédateurs naturels. Bien que non mortelle, son invasion fut médiatiquement suramplifiée. Les vidéos virales montrant des ponts, pylônes et façades couvertes de toiles créèrent un climat de phobie collective. On estime que plus de 250 000 suicides aux États-Unis seraient dûs à la Joro ; et, entre 2038 et 2045, pas un Américain ne se coucha sans vérifier son lit et faire le tour de sa chambre pour s’assurer de l’absence de la monstrueuse.
Plus inquiétant encore fut le cas de l’araignée recluse brune (Loxosceles reclusa), dont les morsures nécrosantes se multiplièrent, dans le Midwest d’une part, en Iran d’autre part, provoquant une panique sanitaire dans les écoles et les zones rurales. Des centaines de milliers de personnes durent être amputées pour éviter la mort due aux piqûres de la terrible recluse. On peut signaler aussi, en Australie dans les années 2040, un comportement migratoire inédit de la redoutée Atrax robustus, jusque-là cantonnée à la région de Sydney, longtemps considérée comme l’araignée la plus dangereuse du monde, la fameuse « funnel-web spider ». Attirée par l’humidité accrue vers les zones côtières, Atrax robustus multiplia son rythme de reproduction par 10 en quelques mois, et déferla sur la ville de Brisbane. Malgré la mise en place de systèmes de surveillance automatisés et la désinfection de tous les bâtiments publics et privés, la réaction fut trop tardive et 360 000 personnes (13 % de la population) périrent au cours de la seule année 2043.
Les insectes ne furent pas seuls à attaquer l’homme. Les bactéries aussi se déplacèrent, ou plutôt se réveillèrent. Le pergélisol (ou permafrost), cette couche de sol gelé en permanence depuis des millénaires en Sibérie et dans le nord canadien, se mit à fondre à grande vitesse. Avec lui, des bactéries et virus préhistoriques, prisonniers dans les glaces depuis des dizaines de milliers d’années, furent libérés. En 2031, une étrange maladie pulmonaire frappa brutalement les villes minières de Yakoutie, maladie d’abord attribuée à une souche mutante de grippe aviaire. Mais il fallut deux ans pour admettre que le pathogène n’était ni connu ni soignable par les antiviraux contemporains. Le Boreavirus-S31, ainsi qu’on le baptisa plus tard, causa près de 11 millions de morts dans le nord de l’Asie et poussa les autorités russes à interdire l’accès à toute la région du Grand Nord. Trop tard, bien sûr : les bactéries avaient déjà trouvé d’autres hôtes. On le sait, il fallut des décennies pour en venir à bout, et le boreavirus tua en cinquante ans pas loin de 150 millions de personnes.
Ce fut aussi l’époque où certaines espèces animales, en perte de repères, commencèrent à se rapprocher dangereusement des zones habitées. Les rats géants d’Afrique de l’Est, de la taille d’un chat, furent observés dès 2032 dans les décharges d’Istanbul, puis en Grèce, en Italie, en Croatie et en France. Ils n’étaient pas seulement une menace pour les cultures et les infrastructures, ils furent surtout porteurs de plusieurs souches de leptospirose, une maladie bactérienne qui se transforma, avec la densité urbaine, en véritable épidémie respiratoire. Même si elle était de nature différente, la leptospirose, avec les confinements et gestes barrière qu’elle imposa, rappela le Covid-19 de 2020, en bien pire puisqu’elle fit dix fois plus de victimes en Europe.
Mais l’une des invasions les plus destructrices fut celle du crapaud buffle (Rhinella marina), un amphibien originaire d’Amérique centrale introduit initialement en Australie pour contrôler des parasites agricoles, et devenu un fléau planétaire. Résistant, prolifique, toxique pour la quasi-totalité des prédateurs, ce crapaud s’adapta aux milieux urbains et humides de la Méditerranée dès 2031. Il se répandit ensuite vers la plaine du Pô et les Balkans, où il trouva des conditions climatiques désormais favorables. En 2035, un épisode exceptionnellement pluvieux en Italie du nord provoqua une reproduction explosive : on estima à plus de 300 millions le nombre de crapauds adultes présents autour de Bologne au cours de ces mois tragiques ! Leur peau sécrétant un poison violent – la bufotoxine –, les chiens, les chats, les oiseaux locaux moururent par milliers, déséquilibrant brutalement l’écosystème. Pire encore : plusieurs intoxications humaines par ingestion d’eau contaminée déclenchèrent une vague de panique. Les autorités italiennes décrétèrent la fermeture d’urgence des réseaux d’eau potable dans cinq provinces. L’industrie agroalimentaire locale s’effondra en quelques jours, contaminée elle aussi. Des vidéos montrant des rues entières couvertes de crapauds circulèrent sur les réseaux, contribuant à une psychose collective. « Le printemps des crapauds », comme l’appela la presse, provoqua l’exode de 2,8 millions de personnes vers les régions alpines, l’activation de l’article 6 du Traité européen sur la sécurité biologique, et la mise en quarantaine totale de la plaine du Pô pendant plus de quatre mois. Le PIB de l’Italie, déjà dévasté par la crise économique consécutive à l’effondrement de la France (voir chapitre 1), chuta de 38 % et le pays s’appauvrit durablement. Ce fut l’un des premiers cas documentés où une invasion animale déclencha, à elle seule, l’effondrement d’un État régional moderne.
Moins spectaculaire mais tout aussi problématique fut la réapparition, dans le courant des années 2040, de plusieurs espèces marines toxiques. Les méduses-boîtes d’Australie (les plus venimeuses du monde) migrèrent vers l’Asie du Sud-Est et jusqu’au golfe Persique, décimant les pêcheurs traditionnels, ruinant le tourisme côtier et rendant certaines zones littorales inhabitables. En 2041, la fameuse baie de Ha Long au Vietnam fut déclarée « zone à risque biologique de niveau 4 » après une série de morts atroces dues à des envenimations multiples.
Mais ce fut dans les rivières et les fleuves que l’une des plus grandes surprises attendait les populations. En 2043, la prolifération d’une espèce de moule d’eau douce génétiquement modifiée, la Margaritifera radiata, paralysa le réseau hydraulique de plusieurs villes d’Europe orientale. Ces moules, capables de se fixer aux structures métalliques et de se reproduire à un rythme exponentiel, envahirent les conduites d’eau, colmatèrent les systèmes de filtration, et finirent par contaminer l’eau potable avec des toxines naturelles. La Moldavie fut la première touchée, suivie par l’Ukraine, la Roumanie et la Hongrie. On mit plusieurs mois à comprendre que l’origine de cette espèce n’était pas naturelle : les premiers spécimens retrouvés dans le delta du Danube portaient des marqueurs génétiques artificiels. L’enquête internationale fut discrètement enterrée, mais certains experts occidentaux parlèrent ouvertement d’un « bioacte de guerre hybride » imputé à des laboratoires liés aux forces spéciales russes.
L’idée, glaçante, que des espèces invasives puissent être utilisées comme armes biologiques devint une hypothèse stratégique sérieusement étudiée à l’OTAN dès 2043, un peu tard, hélas. Les scénarios de défense intégrèrent désormais les menaces d’introduction d’organismes capables de détruire une économie locale, une filière agricole ou un réseau d’approvisionnement en eau. Dans les zones arides, on craignit l’introduction de coléoptères xylophages capables de s’attaquer aux rares plantations encore viables. En Afrique de l’Ouest, des drones militaires furent déployés pour traquer les essaims de criquets migrateurs, modifiés par bio-ingénierie pour résister aux insecticides.
Le plus rageant dans ce tableau est que les humains avaient, dès 2000, tous les outils pour prévoir cette évolution. Les scientifiques savaient que les insectes réagiraient plus vite que les humains à la hausse des températures. Ils savaient aussi que certaines bactéries pouvaient survivre des dizaines de milliers d’années en état de dormance. Ils savaient que les équilibres écologiques étaient fragiles et que les espèces ne respecteraient pas les frontières. Mais le savoir ne suffit jamais, quand il se heurte à des intérêts économiques, à l’inertie des habitudes, au refus psychologique de croire que l’ordre du monde puisse être bouleversé à ce point.
Alors, les pandémies, invasions et attaques animales se succédèrent. En séries, comme des vagues qui reviennent sans cesse et finissent par anéantir les falaises. Chaque foyer contagieux se propageait plus vite, chaque réponse était trop lente, chaque mutation plus imprévisible, chaque prévision insuffisante. L’Organisation Mondiale de la Santé devint un organisme de guerre, avec des militaires à sa tête. On créait des vaccins chaque année, on vaccinait à la hâte, mais c’était souvent trop tard. On isolait des villes entières, on interdisait les contacts physiques, on préférait abréger sa vie. Et pourtant, cela ne suffisait jamais.
En 2050, les historiens de la santé établirent un constat implacable : entre 2025 et 2049, les espèces invasives – insectes, microbes, bactéries, parasites, mollusques, petits animaux – avaient causé la mort de 678 millions de personnes (7 % des post-humains). Ce fut, hors périodes de guerre ouverte, la plus grande hécatombe de l’histoire humaine. Mais au-delà des chiffres, ce fut l’idée même de frontière biologique qui s’effondra. La séparation entre l’humain et le reste du vivant, longtemps pensée comme acquise, garantie par la science et la technique, vola en éclats. L’homme découvrit qu’il n’avait jamais cessé d’être une espèce parmi d’autres, vulnérable, perméable, et que le climat, en bouleversant les équilibres millénaires, avait libéré une armée sans haine, sans projet, mais implacable.
Cette armée n’avait ni chef ni drapeau, ni stratégie ni conscience, seulement la force brutale de la sélection naturelle. Elle se répandit non pas comme une idéologie ou un virus informatique, mais comme une vérité biologique rendue folle par le déséquilibre : ce que le post-humain croyait maîtriser se mit à proliférer sans limite. Ce n’était pas un complot, ni une vengeance de la nature, mais un effet secondaire, l’effet rebond d’un siècle d’indifférence, comme une sueur froide qui parcourt un corps malade.
L’idée même de progrès s’évanouit. L’idée que demain serait toujours meilleur que la veille, que la médecine vaincrait toujours la maladie, que la ville tiendrait les bêtes à distance, que l’intelligence humaine surpasserait tous les instincts… tout cela se heurta à une réalité plus vaste, plus ancienne, que la modernité avait voulu oublier : celle d’un monde vivant, mouvant, dangereux parfois, qui n’obéit pas aux lois humaines. Ce que le XXIe siècle révéla, c’est la puissance de la nature et l’arrogance de la civilisation.
Vendredi 6 juin 2025
L'iPhone qui déconne
(environ 3 minutes de lecture)
Il ne pouvait pas le croire. Une conception mathématique, une technologie au top, une construction si fiable… Une marque supérieure à toutes les autres, créatrice d’un nouveau monde ! C’était impensable. Une puce électronique ne pouvait pas se tromper, elle marchait ou elle ne marchait pas. Une confusion était impossible.
Et pourtant… Une fin d’après-midi de novembre, il avait tapé le sms suivant : « Ignacio bonsoir. Je confirme ma présence samedi. Je serai heureux de te revoir. Bonne semaine d’ici là ». Il avait entré le « Ignacio » de ses contacts dans la micro-fenêtre du destinataire et il avait appuyé sur envoyer. Mais alors que la ligne verte de transmission se trouvait au tiers de sa progression, il vit soudain « Sandy » remplacer « Ignacio ». Une seconde après, la ligne verte avait atteint son but, le message était transmis.
Il vérifia : le message avait été envoyé à Sandy. Bon sang ! Il était sûr d’avoir entré « Ignacio », pas « Sandy » ; et il avait clairement vu le deuxième prénom remplacer le premier (quand il envoyait un message, il ne détachait pas ses yeux de l’écran avant d’avoir la certitude qu’il était passé).
Il se rassura en se disant que le message n’avait aucun caractère d’intimité. Et puis Sandy, une collègue de travail, était une fille bien, elle ne parlerait pas de cette réception étonnante. Elle confirma sa bienveillance quelques minutes plus tard : « Désolée Ben, je ne suis pas Ignacio ! Sans doute une erreur d’aiguillage. Le message est effacé. Bonne soirée et à demain ».
Trois semaines plus tard, il écrivit ceci : « Chère Toi. Aurais-tu les coordonnées de l’ostéo dont tu m’as parlé ? Ça ne s’arrange pas, il faut que je fasse quelque chose. J’espère que ça va de ton côté. Bisou, B. ». Le message était censé parvenir à son amie Stéphanie, et il avait entré son nom à l’endroit prévu à cet effet. Et là, au tiers de la ligne verte, paf, « Bastien » avait pris la place de « Stéphanie ». Nom de Dieu ! Ça recommençait. Il tressaillit. Bastien était un faux ami, une de ces relations qu’on traîne par manque de courage ou par peur de la solitude. Un mâle dominant, un connard. Il était capable de gloser en public avec ce message pour se rendre intéressant, pour s’occuper, pour exister. « Vous connaîtriez pas un ostéo ? C’est pour Ben, il a mal, le pauvre ! ».
Bastien prouva vite ses capacités de nuisance : « T’en as bu combien ? Faut regarder avant d’appuyer sur les touches ! T’as des soucis de santé ? Si tu trouves pas ton ostéo, je te conseillerai une kiné. Une meuf. Elle va te remettre les raideurs au bon endroit ! ». Quel con ! La plaie, ce mec, il n’avait pas fini d’en entendre parler.
Dans les deux cas, il s’était excusé et il avait pu adresser les messages aux destinataires, en reprenant le dernier échange en date avec eux plutôt qu’en initiant une nouvelle conversation. Il avait veillé à cela pendant des mois, puis, ne déplorant plus de problème, avait fini par évacuer de son esprit ce double incident, unique dans l’histoire de la téléphonie.
Jusqu’à ce jour funeste du mois d’avril où, après quelques mails avec une belle inconnue sur un site de rencontres, ils avaient échangé leurs 06. Il voulut lui envoyer un premier sms : « Bonjour, maintenant que nous nous connaissons un peu, serais-tu d’accord pour une rencontre ? Je te trouve attirante et j’aimerais discuter avec toi, pour voir si nous pouvons envisager quelque chose. Serais-tu libre vendredi ou samedi soir ? ». Il attendait beaucoup de cette rencontre. Il relut, puis tapa les 10 chiffres du numéro qu’il avait noté trois fois.
Le vert apparut. Il sentit l’adrénaline se diffuser en lui. Cette fille avait l’air fantastique, elle pouvait changer sa vie. Soudain, tous les organes de son corps se figèrent : les 10 chiffres du numéro sacré avaient été remplacés par « Laetitia » ! Avant qu’il ne pût stopper l’envoi, celui-ci était terminé. Il vérifia : c’est bien Laetitia qui figurait comme la destinataire de son message. C’était une catastrophe. Cela n’aurait pas pu être pire. Laetitia était une femme qu’il avait aimée un temps, avec qui la relation avait été furieuse. Elle n’avait jamais accepté la diminution de sa flamme, ils s’étaient déchirés, elle l’avait menacé de se suicider à cause de lui et il avait eu toutes les peines du monde à la quitter. Elle allait immanquablement prendre ce message comme une reprise de contact ; elle ne croirait jamais à la vérité.
Elle attendit 22 heures pour répondre. « Si je m’attendais à ça… C’est original comme relance ! Tu regrettes ? Tu as des remords ? “Nous nous connaissons un peu“, en effet. Tu veux “envisager quelque chose” ? Enfin… Laisse-moi quelques jours avant de te dire si j’accepte de te revoir. Je ne t’ai pas attendu, tu comprends ? Il y a des hommes qui ne se lassent pas de moi, figure-toi. J’espère que tu vas mal dormir. Je ne sais pas si je t’embrasse, Lae. ».
Malédiction. La garce interprétait les mots en sa faveur. Elle jubilait. Elle allait s’en délecter. Il répliqua tout de même en expliquant que ce message ne lui était pas destiné, que c’était une erreur, et qu’il s’en excusait. Cela ne fit qu’enfoncer un peu plus l’hameçon dans sa gorge, puisqu’elle répondit : « Tu n’as pas changé… Pas franc, pas courageux. Je te connais, tu sais… ». Seigneur…
Le lendemain, il se rendit chez un autre opérateur téléphonique que le sien, souscrivit un abonnement avec un nouveau numéro et acheta un téléphone. La plaisanterie lui coûta 1250 euros. Quand il fut équipé, il prévint tous ses contacts, sauf un, qu’il changeait de numéro car sa ligne avait été piratée. Il attendit l’activation de sa nouvelle ligne avant de résilier son précédent contrat. Il éteignit son ex-téléphone, retira puis cassa la carte SIM et jeta le tout.
48 heures s’étaient ainsi écoulées avant qu’il pût renvoyer un sms à la femme convoitée du site de rencontres. Il réécrivit à peu près le même texte que celui qui avait malencontreusement abouti chez Laetitia. Il reçut la réponse suivante de la belle inconnue : « Bonsoir Ben. Excuse-moi, mais comme je n’avais pas de nouvelles, je pensais que tu n’étais plus intéressé. Alors j’ai accepté hier un rendez-vous avec un homme, et nous nous sommes bien plu. Je crois que nous allons faire un bout de chemin ensemble. Je te souhaite bonne chance de ton côté ».
Il était donc désespéré quand, huit jours après son malheureux sms, on sonna à la porte à 21 heures. Un frisson le traversa. Non sans angoisse, il alla ouvrir :
– Puisque tu ne réponds pas aux textos, je viens ! Alors, tu t’es rendu compte que je suis la femme de ta vie ?
C’était Laetitia.
Vendredi 30 mai 2025
Les betteraves de Charles, le Poilu
(environ 5 minutes de lecture)
J’ai situé cette histoire en France en 1914. Mais elle pourrait très bien se passer en Ukraine en 2025. N’oublions pas le courage hors du commun des Ukrainiens qui luttent depuis 3 ans face à la barbarie la plus sauvage.
Campagne de Champagne, dimanche 11 octobre 1914. Peu de nouvelles du front. Nous continuons à manœuvrer. La canonnade reprend par intermittence. J’y retourne demain.
Un homme m’interpelle à la sortie de la messe. Ses propos paraissent surprenants : il me parle des betteraves de son frère mobilisé ; elles risquent d’être perdues.
– Vous pourriez pas intervenir, Monsieur le Commandant ? demande-t-il, les yeux brillants d’inquiétude.
J’allais lui répondre qu’il pouvait s’en occuper, lui, des betteraves de son frère, quand je m’avise que sa jambe est un peu raide.
– Vous avez un problème à la patte ?
– J’ai plus que la patte gauche. La droite a pris deux balles de mitrailleuse dans le genou. Je fais encore pas mal de choses, mais je peux pas me plier pour ramasser des patates. Ou des betteraves.
Pauvre type, pensai-je.
– Ça vous est arrivé là-bas ?
Je montre la colline, et donc ce qu’il y a derrière.
– Oui. Sur la crête de Varreddes. Avec les tirailleurs…
Il est venu jusque sous le porche. La pluie a détrempé sa veste, et ses sabots laissent sur la pierre des traces sombres comme du sang séché. Il tient son chapeau sale entre ses mains rugueuses, le pétrit sans y penser. Un homme de la terre, ça se voit, besogneux, opiniâtre. Mais là, il vacille.
– Des betteraves, dites-vous ?
Il hoche la tête avec un humble respect.
– Celles de mon frère Charles, Commandant.
– Charles comment ?
– Baroulier. Comme moi. Charles Baroulier. Il est parti depuis août. Peut-être vous l’avez eu sous vos ordres… Son champ est resté, comme ça. Et la terre, elle attend pas, Commandant. Elle prend, elle pourrit. Ce serait du gâchis. Et puis il y tient, Charles. Il y tient comme à sa vie. S’il savait que ses cultures sont perdues… J’ai ramassé ce que j’ai pu, mais je peux pas me baisser. Quelques voisins ont aidé, mais ça suffit pas. Les betteraves, y’en a beaucoup, c’est le plus important…
Sa voix s’est brisée. Il baisse les yeux. Je reste silencieux. C’est sûr que la terre elle prend, elle pourrit. Et pas que les betteraves. Des hommes aussi. Il en tombe des centaines chaque jour, et le sol les aspire.
Baroulier… Mince alors. Dans la liste de ce matin, non d’hier, il y avait un Baroulier. Il faudrait un miracle pour qu’il ne se prénomme pas Charles. Et les miracles, en ce moment…
Je regarde le type. Il ne demande pas grand-chose. Seulement qu’on sauve ce qu’il reste dans un champ. Des betteraves. Je n’y connais pas grand-chose et n’ose pas lui demander de quel type de betterave il s’agit : sucrière ou potagère ? Je crois qu’il en existe aussi des fourragères. Mince alors : que viennent faire les betteraves dans ma vie en ce moment ? Alors que j’ai des soldats à motiver et à sauver.
Néanmoins, je m’entends dire :
– Il faudrait combien d’hommes ?
– Oh, avec une demi-douzaine de gaillards, on finit en une journée. Et ça sauve la récolte de l’hiver.
– Et les femmes, elles peuvent pas ?
– Y’en a pas tant que ça par ici. Et puis la Toinette et la Léontine sont bien vieilles…
Ah…
– Je vais voir ce que je peux faire.
– Merci, Commandant, merci.
– Ne vous emballez pas, je promets rien. Rendez-vous ici demain à 8 heures.
Le lendemain, la pluie a cessé mais le ciel est encore bas. Le paysan – il s'appelle Étienne, Étienne Baroulier – est là, droit malgré sa jambe raide et son dos voûté par les récoltes passées. Quand il me voit venir avec 6 jeunes soldats, j’ai l’impression qu’il se met à trembler. Il nous regarde comme on regarde le médecin de la dernière chance.
J’ai pris 6 types au repos, sur la base du volontariat. En leur promettant un bon repas (ce dont je n’ai aucune garantie, je compte sur Étienne) et un jour de repos supplémentaire. Si le colonel fait des histoires, je prendrai sur moi. Nous sommes donc 7. 7, parce que, j’ai du mal à me l’expliquer, mais je vais participer aussi. Non seulement ce type m’a touché, avec les betteraves de son frère, qui est bien mort j’ai vérifié, mais en plus je crois que j’ai besoin de retrouver le sens de la vie, le respect de la nature. Et la paix, même si elle est très temporaire, et qu’il faudra que je retourne au combat pour qu’elle soit plus durable un jour. C’est ça que les gens ont du mal à comprendre : il faut parfois se battre pour obtenir la paix.
Nous suivons Étienne. Le champ est gorgé d’eau. La terre colle aux bottes comme la peur colle aux entrailles. Nous ne sommes pas à l’abri du marmitage des Boches et de quelques obus de 75. Les coups de canon martèlent la ligne de l’horizon. On meurt à six kilomètres d’ici. Nous, on va sauver des betteraves.
– Monsieur Étienne, nous sommes à vos ordres pour la journée.
Il nous fait mettre en ligne. Un rang chacun. Et quand nous serons au bout, nous nous nous décalerons de 7 rangs et recommencerons. Il se charge du ramassage, avec le vieux boulanger, un menuisier, et la Toinette et la Léontine, assez âgées en effet, mais qui feront de la besogne.
C’est parti. Je plante ma bêche. Je n’avais plus touché la terre depuis l’enfance. Et me voilà, moi commandant de brigade depuis le début de la guerre, déterrant des racines alors que d’autres gars non loin de là enterrent leurs camarades morts au combat. Je pense à Charles. À Étienne. À ceux qui n’ont plus de frère, plus de champ, plus rien. Colère et tendresse se partagent en mon cœur.
Nous ne parlons pas. Chaque geste est un hommage. Chaque betterave arrachée est une prière silencieuse. Une forme de résistance : au découragement, à la folie, à la mort. C’est une victoire minuscule, dérisoire peut-être, mais ce jour-là, je crois que nous sauvons un peu plus que des betteraves.
Quand le premier chariot est plein, Étienne s’essuie les yeux du revers de la manche :
– Il va être content, Charles, quand il reviendra. Rien n’aura été perdu.
Je ne dis rien. Je ne peux pas. Si seulement il pouvait revenir. Cependant, quand il découvrira ce qui est arrivé à son frère, Étienne pourra se consoler avec le sentiment du devoir accompli. Il aura fait ce qu’il fallait pour les betteraves de Charles. Les betteraves ramassées vont sauver le frère de Charles.
Vendredi 23 mai 2025
Le goût amer de la vérité
(environ 10 minutes de lecture)
Alfred avait décidé de prendre au mot son collègue de travail, Gérald, qui l’accusait d’être un hypocrite :
– Je te parie que tu tiendrais pas une journée sans mentir au moins dix fois !
– Qu’est-ce que tu racontes ? J’ai qu’une parole !
– C’est ça, oui… Essaye, tu verras.
– Essaye quoi ?
– De ne pas mentir, sur tes pensées, ton comportement, tes actes… D’être franc, et sincère, tout simplement ! 24 heures.
– Je commence tout de suite, si tu veux. J’ai même pas besoin de commencer, puisque je ne mens pas.
– Ah ah ! Il est 8 h 30. Rendez-vous demain matin à 8 h 30 devant cette même machine à café. Je ne pourrai pas vérifier ce que tu me diras. Mais je te fais confiance. Essaye de prendre conscience des moments où tu es tenté par l’hypocrisie et de les remplacer par de la franchise.
Plus intrigué qu’il ne l’aurait voulu par la remarque de son collège et embarqué dans ce défi qu’il avait accepté sans s’en rendre compte, Alfred regagna son bureau l’air songeur. L’idée le chatouillait, le dérangeait aussi. Plus il y pensait, plus il sentait que quelque chose gênait sa conscience.
La matinée se déroula sans heurts. Il faut dire qu’il eut peu de contacts avec autrui, car il remplit ses tableaux, prépara ses plannings, répondit à ses mails. Et il n’eut pas à se forcer pour répondre aux personnes avec qui il avait dû parler, en interne comme en externe. Il se sentait plutôt serein. À midi, il pensa qu’il allait prouver à Gérald à quel point il était un homme droit.
Ce fut au déjeuner que les ennuis commencèrent.
– Alors, Mec, qu’as-tu pensé de la réunion d’hier matin ? demanda Laurent, un autre commercial de la boîte, entre deux bouchées de pizza.
– Franchement ? demanda Alfred. C’était un ramassis de banalités, et j’ai failli m’endormir pendant le PowerPoint de Sylvie.
Laurent éclata de rire, ravi. Mais Sylvie, qui venait de s’asseoir à l’autre bout de la table, s’était figée.
– Tu… tu parlais de ma présentation ? dit-elle en tenant son plateau, le sourire crispé.
Alfred rougit.
– Euh… Oui. Mais je… Je tente un truc aujourd’hui. Un genre de défi.
Elle le fixa un instant, puis se releva, saisit son plateau et alla s’asseoir ailleurs. Laurent, hilare, tapa dans le dos d’Alfred :
– Ah, si ton défi c’est de dire tout ce que tu penses, t’es pas sorti de l’auberge !
L’après-midi fut en effet difficile. Alfred se rendit compte que la moitié de ses interactions sociales reposaient sur des formules creuses, des sourires faux, des opinions modulées selon l’interlocuteur. À 16 heures, il avait déjà blessé un stagiaire (« Ta proposition n’est pas seulement mauvaise, elle est en plus hors sujet. »), embarrassé une collègue (« Si tu veux mon avis, ta robe ne va pas avec ces chaussures. »), et déclenché un début de dispute dans l’open space en donnant « honnêtement » son avis sur la gestion du département RH. Il avait aussi rétorqué « Pas moi » quand un client lui avait affirmé qu’il était content de le voir, et répondu « Oui » quand une fille de la compta lui avait demandé s’il la prenait pour une andouille, ce qui avait, dans les deux cas, méchamment refroidi l’atmosphère. Mais au moins il n’avait pas menti, il relevait le défi.
À 18 heures, alors qu’il s’apprêtait à partir, il croisa Gérald, le collègue qui lui avait lancé le défi, et qui lui l’apostropha d’un air goguenard :
– Alors, Monsieur Vérité ?! Tu tiens le coup ?
Alfred haussa les épaules :
– Je suis encore en vie. Mais je perds des amis.
Gérald éclata de rire :
– Bienvenue dans le monde de la sincérité !
Le soir venu, Alfred se dit qu’au moins à la maison ce serait plus simple. Il n’y aurait que sa compagne et lui, pas besoin de diplomatie, pas de collègue susceptible, pas d’ego à ménager.
À peine avait-il posé son blouson que Clara l’accueillit avec un sourire :
– Comment s’est passée ta journée ?
Il hésita une demi-seconde, puis répondit :
– Comme d’habitude. Une accumulation de conversations inutiles avec des gens qui ne m’écoutent pas. Et puis… j’ai dit à Sylvie que sa présentation était soporifique, à un stagiaire qu’il n’avait rien compris, et à Julie que sa robe était mal assortie. Et bien d’autres choses encore.
Clara le fixa.
– Et pourquoi ces amabilités ?
– Un défi que m’a lancé Gérald. Sincérité intégrale pendant 24 heures. Pas de mensonge, pas de faux-semblants. Que du vrai !
Elle leva un sourcil amusé :
– Tu veux dire… que tu comptes me dire toute la vérité ce soir ?
– Exactement, affirma-t-il, avec moins d’assurance qu’il ne l’aurait voulu.
Elle sembla réfléchir, puis posa sa question avec douceur :
– Tu aimes toujours mes lasagnes ?
Après une seconde d’hésitation, Alfred répondit :
– En fait… pas vraiment. C’est fade. Et trop lourd. Je les mange parce que tu les prépares avec amour, mais si on pouvait en avoir un peu moins souvent…
Clara se leva sans un mot et partit dans la cuisine. Il l’entendit transvaser des contenus et ranger des plats.
Ils dinèrent d’ailes de poulet et de purée de carottes, surgelées. Après quelques minutes de silence, Clara demanda :
– Qu’est-ce que tu penses de moi ?
Alfred reposa sa fourchette. Son cœur battait un peu plus vite.
Il la regarda. Elle avait les mains posées sur la table, les épaules droites. Elle semblait calme, mais il savait lire la tension dans ses yeux. Elle attendait. Et il ne pouvait pas fuir. Pas ce soir.
– Tu veux la version brute ? demanda-t-il, la voix plus grave.
Clara hocha la tête.
Il prit une inspiration :
– Je pense que tu es intelligente. Et que tu ne le montres pas toujours. Que tu joues un rôle, souvent, celui de la femme douce, compréhensive, qui arrondit les angles… Alors que tu peux être bien plus incisive, plus vive. Mais tu veux plaire à tout le monde, du coup tu n’es pas toujours franche. Et parfois, ça m’agace.
Clara cligna lentement des yeux. Il poursuivit :
– Je t’aime. Mais parfois, je me demande si on ne joue pas chacun notre rôle. Le couple bien huilé. Toi avec tes plats et tes copines, moi avec mes anecdotes de boulot et de commerciaux. On se parle, mais est-ce qu’on se dit encore des choses essentielles ?
Elle resta silencieuse quelques secondes. Puis :
– Donc… tu es en train de me dire que je suis ennuyeuse ?
Il secoua la tête :
– Je veux dire que tu te retiens.
Elle haussa la voix :
– Et toi, alors ? Tu crois que t’es si passionnant ? Tu sais ce que je pense quand tu me racontes pour la énième fois les déboires de Gérald avec son ordinateur portable ? Ou les coups foireux de Benjamin ? Ou que tu critiques quelque chose avec un cynisme qui ne te va pas du tout ? Je pense que tu fuis ! Que tu te fuis. Tu te caches derrière l’ironie. Derrière cette image de mec lucide et désabusé. Tu as peur de la tendresse, Alfred. De la vérité, justement.
Il sourit, un peu jaune. Il ne voyait pas le lien entre tout ce qu’elle disait, mais il savait qu’il y avait du juste.
– Peut-être. C’est pour ça que je devrais continuer ce défi. Tu vois, on commence à se dire des choses.
Clara croisa les bras.
– Très bien. Continuons.
Elle le fixa intensément.
– Tu m’as déjà trompée ?
Il la regarda droit dans les yeux. Et, sans ciller :
– Non. Mais ça a failli. Deux fois. Une collègue, il y a un an. Et cette serveuse à Barcelone. Mais je n’ai rien fait. Juste imaginé. Et culpabilisé.
Clara déglutit :
– Merci.
Elle inspira profondément, puis murmura :
– Tu veux qu’on se dise toute la vérité, encore ? Même si ça fait mal ?
Alfred hésita. Puis répondit, plus doucement :
– Oui.
– Alors c’est peut-être le début de quelque chose, dit-elle.
Il hocha la tête.
– Ou la fin de quelque chose d’autre.
Un léger sourire se glissa sur ses lèvres.
– Au moins, ce sera vrai.
Cette nuit-là, ils ne se couchèrent pas tout de suite. Ils restèrent dans le salon, en chaussettes sur les canapés, chacun avec un verre entre les mains, comme deux étrangers invités à se découvrir.
Les questions continuèrent, plus lentes, plus intimes.
– Tu as déjà regretté d’être avec moi ?
– Pas d’être avec toi. Mais parfois d’avoir dit oui si vite. D’avoir renoncé à certaines choses. Mais ce n’est pas toi que je regrette. C’est ce que je n’ai pas fait.
Clara hocha la tête, sans colère.
– Et toi ? dit-il à son tour.
– Pareil, répondit-elle. J’aurais voulu vivre seule plus longtemps. Me construire un peu plus…
– Peut-être qu’on se construit à deux ?
Il n’y eut pas de cris, pas de drame. Juste une franchise nouvelle, pas si facile ni à dire ni à admettre.
Quand ils se couchèrent, Alfred ne se sentait pas réellement libéré. Il repensa aux paroles qu’il avait prononcées depuis le matin, à celles qu’il avait gardées pour lui, et à celles qu’il croyait vraies depuis des années sans jamais les avoir examinées.
À 1 heure du matin, ils s’endormirent côte à côte, sans se toucher, mais à peu près calmes.
Au matin, il prit son petit-déjeuner sans attendre Clara, ce qui était contraire à leur habitude.
– Je crois que je préfère être un peu seul, le matin, affirma-t-il quand elle constata le changement.
– Moi aussi, répondit-elle.
Ils rirent.
– On est cons, non ?
– Peut-être.
Alfred arriva à la boîte à 8 h 30. Il se sentait déstabilisé, légèrement différent. Gérald l’attendait déjà, un café à la main, l’air goguenard.
– Alors, Monsieur Vérité ?
– J’ai tenu. Même à la maison.
– Sérieux ? T’as pas menti une seule fois ?
– Pas une seule. J’ai failli. Souvent. Mais j’ai résisté. Même quand Clara m’a demandé si j’aimais ses lasagnes…
– Et alors ?
– Je lui ai dit que c’était fade et lourd.
Gérald éclata de rire.
– Fallait oser ! Et elle l’a pris comment ?
– On a mangé du poulet. Et surtout on a parlé. Vraiment parlé. C’était pas confortable. Mais c’était… vivant.
Gérald enregistrait, semblant approuver.
– Eh ben… Tu as peut-être relevé le défi !
Alfred regarda la machine à café, puis ajouta, pensif :
– Le plus étrange, c’est que maintenant, j’ai pas envie de m’arrêter.
– Tu veux dire… que tu as pris goût à dire la vérité ?
– Pas tout le temps. Mais au moins à ne pas mentir. À ne pas faire semblant. Même si ça pique.
Gérald sourit, presque respectueux.
– Fais gaffe. À trop dire la vérité, tu vas finir par devenir quelqu’un de bien !
Alfred sourit à son tour.
– Pourtant, je me sens comme un salaud.
Gérald haussa les épaules.
– Peut-être parce que tu es un salaud ! Je plaisante… Plutôt, tu te rends compte que la vérité brute, sans bienveillance, ce n’est pas du courage, c’est juste de la maladresse. Voire de la cruauté.
Alfred admit :
– Sans doute. L’équilibre n’est pas facile à trouver.
– C’est tout un art. Que peu de gens maîtrisent.
– J’ai surtout compris un truc, dit-il en fixant le gobelet en plastique dans sa main. Ce n’est pas seulement aux autres que je mens. Je me mens à moi-même, depuis longtemps. Je me raconte que tout va bien, que je suis aligné, que je suis quelqu’un de bien. Mais je ne suis pas sûr que ce soit très objectif. Et ça fait peur.
Gérald ne répondit pas tout de suite. Puis il dit, plus doucement :
– Le mensonge le plus ancien est souvent le plus difficile à repérer. Et à réparer.
Alfred soupira. Il sirota son café, grimaça :
– C’est amer.
– Le café ?
– Non, la vérité.
Vendredi 9 mai 2025
Histoire du XXIe siècle – Deuxième partie (2025-2049), chapitre 3 : Les éléments déchainés
Sous chapitre A : Vents fous, feux dantesques et pluies diluviennes
(environ 20 minutes de lecture)
Jusqu’en 2024, la catastrophe naturelle ayant provoqué le plus de victimes fut, et de loin, le tsunami du 26 décembre 2004 en Asie du Sud-Est, qui tua 230 000 personnes dans une dizaine de pays, dont 170 000 en Indonésie. Cet événement hors normes – la vague atteignait 30 mètres de haut quand elle toucha les côtes – n’avait jamais été anticipé, même par les meilleurs spécialistes, comme ceux de l’Observatoire de la Terre à Singapour, situé dans la région concernée.
6 ans et demi plus tard, le tremblement de terre au large de Tôhoku au Japon, le 11 mars 2011, causé par le glissement d’une plaque tectonique sous une autre (subduction), d’une magnitude de 9,1 sur l’échelle de Richter (quasiment le maximum), causa peu de dégâts en raison de la qualité des constructions antisismiques japonaises, mais déclencha lui aussi un tsunami dont la vague déborda toutes les digues et pénétra à l’intérieur des terres sur une distance de 10 kilomètres environ, sur une longueur de côtes de 600 km. Des petites villes furent entièrement détruites, 18 000 personnes périrent. Quand la vague atteignit la centrale nucléaire de Fukushima, elle mesurait encore 15 mètres : elle mit hors service le système de refroidissement, ce qui entraîna la fusion des réacteurs 1, 2 et 3. Il fallut dix ans pour sécuriser totalement la centrale et un demi-siècle pour la démanteler, mais personne ne mourut en raison de radiations, ni les ouvriers travaillant sur le site, ni la population locale ; cette remarquable performance était à mettre au crédit de l’industrie nucléaire, mais c’est l’inverse qui fut perçu par les opinions publiques des années 2010-2020, très influencées il est vrai par les bêtises idéologiques de l’époque. Heureusement, dès la 3e décennie du XXIe siècle, on s’aperçut du remarquable rapport avantages-inconvénients de l’atome civil et on multiplia la construction de centrales, indispensables en attendant l’avènement des énergies vertes.
L’activité humaine n’était pour rien dans les deux événements géophysiques que je viens de citer. Ceux dont je vais parler maintenant sont eux, tous, le résultat des excès de l’humanité ; et leurs conséquences furent d’une toute autre ampleur.
Il est difficile de choisir l’ordre dans lequel présenter les cataclysmes qui frappèrent les terriens au cours de ces 25 années (et des 25 suivantes encore), car ils sont tous liés les uns aux autres. Le miracle de la vie sur une planète (une seule planète sur des milliards, du moins jusqu’à preuve du contraire) tenait à une alchimie unique, produit de milliards d’années d’évolution astrophysique. Or, cette combinaison exceptionnelle de facteurs, pourtant solide, ne put résister aux émanations des humains dès lors qu’ils furent plus d’un milliard et qu’ils se mirent à produire, à construire et à se déplacer en masse. Terrible paradoxe : en se développant, l’homme concourait à sa perte. Il est là le drame de la surpopulation : dans cette incapacité de la terre à rester vivable dès lors qu’elle est peuplée par des habitants qui prolifèrent et donc en utilisent de nombreuses ressources.
Une question tout de suite se pose : y avait-il d’autres solutions ? Je veux dire : quand les premières personnes lucides ont commencé à prendre conscience de l’impasse dans laquelle nous étions engagés (Rapport Meadows sur Les limites de la croissance et Premier Sommet de la Terre en 1972), était-il déjà trop tard, démographiquement, économiquement, industriellement ? Pouvait-on limiter le nombre de bébés, restreindre la consommation, arrêter d’utiliser les énergies fossiles ? Cela aurait sans doute été très difficile : d’une part parce que les gens ont faim et qu’il faut les nourrir trois fois par jour, d’autre part parce qu’on pouvait toujours penser à la fin du XXe siècle que le problème n’était pas si grave et qu’on pourrait le résoudre.
On a pourtant, assez vite, commencé à réfléchir et même à agir : développement des énergies alternatives, meilleure isolation des bâtiments, normes imposées aux constructeurs automobiles pour limiter les rejets, tri des déchets… Mais avec une telle augmentation de la population – + 245 000 personnes par jour, de 2,5 milliards en 1950 à 8,5 milliards en 2030 –, il était sans doute impossible d’infléchir le cours des choses, c’est-à-dire les activités humaines et les conséquences pour la terre et l’atmosphère (ce n’est pas pour rien que certains font remonter le début de l’anthropocène au tout début de la révolution industrielle, au début du XIXe siècle).
Une autre question, plus vertigineuse encore, mérite d’être posée ici, même si j’en reparlerai à la fin de mon livre, quand toute l’histoire du XXIe siècle sera écrite : était-ce un problème que le climat se déchaîne et supprime 20 % de la population de la terre ? N’était-ce pas finalement un rééquilibrage logique et acceptable ? La réponse dépend de considérations personnelles sur la plus ou moins grande importance que l’on accorde à la vie humaine, et sur la plus ou moins grande importance que l’on accorde aux déterminismes historiques.
Pour nourrir les argumentations de celles et ceux qui le souhaitent, je vais tenter de relater maintenant les événements marquants provoqués par le dérèglement climatique, en subdivisant ce chapitre en quatre sous-chapitres :
– A : Vents fous, feux dantesques et pluies diluviennes ;
– B : Les guerres de l’eau (et quelques actions de résistance) ;
– C : …
– D : …
A – Vents fous, feux dantesques et pluies diluviennes
L’utilisation massive des combustibles fossiles – charbon, pétrole et gaz – pour les activités humaines (production d’énergie, industrie, transports et et agriculture) fut, on le sait, la cause principale d’émissions de gaz à effet de serre, donc du réchauffement climatique. Le réchauffement entraîna des problèmes en lui-même – création de zones inhabitables pour les humains comme pour les animaux, besoins accrus d’eau et de climatisation, modification des cultures –, mais également un dérèglement, qui se manifestait à la fois par une imprévisibilité de la météo et par la multiplication d’événements dits extrêmes (pics de chaleur, et incendies, pluies phénoménales, vents dévastateurs). Si l’on ajoutait encore à cela une artificialisation des sols (perte de ses qualités naturelles d’absorption d’eau et de carbone, d’accueil de biodiversité et de régénération) en raison de l’urbanisation toujours croissante jusqu’en 2060, on comprend que les activités des hommes aient modifié les équilibres géophysiques qui garantissaient l’habitabilité de la planète terre.
Même les prévisions les plus pessimistes ne laissaient pas entrevoir que des vents puissent atteindre une force au-delà de laquelle même des constructions en dur ne résisteraient pas. C’est pourtant bien ce qui commença à se produire, dans le pays le plus riche du monde, lorsque des masses d’air plus froides que d’habitude, descendant de l’Arctique et du Canada, rencontrèrent d’autres masses d’air plus chaudes que d’habitude, les hautes pressions du Midwest. Ce n’était pas la première fois bien sûr, mais c’était la première fois à cette intensité. Et comble de malchance, un troisième facteur, plus exceptionnel lui, se conjugua aux deux autres pour donner encore une puissance monstrueuse à des courants d’air qui, du coup, devenaient aussi puissants qu’un missile.
Avant 2030, le vent le plus puissant enregistré avait atteint la vitesse de 408 km/h (en Australie, et une seule fois, le second record ayant été établi au Mont Washington à 335 km/h). On estimait qu’à partir de 150 miles par heure (ou 240 km/h), un vent pouvait non seulement arracher la toiture d’une maison, mais mettre à mal ses murs. Le niveau 5 sur l’échelle de Saffir-Simpson (vents supérieurs à 250 km/h) fut longtemps considéré comme le maximum. La création d’un niveau 6 fut envisagée pour les tempêtes avec une vitesse des vents supérieure à 280 km/h, notamment après les ouragans Patricia (2015) et Irma (2017), sur lesquels on mesura des rafales à 343 km/h et 361 km/h. Robert Simpson, un des météorologues créateurs de l’échelle, mort en 2014, refusa d’ajouter cette 6e catégorie, arguant que de toute façon, au-delà de 250 km/h, les dégâts matériels et humains étaient considérables.
Je rappelle que les termes cyclone, typhon et ouragan étaient synonymes (la tornade est elle un tourbillon beaucoup plus restreint, non moins dangereux, entre quelques centaines de mètres et quelques kilomètres de large). Typhon était un mot d’origine asiatique, que l’on avait pris l’habitude d’utiliser pour qualifier les phénomènes se déclarant dans le nord-ouest du Pacifique. Les cyclones concernaient le Pacifique Sud. Quant aux ouragans (mot d’origine amérindienne), ils désignaient les phénomènes survenant dans l’Atlantique et dans le nord-est du Pacifique. Mais les trois signifiaient la même chose : un phénomène tourbillonnaire dans les régions tropicales avec des vents dont la vitesse était supérieure à 64 nœuds, c’est-à-dire 118 km/h. Leur diamètre variait entre 500 et 2000 km. Les cyclones-typhons-ouragans pouvaient traverser des milliers de kilomètres, presque toujours d’est en ouest, et vivre plusieurs dizaines de jours.
Pour que se formât un cyclone, la température de l’océan devait atteindre au moins 26,5 degrés, et il fallait que l’amas nuageux se mette à tourbillonner, en fonction de la force de Coriolis, dans le sens des aiguilles d’une montre dans l’hémisphère sud, dans le sens inverse dans l’hémisphère nord. Lorsque le vent souffle sur l’eau chaude, de l’air chaud et humide se dégage. Au fur et à mesure qu’il prend de l’altitude, l’air humide se refroidit et l’eau qu’il contient se condense en énormes nuages de tempête. L’eau qui se refroidit libère également beaucoup de chaleur. Ce transfert de chaleur crée de l’énergie qui renforce encore les vents.
Pendant la première moitié du siècle, on savait détecter la formation puis suivre la progression d’un ouragan, mais on ne savait pas quelle serait la force de l’ouragan, aussi bien en termes de vents que de précipitations, plus de quelques heures avant qu’il n’atteigne une terre habitée. Pendant cette même période, la puissance des ouragans ne cessa d’augmenter, en raison des émissions colossales de chaleur dues aux activités humaines, entrainant des perturbations dans les courants aériens (conflits entre hautes et basses pressions) et un réchauffement notable de la surface des eaux océaniques.
En novembre 2028, le cyclone Deborah naquit au-dessus de la mer du Timor entre l’Indonésie et l’Australie. Après avoir hésité quelques heures, il prit la direction de l’Océan Indien, qu’il traversa sans cesser de gagner en puissance. Quand il arriva au-dessus de la Réunion, il avait une vitesse de 240 km/h. Il traversa donc l’île en moins de 15 minutes, qui parurent 15 heures aux habitants, dont 65 000 périrent sous les décombres des bâtiments emportés. Trois heures plus tard, quand Deborah atteignit Madagascar, à 265 km/h, elle prit la vie de 97 000 personnes, écrasées par les murs et les toits qui s’écroulaient, ou coupées nets par des tôles qui volaient comme des feuilles de papier. Les pluies diluviennes noyèrent celles et ceux qui n’avaient pas été tués sur le coup. La course folle de Deborah s’acheva en Tanzanie. À quelques kilomètres des côtes, l’île de Zanzibar fut au sens propre rayée de la carte, tandis que la principale ville du pays, Dar-es-Salam, perdit 10 % de sa population (534 000 habitants sur 5 400 000) en 40 minutes. Deborah était si colérique qu’elle avança encore d’une centaine de kilomètres (alors que l’œil d’un cyclone se désagrégeait d’habitude rapidement lorsqu’il s’éloignait de la mer), supprimant 15 000 vies supplémentaires dans la ville de Morogoro et dévastant le Mikumi National Park avant de s’éteindre.
En 2036, David, lui, effectua un voyage plus court que Deborah, mais non moins dévastateur. Né au sud de l’Atlantique nord, à peu près à équidistance de la Mauritanie et de la Floride, il partit assez calmement vers le sud-ouest et ne fit aucun mal aux Bermudes. En revanche, quand il atteignait la Floride, au-dessus de la petite ville de Saint Augustine, considérée comme la plus vieille ville des États-Unis, il était déjà un très méchant garçon. Avant son passage, Saint-Augustine abritait 16000 habitants ; après… 3500. Et la ville n’existait pour ainsi dire plus. David fit mine de se calmer un peu en descendant la côte floridienne ; sa relative lenteur augmenta la quantité d’eau qu’il relâcha et Miami connut les pires inondations de son histoire, les pluies venues du ciel se mêlant à une « marée de tempête » qui releva de 3 mètres le niveau de la mer pendant 20 minutes (28500 morts, 150 milliards de dollars de dégâts). Quand il atteignit l’île de Cuba, David mit fin à 76 ans de communisme plus sûrement que tous les boycotts et embargos réunis. Les successeurs des frères Castro ne résistèrent pas aux 2 millions de morts (sur une population de 12) qui jonchèrent le pays modèle ; et la plupart des dirigeants furent assassinés dans les révoltes qui suivirent le chaos. Un miracle sauva la Jamaïque, David bifurquant quelques kilomètres avant d’atteindre Montego Bay, mais pulvérisa les 3 minuscules îles Caïman, l’enfer climatique liquidant le paradis fiscal en à peine 10 minutes. On écrivit que même les coffres-forts des banques furent fracturés par les amas de pierre s’écroulant au-dessus ; si l’argent était avant tout numérique désormais, on vit cependant voler des billets au milieu des débris ; mais il n’y avait plus de vivants pour les attraper. David s’éteignit au milieu de la Mer des Caraïbes, avec un score honorable de 2 125 000 morts à son actif.
Ces 3 millions de morts dûs à seulement 2 cyclones eurent des répercussions considérables sur le moral des populations dans le monde entier. Beaucoup de terriens se mirent à redouter non seulement une terre bientôt inhabitable, mais en plus une mort violente. L’effondrement économique mondial des années 2030 (voir chapitre 1) eut des conséquences psychologiques et sociales d’autant plus graves qu’il s’abattit sur des populations déjà fragilisées, entre autres par le dérèglement climatique.
D’autant que ces ouragans, cyclones et typhons apocalyptiques n’étaient pas les plus problématiques. Car aussi violents et dévastateurs fussent-ils, ces phénomènes restaient rares et prévisibles par la météo, donc par les autorités et la population. Et à partir de 2040 environ, on parvint à s’en protéger un peu, du moins à limiter les dégâts
Non le problème le plus considérable créé par le dérèglement climatique fut l’accélération des vents plus classiques en tous les points du monde. Déjà, entre 2000 et 2025, on avait vu les vitesses et les fréquences des vents augmenter d’environ 100 % sur tous les points du globe ; c’est-à-dire que, quel que fût l’endroit où vous habitiez, vous aviez deux fois plus de vent chez vous en 2025 qu’en 2000. Même si tout un chacun se plaignait au cours des repas de famille ou des conversations avec les voisins du vent qui venait si souvent désormais, « alors qu’il n’y en avait pas, avant », on ne se rendit pas vraiment compte du phénomène, car il fut progressif. Il fallut encore une augmentation de 100 % pour que cette fois chaque terrien pût réaliser qu’il vivait désormais sur une planète où l’atmosphère était non pas paisible mais hostile (ce qui contribua là encore à l’augmentation colossale du nombre de suicides, nous aurons l’occasion d’en reparler). Concrètement, si vous aviez 20 jours de vent par an à 40 km/h de moyenne en 2000, vous en aviez 60 à 120 km/h en 2040. 3 fois plus. De quoi perturber sérieusement la nature, les constructions, les corps et les esprits. Et encore ne s’agit-il là que d’une moyenne mondiale. Dans bien des coins du globe, les multiplications étaient plutôt de l’ordre de 4 ou 5.
Le pire était le phénomène des « rafales ». Une rafale est une hausse soudaine de la vitesse d’un vent. La norme pour une rafale était, jusqu’au début du XXIe siècle, une augmentation de 40 % par rapport à la vitesse moyenne. Mais à peu près partout à partir de 2030, une rafale devint une augmentation de 100 % de la vitesse moyenne. C’est-à-dire qu’au milieu d’un vent de 100 km/h, désormais banal, vous pouviez avoir des pointes à 200 km/h.
Les conséquences ne se firent pas attendre : malgré une réduction du trafic aérien de 30 % entre 2030 et 2050 (des dizaines de jours par an étaient interdits à la circulation aérienne), le nombre de crash d’avions augmenta de… 2400 %. En 2040 par exemple, 24 avions (2 par mois) furent emportés comme des feuilles de papier par des rafales stupéfiantes et imprévisibles. Ils se déportèrent de plusieurs kilomètres par rapport à leur couloir et tourbillonnèrent longtemps avant de descendre enfin pour s’écraser ici ou là (8 fois sur des lieux habités, je me souviens notamment du crash de l’Airbus A620 qui devait atterrir à Marseille-Marignane le 12 septembre 2040, et qui s’écrasa finalement en plein centre-ville d’Avignon, 100 km au nord, une de mes vieilles amies de lycée était dedans). Dans ces cas bien sûr, toutes les personnes à bord étaient mortes avant la percussion sur terre ou sur mer.
D’innombrables lieux sur terre, où ces souffles du diable dépassaient régulièrement les 200 km/h, devinrent inhabitables, par exemple dans certaines vallées chinoises, dans le Midwest américain, en Australie, en Grande-Bretagne, en Argentine… À Chicago, appelée de longue date la windy city, il fut décidé, après la chute spectaculaire de la Trump Tower (2900 morts, soit exactement le même nombre de victimes qu’au World Trade Center de New York en 2001), de détruire tous les gratte-ciel de plus de 100 mètres de hauteur, ce qui n’empêcha pas d’innombrables drames dans cette ville où les courants froids de l’Arctique et du Canada, qui se chargeaient de vapeur d’eau en survolant les grands lacs, se ruaient vers le sud dans les grandes plaines qui leur tendaient les bras. En France, tous les ports de plaisance entre Narbonne et Perpignan d’une part, entre Le Guilvinec et Roscoff d’autre part, furent fermés les uns après les autres, les bateaux décollant et s’écrasant les uns contre les autres ou contre la jetée, malgré toutes les anses et digues de protection qui ne pouvaient rien contre les foudres de Neptune déchaîné.
Partout, il était désormais courant de mourir assommé par une cheminée tombée d’un toit, décapité par un bout de tôle soulevé de terre lors d’une rafale, ou simplement écrasé par un arbre, que l’on fût à pied ou en voiture. Le vent devint la première cause de mortalité dans le monde, en dehors des morts dans le cadre des conflits armés et des grandes épidémies.
Au temps du dérèglement climatique (on pourrait dire que nous commençons maintenant, en 2100, l’ère du règlement climatique), les vents avaient ceci de remarquable que, non contents d’être en eux-mêmes une force de destruction, ils étaient capables de propulser et de démultiplier deux autres forces dévastatrices : l’eau et le feu. Oui, les vents savaient aussi bien utiliser la sécheresse que la pluie, la première pour attiser et propager des feux, la seconde pour provoquer des inondations qui, de plus en plus, se mirent à ressembler à des immersions, voire à des engloutissements.
En janvier 2025, les incendies de Los Angeles, notamment des quartiers huppés de Pacific Palisades et Eaton, qui détruisirent 15 000 maisons et bâtiments en 3 semaines, donnèrent si l’on peut dire le coup d’envoi de ces feux entourant puis entrant dans les villes sans que rien ni personne ne puissent les arrêter. J’étais à Boston à l’époque, et je me souviens de la stupeur de tous, alors que nous découvrions sur nos écrans, le long de l’océan Pacifique, – donc le long de l’eau, a priori peu compatible avec le feu ! –, des alignements de maisons calcinées, non pas brûlées mais entièrement détruites, dont ne restaient que des fondations de cendre vaguement hérissées de quelques moignons de fer tordus par la chaleur. Des maisons, entre Santa Barbara et Malibu, dont la moins chère valait 3 millions de dollars. Dans les collines au-dessus – plutôt 10 millions de dollars –, c’était bien simple, il n’y avait plus rien, les villas dans les pinèdes avaient purement et simplement disparu. Que des stars de Hollywood puissent se retrouver à poil et dépourvues de toit comme le dernier des sans abris montrait si besoin était que, face aux forces de la nature avec lesquelles l’homme avait si imprudemment joué, les hiérarchies sociales ne tenaient pas. Même l’argent, discriminant sans doute le plus fort entre les humains, n’empêchait pas les ravages du feu quand il atteignait ces intensités.
En 2029, c’est le sud du Portugal qui brûla presque entièrement, la ville de Lagos et tout le district de Faro se consumant au fil des semaines entre mai et octobre, les feux ne s’arrêtant jamais complètement, malgré les quantités astronomiques d’eau et de produits déversés. En 2032, c’est la Provence et la Côte d’Azur françaises, pourtant habituées aux feux de forêt, qui cette fois ne purent rien faire pour empêcher les flammes de ravager à peu près toutes les villes entre Marseille et Saint-Tropez, un vent exceptionnel venu des massifs au nord – comme si le mistral était sorti de la vallée du Rhône et s’était déporté vers l’est –, passant par-dessus les hauteurs au lieu d’être gêné par elles. La météo confirma que c’est bien ce qui s’était passé, un vent non seulement plus puissant mais plus élevé en altitude avait franchi sans problème les Alpilles, le Lubéron, le parc du Verdon et le massif de la Sainte-Baume, pour ensuite plonger vers la mer, emmenant avec lui les flammes allumées sur la sécheresse quasi permanente de forêts faites pour s’embraser et se consumer.
L’Italie, l’Australie, le Brésil, le Congo, furent eux aussi dévastés par des incendies gigantesques au cours des décennies 2030 et 2040. Un cercle vicieux s’était créé, dont on n’arrivait pas à sortir : le feu rendait certaines zones inhabitables, les gens se serraient dans des zones plus denses, desquelles la nature laissée vacante se rapprochait, ce qui les rendait plus vulnérables aux incendies, qui touchaient donc de plus en plus les habitations (même si vous aviez une maison construite en matériaux non inflammables – ce qui était en soi difficile – quand le feu entourait votre maison, vous mouriez de toute façon). Accessoirement – je dis cela avec ironie car c’est rien moins qu’accessoire –, les incendies augmentaient les gaz à effet de serre et détruisaient les puits de carbone susceptibles d’absorber ces gaz à effet de serre.
Les vents apportaient aussi la pluie, hélas pas en même temps et pas au même endroit que le feu. En 2022 déjà, les inondations au Pakistan préfiguraient ce qui allaient se reproduire en divers lieux par la suite. Ainsi entre juin et août, les pluies de mousson trois fois supérieures à la normale, en raison de vagues de chaleur en avril et mai qui avaient réchauffé l’atmosphère (plus un air est chaud plus il peut contenir d’humidité), dévastèrent quatre provinces du pays, tuant 700 000 têtes de bétail et 2000 têtes de Sapiens, détruisant 80 000 hectares de culture, 3000 kilomètres de routes et 130 ponts. Les 29 et 30 octobre 2024, la rencontre entre un « épisode méditerranéen » et une « goutte froide » au-dessus du littoral espagnol entraina des pluies dantesques (il plut autant en 3 heures qu’au cours des 21 mois précédents), des débordements de torrents et des coulées de boue qui envahirent les rues de plusieurs communes de la Généralité de Valence, emportant avec elles voitures, mobilier urbain, et les malheureux qui n’avaient pas eu le temps de se mettre à l’abri dans le dur (240 morts). En juillet 2021, ce sont l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Roumanie qui avaient été noyés sous des trombes.
Les pluies diluviennes entrainaient souvent des glissements de terrain, la terre gorgée d’eau ne pouvant plus ni s’accrocher à la roche en dessous ni soutenir les constructions au-dessus. Certains se souviennent ainsi peut-être des catastrophes de Valparaiso, Chili, quand les Cerros, quartiers résidentiels sur les collines, s’écroulèrent sur les parties planes de la ville, emportant hommes et maisons jusqu’au Pacifique, 33 000 morts en 2033. En France, c’est la ville de Terrasson qui fut presque intégralement détruite (6500 morts) par le glissement de la falaise du Malpas, en 2040, qui de plus boucha la Vézère et perturba la distribution d’eau dans tout l’est de l’Aquitaine. En Inde, ce sont plusieurs hauts lieux du massif de l’Himachal, aux frontières avec le Népal et le Tibet, qui furent engloutis par les rochers, la terre et la boue descendant des sommets himalayens après les pluies diluviennes du printemps 2044 (42 000 victimes). Je ne mentionne pas bien sûr les glissements de terrain ayant causé moins de 100 morts, il y faudrait la moitié des pages de ce livre.
Vendredi 2 mai 2025
Un mirage dans le désert
(environ 10 minutes de lecture)
Il marchait depuis 30 jours, ou 30 ans, il ne savait plus très bien. Il avait si chaud et il était si déshydraté qu’il perdait la notion du temps. Il faut dire qu’il n’avait plus la résistance d’autrefois. Le moral aussi était atteint ; tant d’échecs, tant d’impossibilités. Il avait marché pourtant, et cherché, et creusé, dieu sait s’il avait marché, des jours ou des décennies durant. Mais ça n’avait pas suffi : il n’avait pas atteint son but. Malgré d’innombrables tentatives, il n’avait pas réussi.
Dans ce désert, la chaleur était accablante. Ce qui n’empêchait pas des nuits glaciales. L’amplitude thermique était colossale : on passait de –5° à +45° en 12 heures ! Et, les hommes ayant cassé le climat, les choses n’allaient pas s’arranger. L’endroit ne serait bientôt plus vivable. Les surfaces habitables se réduisaient comme peau de chagrin et la population continuait à croître ; où donc les gens allaient-ils vivre ?
Il était issu d’un peuple du désert, il était donc en principe calibré pour supporter un climat torride. Et il l’avait supporté et il le supportait encore. Mais deux choses compliquaient sa vie : sa faible constitution et sa difficulté à entretenir des relations avec ses semblables. Sa nature chétive le gênait depuis son enfance, mais son incapacité à se lier aux autres n’avait commencé qu’à l’âge adulte. Dès lors, tout s’était compliqué. Il n’arrivait plus à se faire comprendre, car il voyait toujours les choses différemment de ceux avec qui il échangeait. Il avait découvert que quand il donnait son point de vue, il créait un blanc, une incrédulité, un malaise. Il en était le premier désolé ; c’est pourquoi le plus souvent possible il se taisait. Ou il acquiesçait à la parole convenue sur le sujet en question.
Petit à petit, il s’était détaché des membres de son espèce, sans pour autant se rapprocher de ceux d’aucune autre. Mais vivre seul était dangereux, encore plus si l’on ne bougeait pas, car les prédateurs étaient nombreux, obstinés, sans pitié. Immobile on était vulnérable, et on baissait sa garde. Alors il s’était mis à marcher. Il fallait avancer. Il avait franchi des montagnes, il était passé d’une vallée à une autre, il s’en était sorti. Il avait trouvé de la besogne par moments, auprès d’éleveurs de chèvres et de caravaniers. Il avait vécu avec le minimum, dépensant peu et gardant ce qu’il pouvait pour les jours sans ressources. Il avait poussé la frugalité jusqu’à un niveau insoupçonné, se contentant d’un repas par jour, parfois seulement composé de racines et de baies desséchées.
Il avançait toujours, lentement, mais il marchait. Il n’avait pas atteint son but, mais il était toujours attiré par la beauté. Alors il s’arrêtait chaque fois que le désert lui offrait quelques matériaux, à savoir quelques éclats de roches et granulats de sable. Là, il composait des sculptures selon l’inspiration du moment, cherchant l’harmonie avec la configuration de l’espace alentour, tenant compte de la lumière, tâchant d’apporter quelque chose de beau et de nouveau. Ses cônes étaient parfois grands, d’autres fois minuscules, il leur donnait la forme d’un être vivant, animal exclusivement, ou celle d’une expression sur un visage. À certains moments, il cherchait à figer un geste, un mouvement, à d’autres il était dans l’abstraction, recherchant seulement l’équilibre entre les teintes, les formes et les textures des minéraux dont il disposait.
Quand la création de l’œuvre prenait du temps, il dormait sur place. Il n’avait pas faim quand il composait, et le froid de la nuit puis du petit matin lui paraissait normal.
Bien sûr, dans un désert, personne ne verrait jamais ses œuvres, mais il en avait pris son parti. Il n’avait pas su suivre les routes vers la ville, au contraire il les avait fuies ; il n’avait pas fait ce qu’il fallait pour se faire connaître, au contraire il s’était isolé. Il avait pensé que, sur le long terme, le travail et le talent suffisaient, c’était une erreur, il s’était trompé.
Désormais, ce qui le tenaillait était plus prosaïque : la soif. Il marchait pour ne pas mourir, mais même en marchant il n’allait plus tenir longtemps. S’il ne trouvait pas un point d’eau, sa déshydratation était telle que le cœur ne pourrait plus jouer son rôle ; son sang trop épais n’irriguerait plus son cerveau. Ses reins et ses poumons aussi se solidifiaient ; il sentait un immense besoin de respirer de l’air, mais dès qu’il tentait de respirer c’était des lames de couteau qui déchiraient sa gorge et transperçaient sa poitrine. Tiendrait-il jusqu’à la nuit ? Et ensuite ? Verrait-il un nouveau jour ?
Il commençait à tituber. Il était si maigre qu’il craignait que les os de ses jambes se brisent comme du petit bois. Il finit par tomber. Il vérifia : pas de casse. Il se releva. Le soleil baissait mais le cuisait encore. Et même quand le soleil aurait disparu, il lui faudrait boire, absolument.
Il retomba. Et cette fois crut qu’il ne se relèverait pas. Il resta deux minutes couché, prêt à s’endormir à jamais. Mais l’instinct lui fit relever la tête. C’est alors qu’il lui sembla distinguer quelque chose droit devant lui. Quelque chose qui s’élevait au milieu de l’infini sableux dans lequel il suffoquait. Il cligna des yeux et quelques grains de sable en profitèrent pour les piquer un peu plus, d’autant qu’il n’avait plus de larmes pour les évacuer. En passant par la position à genoux, il se releva, mais, n’arrivant pas à se redresser, il fut déséquilibré vers l’avant et chuta de nouveau. Il sentit de nouvelles éraflures et des chocs aux poignets. Il ne s’apitoya pas. Car la forme était toujours devant lui, floue, voilée par un air ondulant. Elle ressemblait à un monument, avec une sorte de stèle au centre et des ornements à différentes hauteurs, entouré d’un cercle de pierre.
Il se remit encore une fois sur ses deux jambes. C’est alors qu’il entendit le bruit. Par-delà le vent qui gênait toutes les perceptions, il distingua autre chose. Quelque chose de plus lourd, de plus localisé ; autant qu’il puisse en juger, ça provenait du monument. Il avança d’un pas, puis d’un autre pas. Alors il comprit et son visage se transforma : le bruit qu’il entendait par-delà le vent du désert, c’était celui de l’eau qui coulait. Une fontaine ! Était-ce possible ? Avait-il enfin trouvé le point d’eau qui allait le sauver ?
Il avança lentement, autant pour ne pas tomber de nouveau que par peur de voir disparaître la fontaine. Mais la fontaine ne disparaissait pas et le bruit s’intensifiait. Il approchait. Il distingua la colonne d’alimentation au centre d’un bassin et le goulot qui recrachait l’eau. De l’eau ?! Oui, de l’eau. Un miracle.
Toutefois, il n’y avait pas que de l’eau. Assis sur le muret qui entourait le bassin, se tenait un homme. Celui-ci semblait de la même espèce que lui. Était-ce un frère, un étranger, un banni, un prédateur ? Il le vit en tout cas accomplir un geste extraordinaire : l’homme, qui tenait un verre à la main, se tourna légèrement, plaça son verre sous le goulot, qui le remplit en un quart de seconde, puis porta le verre à sa bouche et but, ne se souciant pas de l’eau qui tombait. L’homme s’essuya, satisfait.
Il tenta de lever la main en signe de paix ; il était si faible qu’il ne put même pas tendre le bras jusqu’à l’horizontale. L’homme abreuvé ne broncha pas. Il s’approcha encore un peu. Quand il pensa être à portée de voix, il ne put prononcer d’autres mots que :
– J’ai soif.
L’homme assis au bord de la fontaine sourit :
– Je sais que tu as soif.
– Tu peux me donner un verre d’eau ?
– Bientôt. Bientôt je te donnerai non seulement un verre d’eau, mais toute la fontaine.
Il fut un peu surpris de cette réponse, inattendue, et qui ne correspondait pas à sa question, qu’il n’osa pas répéter tout de suite.
– La fontaine est à toi ?
– Oui. Je l’ai bâtie de mes mains.
– C’est une belle fontaine.
Il avait du mal à parler ; il n’avait pas l’habitude, et sa gorge asséchée lançait des aiguilles. Pourquoi ce fontainier, ou ce marchand, ou ce possédant, qui voyait forcément qu’il crevait de soif, ne s’empressait-il pas de lui proposer un verre d’eau, alors que l’eau coulait à flots sans discontinuer ?
Il décida d’avancer jusqu’au bord. Peut-être l’homme lui laisserait-il plonger la tête et les mains dans l’eau fraîche ? Il fit un pas. Mais alors qu’il lançait un deuxième pas, il se heurta à une surface verticale qui se levait devant lui. Au choc, et au contact avec ses mains, il comprit qu’il venait de heurter un mur en Plexiglas, qu’il n’avait pas vu en raison du vent et du sable. Ce mur transparent avait-il été édifié par le mystérieux fontainier ?
Il tâcha de l’apercevoir, à travers le Plexiglas. Celui-ci conservait son air débonnaire, ni surpris ni contrarié par ce mur qui se dressait entre la fontaine et l’assoiffé.
– J’ai soif, répéta-t-il cette fois.
– Je sais.
– Et… vous ne voulez pas me donner un verre d’eau ?
– Tu auras toute l’eau dont tu as envie.
– Mais c’est maintenant que j’en ai besoin. Juste un peu…
Le fontainier se crispa, quitta le bord du bassin, se mit debout et… disparut. Il tapa contre le Plexiglas :
– Eh ! Eh ! À boire…
La fontaine crachait des litres d’eau à la seconde et il ne pouvait y accéder. Il tenta de faire le tour du monument. Peut-être y avait-il une ouverture à l’arrière. Il partit sur la gauche et, après l’angle, longea le côté, collant mains et visage contre la paroi transparente. Il aperçut le fontainier, qui, assis de nouveau sur le bord du bassin, savourait un verre d’eau.
– Pouvez-vous m’en donner un peu, s’il vous plait ? C’est important…
L’autre le regardait, mais ne réagissait pas. Il tâcha d’entrer dans sa logique, de comprendre pourquoi l’homme refusait de le sauver maintenant alors qu’il lui promettait toute l’eau voulue pour bientôt, quand ce serait trop tard.
– Pourquoi ne voulez-vous pas m’en donner un peu tout de suite ?… Ça ne vous coûtera rien… Vous en aurez toujours autant…
– Je donnerai après ma mort.
– Mais c’est moi qui vais mourir, vous le voyez bien… Laissez-moi boire ici, et de quoi remplir ma gourde. Ensuite, je m’en irai et l’eau continuera de couler rien que pour vous.
Le fontainier eut un autre sourire énigmatique et… disparut.
– Eh ! Je travaillerai pour vous ! Si vous ne voulez rien me donner, employez-moi !…
Il était travailleur, il était prêt à travailler beaucoup. Mais le fontainier n’écoutait pas.
Désespéré, il continua de faire le tour du cube qui enfermait la fontaine. Et de chaque côté il apercevait le fontainier, qui le voyait, semblait l’entendre, mais ne lui répondait pas.
C’était une horrible sensation : être si près de la délivrance, de la félicité même, et ne pouvoir y accéder. L’eau coulait à moins de 3 mètres de lui, en abondance, et il était toujours aussi déshydraté. La vie était là, et il allait mourir. Il y avait quelque chose de révoltant dans cette situation. Mais il n’avait ni la force ni l’envie de se révolter. Et puis comment se révolter ? Casser le Plexiglas ? C’était impossible. Convaincre le fontainier ? Mais celui-ci refusait le dialogue, ne répondait pas et disparaissait.
Non, il devait accepter la réalité, aussi absurde fût-elle. Il regrettait d’avoir vu la fontaine ; s’il ne pouvait en bénéficier tant qu’il était encore temps, elle lui faisait plus de mal que de bien.
Il se laissa tomber, adossé contre le Plexiglas, haletant. L’eau coulait derrière lui, claire, vive, et il ne pouvait même pas tendre la langue pour en attraper une goutte.
Il ferma les yeux. Il entendait le flot liquide bondir dans le bassin. C’était une torture. Deux minutes passèrent, puis trois, puis quatre. Il aurait aimé que tout s’arrête, là, à cet instant. Mais son cœur continuait à battre et ses poumons avaient appris à se contenter d’une infime quantité d’air. Alors il finit par ouvrir les yeux. La fontaine exultait toujours derrière lui mais il ne voulait plus la regarder. Il leva les yeux au ciel.
Et c’est alors qu’il aperçut un oiseau. Blanc. Un blanc superbe, un oiseau qui semblait en pleine santé. Un oiseau ? Ici dans le désert ? Il rassembla ce qui lui restait de force pour réfléchir. S’il y avait un oiseau, c’est qu’il y avait de l’eau et de la nourriture pas loin. Car cet oiseau, seul, gros, propre, n’était pas un oiseau migrateur, il savait cela.
L’oiseau pouvait-il, lui, accéder à la fontaine ? Apparemment non, le Plexiglas fermait aussi le dessus du monument. L’oiseau, d’ailleurs, ne se posait même pas.
– Eh !…
Il tenta d’interpeler l’oiseau et se mit debout comme il put. L’oiseau tourna un moment sur place puis partit vers l’Est. Sans se retourner, il prit cette direction lui aussi, puisant dans ses dernières réserves. L’oiseau sembla l’attendre quelques minutes, puis disparut au loin. Mais il continua dans la direction, se repérant au soleil qui baissait derrière lui pour ne pas dévier.
Il n’apercevait rien. Il tomba plusieurs fois. Quand il crut qu’il ne se relèverait jamais, il revit l’oiseau qui, pas de doute, venait le chercher. Il se redressa, même s’il marchait plutôt comme un singe que comme un sapiens.
C’est en rampant qu’il arriva enfin à l’oasis. C’est un chien cette fois qui vint jusqu’à lui et alerta la petite communauté qui vivait là. On vint le chercher, on le transporta, on le réhydrata. Il sentit l’eau sur lui et en lui, il vit des visages attentifs, des yeux bons. Il sentit des mains douces. Il était touché, lavé, caressé. Il se remit et devint un travailleur indispensable au groupe qui l’avait sauvé, et qu’il s’efforçait de sauver à son tour. Il se spécialisa dans l’irrigation, veillant à économiser la ressource et à optimiser son utilisation.
Jamais il ne retourna sur ses pas pour voir si la fontaine et le fontainier étaient toujours là. Il est des mirages douloureux qu’il vaut mieux ne pas rechercher. En revanche, il partait quelquefois marcher dans le désert et là, chaque fois que la nature lui offrait des matériaux, il composait de nouvelles sculptures de pierres et de sable, de bois brûlé parfois, des sculptures que personne ne verrait, dont personne ne soupçonnait même l’existence. Le besoin de création et de beauté ne l’avait pas quitté, même s’il était plus apaisé.
Il ne tint pas plus de deux ans, et finit par s’allonger sur un lit de bambous, dans une case au milieu de la petite communauté qui l’avait recueilli. Ses longues années de dénuement l’avaient affaibli et son pauvre corps était arrivé au bout de sa vie. Il n’avait jamais compris pourquoi le fontainier n’avait pas voulu lui venir en aide avec un verre d’eau quand il en avait tant besoin, alors que celui-ci disait vouloir lui donner l’usage complet de sa fontaine après sa mort, donc bien trop tard pour qu’il puisse en bénéficier. Quelle était la raison de cette absurdité : orgueil, volonté de puissance, perversité ?
Dans ses derniers instants, il chercha une morale à son histoire. Fallait-il aller au bout de la soif pour trouver son chemin, qui n’était pas celui espéré au départ ? Mais quel chemin ? La souffrance et l’échec avaient-ils une vertu, souhaitable et appréciable ? Son cœur s’arrêta sur cette pensée : tout est question d’équilibre entre l’homme et la nature, il ne faut ni trop de l’un ni que de l’autre.
Vendredi 25 avril 2025
Ma chère voisine
(environ 15 minutes de lecture)
Aucune raison objective ne m’incitait à une relation avec cette femme. C’était ma voisine et elle représentait tout ce que je détestais. Et elle était à peine jolie.
Alors pourquoi ai-je voulu la conquérir ? Quel fut le mobile de mon acte ? Celui qui me vient à l’esprit n’est pas glorieux, mais je crois que c’est le plus juste : lui donner une leçon. Je ne l’aimais pas, à la fois parce qu’elle me méprisait et parce qu’elle cochait toutes les cases de la Française égoïste, friquée, protégée, sûre de son bon droit. Moi, de santé fragile et de situation précaire, doutant de tout, je n’étais pas de son monde, et je voulais lui faire payer son arrogance et ses privilèges.
Pour la punir, germa dans ma tête l’idée suivante : j’allais la perturber en la poussant à tromper son mari avec son insignifiant voisin. Ainsi, elle se dégouterait d’elle-même, ce qui lui permettrait ensuite de réfléchir à son comportement. Je ne savais pas si je voulais juste la déstabiliser ou foutre sa vie en l’air : j’imagine que j’attendais de voir comment elle allait se comporter, pour décider si, après la punition et l’apprentissage de l’humilité, elle méritait une réhabilitation et un bonheur nouveau.
N’y avait-il que cela ? Ne voulais-je pas aussi la séduire parce que j’étais un mâle imbécile au cerveau mal placé ? Bien sûr. Mais j’aurais pu tourner mes frustrations vers d’autres proies, plus aimables et plus faciles à attraper. J’avais au moins dix ans de plus qu’elle, ce qui ajoutait de la difficulté à mon défi.
Elle et son mari avaient débarqué dans le quartier cinq ans plus tôt. Ils avaient racheté la maison en face de chez moi, dans laquelle avaient vécu deux petits vieux adorables, jusqu’à ce que la femme meure et que le monsieur soit obligé d’aller finir sa vie dans un établissement gériatrique. Le jeune couple avait bien sûr cassé, rénové, agrandi, ajoutant une grande pièce de séjour, surmontée de deux chambres et d’une salle de bains, bardant le tout d’un bois naturel du meilleur effet. Pendant trois mois, des artisans s’étaient succédé, la plupart sans nom sur leur camionnette. Je remarquai qu’un homme venait tous les jours et qu’il était de la famille. Le type semblait adepte d’une scie à pierre posée devant la maison avec laquelle il dut tailler du carrelage, des dalles de jardin et je ne sais quoi encore. Les extérieurs furent autant soignés que l’intérieur. Même après que les artisans furent partis, le scieur et le jeune marié fignolèrent une terrasse, une pelouse, des murets, des massifs… L’argent ne semblait pas un problème, on faisait ce qu’il y avait à faire. Il s’agissait que ce soit original, d’apparence écologique et clinquant.
Ils travaillaient tous les deux à l’époque, je les imaginais lui ingénieur, elle dans le marketing ou les R.H. Ils avaient une belle voiture chacun, Audi, Volvo, et ils étaient sapés cher. Bien sûr, ils pendirent la crémaillère pour montrer aux amis leur ascension immobilière, entre un plancher et un auvent montés pour l’occasion. Par la force des choses, je les croisais de temps à autre, le matin, le soir, le week-end. Je remarquai vite que mes bonjours ne recevaient pas souvent de réponse et qu’eux n’en prenaient jamais l’initiative. Un dimanche, alors qu’ils étaient dans le jardin côté rue et que je passais à 3 mètres d’eux en rentrant de mon footing, ils se tournèrent sciemment, pour ne pas me voir et ne pas me saluer. Aucune illusion n’était permise : ils étaient malpolis, donc dans la norme.
Sans doute étaient-ils à mille lieux d’imaginer que ce qualificatif leur correspondait. Car il était clair qu’ils avaient en tête une image de ce qu’était une vie réussie et qu’ils voulaient s’y conformer en tous points. Ils ne limitaient pas leur comportement petit-bourgeois aux signes extérieurs de richesse et de tendance, ils le cultivaient dans leurs propos. Propos dont ils faisaient profiter le voisinage. Je n’y croyais pas, au début, et puis je dus me rendre à l’évidence : quand ils se parlaient, ils jouaient un rôle, et ils voulaient qu’on les entende. Ça donnait, sur la terrasse, l’escalier, ou dans le séjour les baies ouvertes, des choses du genre :
– Où t’as mis mon nouvel iphone ?
– Il est pas sur la desserte Louis XV ?
– Non. Il doit pas aimer le mix du classique et du contemporain…
– On aurait dû se meubler chez Ikéa !
Ou alors :
– T’as regardé ton compte Insta ?
– Non, j’étais sur X.
– Jérémy a posté la photo de samedi.
– J’ai encore ma capeline ?
– C’est la plus belle, rassure-toi.
C’était si travaillé que je n’en revenais pas. Ils ne se contentaient pas de publier des photos, ils voulaient qu’on les voie et les entende en direct, sans filtre, quand bien même le public se limitait à quelques voisins. Peut-être qu’ils répétaient, qu’ils s’entraînaient pour quand ils avaient un auditoire plus riche. Mon Dieu, me dis-je, mais ils ont dû tout planifier, les circonstances de la rencontre, le lieu du premier baiser, la date du premier rapport, le timing pour l’annonce aux parents, la vie commune en fonction des études, le choix de la banque, la tenue de mariage et le nombre d’invités, les critères de la maison… Ils s’étaient choisis « en scientifique » comme le chantait le grand Jean-Jacques, et ils agissaient de cette manière en tous points.
Leur exposition dans la journée contrastait avec leur disparition la nuit. Dès la fin d’après-midi, ils fermaient les volets de toutes les pièces, volets électriques il va de soi, se privant de toute vue sur l’extérieur, pour ne vivre que dans leur petit monde confiné. Leurs deux voitures étaient rentrées dans le jardin – un espace avait été aménagé – et toute la propriété se refermait derrière un portail télécommandé qui glissait sur son rail jusqu’à un « poc » très classe qui garantissait l’étanchéité de la protection.
Une seule chose me plaisait chez eux, du moins chez elle : le bruit de ses talons sur l’escalier de bois qui menait à la terrasse solarium. Chaque fois que je l’entendais, je me précipitais à la fenêtre, mais 9 fois sur 10 je la loupais. Les rares fois où j’arrivais à temps, je distinguais une jupe bien tendue par les fesses et les jambes, un joli cou sur lequel se posait la tête recouverte d’une chevelure ramassée en chignon. Je n’arrivais pas à distinguer son visage, mais j’étais content de lui trouver quelque chose d’attrayant ; il me semblait que j’en avais besoin. C’est dur de n’avoir aucune sympathie pour ses voisins, et je n’étais guère mieux loti de part et d’autre de mon domicile.
Je les vis de plus près un jour où ils sonnèrent à la maison vers 19 heures. Je fus sidéré de les découvrir à ma porte, eux qui m’avaient toujours fui :
– Excusez-nous, est-ce qu’on peut regarder dans votre jardin ? Notre chat ne revient pas.
Tous les soirs, elle appelait son chat, d’une manière peu féminine : en sifflant. J’avais d’ailleurs longtemps cru que ce son émanait de lui, mais non, c’était elle. Ce soir-là, le résultat escompté du passage de l’air entre les lèvres arrondies ne devait pas être au rendez-vous.
Lui était encore en costume, sans cravate et mal coiffé. C’était un homme grand et carré, avec un visage trop plat et trop large, comme s’il avait été écrasé, sur le dessus et devant. Elle avait passé un pantalon de toile, des tennis, un tee-shirt et un gilet. Son visage n’était pas terrible, mais la silhouette était correcte. Les cheveux châtain clair, à moitié détachés, l’embellissaient plutôt.
Je n’avais pas prémédité ma réponse, mais je fus content de la manière dont elle retentit à leurs oreilles :
– Je vous réponds oui pour votre chat, mais je vous fais remarquer une chose : vous ne me dites jamais bonjour, vous tournez la tête quand je passe devant chez vous, et maintenant, parce que c’est votre intérêt, vous venez frapper à ma porte. C’est lamentable.
Je ne les lâchai pas du regard. Pendant plusieurs secondes, leurs visages grimacèrent, mais ils ne parlèrent pas. C’est lui qui reprit :
– Bon, on peut y aller ?
Pas un mot de regret, d’excuse, ou même de justification. C’est à ce moment-là que mon envie de vengeance s’est imposée. Ils commençaient à me faire chier, ces deux-là, avec leur contentement et leur impolitesse.
– Allez-y, dis-je en montrant le jardin d’un geste de la main.
Et je fermai la porte.
Je trouvai assez vite le moyen à déployer pour me venger : séduire la femme. C’était à la fois ce qui les déstabiliserait le plus, et ce qui était, peut-être, à ma portée. Surtout, c’est ce qui s’imposait, de manière instinctive.
Mais avant même que je cherche à entrer en action, un écueil de taille se dressa devant moi : un enfant. Un jour que ma chère voisine claquait ses talons sur l’escalier, son pas me sembla plus lourd et plus lent que d’habitude. Je pus l’apercevoir et découvris alors une rondeur de ventre que je remarquai d’autant plus qu’elle avait glissé ses mains dessous, comme pour le soutenir. Malédiction ! pensai-je. Plus rien n’était possible pendant au moins un an ; il était impensable qu’une femme enceinte puis une toute jeune maman se détourne de son chemin maternel.
En fait, mon purgatoire dura 3 ans, puisque, à peine le premier enfant mis au monde, un deuxième arriva, sans que j’aie pu noter une deuxième grossesse. Je découvrais avec effarement l’accélération du temps liée à l’âge. Il est vrai également que j’arrivais à oublier ces gens égoïstes pour me concentrer sur mon travail et d’autres personnes plus intéressantes. Je précise que j’exerçais une profession libérale, que je travaillais seul et que mon bureau se situait au sous-sol de mon domicile ; j’étais souvent en déplacements, mais aussi souvent à la maison. Dans ce cas, je profitai du début d’après-midi pour les rendez-vous ou démarches administratives à l’extérieur mais en ville, accessibles à pied. Je pouvais donc espérer la croiser sans trop de difficultés.
Je passai à l’action alors qu’elle avait cessé de travailler, restant seule à la maison avec ses enfants, qu’elle sortait chaque jour, soit dans la Volvo dernier cri, soit dans une poussette high tech, dans laquelle babillait le dernier (ou la dernière), l’ainée, fille, trottinant à côté de sa mère. Bien entendu, des jeux avaient été installés dans le jardin et une rampe d’accès avait été maçonnée par le scieur de pierre pour que la poussette puisse rouler jusqu’à la porte d’entrée de la maison.
La période était favorable. Elle devait commencer à s’emmerder chez elle, saturer des couches et des biberons jour et nuit, ne plus être excitée par le retour de son mari chaque soir à 18 h 30. Elle avait besoin de divertissement, me persuadai-je, elle espérait qu’il lui arriverait quelque chose, elle ne voulait pas être réduite au rôle de mère et d’épouse : j’allais profiter de ses besoins et de ses désespérances.
Je m’arrangeai pour arriver de face un jour où, de retour de balade, elle remonta notre rue avec ses bagages vivants. Je composai un grand sourire, comme si nous étions de vieux amis. Et, pour la première fois, je m’arrêtai pour lui parler, me postant devant elle pour l’empêcher de passer :
– Bonjour ! Il me semblait bien que vous aviez deux enfants. Vous n’avez pas traîné ! Ça change la vie, j’imagine ?
Ce n’était pas aussi bien que ce que j’avais prévu – le « j’imagine » pouvait laisser croire que je ne savais pas ce que c’était que d’avoir des enfants –, mais enfin j’obtins une réponse et une esquisse de sourire :
– Oui, c’est sûr !
Je m’agenouillai pour me mettre à la hauteur de la fille de 3 ans. Elle tenait un bout de bois dans la main :
– Tu as une baguette magique ?
– C’est pas une baguette magique, c’est un bâton.
– Tu l’as trouvé où ?
– Là-bas, me dit-elle en tendant un bras derrière elle.
– Il est joli.
Je me redressai, m’adressant de nouveau à la mère, puis dirigeant mon regard vers la poussette :
– Le deuxième, c’est une fille aussi ?
– Non, un garçon.
– Quel talent ! lâchai-je et elle consentit un autre demi-sourire.
Il fallait que je la déstabilise tout de suite. J’avais réfléchi à la question et avais conclu qu’une attaque éclair avait, dans ce cas-là, plus de chance d’aboutir qu’une longue cour.
– Je vous admire, vous les femmes, qui devez cumuler vie professionnelle, vie d’épouse et vie de mère.
J’aurais pu faire un mauvais jeu de mots avec les trois derniers, mais je m’abstins. L’humour ne semblait pas un trait marquant de sa personnalité.
– Oh, j’ai pas à me plaindre. Je ne suis pas seule et j’ai pu prolonger mon congé maternité par un congé sans solde.
– Il n’empêche, même de nos jours, les femmes en font toujours plus que les hommes.
– Peut-être.
Il était visible qu’elle n’était pas enchantée par notre conversation, mais tout aussi visible qu’elle n’était pas pressée de rentrer. Il ne faisait pas chaud, mais il n’y avait ni vent ni pluie.
– Si je vous invitais, vous accepteriez de venir à la maison ?
– Vous voulez dire… un jour avec mon mari ?
– Pas un jour, mais aujourd’hui, et sans votre mari. Ça n’a rien de personnel, mais je n’aime pas les hommes. Ils n’ont aucun intérêt et ils sentent mauvais.
Elle fut trop sidérée pour répondre tout de suite. Elle bougea ses pieds et ses mains, qu’elle remit sur la poignée de la poussette, mais je bloquais le passage. Son visage perdit de son arrogance, des expressions insoupçonnées apparurent. Elle eut alors une réaction inattendue, même si, après de telles remarques, les réactions sont toujours inattendues :
– En disant ça, vous vous tirez une balle dans le pied. Un homme, vous en êtes un…
Elle avait donc un esprit derrière son masque. Je devais en tenir compte. Elle n’était pas sotte.
– Hélas, oui. Mais de moins en moins. Je fuis les hommes et j’ai besoin des femmes.
Elle me regarda d’un œil suspicieux. Je m’efforçai de garder un visage sérieux, pas grivois le moins du monde.
– Oui, l’intelligence, l’émotion, la beauté, l’humour, le courage, le respect, l’abnégation, la douceur, tout ce qui rend la vie supportable est féminin. Si une femme comme vous venait me raconter sa vie, je serais le plus heureux des hommes.
– Vous raconter ma vie ?!
Elle ouvrait de grands yeux en s’exclamant. Je précisai :
– Oui. Une heure ou deux, un après-midi par semaine. Vous pourrez amener vos enfants, bien entendu. Je suis sûr qu’on passerait un moment agréable. Ça nous ferait du bien, à l’un comme à l’autre.
Elle cramponna la poussette et la dirigea sur la droite, comme si elle voulait me contourner. Je posai moi aussi une main sur la barre de guidage, entre les deux siennes.
– Il faut que j’y aille, dit-elle.
– Allons-y ensemble.
– Non. Je ne suis pas sûre d’avoir envie de cette conversation avec vous.
Là encore, me dis-je, elle montre de la maîtrise et de l’intelligence. Je pouvais donc augmenter un peu ma franchise, et la sienne :
– Vous vous dites : mais je ne vais pas aller boire le thé, sans mon mari en plus, chez ce type qu’on déteste ! Et qui nous a fait une méchante remarque le jour où on cherchait le chat ?
– C’est pas faux.
– C’est pas faux, mais ce serait une erreur. Vous passeriez à côté d’une personne qui peut non seulement égayer votre vie à un moment où vous en avez besoin, mais en plus changer votre comportement et votre regard, ce dont vous avez un plus grand besoin encore.
– Vous ne manquez pas de culot ! C’est plutôt vous qui êtes malpoli !
– Pour l’impolitesse, je ne vous arrive pas à la cheville. Pourtant, vous ne vous aimez pas quand vous êtes impolie.
– Cette fois, ça suffit ! Chloé, on y va !
Elle prit sa fille par la main.
– Je vous laisse, dis-je en reculant tandis qu’elle avançait. J’attends votre venue. Je suis heureux de cette rencontre, de commencer à voir enfin la femme que vous pouvez être et que vous ne vous permettez pas d’être.
– Vous, vous feriez bien de cacher un peu le goujat que vous êtes !
– Goujat, quel mot exquis ! Vous avez des lettres ? Vous savez que je suis romancier ? On va bien s’entendre, vous verrez. Au revoir, Chloé.
Je les laissai partir, lançai un dernier :
– Et au revoir, petit frère !
Le soir, j’imaginai en souriant ce qu’elle pensait de cette rencontre. J’étais à peu près sûr que ça tournait dans sa tête et à peu près sûr qu’elle n’en avait rien dit à son mari, parce qu’elle ne savait pas comment présenter le truc et parce qu’elle voulait laisser une petite possibilité à la proposition que je lui avais soumise, quand bien même une acceptation lui paraissait impossible.
Une semaine passa. J’avais été en déplacement trois jours et trois nuits, j’étais parti à la journée les deux jours suivants, je n’avais donc pas eu l’occasion de la guetter, ce qui était mieux pour mon mental et pas plus mal pour l’avancement de mon affaire.
Un mardi après-midi où j’avais un peu de latitude dans mon emploi du temps, je décidai de me retrouver nez-à-nez avec le convoi mère-enfants. Cette fois, je la guettai depuis l’intérieur et attendis qu’elle soit devant la maison pour me manifester.
– Ah, je tombe bien ! Allez, venez ! lançai-je en montrant la maison. Votre chat est déjà là.
Elle ne put s’empêcher de sourire et je vis même qu’elle avait envie de rire. Comme elle continuait à avancer, j’ouvris le portillon et je la suivis dans la rue :
– Attendez ! Comment vous appelez-vous ?
Sa réponse fut intelligente, une fois de plus :
– Je suis sûre que vous le savez.
– Un point pour vous. La boîte aux lettres. C’est joli, Laura.
– Vanter mon prénom… C’est tout ce que vous avez trouvé ?
– Faible, j’en conviens. Si au moins j’avais un bouquet de fleurs… Vous savez que même les femmes les plus endurcies craquent devant un bouquet de fleurs ?
– Je ne veux pas vous décevoir, mais tout dépend de celui qui les offre.
– Et si c’est moi qui vous les offre, à vous ?
– Vous êtes cinglé. Et vous me harcelez. Devant mes enfants.
– Je ne vous harcèle pas. Je vous… Non, vaut mieux que je le dise pas.
Elle se retint de pouffer. Je me rabattis sur Chloé, que je ne voulais pas négliger. Mais la fillette marchait aux côtés de sa mère et je ne pouvais pas m’agenouiller. J’imitais un bossu, les bras ballants.
– Tu as vu, Chloé ? Je suis aussi petit que toi !
– Même pas vrai, répondit la petite.
– Toi, bientôt tu seras grande. Tu grandis un peu chaque jour.
– Même pas vrai, répéta-t-elle.
Je me redressai et continuai à lui parler :
– Chloé, sois gentille avec moi, sinon ma cote ne va pas monter auprès de ta mère.
– Vous voyez, me dit celle-ci, c’est peine perdue.
– L’adversité ne me fait pas peur.
– Mais qu’est-ce que vous fabriquez, là ?
On avait déjà parcouru une cinquantaine de mètres.
– Je viens avec vous.
– La porte de chez vous est restée ouverte.
– Ah… Tant pis. Quand on… on ne compte pas.
– Vous allez venir au square avec nous ? Vous savez que je pourrais appeler mon mari.
– Ah non ! Je vous ai dit que je n’aimais pas les hommes ! Surtout celui-là.
Cette fois, elle rit et je sus que j’allais me promener avec elle. Ce fut un chouette moment. Chaque fois que nous traversions une rue, je jouais au gendarme en me plaçant au milieu de la rue pour stopper les voitures, même quand il n’y en avait pas. Nous restâmes cinq minutes assis tous les deux sur un banc de bois, pendant que Chloé se balançait sur un cheval à ressort et que son frère, Corentin, dormait sous le ciel. J’appris là les premiers éléments de sa biographie et de son état d’esprit. Je ne m’étais guère trompé, sur son milieu social, ses valeurs, l’inconscience de l’image qu’elle renvoyait.
Je réussis à ne pas parler de moi, et à lui dire :
– Vous construisez une belle famille, mais je regrette un peu l’époque des talons.
– Des talons ?
Et je lui racontai combien j’aimais le bruit de ses talons sur l’escalier extérieur de sa maison quand elle rentrait du travail.
– Incroyable… Vous m’écoutiez ?!
– J’essayais de regarder, aussi. Mais souvent vous disparaissiez avant que j’arrive à la fenêtre. Vous demanderez à votre mari de rajouter quelques marches.
Corentin pleura et elle dut le prendre. Je me rapprochai de Chloé. Je la fis rire et nous devînmes amis. La mère parvint à calmer le bébé, le remit dans sa poussette sans qu’il braille. Le retour fut très gai. Il fallut se séparer.
– Il y a sûrement plusieurs chats dans votre maison, maintenant.
– Tant qu’ils ne sont pas voleurs… Vous viendrez ?
– Je ne sais pas. Chaque jour suffit sa peine.
– Merci pour la promenade.
Le trio traversa la rue, j’eus même droit à plusieurs tours de tête de Chloé. Laura prit alors une place importante dans mes pensées. Le problème, ou ma chance, est que pendant ces deux rencontres, je n’avais pas été gêné par ses côtés petits-bourgeois qui me déplaisaient tant quand elle était chez elle avec son mari. Qu’est-ce qui changeait selon la configuration : mon regard ou son comportement ?
Au cours des jours qui suivirent, je guettai le moindre mouvement dans la maison d’en face. Je perçus des va-et-vient de voitures et de volets, mais je n’entendis pas ces dialogues dans lesquels mari et femme jouaient un rôle pour le voisinage. Il faut dire qu’on était en hiver et que la période se prêtait mal aux exhibitions extérieures. Et je ne pouvais m’empêcher de penser, contre toute vraisemblance, que ces deux moments que nous avions passés ensemble commençaient à la modifier.
Elle sonna un matin à 10 heures et quart. J’ouvris, sans savoir à qui.
– Bon sang !
– Quel accueil !
– Je suis content !
– C’est mieux.
– Mais mal habillé.
– Comme d’habitude.
– Comment ça, comme d’habitude ? Où est Chloé ? Corentin ?
– Chloé est chez sa grand-mère. Corentin dort.
– Ah…
– Si je l’amène, elle en parlera à son père. Or, je pense que le récit de la promenade au square lui suffit. Bon, je peux entrer ?
– Ah ben oui !
Et elle entra. Une fois, deux fois, trois fois, plusieurs fois. Elle entra dans ma maison, dans mon cœur, dans ma vie. Avec un bémol, quand même.
– Pourquoi tu ne veux pas qu’on couche ensemble ? lui demandai-je entre deux baisers.
– C’est ainsi. Ne m’embête pas.
– J’aimerais savoir.
– Tu es sûr ?
J’acquiesçai. Elle soupira :
– Tu es si direct avec moi que je vais l’être à mon tour : tu ne m’attires pas assez.
Il me fallut quelques secondes pour encaisser le coup. Quand je retrouvai de l’air, je lui demandai :
– Si j’avais été plus beau, tu aurais cédé ?
Elle me fixa :
– Oui.
Ce fut à mon tour de la fixer :
– Ça me console. C’est déjà une petite performance, que j’ai accomplie.
– Je te l’accorde.
– C’était pas gagné de te dérider, toi riche, propriétaire, jeune, jolie, mariée, maman ; moi pauvre, locataire, vieux, pas beau, divorcé, sans enfants près de moi.
– N’exagère pas quand même.
J’avais voulu coucher avec elle pour la punir de son arrogance, et j’étais tombé amoureux sans qu’elle m’accorde ce pour quoi je brûlais. Que tirer de cette expérience ? De l’amertume ou de la fierté ? Une leçon peut-être, toujours la même en fait : la vie a plus d’un tour dans son sac. On ne sait jamais ce qu’elle nous réserve dès que nous dépassons les apparences, apparences qui nous trompent, mais qui nous servent aussi à entrer en contact les uns avec les autres.
Vendredi 18 avril 2025
Solange avant le repas de famille
(environ 10 minutes de lecture)
Ce dimanche de Pâques, Solange Freyssinet ne se leva pas plus tôt que d’habitude. Il faut dire qu’elle avait mis les rallonges la veille en fin d’après-midi. Quand il le fallait, elle arrivait encore à réaliser cette opération seule, non sans efforts. La table de la salle-à-manger était massive et il n’était pas facile d’en faire coulisser les pans et les pieds. Quand son mari était là, ce n’était pas simple non plus ; son pauvre Jacques était bien diminué, les derniers temps.
À 80 ans, elle disposait encore d’une bonne dose d’énergie. Des douleurs, des égarements, des tristesses, et de l’énergie. Qui lui donnait une étonnante capacité de mobilisation, à la fois pour des choses très concrètes, comme le repas qui l’attendait ce jour, pour des causes, sociales ou individuelles, et pour des idées, philosophiques ou même économiques, parfois surprenantes aux oreilles de ses interlocuteurs. Par exemple, elle se piquait des chroniques de l’économiste Nicolas Bouzou et du scientifique Laurent Alexandre dans l’Express – hebdomadaire dont elle avait conservé l’abonnement à la mort de son mari – répétant à qui voulait l’entendre que c’était l’ineptie des politiques publiques qui créait du chômage, ou alors que l’intelligence artificielle rendrait caduque l’intelligence humaine dans les quinze ans si on ne réagissait pas très vite.
Ces appropriations iconoclastes semblaient d’autant plus étonnantes qu’elle était d’un conservatisme farouche en termes de mœurs. Certes, ses convictions religieuses l’amenaient à pardonner plus qu’à condamner, mais elle absolvait sans mansuétude. Elle pouvait être dure dans ses propos, parce qu’elle était persuadée qu’on ne pouvait s’en sortir dans la vie sans rigueur individuelle. Rien ne l’horripilait davantage que le laisser-aller, la pleurnicherie, ou les extravagances. La dignité, dont elle avait une conception que l’on pourrait qualifier de verticale, étant sans doute la valeur qu’elle mettait au-dessus de tout.
Recevoir ses enfants et petits-enfants le dimanche Pâques était une tradition à laquelle il n’était pas question de déroger. Elle avait lâché sur le 25 décembre, admettant qu’en effet ses filles devaient être présentes dans la famille de leur mari au moins une année sur deux. Mais le dimanche de Pâques, qui coïncidait à quelques jours près avec son anniversaire, lui appartenait et elle se sentait en droit d’exiger ce qu’elle voulait ce jour-là. « Je ne veux qu’un cadeau : votre présence à tous à ma table pour le déjeuner ». Comme la demande paraissait à la fois logique et raisonnable, et qu’elle la formulait avec autorité, l’habitude avait été prise, et aucun des membres de la famille n’avait à ce jour osé y déroger (chacun s’était cependant accordé un joker). Ce qui était au départ un plaisir pour tous était au fil des années devenu une corvée pour beaucoup, peut-être davantage pour les filles que pour les gendres, et pour tous les petits-enfants depuis qu’ils avaient dépassé l’âge de 15 ans. En même temps, chacun se rendait compte de ce que pouvait avoir de structurant ce moment, qui, au final, n’était pas si désagréable.
La jeune octogénaire prit son petit-déjeuner en écoutant la radio, comme chaque jour. Elle allumait généralement à 8 heures et coupait après la revue de presse, à 8 h 45. « Ma pauvre vieille, se disait-elle parfois en se moquant d’elle-même, tu t’intéresses de plus en plus aux affaires du monde, alors que tu peux moins que jamais y prendre part et que tu vas bientôt disparaître ». Elle avait conscience de ce paradoxe, qui l’amusait plus qu’il ne la désespérait. « Comme nous sommes bizarres, parfois », une réflexion qu’elle n’aurait jamais avouée à quiconque, car elle tenait à demeurer la femme solide et convaincue qu’elle paraissait. Et qu’elle était, Seigneur Dieu !
Après avoir rincé son bol, essuyé la table, et commencé à sortir ce dont elle allait avoir besoin pour préparer le repas, elle se rendit dans le séjour pour mettre le couvert. Elle aimait cela : déplier un molleton et une nappe, sortir l’argenterie, définir le plan de table avec les porte-serviettes brodés au nom de chacun des convives. « Oui je suis bourgeoise et alors ? Si la bourgeoisie c’est le goût des belles choses, le respect des traditions et l’esprit de famille, eh bien tout le monde devrait en être ». Elle se trouvait généreuse en pensant ainsi ; elle était pour une conception ouverte des classes sociales. Elle ne les niait pas, considérait qu’elles existaient encore – même si elle les appelait des « milieux » –, mais estimait que l’on pouvait passer de l’un(e) à l’autre, pour peu qu’on en ait la volonté et qu’on respecte les valeurs du « milieu » qu’on voulait pénétrer. « Certes, le manque d’éducation à la base ne se rattrape jamais tout à fait, mais on fait beaucoup de choses avec des efforts et un guide ».
Elle choisit la nappe crème avec des filaments de fils d’or et d’argent. Un cadeau offert par son frère et sa belle-sœur pour leurs trente ans de mariage, à Jacques et elle. La nappe avait donc bien vingt-cinq années de plus, mais elle restait utilisable. C’était de la belle ouvrage. Après qu’elle l’eût positionnée puis lissée, elle ouvrit le vaisselier en bois massif et sortit le service aux oiseaux, qui lui venait de sa mère, une série complète d’assiettes émaillées peintes à la main, une merveille des arts de la table de jadis. Elle possédait les verres en cristal et le service à couverts qui allait avec. Elle plaça deux verres de taille différente au-dessus de chaque assiette, sans vérifier la poussière car elle savait qu’il n’y en avait pas. Les fourchettes, les couteaux et les petites cuillères étaient logés dans des compartiments de soie de coffrets en bois ; elle les sortit et les disposa selon les règles ancestrales. Elle ajouta deux dessous de plat en argent, des couverts pour le service, une coupelle argentée pour la bouteille de vin, un tire-bouchon, une salière en argent elle aussi, et deux carafes qu’elle remplirait au dernier moment. De même, elle ne mettrait les chaises complémentaires autour de la table qu’après l’apéritif, afin de ne pas encombrer la pièce et parce qu’elle n’en avait pas la force ; elle chargerait ses petits-fils d’aller les chercher au garage.
Elle s’assit 5 minutes au salon. « Attention, ma vieille. Tu te crois forte, mais tu ne l’es plus. Humilité, humilité ». Elle contempla sa table, imagina la tête et les humeurs de ceux qui se retrouveraient autour dans… 3 heures et demie. Allez, il ne fallait pas mollir, elle se reposerait en fin de matinée, une fois que le déjeuner serait prêt et après avoir été chercher le pain. Elle n’avait en fait que deux plats à préparer. Pierre tenait à apporter le gâteau (il en prenait toujours deux), Isabelle se chargeait du fromage et Nathalie du vin. Béatrice n’apportait rien, c’était mieux comme ça.
Elle gagna la cuisine et commença par préparer l’entrée. Une salade de sa composition, avec fonds d’artichauts, thon, œufs, avocats et feuilles d’épinards. Elle avait mis cela au point récemment, et elle s’était dit que ça valait le coup de le proposer. Elle commença par mettre six œufs à cuir. Pendant ce temps, elle coupa trois avocats en lamelles et divisa en deux les fonds d’artichauts qu’elle sortit de deux boîtes. Ouvrir une boîte avait été difficile ces derniers temps – la pince de ses mains ne serrait plus guère et son poignet n’avait plus assez de force –, jusqu’à ce qu’Isabelle lui offre un appareil électrique qui l’avait sauvée. Elle confectionna ensuite un jus de citron avec de l’huile et de la coriandre, dans lequel elle fit mariner avocats et artichauts.
Elle éteignit sous les œufs, qu’elle passa sous l’eau et laissa refroidir. Pendant ce temps, elle prépara le thon, au naturel et entier – boîtes à ouvrir, encore –, qu’elle émietta. Elle sortit un grand plat rond et blanc, plaça au centre les avocats et les artichauts mélangés, autour les œufs divisés en quatre dans le sens de la longueur. Elle recouvrit le tout des miettes de thon, puis ajouta les feuilles d’épinards, autant pour les qualités gustatives que décoratives, ainsi que des olives noires. Elle reproduisit cette préparation sur un deuxième plat car ils seraient nombreux. Elle fignola ensuite une sauce sur la base de la marinade qu’elle avait utilisée, la versa dans deux ramequins, et mit le tout au frais.
Elle cuisinait en silence. Après la mort de Jacques, ce silence avait été dur. Non pas qu’il parlât beaucoup, mais elle lui parlait, et elle l’entendait, aller d’une pièce à l’autre, ou écouter sa musique, ou regarder la télévision. Et puis, au fur et à mesure de son veuvage, elle s’était habituée, avait même fini par apprécier. « Je me prépare », se disait-elle en pensant à sa propre mort, quand elle serait dans sa boîte et que la terre au-dessus d’elle empêcherait le moindre son de l’atteindre. Car si elle était croyante, et pratiquante, elle ne s’imaginait pas en train de voler dans le ciel ; non, il fallait mourir, on ne pouvait pas y couper, on devait accepter le grand silence. Là, dans sa cuisine, elle entendait pas mal de choses : le chant des oiseaux d’abord, qui lui importait le plus, et, certains jours, le souffle du vent dans les arbres. Elle aimait aussi les bruits de la rue, ceux des voisins qui sortaient ou entraient, des voitures qui démarraient ou s’arrêtaient, et les rumeurs plus lointaines de la ville en dessous et autour d’elle. Poitiers, dans un environnement plat, était une agglomération de creux et de bosses, tout en rondeurs et en sinuosités, qui limitaient les bruits aux enclaves où ils se produisaient, n’en laissant passer que quelques-uns plus forts que d’autres, créant un bourdonnement qui lui aurait manqué si elle ne l’avait plus perçu.
Comme plat principal, elle avait opté pour un veau Marengo, qui allait surprendre car tous s’attendaient à un gigot. Elle mettait un point d’honneur à varier ses menus. Non pas qu’elle fût fanatique de cuisine, mais elle avait une image à entretenir, un standing à conserver. C’était aussi une sorte de défi personnel. Elle savait que pour ralentir le déclin, retenir l’effondrement, il fallait en permanence se fixer des objectifs, relever des défis.
Avec son couteau fétiche, elle tailla dans la viande, 2 kilos, des cubes de 3 cm de côté environ. Ce faisant, elle pensa à une des évolutions sur lesquelles elle n’avait pas encore arrêté son opinion : celle qui semblait inéluctable vers une alimentation sans consommation animale, végétarienne ou vegan, selon le terme ridicule et radical employé désormais. Elle comprenait la logique, voyait le bien-fondé, mais doutait des conséquences en termes de… vie familiale. Noël sans une dinde, le 1er janvier sans foie gras, Pâques sans gigot (ou veau Marengo), l’été sans saucisses et côtes de porc ? Elle avait du mal à se le représenter, et plus de mal encore à se le représenter comme un progrès.
Une fois le veau découpé, elle passa aux légumes, détailla six carottes en rondelles, cinq échalotes et deux ails en fins morceaux. Puis elle lava et coupa quatre champignons. Elle ouvrit ensuite une boîte de concentré de tomates et une bouteille de vin blanc sec. Ouvrir une bouteille était encore plus compliqué qu’une boîte. Heureusement, Isabelle encore l’avait équipée d’un tire-bouchon, pas électrique, mais qui tirait tout seul ou presque. Elle passa les légumes sous l’eau pour les rincer, ainsi que le bouquet garni dont elle s’était munie. Elle avait acheté les ingrédients l’avant-veille, en compagnie de son amie Françoise, avec qui elle avait pris l’habitude d’aller se ravitailler, soit à Grand Frais soit à Auchan. Elles ne s’attardaient guère, ne se voyaient pas en d’autres occasions, mais elles tenaient à cette sortie commune. Du coup, les courses n’étaient plus une corvée, ou moins une corvée. Solange était tout à fait pour les relations à géométrie variable, chacun pouvait apporter quelque chose à l’autre, pourvu qu’on ne lui en demande pas trop et qu’on tienne compte des caractères respectifs.
Elle versa trois filets d’huile, posa une noix de beurre dans son vieux faitout – combien en avait-il contenu des repas de famille, celui-là… – et y mit la viande à dorer. Elle ajouta ensuite carottes, échalotes et ail, qu’elle saupoudra d’un peu de farine quand ces dernières furent translucides. Quand la farine eut blondi, elle ajouta le concentré de tomates, le vin, sala et poivra. Sans cesser de remuer. Cette phase était délicate, il fallait saisir et unir les aliments, sans les brûler. Elle déposa le bouquet garni par-dessus, mit le couvercle sur le faitout et réduisit légèrement le feu. Cela chaufferait 1 h 45 ainsi, après quoi elle ajouterait les champignons et laisserait cuire encore une demi-heure. Il était 11 heures. C’était bien. S’ils arrivaient à midi et quart, cela laissait le temps de prendre l’apéritif et l’entrée. Elle aimait ces plats qui mitonnaient, le fait qu’il faille du temps pour aboutir aux saveurs recherchées, ainsi que l’idée de préparation, la prise en compte du fait qu’on n’avait rien sans rien, et l’importance de l’attente qui amplifiait ensuite le plaisir de la découverte.
Elle passa aux toilettes et à la salle de bains, s’habilla de bas épais, d’une jupe en laine, d’un chemisier, d’un gilet, d’un foulard et d’une veste. Elle vérifia la cuisine et réduisit encore le feu sous le faitout, prit ses chaussures et son manteau dans la penderie de l’entrée, attrapa son sac, ses clés, ouvrit la porte et sortit. Elle descendit les trois marches avec prudence. Il n’y en avait que trois, mais il allait falloir installer une rampe, elle en avait conscience. Déjà, elle ne montait quasiment plus au premier étage de la maison, où se trouvaient deux chambres désormais inutilisées. Elle avait hésité à les louer à des étudiants, mais avait renoncé car il n’y avait pas d’entrée indépendante. Son espoir était que sa petite-fille Irina, qui passait son bac cette année et voulait faire médecine, vînt y loger pour ses premières années de fac (même si, dans les faits, elle pouvait rentrer chez elle tous les soirs, ses parents n’habitant qu’à 20 minutes de Poitiers). Solange avait émis la proposition, plusieurs fois mais sans insister. On verrait bien.
En rentrant chez elle avec le pain et des mini-feuilletés, elle vérifia la cuisson du veau Marengo, augmenta le feu. Puis elle prépara les verres pour l’apéritif, alla prendre dans la réserve une bouteille de jus de fruit, une de coca et une de vin blanc, qu’elle mit au frigidaire. Elle sortit quelques bouteilles d’alcool, qu’elle plaça sur la table basse du salon. Puis elle alluma la télévision et s’assit sur le canapé, non sans avoir approché un pliant sur lequel elle allongea ses jambes. « Ouh, ma pauvre vieille… » soupira-t-elle en soufflant et fermant les yeux. Elle entendait le son de la télé, écoutait ce qui se disait, mais resta les yeux fermés cinq minutes. Elle était sujette, désormais, à ces coups de fatigue en pleine journée, que rien ne laissait présager. Ils ne duraient pas, mais l’énervaient cependant, comme si une attaque déloyale était portée contre son intégrité.
L’émission en cours était Échappées belles, sur la 5. Elle aimait la qualité des reportages et la beauté des images, elle parcourait de beaux voyages en les regardant. Après, il y avait Les escapades de Petirenaud, auxquelles elle jetait parfois un œil ; elle n’aimait pas les émissions culinaires, mais celle-ci faisait exception, ce n’était pas un cours ou un concours de recettes. Si elle était devant son poste avant 11 heures, elle s’intéressait parfois au Jour du seigneur, qu’elle écoutait plus pour l’intelligence et la culture qui émanaient des intervenants que pour le contenu religieux. À 11 heures, elle quittait France 2 car commençait la messe, où elle avait généralement été la veille à la paroisse. Les autres chaînes étaient irregardables : foot, moto, dessins animés, séries, shopping, cuisine, et surtout publicité, véritable fil rouge de la télévision, devenu si gros qu’il masquait tous les contenus et qu’on ne pouvait s’en défaire.
Midi sonna au carillon. Elle éteignit la télévision, passa aux toilettes et à la salle de bains. Puis elle regagna la cuisine, vérifia le faitout de nouveau, donna un coup d’éponge.
Elle ajustait quelques couverts sur la table de la salle à manger quand la sonnette retentit. Elle tira sur sa jupe, fit bouffer les manches de son chemisier et alla ouvrir.
Vendredi 11 avril 2025
Le serpent, le lynx et nous
(environ 7 minutes de lecture)
Nous marchions en famille dans le massif des Berkshires, une chaîne de montagnes située à l’ouest du Massachusetts. Nous évoluions sur une partie de l’Appalachian trail, ce sentier de 3100 km qui va de la Géorgie au Canada en parcourant toute la barrière rocheuse séparant la côte Est des États-Unis et le Midwest. Ces quelques heures de marche s’inscrivaient dans le périple d’une semaine que nous avions organisé entre mer, Cap Code, et montagne, Berkshires donc, en passant par la ville, Boston, pour fêter le diplôme de notre fille, Sarah, étudiante aux États-Unis.
Il faisait bon et nous étions bien. La famille s’était recomposée pour l’occasion et chacun y trouvait son compte : nous les parents étions heureux du rassemblement et fiers du succès de notre fille dans la grande Amérique ; Sarah, 23 ans, rayonnait en raison des perspectives qui s’ouvraient à elle, de sa capacité à réunir la famille et de son nouvel amour avec un Américain rencontré quelques mois plus tôt ; Elias, notre fils, 25 ans, n’était pas mécontent de l’aventure qui ajoutait une ligne à sa bio et se déroulait dans un cadre suffisamment vaste et insolite pour que la famille soit supportable pendant une semaine.
Le sentier était un chemin comme on aurait pu en trouver dans les Alpes, les Pyrénées, ou le Massif Central. Il était large et humide quand il traversait une forêt, étroit et sec quand il parcourait une arête ou sinuait sur une lande où le rocher affleurait. Ces élargissements et rétrécissements permettaient au petit groupe de varier les combinaisons de positions et de conversations, sans y penser, et ces changements étaient sans doute un des charmes majeurs de la randonnée partout dans le monde. Il se trouve qu’en plus nous étions pleins de l’enthousiasme de ce que nous avions vu, de ce que nous voyions et de ce que nous allions voir : tout était beau, nouveau, grandiose. Et pour une fois on ne comptait pas, ni le temps, ni l’argent.
C’est dans une portion large et humide que se produisit la première rencontre qui renforça l’intérêt de cette après-midi. À ce moment, je marchais devant avec ma fille, mon ex-femme et notre fils un mètre derrière. Nous parlions à quatre. J’étais sur la droite et c’est du talus de ce côté que survint l’élément perturbateur. Les choses se passèrent trop vite, ou mon cerveau fut trop lent, pour que je me souvienne si j’ai entendu avant de voir ou vu avant d’entendre. Toujours est-il qu’un serpent gigantesque, d’une peau marron claire et marron foncée, une ultra-fine langue rouge à deux pointes sortie de la tête, glissa du tapis d’arbres en surplomb pour venir tâter du chemin et titiller les humains qui s’y baladaient.
– Ahhhhh !
Mon cri ne fut rien en comparaison du bond que j’effectuai, bousculant ma fille, passant devant elle et la laissant en première ligne face à la bestiole. Elle s’écarta vivement, tandis que mère et fils stoppaient net. Le temps que, de l’autre côté du chemin, je reprenne le contrôle de moi-même, le serpent se repliait, longeait le chemin sur un mètre avant de remonter le talus pour disparaître dans la forêt.
– Vous avez vu ça ? articulai-je en reprenant mon souffle.
C’est alors que je vis sur moi trois regards qui auraient été consternés s’ils n’avaient été bienveillants et amusés.
– C’est du propre ! lança ma fille à peine apeurée. Mon père manque me faire tomber devant un crotale pour sauver sa peau !
– Oui, renchérit mon ex, voilà un bel exemple de protection paternelle !
– Il était mignon, ce serpent, ajouta mon fils qui ne voulait pas charger la mule.
– Mais c’était instinctif ! me défendis-je. Je n’ai pas réfléchi !
– C’est bien ça le problème, rétorqua la mère.
– Oui, s’amusa ma fille, vaut mieux pas trop compter sur les parents, de nos jours !
Elles avaient raison. Cent fois raison. Pas une seconde au cours de ces 5 secondes de frayeur, je n’avais pensé à mes enfants. Mon réflexe avait été de m’éloigner du danger, sans me soucier de ceux qui étaient avec moi, alors que s’il y a des êtres au monde que j’aurais dû protéger, au détriment de ma sécurité, c’était eux.
– Il faut avouer qu’il avait une belle taille, reconnut Déborah.
– Et il était superbe, ajouta Elias. Ces tonalités orange, c’est pas banal.
– Et sa langue ? renchéris-je. Vous avez vu sa langue ? Rouge écarlate !
– Allez, avançons avant qu’il revienne et qu’il me mange ! nous secoua Sarah.
Ils ne m’accablaient pas, mais j’avais honte. Certes, je n’avais pas eu le temps de prendre conscience donc de choisir mon comportement ; il n’empêche qu’il était peu glorieux. Pourquoi n’avais-je pas eu le réflexe de protéger mes enfants avant moi-même ? Est-ce que cela n’aurait pas dû être instinctif ? Or, mon instinct m’avait poussé à me sauver moi, et peu importait mon entourage. Ce truc allait me hanter longtemps, je le savais.
Pourtant, l’humeur familiale resta excellente. Nous avons repris notre marche. J’étais le seul à avoir eu peur, le seul à m’être ridiculisé, donc le seul légèrement perturbé. On me charria en rigolant :
– Attention, Papa, y’a une brindille devant toi !
– Fais attention à ne pas toucher une feuille surtout, on ne sait pas ce qu’il peut y avoir dessus.
– J’aperçois une flaque à dix mètres. Tu veux qu’on te porte pendant la traversée ?
– Moquez-vous, répondais-je faussement boudeur.
Nous sortîmes de la forêt et je respirai mieux. Nous nous sommes retrouvés sur un demi-plateau bordé de pics à quelques centaines de mètres à droite, et d’une vallée qui s’étirait à gauche. Au bout d’un moment, les rochers se rapprochèrent du chemin, qui disparaissait derrière un piton. Avant d’aborder ce virage, nous marchions en file indienne, ainsi que nous y invitait la topologie. Il se trouve que, à cause de ma couardise peut-être, je fermais la marche à ce moment-là.
Déborah contourna le piton la première, suivie d’Élias, Sarah et moi. Nous nous retrouvâmes dans un goulot, qui ressemblait à un raccord entre deux parties de l’immense Appalachian trail. C’est alors que nous entendîmes ce qu’il fallait bien appeler… un rugissement. Nous nous arrêtâmes et nous retournâmes tous en même temps. À trois mètres de moi se tenait ce qui ne pouvait être qu’un lynx. Un animal au pelage aussi beau que dans un documentaire, aux pattes énormes et à la gueule impressionnante, entrouverte. Le félin s’était arrêté lui aussi et nous regardait. On pouvait croire qu’il avait attendu que nous fussions passés derrière le piton pour nous faire la surprise de sa présence. C’est mon instinct qui se déclencha encore, mais pas de la même manière qu’une demi-heure plus tôt. J’écartai les deux bras pour faire barrière entre l’animal et la famille derrière moi, puis dis sans quitter le lynx des yeux :
– Ne bougez pas, ne criez pas.
Ma fille avait attrapé mes épaules et se collait à moi :
– Papa, j’ai peur…
– Ne bouge pas.
Je la sentais trembler, et il me sembla qu’Elias et Déborah tremblaient aussi.
– Qu’est-ce qu’on va faire ? murmura cette dernière.
– On va éviter de l’effrayer. Attendre qu’il ait fini de nous considérer et jugé que nous n’étions ni méchants ni bons à manger.
J’aurais été incapable d’expliquer pourquoi je ne tremblais pas. A posteriori, aussi étonnant que cela puisse paraître, il ne me sembla pas avoir ressenti de la peur. Juste une tension et une concentration maximale. On pourrait penser que je cherchais à compenser ma lâcheté antérieure, mais mon attitude face au lynx n’était pas plus réfléchie que celle que j’avais eue face au serpent cuivré. Je ne réagissais pas de la même manière, c’est tout.
– Je vais lui parler calmement, dis-je tout haut. Je ne connais pas grand-chose aux animaux, mais je sais que, à partir du moment où le contact visuel est établi, la voix les rassure. D’habitude c’est avec les chiens, mais bon.
– Si on reculait ? suggéra Déborah.
– Pas tout de suite, répondis-je. Il risque de nous suivre. Allez, bel animal, on t’a vu ! Tu es magnifique, et tu es sur tes terres, on est d’accord. On vient juste admirer. On ne veut ni s’incruster ni abîmer. Et encore moins te faire du mal.
Le félin fit un quart de tour à droite, un quart de tour à gauche, se replaça face à nous en avançant légèrement.
– Il avance !… gémit Sarah.
Les ongles de ma fille n’étaient pas loin de percer mon sweat.
– Si on lui lançait des cailloux, demanda Élias doucement, ça le ferait pas fuir ?
– Peut-être. Mais on ne sait pas. On fera ça en dernier recours. Allez, mon beau, repris-je plus fort. Faut que tu nous laisses finir notre boucle… Tu nous fais peur, là. Va te promener dans les rochers, tu les connais par cœur. Tu peux aller où tu veux avec des pattes pareilles…
L’animal me fixa. C’est quitte ou double, pensai-je. Soit il me saute à la gorge, soit il s’en va. Eh bien il choisit la deuxième solution. Il baissa la tête, la secoua, comme s’il estimait avoir assez perdu de temps avec ces humains, puis, avec une agilité prodigieuse, grimpa sur un rocher, passa derrière un autre et disparut dans l’immensité de pierre.
En expirant, nous avons réalisé que nous retenions notre respiration depuis deux minutes. Nous nous remîmes dans le sens de la marche, tournant la tête toutes les deux secondes. Nous avions prévu de suivre les balises jaunes d’un circuit de 3,5 miles, d’une durée d’1 h 30. Nous n’avons pas couru, mais nous avons tellement accéléré notre cadence que nous nous sommes mis à rire.
– Bon sang, dis-je, on n’est pas dans notre vieux continent ! Le côté sauvage du nouveau monde nous est apparu dans toute sa splendeur !
– Je sais pas comment tu as fait, Papa, dit Sarah, mais tu t’es sacrément rattrapé ! Tu a été dompteur dans une vie antérieure ou quoi ? C’est à se demander comment tu as pu avoir peur d’un pauvre serpent !
– Oui, chapeau, reprit sa mère. Tu m’as scotchée !
– Vous avez pas vu, mais en fait, c’est moi qui montrais les dents, ajouta Elias.
Nous rîmes. C’était parfait. Tout était parfait, le serpent et le lynx, ma faiblesse et ma force, la frayeur et le soulagement, la mère et les enfants, l’Europe et les États-Unis. Quant à cet instinct qui m’avait amené à des réactions si différentes à trente minutes d’intervalle, il était bon qu’il se soit manifesté. Le contrôle qui était le mien d’habitude, le surmoi qui me bridait, étaient pour une semaine relégués au second plan. Ces terres américaines nous rappelaient notre nature animale, et ce n’était pas si mal.
Vendredi 4 avril 2025
Le pouvoir des mots
(environ 3 minutes de lecture)
Connaissez-vous cette vidéo ? Je vais tenter de vous la raconter.
Dans le quartier d’affaires d’une grande ville, un SDF aveugle mendie au pied d’un immense bâtiment à colonnades ; ce pourrait être une bourse, un palais de justice, un musée, une gare. L’homme d’une soixantaine d’années, mal habillé, mal coiffé, est assis en tailleur sur un bout de carton. Devant lui, se trouve une boîte de conserve dans laquelle les passants sont invités à jeter quelques pièces. À côté de lui, appuyé contre la première marche de l’escalier qui conduit à l’entrée de l’édifice, l’homme a placé un autre bout de carton, sur lequel est inscrit : « Je suis aveugle, aidez-moi s’il vous plait ».
L’homme ne récolte presque rien, une pièce tous les quarts d’heure peut-être, et encore. Une femme arrive, élégante, avec une sacoche noire bien remplie. Elle pourrait être juge, avocate, professeure, consultante. Elle passe devant lui, s’arrête deux mètres plus loin, et revient sur ses pas, comme si elle avait pensé à quelque chose. Elle s’agenouille à côté du mendiant, saisit la pancarte et un marqueur dans son sac, puis écrit au dos du carton, on ne voit pas quoi.
Pendant qu’elle écrit, l’aveugle a touché les chaussures de la femme, mais ni l’un ni l’autre n’ont parlé. Elle range son marqueur, repose la pancarte qu’elle a tournée, s’en va. Aussitôt après, les pièces affluent, non seulement dans la boîte de conserve, mais aussi à côté. Chaque personne qui passe devant l’aveugle jette une pièce, si ce n’est deux ou trois.
On voit la femme revenir un peu plus tard. Elle s’agenouille devant l’homme, qui a entendu son pas et pose les mains sur ses chaussures pour la reconnaître. Alors il lui demande :
– Qu’avez-vous fait à ma pancarte ?
Elle pose une main sur l’épaule du mendiant et répond doucement :
– J’ai écrit la même chose, mais avec des mots différents.
L’aveugle hoche la tête. Elle se lève.
– Merci, Madame, dit-il.
Elle lui sourit et elle s’en va. On découvre alors l’inscription : « C’est une belle journée et je ne peux pas la voir ».
Je ne peux regarder ce film d’1 mn 47 sans que les larmes me montent aux yeux.
Que nous apprend-il ? D’abord, ce qui est écrit à la fin de la vidéo, comme une signature : « Changez de mots et vous changerez votre monde » (Change your words, change your world).
Essayons d’aller plus loin : pourquoi, en l’occurrence, les mots écrits par la femme sont-ils plus efficaces que les mots initiaux au recto du carton ?
Il me semble que l’on peut trouver au moins trois raisons :
– d’abord, la deuxième série de mots est plus évocatrice que la première. La « belle journée » est immédiatement identifiable par les passants, qui la sentent et l’apprécient. Le « je ne peux pas la voir » est plus concret que « je suis aveugle ». Ce qui est en quelque sorte une définition du mot permet de percevoir sa réalité. On retrouve là ce qui m’apparaît comme une loi de l’écriture : un groupe de mots, une phrase, un texte, sont bons quand les lecteurs ou auditeurs les transforment en images. Alors, la chose décrite est vue, sa perception est amplifiée ;
– ensuite, la phrase surprend. On ne l’attend pas sur le carton d’un mendiant. Cette originalité attire l’attention des passants, qui du coup voient l’aveugle et sont touchés par lui. On notera que l’originalité ne vient pas d’une recherche dans ce but, mais de la capacité à dire les choses le plus simplement possible : « c’est une belle journée et je ne peux pas la voir ». J’attire souvent l’attention de stagiaires ou d’étudiants sur ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de la tendance ou le phénomène du perroquet : beaucoup qui se croient très originaux dans leurs expressions ne font que reproduire ce qu’ils entendent dans leurs réseaux. De même, leurs soi-disant convictions – écologiques, bio, spirituelles… – ne sont que copiages des tendances du moment. La seule manière d’être original.e est d’être soi-même, débarrassé.e des soucis d’admiration et de comparaison. Bien peu y arrivent ;
– enfin, les phrases de la femme accentuent le contraste entre l’aveugle et ceux qui passent devant lui : la belle journée, eux ils en profitent, la belle journée c’est eux ; lui, il ne peut la ressentir, il en est exclu. Du coup, la compassion est immédiate et l’on donne au moins une pièce pour que la journée de l’aveugle soit moins sombre.
Je suis convaincu du pouvoir des mots, et mon travail depuis 26 ans consiste à aider les gens à en prendre conscience. Les mots que l’on emploie sont importants ; ceux que l’on écoute le sont encore plus. Le premier moyen d’aider quelqu’un, c’est de l’écouter. Ça parait simple, c’est simple, pourtant bien peu de personnes y parviennent.
Je suis sûr que chacun d’entre vous, lectrices et lecteurs, avez en mémoire plusieurs scènes et dialogues où les mots ont révélé leur pouvoir, en bien comme en mal. Peut-être avez-vous été celle ou celui qui prononce les mots, peut-être avez-vous été celle ou celui qui les entend.
Permettez-moi d’attirer votre attention sur une chose : le plus souvent, les gens n’attendent de nous pas plus de quelques mots. Juste des mots : tu comptes pour moi, ce que tu dis est important, vous avez bien travaillé, vous avez du mérite, je vous comprends, ce que vous vivez n’est pas facile… Des mots simples, justes, sincères. Et nous ne sommes pas fichus de les leur donner. Pour mille raisons : l’inattention, la paresse, la timidité, le conformisme…
Osons utiliser les mots qui ont tant de pouvoir et génèrent tant de bien. Alors nous aiderons des aveugles à voir une belle journée, qui ne sera pas moins belle pour nous.
Vendredi 28 mars 2025
Histoire du XXIe siècle – Deuxième partie : 2025-2049
Chapitre 2 : Quand les tyrans appuient sur le bouton (fin)
D – L’indépendance à tout prix
C’est encore de violences et de morts dont il va être question dans cette section, même si les mouvements d’indépendance que nous allons évoquer ici sont a priori plus positifs que l’envahissement de territoires et l’anéantissement des peuples. Pourtant, le temps des indépendances heureuses, s’il a jamais existé, était passé. Les situations étaient trop conflictuelles, les territoires trop petits, pour que ces sécessions puissent se réaliser pacifiquement et apporter des conséquences satisfaisantes pour les populations.
La violence ambiante, ainsi que le nouveau paradigme économique initié par le trio Ibasi, Nbaku et Sarka, ne pouvaient qu’inciter les indépendantistes de tous poils à s’engouffrer dans le chaos pour avancer leurs pions. Et c’est encore la France, bien malgré elle, qui donna le coup d’envoi de cette nouvelle vague de décolonisations, qui ne furent pas moins sanglantes que celles du XXe siècle, mais plus.
Les îles caribéennes de la Martinique et de la Guadeloupe, 750 000 habitants à elles deux, étaient un moyen pour la France de garder un pied dans cette région d’Amérique centrale essentiellement hispanique et sous l’observation vigilante de l’Oncle Sam juste au-dessus. Il suffisait cependant de regarder une carte du monde pour comprendre que, en 2025, il y avait quelque incongruité à ce que Paris décide des mesures qui seraient appliquées à Basse-Terre et à Fort-de-France. Et il suffisait de regarder les couleurs de peau ici et là – même si on en voyait de plus en plus de noires en métropole et de blanche sur les îles – pour percevoir les raisons historiques de la présence française en ces lieux, raisons qui avaient pu être acceptables un temps – ça se discute – mais qui ne valaient plus au XXIe siècle. Moyennant quoi, tout le monde était mécontent : le gouvernement parce que l’entretien de services publics lointains coûtait trop cher, les autochtones car ils se sentaient maintenus dans une situation semi-coloniale alors que les conditions de vie n’allaient pas en s’améliorant (du moins était-ce « le ressenti »).
Bien sûr, les agents de la discorde sévissaient là comme ailleurs. En Guadeloupe, le mouvement indépendantiste avait toujours été assez virulent (l’Alliance Révolutionnaire Caraïbes avait été active dès les années 1980 et quelques coups d’éclats remontaient à des dates antérieures). C’était d’autant plus étonnant que les Guadeloupéens furent très longtemps opposés à l’indépendance de leur île (80 % en 2027), car conscients des perfusions économiques et sociales dont ils bénéficiaient. Ils n’avaient pas d’attachement sentimental à la métropole, assez peu de conscience nationale, mais un sens banal de l’intérêt, qui, lorsqu’ils soupesaient les avantages et les inconvénients de la France, leur montrait très nettement de quel côté penchait la balance. En revanche, et c’est comique, plus de la moitié des métropolitains (55 % en 2027) étaient eux pour l’indépendance de la Guadeloupe (et de la Martinique et de la Nouvelle-Calédonie).
Mais quand la France fit faillite à la fin de l’année 2029, l’opinion insulaire changea du tout au tout. Si la métropole était ruinée, si elle n’était plus stabilité mais chaos, il n’y avait plus de raison de garder des liens qui n’apportaient plus rien. Les indépendantistes mobilisèrent et parvinrent rapidement à gagner à eux la majorité de l’opinion. Aucune démonstration n’était apportée des bienfaits que procurerait l’indépendance, mais, depuis le Web 2.0 et l’information continue, la raison et le goût de la vérité n’étaient plus des éléments de décision. Le Conseil Territorial de la Guadeloupe se transforma plus ou moins en assemblée révolutionnaire, dont les conseils municipaux furent plus ou moins les relais dans l’archipel, et imposa un ultimatum à Paris pour l’organisation d’un référendum d’autodétermination. Le gouvernement, qui, dépassé par les problèmes innombrables, avait d’autres chats à fouetter, accepta. Peut-être un peu trop vite, ce qui fit réagir les cerveaux, qui savaient encore compter. Les indépendantistes précisèrent donc que l’autodétermination, et même l’indépendance, ne signifiaient pas que les services publics français se retireraient et que la manne financière disparaitrait du jour au lendemain. Ben voyons !
« Il faudrait savoir », répondit le Premier Ministre Jordan Bardella. Moyennant quoi des casses de bâtiments et des prises d’otages de fonctionnaires furent organisées en Guadeloupe : on cassait ce qu’on voulait conserver ! Le gouvernement envoya des compagnies de choc, défendant ce dont il voulait se débarrasser ! Cette absurde confusion coûta 3500 morts (manifestations, attentats, assassinats, fusillades, opérations commandos) et 10 milliards de destructions, les plus spectaculaires étant celles de la sous-préfecture de Pointe-à-Pitre et du Palais de Justice de Basse-Terre, tous deux pulvérisés par des drones, fournis par la Russie (le régime de Poutine n’était pas encore tombé et soutenait tout ce qui pouvait nuire à la puissance des démocraties européennes et américaines). C’est dans un territoire en guerre que se tint enfin le référendum (ce qui était pour le moins paradoxal) : on retrouva le chiffre de 2027, 80 %, mais cette fois contre la République française.
En Martinique, l’indépendance arriva comme une suite logique et pathétique des émeutes qui ne cessèrent de grossir tout au long des années 2010 et 2020. Certes, les prix étaient plus chers qu’en métropole et le revenu moyen plus bas (sauf pour les fonctionnaires, bénéficiant d’un traitement majoré de… 40 %, pour un temps de travail encore plus bas, si cela était possible). Les syndicalistes et gauchistes martiniquais, très influents, avaient de tout temps fait de la surenchère et soufflé sur les braises. Depuis le mouvement des gilets jaunes en 2018 et 2019, ils avaient, comme dans l’Hexagone, systématisé la désobéissance et la violence, par exemple au moment des confinements liés au Covid (alors que les confinements ne visaient qu’à protéger les personnes et mettaient tout le monde au même régime). Les antivax avaient été particulièrement nombreux sur l’île, même parmi les soignants. Quand on n’avait plus de prétexte, on en inventait, comme « la vie chère », moyen comme un autre de contester la parole de l’État et de lui soutirer encore plus de fric. Quand la vache fut si amaigrie qu’il n’y eut plus la moindre goutte de lait à traire, on déclara « la fin du lien de subordination », sans même passer par la case référendum. Les premiers heurts intervinrent sur l’île, entre Noirs et Blancs, entre fonctionnaires et employés du privé. Paris envoya davantage de police. On se bastonna tant et si bien qu’on fit mieux qu’en Guadeloupe : 3800 morts (3 % de la population adulte). Le président Raphaël Glucksmann, élu en 2032, prit intelligemment acte de la volonté manifeste des Martiniquais de quitter la République française et fit savoir qu’il ne s’y opposerait pas. « C’est le sens de l’histoire », concéda-t-il dans une formule éculée qui pouvait s’appliquer ici. J’ajouterai que c’était surtout le sens de la géographie.
La proclamation de l’indépendance de la Guadeloupe, et de la Martinique, eut lieu le 27 avril 2036, soit 192 ans jour pour jour – la date n’était pas choisie au hasard – après l’abolition de l’esclavage par le sous-secrétaire d’État aux Colonies, Victor Schœlcher, le 27 avril 1848 (le parallèle entre l’administration de la Ve République et les pratiques esclavagistes du XIXe siècle était un peu gros, mais en ces temps de confusion générale on n’était plus à une déformation historique près).
Les années qui suivirent furent difficiles. Même si le gouvernement français fit le maximum pour aider à la transition (suppression progressive des services et des personnels, aide à la formation, contrats généreux de coopération), le niveau de vie chuta (il avait certes chuté aussi en métropole) et la sécurité disparut : quelques milliers de morts de plus. Après 5 ans de chaos, ce n’est qu’à partir de 2041 que les deux îles réussirent à reconstruire une organisation politique, une vie économique fluide, une société plus apaisée.
La Nouvelle-Calédonie, bien que très éloignée, connut une évolution similaire. Certains se souviennent peut-être que, après les accords Matignon de 1988, à ne pas confondre avec ceux de 1936, mettant fin aux premières violences entre Kanaks et Caldoches, pas moins de trois référendums furent organisés ! Chaque fois, la population calédonienne se prononça contre l’indépendance. Comme si Paris voulait se débarrasser de la Nouvelle-Calédonie mais n’y arrivait pas ! La France cependant tenait à son confetti, pour deux raisons : le nickel qu’il contenait (25 % des réserves mondiales), minerai utile pour fabriquer de l’acier inoxydable, des piles et des batteries notamment, et sa situation dans cette Mer de Corail proche de l’Australie qui rapprochait la France de l’Asie du Sud-Est où elle n’avait pas de point de chute et lui donnait une surface maritime supplémentaire. Il y avait eu de nombreuses violences en 2024 (16 morts, 300 blessés, dont la moitié de gendarmes) à la suite d’une sombre histoire d’évolution du corps électoral sur fond de problèmes économiques et sociaux (les Kanaks ayant en moyenne un revenu deux fois moins élevé que les Caldoches).
Mais il fallut attendre la crise économique mondiale de 2029 pour que, comme en Guadeloupe et en Martinique, la majorité de la population en vienne à vouloir se détacher de la France. La France, trop loin, trop affaiblie, ne chercha pas à contrecarrer le mouvement : même les gendarmes sur place laissèrent les manifestants envahir les bâtiments publics et pendre le contrôle des ronds-points. Il y eut quand même 850 morts, mais en interne si l’on peut dire, entre habitants de l’île, essentiellement dans des tentatives de réappropriation de terres, qui déclenchèrent des assassinats ciblés et des combats entre milices. L’indépendance fut proclamée dans la douleur en 2037. Après cette date, la plupart des Blancs partirent (100 % des métropolitains et 50 % des Caldoches) et la population passa de 270 000 à 180 000 habitants. Les mines de nickel rapportèrent toujours l’essentiel des revenus par la suite, mais l’économie fonctionna très mal et près de la moitié de la population tomba dans la survie et l’autosubsistance.
Dans l’Océan Indien, c’est la puissance toujours plus grande des cyclones, et les frais conséquents de protection et réparation que Paris ne pouvaient plus assumer, qui permit d’une part le rattachement de Mayotte aux Comores, qui aurait dû advenir dès l’indépendance de ce l’archipel en 1975, d’autre part l’émancipation de la Réunion dans le cadre de l’Union des Îles Océaniennes, en 2046. Là encore, cela ne se fit pas sans des années de combats, drames et souffrances alors que l’acceptation de la logique et de l’évidence aurait pu permettre d’aboutir à ces évolutions de manière pacifique en deux ans.
Ces exemples montrent il me semble que, quoi que fassent les personnes de bonne volonté pour résoudre ou éviter les conflits, il y a toujours des gens qui les provoqueront ou les entretiendront par la violence. La raison ne me parait que trop évidente : cette violence est, si ce n’est un besoin, au moins une envie, chez beaucoup d’hommes, les moins éduqués sans doute. À la fin du XXe siècle, le philosophe Philippe Muray déplorait une « envie de pénal » ; quarante ans plus tard, c’est à une envie de mal que se laissaient aller des mâles au surmoi détruit par les addictions numériques. Une chose terrible était advenue, presque imperceptiblement : la mort prématurée était devenue banale, qu’elle découle d’une agression, d’un conflit, d’un événement météorologique ou épidémiologique. Et dans tous les domaines, le nombre de victimes avait été multiplié par 10, ou 100, parfois 1000, par rapport au début du siècle. C’est bien simple : dans à peu près tous les pays, l’espérance de vie moyenne diminua de 5 ans entre 2020 et 2050, quand bien même la population continuait à croître…
Je n’ai pas le temps de parler de toutes les indépendances arrachées aux vieilles démocraties en faillite. On sait que, après le coup de force de l’Australie en 2033, 20 pays moins puissants lui emboîtèrent le pas et firent voler le Commonwealth en éclats. La Grande-Bretagne ne demandait pourtant pas grand-chose à ses dominions, déjà indépendants, mais cette survivance de l’ancien empire britannique était encore trop aux yeux de populations déboussolées, qui confondaient présent et passé, association et oppression. Là encore, bien des violences inutiles furent commises : émeutes au Malawi, au Nigéria, en Sierra Leone, au Vanuatu… Attentats aux Bahamas, au Kenya, en Malaisie… Tragique assassinat du roi William V en 2035 (drone contre carrosse sur le mall de Buckingham après cyber-attaque contre la défense antiaérienne). À la même époque, l’Argentine obtint ce qu’elle n’avait pu récupérer en 1982 : la souveraineté sur les îles Malouines (Falklands). Très affaiblis par la chute de la livre, la déroute de la City et les conséquences sociales, les Britanniques n’eurent cette fois ni le courage ni les moyens de s’en aller défendre un bout de terre dans l’Atlantique sud. Et les Falklands changèrent de drapeau, pas de situation.
Il me faut enfin dire un mot des terribles sécessions qui brisèrent l’unité de pays aux territoires contigus, les régions riches abandonnant ni plus ni moins les régions pauvres dont elles n’avaient pas besoin. Deux d’entre elles finirent par réussir leur coup :
– la Catalogne, après les tentatives avortées des années 2010, profita de l’effondrement économique de 2030 pour défier à nouveau l’État central (autrement dit Barcelone voulut se libérer pour de bon de l’autorité de Madrid). C’était d’autant plus absurde que les régions espagnoles jouissaient déjà d’une grande autonomie, en matière d’éducation, de police, d’économie… Mais le besoin de violence là encore se fit sentir, et dans le chaos général les attentats prirent une couleur séparatiste. Ici, le pouvoir central réagit : la Guardia civil et l’armée prirent position dans tous les points stratégiques de la région. Les Catalans constituèrent alors rien moins qu’une « Armée de libération nationale ». Je passe les détails, pour ne livrer que quelques chiffres éloquents : 15 000 morts, 30 000 blessés, 50 000 prisonniers de part et d’autres, 100 000 personnes déplacées, une ville et des infrastructures saccagées (des milliards de destructions). Une nouvelle guerre civile espagnole semblait renaître un siècle après la première. Puisque la Catalogne finit par proclamer son indépendance, en 2036, et qu’elle fut plus ou moins actée, dans les faits pas dans les mots, on peut considérer que Madrid fut défaite. Mais vu toutes les calamités qui s’abattaient sur le monde au cours de ce deuxième quart de siècle, il est bien difficile de comparer ce qui fut et ce qui aurait pu ne pas être ;
– depuis longtemps déjà, de nombreux Belges flamands voulaient se séparer de ces « fainéants de Wallons » qui, comme les Français, n’en foutaient pas une rame et dilapidaient les fonds publics. Ils profitèrent de la énième crise ministérielle et de l’absence de gouvernement pour annoncer la sécession, avec Anvers comme nouvelle capitale, Bruges et Gand comme pôles complémentaires. De manière assez étonnante, il y eut peu de réactions. Cela tint peut-être à la personnalité lymphatique du roi d’alors, mais aussi à la nonchalance belge, qui était à la fois une force et une faiblesse, où l’on considérait que ce qui était était et qu’il ne servait à rien de s’opposer au cours des choses. Il faut dire que l’attaque du Berlaymont, l’immeuble de la Commission Européenne, par la Ligue paysanne européenne, qui causa la mort de pas moins de 1200 personnes (dont tous les Ministres de l’Agriculture puisque l’attentat eut lieu un jour de Conseil des responsables des politiques agricoles), avait secoué les pouvoirs publics et l’opinion belges. La Flandre naquit donc assez facilement et s’imposa vite dans les organisations internationales.
La Sibérie elle n’était pas la région la plus riche de la Russie, sauf si l’on compte les ressources naturelles, dont elle regorgeait. Ce territoire immense, 13 millions de km2, recouvrait 77 % de la surface de la Russie mais n’accueillait que 27 % de sa population, soit une densité d’une faiblesse exceptionnelle : 3,5 habitants au km2. La Russie était le pays le plus grand du monde – 10 fuseaux horaires ! –, ce qui le rendait difficile à administrer, d’autant que la rigueur du climat ne favorisait pas les déplacements. Si en plus on ajoutait à cela que les peuples de l’Est se sentaient plutôt asiatiques tandis que ceux de l’ouest se sentaient plutôt européens – malgré le lavage de cerveaux organisé pendant la tyrannie poutinienne (2000-2031) –, on comprend que les habitants de Sibérie orientale aient eu des tentations à l’autonomie. C’est ainsi que les représentants des territoires situées à l’est du fleuve Ienisseï – Krasnoïarsk et Transbaïkalie, les républiques de Bouriatie, de Touva, de Yakoutie (Sakha) et de Khakassie, ainsi que l’oblast de l’Amour à la frontière chinoise –, se réunirent et se regroupèrent pendant les années troubles qui suivirent la chute de Poutine et la fin de l’Empire du mal. Ils eurent l’intelligence de procéder en deux temps : une demande concertée d’autonomie plus grande, en 2035, et, une fois que Moscou, qui avait des problèmes éminemment graves à gérer, fut déshabituée de vouloir tout contrôler à des milliers de kilomètres, une proclamation d’indépendance, en 2040. La Sibérie orientale devint alors le 206e État de ce qui restait de l’ONU (qui n’en comptait que 193 en 2025), et le 7e plus grand pays du monde avec 7,2 millions de km2 (après la Russie, qui en conservait tout de même 10 millions, le Canada, la Chine, les États-Unis, le Brésil et l’Australie).
Les hommes se faisaient donc beaucoup de mal sur la planète terre en ces années 2025-2049. Alors qu’ils auraient été bien inspirés de s’unir et de se soutenir contre des puissances qui menaçaient de les détruire tous jusqu’aux derniers : d’une part le climat, d’autre part les machines.
Vendredi 21 mars 2025
Histoire du XXIe siècle – Deuxième partie : 2025-2049
Chapitre 2 : Quand les tyrans appuient sur le bouton (suite)
C – Des conflits multiples et protéiformes
Il serait fastidieux de lister tous les conflits qui s’amplifièrent ou éclatèrent pendant ce deuxième quart de siècle. Quelques-uns cependant méritent que l’on s’y arrête un instant, car ils traduisent la violence de cette sombre période dans l’histoire de l’humanité. Il y a plusieurs moyens de les classer : selon les armes utilisées, les raisons invoquées, le nombre de victimes, les conséquences géopolitiques… J’ai choisi un classement possible parmi d’autres : ceux qu’on attendait et ceux qu’on attendait moins (aucun conflit ne sort de nulle part et on doit les envisager dès lors que l’on suit un peu sérieusement les affaires du monde).
Commençons par évoquer ceux qui paraissaient inévitables, pour une raison simple : la volonté de puissance d’un dirigeant déjà tout puissant.
Nous avons déjà évoqué le martyr de l’Ukraine et la bombe nucléaire tactique envoyée par Poutine en 2026 sur le pays asphyxié. Rappelons que, après environ 600 000 morts de part et d’autre entre 2022 et 2027 (sur les 600 000 morts ukrainiens, 20 % étaient des civils, car les Russes attaquaient les villes alors que les Ukrainiens se défendaient seulement), autant de blessés si ce n’est plus, des millions de familles détruites par les enlèvements d’enfants, l’exil et la séparation provoqués par l’agression russe, un conflit gelé pendant 3 ans, c’est la courageuse attaque de la Pologne en 2029 qui permit de faire tomber le monstre et cesser la guerre, en 2030.
De son côté, profitant du désordre mondial issu de l’effondrement économique d’octobre 2029, l’autocrate chinois Xi Jinping (l’homme qui ne savait pas sourire) attaqua l’île de Taïwan qu’il menaçait depuis longtemps. Rappelons que cette île avait été séparée du reste de la Chine lorsque celle-ci était devenue communiste, en 1949. Devenu démocratie à partir de 1980, Taïwan était un pays de libertés, d’innovation et de haute technologie – longtemps premier producteur mondial de puces électroniques de pointe –, qui attirait la jeunesse de son énorme voisin et donc inquiétait les dirigeants de Chine Populaire, qui tenaient, via le tentaculaire Parti Communiste, à surveiller la population et verrouiller la société. Xi Jinping, au pouvoir en Chine entre 2013 et 2033, se persuada vite que tolérer un havre de liberté si près de ses côtes (130 km) qui de plus se présentait comme le cœur de la Chine historique, était impossible car Taïwan (capitale Taipei) constituait une menace existentielle pour son régime (ce raisonnement était absurde en soi : rappelons qu’en 2030 la Chine comptait 1,4 milliards d’habitants tandis que Taïwan en comptait… 25 millions, que la première avait une superficie de 9,6 millions de km2, Taïwan de… 36000). Mais les dictateurs sont de grands paranoïaques qui ont très peur de tout ce qui n’est pas à leur image.
Xi renforça donc l’APL (Armée Populaire de Libération) tout au long de la décennie 2020, multiplia les manœuvres et les provocations dans les espaces maritime et aérien de Taïwan, afin de laisser croire qu’il envisageait le scénario suivant : une première phase constituée de tirs de missiles sur les bases militaires, centrales électriques et usines d’armement de Taïwan, accompagnée d’une attaque cybernétique et d’une destruction de satellites destinées si ce n’est à paralyser, au moins à gêner la transmission d’informations et les possibilités de réaction de l’armée taïwanaise ; une deuxième phase aéronavale avec la convergence de 200 bateaux, 500 avions et 300 hélicoptères chargés d’assurer et de sécuriser le débarquement sur l’île de 250 000 hommes ; une troisième phase avec la prise progressive des centres de pouvoirs locaux et nationaux grâce à une progression de l’infanterie au sol et la prise en main des communications numériques et téléphoniques.
Mais un tel scénario aurait entraîné des centaines de milliers de victimes, chinoises et taïwanaises sur l’île, chinoises et américaines sur la mer, un risque pour les exportations chinoises (vitales pour le pays), et une réprobation internationale conséquente, d’autant que des grosses entreprises du monde entier dépendaient plus ou moins directement des fleurons TSMC et ASE, groupes Taïwan Semiconductor Manufacturing Company et Advanced Semiconductor Engineering. Surtout, une telle opération ne garantissait aucunement que Pékin parviendrait à mettre au pas des individus très remontés, qui avaient eu des années pour se préparer à cette agression.
Je me permets, du haut de mes 100 ans, même si je ne suis rien dans cet univers, un constat qui, je crois, ne souffre guère d’exceptions : jamais un pays extérieur ne peut imposer son ordre et sa vision à un peuple qu’il a envahi. Cela a pu quelquefois marcher dans l’Antiquité, ou au Moyen Âge, quand la densité de population était très faible et les moyens de communication quasi inexistants. Depuis le XXe siècle, et peut-être même le XIXe, les sentiments nationaux d’une part, les capacités de mobilisation d’autre part, sont tels que l’envahisseur ne peut réussir par la force. Il peut contraindre un moment, pas convaincre. Et donc il est vite harcelé, détesté, et, plus ou moins rapidement, contraint de se retirer.
Xi Jinping avait-il conscience de cette réalité ? Toujours est-il qu’il renonça à l’invasion de Taïwan et choisit une stratégie qu’on pourrait dire d’étouffement, prenant pied sur l’archipel des îles Spratleys, Pratas et Kinmen, territoires juridiquement sous la souveraineté taïwanaise, mais que Pékin, considérant qu’il avait un droit sur tout ce qui se trouvait en Mer de Chine, étouffait à coups de blocus naval et d’encerclements. Ainsi, les Chinois construisirent-ils une « grande muraille de sable », autrement dit 7 îlots artificiels sur lesquels furent bâties des constructions, routes et aéroports, permettant aux bâtiments militaires de se positionner à quelques encablures de Taïwan, aux bateaux de pêche de ratisser les eaux très poissonneuses et aux géologues de sonder les fonds marins riches en pétrole et en gaz.
Aller cette fois jusqu’à envahir des îles existantes, même si presque inhabitables et inhabitées, c’était un casus belli et Xi Jinping en était bien conscient. Il justifia son acte avec cet argument : « Face aux actions hostiles des marines taïwanaise et américaine, il est légitime que notre pays s’organise pour garantir la libre circulation de ses bateaux en Mer de Chine méridionale ». Certains se souviennent peut-être de ce qui s’ensuivit, et qu’avait sans doute prévu en partie le dictateur chinois : une action concertée des troupes taïwanaises et américaines (ces dernières venues du Japon, de l’île de Guam et de Hawaï) pour récupérer les îles, une véritable bataille aéronavale, le tir du missile chinois Dong Feng 26 au-dessus de Guam dans le but d’impressionner non de tuer, la riposte américaine sur toutes les bases côtières chinoises, l’attaque chinoise sur les bases américaines de Puerto Princesa et Aparri aux Philippines… Résultats humains : 400 000 morts environ, autant de blessés, essentiellement militaires. Résultats politiques : 20 ans de haine (2031 – 2050), 20 ans de rabibochage (2050 – 2070), et l’unité depuis : Taïwan est aujourd’hui associée à la Chine, de son plein gré, dans le cadre de la confédération d’Asie du Sud-Est. À quoi ont servi ces 800 000 morts et blessés ? À retarder le rapprochement.
Les historiens, même chinois, expliquèrent par la suite que, en prenant pieds sur les îlots dépendant de Taipei, Xi Jinping voulait sans doute montrer qu’il ne renoncerait jamais à Taïwan et habituer un peu plus encore les Taïwanais à cette idée. C’est bien ce que je disais ! Il s’agissait de convaincre plus que de contraindre, ou de convaincre en contraignant progressivement. Les historiens ajoutaient, et n’importe qui pouvait le constater, que Xi Jinping n’était pas Vladimir Poutine. Il y a quand même peu d’hommes qui massacrent des centaines de milliers de personnes et font pratiquer la torture de bon cœur, quelles que soient les époques. L’erreur de Xi a sans doute été le missile au-dessus de Guam, mais il avait été construit dans ce but ou presque (avant qu’il n’explose les Américains l’appelaient le Guam killer, au cas où il aurait emporté une charge nucléaire bien sûr) ; il faut dire que les Américains étaient sortis plutôt vainqueurs de la première bataille aéronavale, avant le missile (94 avions et bateaux détruits et 35 000 morts d’un côté, contre 192 avions et bateaux détruits et 85 000 morts de l’autre), et que l’humiliation est un puissant facteur de mauvaises décisions.
Un mot sur Hong Kong, plus petit encore que Taïwan (8 millions d’habitants en 2030). Cette région administrative spéciale de la Chine Populaire (l’autre étant Macao), mégapole rutilante du Delta des perles, était caractérisée par un libéralisme économique et surtout politique bien supérieur au reste du pays, qui en faisait la quatrième place financière mondiale, après New York, Londres et Singapour. Et l’indice de développement humain des Hongkongais était un des plus élevés au monde. Rétrocédé à la Chine par les Anglais en 1997, Hong Kong devait conserver son autonomie jusqu’en 2047, selon le principe « un pays deux systèmes ». Cependant, durant les premières décennies du XXIe siècle, Pékin ne cessa d’imposer des contraintes à la population de Hongkong. Il y eut de nombreuses émeutes violentes. Mais les batailles de Taïwan ont finalement plutôt servi Hong Kong, détournant l’attention de pouvoir chinois qui ne voulait pas multiplier les fronts. Et en 2047, le parti communiste n’étant plus au pouvoir à Pékin, les deux « systèmes » se fondirent en un seul, accepté par tous.
En 2028, la Corée du Nord avait lancé un missile sur le Japon, nous l’avons dit, et Kim Jong Un et sa clique furent éliminés six mois plus tard. La Corée du Sud saisit l’occasion pour présenter une nouvelle offre de réunification, dans un processus à l’allemande (la réunification des Allemagne de l’Ouest et de l’Est date de 1990, grâce au chancelier Kohl et au président russe Mikaël Gorbatchev). Cela se passa moins facilement en Corée, toutefois. Si, autant que l’on puisse en juger dans un pays aussi fermé, une bonne partie de la population nord-coréenne semblait favorable à la réunification, une part non négligeable des dirigeants, et de l’armée, semblait plutôt hostile à la perte de l’indépendance, aussi misérable fût-elle (car elle impliquait un système dictatorial, une pauvreté persistante et des tensions permanentes avec les voisins). Après plusieurs années de négociations et tergiversations, et au prétexte de secourir les « manifestants de la liberté » (Coréens du Nord demandant la démocratie et la réunification avec le sud) massacrés par la police nord-coréenne, l’armée sud-coréenne, en 2037, bombarda puis franchit le 38e parallèle, frontière incandescente entre les deux demi-nations. S’ensuivit une guerre à l’ancienne – comme si la Russie et l’Ukraine avaient réhabilité les horreurs des face-à-face et des bombardements – qui ne s’arrêta qu’en 2040, avec cette fois la victoire du Sud, ou plutôt de la liberté, 91 ans après le statu-quo de 1953. À quoi servirent les 450 000 victimes ? À rien, comme d’habitude, la guerre était toujours aussi absurde et révoltante. Les victimes auraient été bien plus nombreuses si la Russie et la Chine étaient intervenues ; mais ces ex-tyrannies n’étaient plus les soutiens du mal, ce qu’avaient compris les Sud-Coréens, qui de plus avaient eu l’intelligence de demander ouvertement aux Américains de ne pas se mêler de cette « affaire interne ».
Je salue ici l’heureux contre-exemple donné par l’Irlande et plus encore par le Premier Ministre Anglais Luke Bowen, qui, au risque de ne pas être élu (à la tête du Parti Travailliste, il fut battu deux fois avant de remporter les élections législatives et d’entrer au 10 Downing Street, où il resta de 2042 à 2050) avait affirmé : « Il suffit de regarder une carte pour comprendre combien la séparation de l’île d’Irlande en deux pays est illogique. Si je suis Premier Ministre, je proposerai un détachement de l’Ulster (Irlande du Nord) du Royaume-Uni, afin que celle-ci puisse envisager librement la réunification avec l’Eire (Irlande du Sud) ». Il fallut 10 ans pour que cette évidence gagne les esprits anglais d’une part, irlandais d’autre part, et que les frères et sœurs ennemis puissent se retrouver pour progresser ensemble, aller de Dublin à Belfast sans franchir de frontière et vivre en bonne entente avec l’Angleterre voisine.
En Afrique, les conflits ne manquèrent pas, souvent à dominante ethnique, car les frontières tracées par les anciens colonisateurs ne tenaient guère compte des apparentements entre groupes de populations locales. Là-dessus, s'ajoutèrent les questions religieuses, ou plutôt la question musulmane, les islamistes qui perdaient de l’influence au Moyen Orient semblant se rabattre sur l’Afrique, des sectes épouvantables venant terroriser les populations de telle ou telle région, conduisant de fait à un isolement, poussant à la sécession vis-à-vis du pouvoir central. Les horreurs (viols, massacres, tortures, enlèvements) furent les plus nombreuses au Soudan, en Éthiopie, en Libye, en République Démocratique du Congo (Congo-Kinshasa), en République du Congo (Congo-Brazzaville), au Mozambique. La malhonnêteté ou la nullité des dirigeants, la volonté de puissance des militaires, la déstabilisation par des mercenaires (russes notamment) compliquèrent encore les choses. Des guerres stupides et fratricides furent déclarées : entre l’Algérie et le Maroc, entre la Somalie, l’Éthiopie et le Kenya, entre le Soudan et l’Égypte, entre le Cameroun et le Nigéria, le Niger et le Mali. On pourrait détailler chacune et observer que, chaque fois, la guerre ne fait que contrarier, accélérer ou retarder, une évolution ou une stagnation qui se serait produite de toute façon. Autrement dit : un conflit armé ne peut changer les aspirations profondes des populations. Bien sûr, les agresseurs pensent le contraire. C’est bien pour cela qu’ils agressent, et qu’il faut donc parfois se défendre. Loin de moi l’idée de dire qu’il faut rester passi.f.ve quand quelqu’un se met à vous envoyer des bombes et/ou à vous chasser de votre maison. Ce que je veux dire, c’est que guerre ou pas guerre, les modes de vie souhaités resteront les mêmes.
Comment ne pas mentionner enfin l’énorme guerre civile pakistanaise qui, entre 2046 et 2050 décima le Pakistan et causa la mort de 25 millions de personnes ? Ce qui, sauf erreur, reste le record de destruction de vies humaines avec des armes dans un pays sur un si court laps de temps (les épidémies et les catastrophes naturelles ont naturellement fait bien plus de victimes). Record de victimes d’attentats islamistes également, avec 28 000 morts sur quatre sites, en une seule journée, dans l’action coordonnée des « Flammes de l’enfer » le 29 octobre 2048. Rappelons que les Talibans chassés d’Afghanistan en 2039 s’étaient réfugiés au Pakistan et avaient trouvé là un nouveau terrain de jeu favorable à leur idéologie mortifère. Cela n’alla pas sans de nombreuses résistances bien sûr, d’où les conflits multiples, entre les Pakistanais et les intrus, entre factions islamistes (Al Qaïda sévissait toujours sous différentes formes), entre islamistes et progressistes, entre Pakistanais et Indiens à propos du Cachemire… Au total donc, 14 % de la population pakistanaise fut anéantie en quelques années, une folie, un cauchemar.
Je terminerai ce sous-chapitre par un peu de pathétiquement comique dans l’affreusement tragique, grâce à l’Amérique Latine, qui sembla pendant deux décennies (2030 –2050) se spécialiser dans les dirigeants fous. Un peu plus tôt dans le siècle, le Brésilien Jair Bolsonaro, bête et incompétent, et l’Argentin Javier Milei, intelligent et efficace économiquement, avaient donné un avant-goût de cette famille de dirigeants « locos » (fous). Aux États-Unis, un milliardaire ignare et caractériel du nom de Donald Trump fut élu par deux fois (2016-2020, puis 2024-2028), alors qu’il ne savait pas se servir d’un ordinateur, n’aurait pas pu situer le Japon et l’Espagne sur une carte du monde, ne lisait jamais une note de ses services, conseillait à ses concitoyens de boire de la Javel pour lutter contre le coronavirus, affirmait que les immigrants haïtiens mangeaient des chiens et des chats, que son opposante démocrate souhaitait que l’avortement fût possible même après la naissance, assurait qu’il allait régler la guerre entre la Russie et l’Ukraine en un jour, etc. L’Afrique aussi avait eu son lot de grands malades en ce premier demi-siècle, comme le roi du Swaziland Msawti III ou le président de la Guinée équatoriale Téodoro Obiang Nguema, mais ils étaient plus classiques dans leur comportement (lucre, paresse, sadisme, accaparement des richesses).
Parmi les dingues particulièrement originaux à la tête d’États latino-américains, on peut citer :
– le président évangéliste du Paraguay, Alvino Salrios (2038-2042), qui imposa le passage obligatoire à l’église une fois par semaine, contrôles à l’appui ;
– le président du Brésil, Silvio Valdez Vieira (2040-2044), évangéliste lui aussi, qui célébrait lui-même les offices hebdomadaires, télévisés il va de soi ;
– la présidente de l’Argentine, Luisa Valiana Pietri, ancienne danseuse de tango, qui avait promis, une fois élue, de faire un pas de danse avec tous les hommes de plus de 20 ans pour se rapprocher du peuple. Elle s’y astreignit pendant 2 ans, accordant ses pas à tout de même 74500 mâles argentins, avant d’être emportée par le virus dévastateur qui décima son pays en 2043 ;
– l’Uruguayen Juan Luis Paccioni, ancien éleveur de bétail qui, une fois au pouvoir – et donc débarrassé du besoin de faire marcher son exploitation – interdit la production et la consommation de viande, au nom de la lutte contre le réchauffement climatique. Le 12 février 2043, moins de trois semaines après cette annonce qui avait entrainé des émeutes, lui et ses gardes du corps furent abattus dans une embuscade alors qu’il quittait le Palacio Salvo pour se rendre à l’aéroport de Montevideo.
Vendredi 14 mars 2025
Histoire du XXIe siècle – Deuxième partie : 2025-2049
Chapitre 2 : Quand les tyrans appuient sur le bouton
Entre États aussi, les tensions ne pouvaient que croître face à l’effondrement économique et à la violence sociale. Le pugilat entre les présidents brésilien et américain lors du G20 de 2034 à Mumbaï, les années de mutisme haineux entre le président chinois et le premier ministre japonais, les insultes et les menaces entre Italiens et Français d’une part, Anglais et Français d’autre part, la déclaration de guerre de la Pologne à la Russie et les premiers combats qui s’en suivirent (2035 – 2036), les combats entre populations locales et migrants à Malte, à Lampedusa, en Sicile, en Grèce, en Turquie (2040 – 2042), les guerres quasi permanentes entre factions musulmanes au Proche et au Moyen Orient, les envois de missiles, l’éclatement de conflits qui couvaient depuis longtemps, illustrent quelques-uns, parmi beaucoup d’autres, des drames quasi-permanents pendant cette période. La diplomatie, qui est l’art de la mesure, de l’écoute et de la concession, ne fonctionnait plus, étouffée qu’elle était par les rodomontades et les escalades.
A – La fin du tabou nucléaire
Le plus spectaculaire vint pourtant d’un danger identifié depuis longtemps, classique en quelque sorte, danger remis au goût du jour par les tyrans des années 2020, notamment le Russe Poutine, le Nord-Coréen Kim Jong Un, l’Iranien Khamenei.
Dès 2026, Poutine se risqua à une bombe nucléaire tactique d’1 kilotonne en Ukraine (celle larguée sur Hiroshima en 1945 avait une puissance de 15 kt). Elle causa 3000 morts immédiatement et 1000 de plus dans les deux années qui suivirent (c’était finalement peu de choses au regard des 500 000 morts et du million de blessés causés par ce monstre sur ce seul théâtre des opérations). Mais la riposte des armées de l’OTAN, qui anéantirent les forces conventionnelles russes en Mer Noire, en Crimée et aux frontières entre Ukraine et Russie (5 000 morts au moins, des milliards de $ de matériels détruits), empêchèrent que les choses empirent. Là, le pire ne se produisit pas, mais il aurait très bien pu. On peut aussi considérer qu’on était déjà dans le pire, tant les atrocités du régime russe étaient nombreuses. Quoi qu’il en soit, je constate ici une fois de plus que ce qui arrive ou ce qui n’arrive pas tient à très peu de choses, ce très peu de choses étant la réaction, à un moment donné, d’une poignée d’hommes, voire d’un homme seul, qui conditionne le futur de milliards d’autres. Le pouvoir est absolument effrayant quand il atteint de telles proportions.
Ce premier coup était d’une puissance toute relative eu égard aux possibilités du nucléaire. Mais c’était la porte ouverte au lancement d’une bombe nucléaire stratégique, autrement dit beaucoup plus puissante. Depuis le temps qu’on en parlait… Depuis le temps qu’on se disait qu’il y aurait bien un fou, un jour, qui appuierait sur le bouton… Tous ces missiles, toutes ces bombes, toutes ces têtes nucléaires (environ 15 000 en 2025), comment ne seraient-elles pas utilisées, un jour ? L’histoire montre, je crois, que tout ce qui est techniquement possible finit par être appliqué un jour, au moins une fois. Les barrières juridiques et morales ne tiennent qu’un temps. Loi de Murphy, encore. Il n’empêche que l’affaiblissement économique et social des pays occidentaux désinhiba grandement les autocrates fauteurs de troubles.
C'est le plus dérangé de tous qui passa outre le mécanisme de la dissuasion et brisa le premier « l’équilibre de la terreur ». Kim Jong Un, maître de la Corée du Nord, était tellement malade qu’il était désormais assisté en tout de sa fille Kim Ju Ae, peut-être plus atteinte encore. Il n’était pas fou, mais bête et méchant, aveuglé par son égocentrisme, demeuré un enfant capricieux à qui l’on accordait le moindre désir, ce qui ne pouvait qu’engendrer un dirigeant tyrannique. Cet homme-bébé, obèse et pas fini, avait multiplié les provocations, exhibant ses armes nucléaires à chaque occasion, médiatisant les essais grandeur nature, essayant des missiles au-dessus de la Mer du Japon, menaçant de détruire la Corée du Sud en quelques heures et d’atteindre les États-Unis avec une fusée d’une portée de 15 000 km. Un type charmant, élégant, intelligent…
C’est donc lui qui, après tant d’esbroufe, pour continuer son escalade et respecter sa logique démente, se décida à y aller pour de bon. Le 26 avril 2028, un missile partit haut dans le ciel avant de prendre la direction du Japon tout proche, 1200 km. Comme il volait à 6 000 km/h, il ne lui fallait que quelques minutes pour toucher la terre nippone. Les Japonais cependant s’attendaient à une telle attaque et s’y préparaient, d’autant qu’ils redoutaient tout autant des attaques en provenance de Chine et de Russie. Entouré de 3 dictatures agressives, vacciné par les souvenirs d’Hiroshima et de Nagasaki, le petit archipel ne devait jamais baisser la garde pour conserver le simple droit d’exister.
Le système de défense japonais comportait 3 niveaux :
– les destroyers Aegis équipés d’intercepteurs Standard Missile-3, qui, théoriquement, pouvaient atteindre les missiles balistiques ennemis pénétrant dans la haute atmosphère ;
– les intercepteurs terrestres Patriot Advanced Capability-3 de l’Armée de l’air, pour contrer à basse altitude les missiles qui seraient passés au travers du premier rideau ;
– les missiles Type-03 conçus pour contrer le missiles hypersoniques ennemis, qui changent régulièrement de trajectoire, comme le Zircon russe (en théorie là encore).
Ces trois types d’interception nécessitaient un équipement adéquat de radars et de satellites pour détecter, repérer, suivre, guider, etc.
Il y avait un quatrième niveau de défense, ou un niveau sous-jacent : les 50 000 militaires américains présents dans des bases sur le territoire japonais et patrouillant sur des navires dans les eaux territoriales du pays.
Le missile nord-coréen du 26 avril 2028 n’était pas un missile planant ou un missile changeant de direction. Surtout, lancé depuis une distance assez proche, il n’eut pas le temps d’atteindre les vitesses hallucinantes de mach 15 ou mach 20 qui étaient les vitesses finales des missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) et que, selon des spécialistes de ces questions, aucun système n’était à l’époque capable d’intercepter, d’autant que quelques secondes avant de toucher leur point d’impact, ces fusées se divisaient en plusieurs ogives qui partaient dans différentes directions. Là, le missile nord-coréen put être intercepté avant qu’il redescende. Intercepté, cela signifiait ici détruit par contact (« hit to kill »), à une altitude suffisamment élevée pour que ni les débris ni les radiations n’atteignent la surface de la terre.
Quand le Premier Ministre japonais informa la population japonaise, et ce faisant l’ensemble de la communauté internationale, de ce qui avait été tenté et de ce à quoi on avait échappé, trois réactions se succédèrent, plus ou moins rapidement : l’effroi, le soulagement, la colère. Temporairement, les Japonais, comme les autres en plein désastre économique et social, se réunirent dans ces sentiments ; être passé si près d’une mort collective redonnait l’envie de vivre et de vivre ensemble.
La question qui se posa aux dirigeants nippons fut de savoir quelle riposte apporter à cette agression qui, si elle avait abouti, aurait anéanti 2 ou 3 millions de personnes (les villes japonaises étaient parmi les plus denses du monde) et provoqué le chaos dans tout le pays (on évalua la puissance de la bombe à 30 fois celle d’Hiroshima, ce qui, vu les capacités en 2028, était une bombinette). Ne pas réagir, c’était faiblir devant un dictateur incapable de s’arrêter dans sa course mortifère et de comprendre autre chose que le rapport de forces ; envoyer une bombe de même teneur c’était, si elle parvenait à toucher sa cible, créer la désolation et risquer d’entraîner une escalade fatale (les Japonais ne possédaient pas l’arme atomique, mais les États-Unis, même avec la calamiteux Donald Trump à leur tête, étaient encore leurs alliés). Le monde entier se sentit concerné par ce débat, car on savait que si Russes et Chinois entraient dans la danse atomique la réaction en chaine qui se déclencherait et l’hiver nucléaire qui s’en suivrait pouvaient supprimer toute vie sur terre en quelques jours.
C’est finalement une solution aussi surprenante qu’intelligente qui fut adoptée. Le gouvernement japonais ne dit rien, ne fit rien. Quand on pressait les officiels de questions, ils répondaient invariablement : « No comment ». Les citoyens japonais eux-mêmes appelaient à la vengeance, mais le Premier Ministre de l’époque, homme remarquable, pour la circonstance appuyé par l’empereur (pas encore assassiné en raison des émeutes de la faim), répondait : « La mission du gouvernement est de vous protéger. Et vous avez été protégés car le missile a été intercepté. Nous continuons à vous protéger en n’entrant pas dans le conflit nucléaire, qui risquerait d’entraîner notre pays dans une guerre dévastatrice ». Comme de coutume, au lieu de louer la sagesse de responsables soucieux des vies humaines et de la paix dans le monde, les crétins du monde entier se déchaînèrent sur les comptes débiles de leurs réseaux sociaux ; la tonalité dominante était que les Japonais, ouais, finalement, ils n’en avaient pas ! Comme si c’était en ces termes que la question se posait. On était tombé très très bas, les cerveaux étaient complètement vidés, totalement déstructurés, rappelons-le (les cerveaux humains seraient sans doute encore plus bas aujourd’hui, en 2100, s’ils n’étaient ou couplés avec les intelligences artificielles dernière génération, « totales », « ontologiques », « démiurgiques », ou fusionnés avec des neurotransmetteurs interconnectés).
6 mois plus tard, le 31 octobre 2028, un drone furtif, sans doute lancé d’assez près par un commando infiltré ou par des Nord-Coréens retournés par les services spéciaux japonais, explosa au-dessus de la tribune officielle lors d’une parade à Pyongyang consacrée, ironie de l’histoire, à l’exhibition de l’arsenal militaire nord-coréen, éliminant d’un coup Kim Jong Un, sa fille et leur clique pathétique. C’était ce que j’appelle « la manière du Mossad » (nom des services secrets israéliens), qui avait pour règle d’éliminer physiquement tous les individus qui prenaient pour cible un de leur ressortissant, sans le revendiquer mais sans le nier, par tous les moyens possibles, même s’il fallait des années pour les retrouver (les terroristes palestiniens des années 1970-1980, les membres du Hamas et du Hezbollah des années 2020, eurent à peine le temps de le constater avant de mourir). Si on avait attaqué Israël, on mourait dans sa voiture quelques jours plus tard, dans une chambre d’hôtel à Zurich un an après, dans un tunnel à Gaza, sur une plage en Égypte, empoisonné, poignardé ou défenestré, mais on mourait aussi sûrement qu’on avait commis un crime contre l’État hébreux. Les Japonais adoptèrent cette stratégie face à la Corée du Nord, en préparant tranquillement leur vengeance pour taper directement l’auteur du crime, en l’occurrence le chef de l’État. Et même si quelques suppôts restants du régime des Kim appelèrent aux représailles (tous les voyous appellent aux représailles alors que ce sont eux qui ont lancé la première pierre), le pays était trop déboussolé sans sa tête débile pour préparer une autre attaque, d’autant que les Japonais avaient renforcé leur dissuasion et pointé nombre de missiles droits sur Pyongyang et les principales villes du pays.
Ainsi, deux des tyrans les plus affreux de la planète des années 2020 et 2030 ne purent utiliser le nucléaire pour détruire le monde, ni même le changer selon leurs vues mégalomanes. C’était, pour beaucoup de terriens, un motif d’étonnement et de soulagement. On pensait que dès le premier missile nucléaire lancé, une réaction en chaîne se déclencherait et ce serait la fin de tout ; eh bien non.
B – Forces et faiblesses de l’atome
Le troisième État qui utilisa « la bombe » avait un objectif plus précis et peut-être plus radical encore : détruire Israël.
Les plus anciens d’entre nous se souviennent que l’Iran fut, entre 1979, date de la « Révolution islamique » de l’ayatollah Khomeiny, et 2031, chute de la République islamique, dirigé par des fascistes barbus obsédés par deux choses : les femmes, qu’il fallait à tout prix maintenir en esclavage (les Talibans d’Afghanistan furent encore pires en la matière), et Israël, pays peuplé de juifs, qu’il fallait rayer de la carte, peu importe les moyens et les conséquences. Les femmes de la société civile iranienne, et les jeunes hommes qui les soutenaient, pendus et abattus par milliers, payèrent un lourd tribut à leurs salopards de dirigeants, qu’ils finirent par renverser, après des années de totalitarisme sanglant. Malheureusement, avant que tombe ce régime honni, il avait eu le temps de réaliser son fantasme : envoyer une bombe qui réduirait Israël en cendres, autrement dit qui atomiserait 10 millions de personnes. C’est peut-être parce qu’ils sentaient leur fin proche que les ayatollahs, les hauts responsables militaires et les chefs des Pasdarans, cette police parallèle des « Gardiens de la Révolution », jouèrent leur va-tout avec le feu nucléaire.
On n’avait jamais su tout à fait si les Iraniens possédaient « la bombe » ou pas. De 2000 à 2030, les mollahs jouèrent au chat et à la souris aussi bien avec les inspecteurs de l’AIEA (Agence Internationale pour l’Énergie Atomique) qu’avec la communauté internationale, acceptant des contrôles puis les refusant, montrant certains sites de production mais en dissimulant d’autres (notamment ceux contenant les fameuses « centrifugeuses » pour enrichir l’uranium), signant un accord peu contraignant et de plus rompu par le pathétique milliardaire américain qui fut le grotesque et dangereux président des États-Unis entre 2016 et 2020, puis 2024 et 2028. Même sous surveillance des satellites, des journalistes et des espions, les responsables iraniens parvinrent à cacher l’essentiel. On se doutait de leur mauvaise foi, sans en avoir les preuves.
C’est pourquoi les 5 missiles qui s’élevèrent dans le ciel avant de prendre la direction de Tel Aviv le 11 juin 2031 ne furent qu’une demi-surprise. Ce chiffre de 5 pouvait avoir deux raisons : la puissance limitée de chaque missile, qui seul n’aurait pas eu l’effet escompté, et la volonté de compliquer l’interception par la défense antiaérienne israélienne, le fameux Dôme de fer, mis en place avant tout pour se protéger des roquettes en provenance de Gaza et du Liban, ou plutôt des islamistes du Hamas et du Hezbollah, armées secondaires de l’Iran. Si l’on s’aperçut après coup, en examinant les débris qui ne manquèrent pas de tomber, que les charges étaient relativement puissantes (250 kilotonnes chacune), ce sont les vecteurs qui parurent le point faible – manque de vitesse, manque d’altitude, courbe prévisible – et qui permirent l’interception.
Si cela avait été un missile intercontinental russe ou chinois, il aurait été impossible à arrêter. En effet, dans les années 2030, si ces engins de morts – de millions de morts – avaient été lancés, ils auraient sans doute atteint leur cible et, détectés par les radars, auraient donné au président du pays visé à peu près 6 minutes (avant que le missile explose sur le sol ou quelques centaines de mètres au-dessus) pour décider quels tirs il allait déclencher en retour et sur quelles cibles. 6 minutes pour savoir si l’on entrainait l’apocalypse ou pas… La journaliste d’investigation du New York Times Annie Jacobsen rapportait que la plupart des présidents américains, qu’elle avait interrogés, n’étaient pas préparés au sujet, si tant est qu’on le pût. « Six minutes pour savoir comment répondre à un bip ou un code radar et décider ou non de déclencher l’apocalypse. Qui peut faire utilement usage de sa raison à un tel moment ? », se demandait, dès le XXe siècle, le président Ronald Reagan, qui, ayant pris conscience des risques énormes encourus par le monde, fit ce qu’il fallait pour parvenir à un accord avec le dernier président de l’U.R.S.S. Mickael Gorbatchev. Au sommet de Reykjavik, ces deux grands firent descendre le nombre de têtes nucléaires de 70 000 à 12 500. « Une guerre nucléaire ne peut pas être gagnée et ne doit jamais être menée », affirmèrent les deux ennemis restés humains. Malheureusement, Eltsine prit la place de Gorbatchev, puis le mal absolu arriva, en la personne de Vladimir Poutine.
Israël, constamment harcelée par ses plus ou moins proches voisins, non exempte elle-même d’excès dans l’occupation des terres avec des comportements de type colonial, n’était pas les États-Unis, sûrs d’eux et assagis, pas l’U.R.S.S. bien sûr, et pas non plus le Japon, converti au pacifisme attentif depuis l’explosion de Nagasaki, le 9 août 1945, 3 jours après celle d’Hiroshima (sa remarquable réaction au missile nord-coréen d’avril 2028 ne changea pas sa doctrine). Israël répondait toujours à la violence par la violence, et plutôt yeux pour œil et dents pour dent. Et si, je l’ai dit, le Mossad pouvait traquer un terroriste pendant des années, lorsqu’il s’agissait de bombardements la réponse était le plus souvent très rapide.
Le 12 juin 2031 à midi, lendemain du lancement et de la destruction des missiles iraniens, quand le Premier Ministre israélien, entouré des plus hauts responsables de la sécurité, apparut à la télévision avec les preuves vidéos et matérielles du type d’attaque dont le pays avait fait l’objet, il déclara ceci : « Le régime des ayatollahs iraniens a une fois de plus mis en péril la sécurité d’Israël. Cette fois, les armes employées ne laissent aucun doute sur la volonté de destruction de notre nation, sans respect aucun pour les vies humaines, qui très vraisemblablement auraient été toutes supprimées, à court ou moyen terme, sans notre système de protection (je remercie ici nos alliés américains pour l’aide toujours efficace qu’ils nous ont apportée). Chaque missile avait en lui une charge représentant au moins 40 fois la puissance des bombes d’Hiroshima et Nagasaki. Et vu la densité de la population dans notre territoire, les chaleur, le souffle et les radiations nous auraient anéantis.
Fidèle à sa doctrine, Israël répondra à hauteur de l’agression qu’elle a subie. Nous prévenons donc solennellement la population iranienne, à qui nous ne voulons aucun mal et avec qui nous souhaitons vivre en paix, que la ville de Téhéran sera intégralement détruite demain à 12 heures. Nous conseillons donc à toutes les personnes demeurant dans un rayon de 20 kilomètres à partir du centre (plus précisément du palais du Golestan) de quitter la ville dès aujourd’hui. À la différence des dirigeants qui ont voulu la mort de notre peuple, nous ne sommes pas des assassins. Nous sommes obligés de nous défendre simplement pour vivre tranquilles sur la terre que les Nations Unies ont bien voulu nous accorder, en 1948, après l’holocauste qui extermina 6 millions des nôtres. Nous ne pouvons pas rester passifs face à des gens qui ont voulu en exterminer 10 millions de plus. Je vous remercie de votre attention. Il n’y aura ni deuxième avertissement ni commentaires de notre part ».
Je me souviens de cette déclaration, à la fois de son contenu exceptionnel, du ton calme avec lequel elle fut prononcée et de son extrême habileté. Elle était en effet imparable de logique – qui pouvait nier à un pays venant de subir une attaque nucléaire le droit de riposter ? – et en même temps empreinte d’une certaine humanité, puisqu’elle permettait aux civils iraniens, et même à leurs dirigeants criminels, d’échapper à la mort (très temporairement pour ces derniers, stratégie du Mossad oblige). L’annonce à l’avance, mais dans les 24 heures, de la destruction totale d’une ville de 12 millions d’habitants, et le conseil aux habitants de quitter cette ville, scotchèrent le monde entier devant les écrans de toutes sortes, plus omniprésents que jamais dans le quotidien des Sapiens (de nombreux internautes iraniens filmèrent et transmirent l’exode exceptionnel qui allait suivre).
Les dirigeants iraniens menacèrent en assurant qu’ils ne laisseraient pas détruire leur capitale sans réagir, mais on savait que leur défense antiaérienne ne pourrait rien contre un missile de type Jericho chargé d’une tête nucléaire. Restaient les actions possibles des organisations terroristes soutenues par l’Iran, mais à l’image du Hamas et du Hezbollah quasiment réduits à néant après le pogrom du 7 octobre 2023 (1200 civils israéliens assassinés dans des conditions effroyables), elles n’avaient plus leur pouvoir de nuisance d’antan, du moins sur l’État hébreu.
Dès le 13 juin 2031 à 8 heures, les grands médias envoyèrent des équipes à la frontière entre la Turquie et l’Iran, qui, une fois que Téhéran fut quasiment vidée de ses habitants, lancèrent des drones équipés de caméras pour capter autant que faire se pouvait les images de la ville, avant et si possible après l’impact. Toute la matinée, on vit des pilleurs dérober tout ce qu’ils pouvaient dans des magasins, que les propriétaires avaient de toute façon laissés ouverts. Les banques et les administrations affirmaient avoir pu mettre à l’abri argent, serveurs informatiques, documents officiels… Il apparut aussi qu’un nombre non négligeable d’habitants de Téhéran choisirent de rester sur place, certains avec des motivations religieuses – mourir en martyr – d’autres, âgés pour le plupart, seulement motivés par la volonté de finir leur vie là où ils l’avaient commencée ; si le moment de mourir était venu il était venu et il n’y avait pas de raison de chercher à le retarder. C’était respectable et courageux.
Le chef du Parti Communiste Chinois essaya bien de renforcer la tension existante en affirmant que, puisque Israël s’arrogeait le droit d’utiliser une arme nucléaire, la Chine se réservait le droit de faire de même, sans préciser cependant contre qui elle dirigerait son propre missile. Mais rien n’aurait fait changer d’avis les dirigeants israéliens, soutenus, on le sut après, par 97 % de la population du pays.
Le tir fut déclenché à 12 heures précises. Les ingénieurs de Tsahal parvinrent à filmer tout le parcours du missile, mais la vidéo ne fut diffusée que 5 ans après les faits. Quelques opérateurs privés, notamment le magnat Elon Musk à la tête du réseau satellitaire Starlink, purent réaliser des images, mais elles n’étaient pas assez précises pour que l’on se rende compte de la vitesse du missile et, si l’on peut dire, des paysages survolés. Les 2000 kilomètres furent parcourus en… 4 minutes. À 12 h 04, la bombe explosa, non pas en touchant le sol, mais à 300 mètres d’altitude au-dessus de Téhéran afin d’obtenir un blast d’un diamètre suffisant pour souffler toute la ville.
Ce fut le cas. Un gigantesque champignon blanc ombré de noir s’éleva au-dessus de Téhéran, visible depuis la frontière turque. Sous le champignon, c’était plutôt rouge et venteux. Se trouver sous une explosion nucléaire, c’est en effet s'exposer à des températures de 5 000°, à une onde de choc qui parcourt 350 mètres par seconde avec une pression de 3 tonnes par m², sans oublier les rayonnements ionisants (qui transforment les atomes en ions), se propageant à la fois sous forme d’ondes électromagnétiques (rayons gamma ou X) et de particules (neutrons, particules bêta et alpha). Autrement dit une gigantesque tornade de feu, de souffle et de matière anéantissant tout sur son passage, humains et bâtiments notamment.
On ne vit plus rien pendant des jours, et le ciel de Téhéran resta obscurci pendant 6 mois. Et ce ne sont pas 6 mois mais 9 ans qui furent nécessaires avant que des humains sans protection spéciale puissent de nouveau pénétrer sur le site de ce qui avait été leur capitale (on avait dans un premier temps pensé que 6 ans seraient suffisants, et puis trois fois de suite l’AIEA avait ajouté 1 an car les mesures des radiations, en becquerel et en sievert, donnèrent des taux trop élevés). Ce n’est qu’en 2041 que Téhéran commença à être reconstruite.
Cette explosion nucléaire hors cadre d’un essai maîtrisé, avec volonté de destruction, était la première depuis Nagasaki (si l’on excepte la bombe tactique lancée par Poutine contre l’Ukraine en 2026). Même si la bombe israélienne était annoncée, elle créa un effet de choc dans l’opinion mondiale. Ainsi, c’était vrai : on pouvait avec un seul missile à tête nucléaire pulvériser une ville de 12 millions d’habitants. Certes, ils avaient évacué avant, mais cela n’enlevait rien au potentiel dévastateur de l’ogive. Les premières images qui furent prises par les drones des médias et diffusées par les réseaux avaient montré une sorte d’immense terrain vague, d’où émergeaient ici ou là quelques murs de pierre et bouts de ferraille, mais rien d’autre. On distinguait aussi quelques lacs, sans doute provoqués par des perforations de nappes phréatiques ou des débits de rivières qui n’avaient plus de lit. Chacun des 8,4 milliards d’êtres humains de 2031 prit conscience que tout pouvait disparaître en quelques minutes, sa vie, mais aussi la vie de tous ses semblables et tout ce qu’il y avait autour. Même les pierres qu’on croyait éternelles ne l’étaient pas. C’était sidérant.
Assez vite cependant, un sentiment trouble se fit jour, porté par des analyses de spécialistes, dont les plus honnêtes avouaient au moins un erreur : contrairement à ce qui était communément admis, l’utilisation de l’arme nucléaire n’avait pas entraîné la fin de l’humanité. Même pas, en l’occurrence, la fin d’un pays. Seul le régime des ayatollahs ne se remit pas de la destruction de Téhéran, qu’il avait lui-même provoquée en envoyant 5 missiles sur Israël (et en agressant ce pays depuis des décennies) ; cette fin de la terreur islamiste et la reconstruction de la capitale donna une énergie folle au peuple iranien, qui entraîna de grandes et belles réalisations dans les années 2050 et 2060, nous en reparlerons sans doute.
On déduisit deux choses de ce non embrasement, une négative et une plus positive :
– le nucléaire était un moyen de défense comme un autre, il n’avait plus ce statut d’exception faisant de lui une arme à laquelle on ne pouvait pas toucher. Il sembla que le principe de la dissuasion nucléaire, qui avait régi les rapports entre puissances pendant 80 ans, n’opérait plus, ou alors que partiellement ;
– on se rendit compte, bien tardivement malheureusement, que ce n’était pas tant les armes qui comptaient que l’hostilité de quelques chefs d’État, qui à eux seuls déstabilisaient le monde. Et parmi les chefs d’État, ceux d’un seul pays posaient à eux seuls l’essentiel des problèmes : les Russes. En laissant monter en puissance d’épouvantables tyrans, on s’était mis en danger de mort et on avait laissé advenir des souffrances et des complications infinies.
Je me souviens de Papa s’insurgeant contre la lâcheté ambiante vis-à-vis de Poutine, de Kim Jong Un, de Khamenei.
– Tu te rends compte (Papa nous invitait à nous rendre compte, à réaliser, à voir, « to figure out » en anglais, nous avions discuté ce mot) ? Tous les politiques et les historiens qui vilipendent leurs prédécesseurs français et anglais de 1938 ayant pactisé avec Hitler, qui répètent à longueur de discours « Plus jamais ça », et qui ont laissé Poutine commettre toutes ses atrocités en réagissant à peine, quand ils ont réagi ? Grâce soit rendu à Volodymyr Zelensky, à Joe Biden, aux Baltes et aux Polonais, les seuls à avoir tout fait pour combattre le mal à la racine sans tomber dans la folie destructrice.
Papa regrettait cependant qu’on n’ait pas été jusqu’à l’élimination physique de ces monstres.
– On ne va pas me faire croire que les occidentaux ne sont pas capables de monter un commando pour taper ces types ! Si on avait éliminé Poutine, Kim Jong Un et Khamenei en 2010, nous aurions évité quelque 12 millions de morts, le lavage de cerveaux de 300 millions de personnes, des milliards de destructions matérielles, la déstabilisation des démocraties par les fausses nouvelles et les organes de désinformation à la solde de ces États voyous, des tensions internationales permanentes remplaçant la paix par la peur de la guerre, affectant le moral des populations et le dynamisme des économies.
Quand les Japonais firent sauter toute la tribune présidentielle coréenne le 31 octobre 2028, Papa s’était exclamé :
– Enfin ! La preuve que c’est possible. Quel dommage qu’on n’ait pas fait cela 20 ans plus tôt !
Quoi qu’il en fût, on put constater, avec un peu de recul, que les lanceurs de bombe atomique, non seulement n’avaient pas atteint leur objectif (anéantir l’Ukraine, le Japon, Israël) mais qu’en plus ils avaient précipité leur chute en prenant l’initiative d’une attaque nucléaire. Ceux qui y avaient répondu avaient en revanche marqué des points. L’Ukraine par le courage exceptionnel de ses soldats et de sa population, le Japon par son sang-froid et l’efficacité de sa vengeance mesurée, Israël par sa détermination et l’intelligence de sa riposte distinguant le peuple et ses dirigeants, la ville et ses habitants : ces trois pays acquirent à la fois une force intérieure et un respect à l’extérieur qui les rendirent quasi intouchables pendant les décennies suivantes, et tant que le monde fut organisé en États. C’était un des rares motifs de satisfaction en cette période d’apocalypse.
Vendredi 7 mars 2025
Le clocher, le cèdre et l'hôtel d'Arpajon-sur-Cère
(environ 7 minutes de lecture)
Il est des endroits où la vie est douce, exceptionnellement douce, par rapport à ce qu’elle est dans le reste du monde. Vous rétorquerez que tout dépend des conditions dont on bénéficie, ou pas, dans ces endroits. Bien sûr. Mais précisément, dans ces endroits-là, les difficultés familiales, sociales, économiques, sont bien moins nombreuses et bien moins fortes qu’ailleurs.
La toute petite ville d’Arpajon-sur-Cère, dans le Cantal, mérite assurément de figurer dans la liste de ces lieux bénis des dieux. Le Cantal est certes moins chaud que l’Aveyron, moins lumineux que le Lot et moins harmonieux que la Corrèze, mais il est un département où l’on peut vivre à peu près serein malgré les violences du monde contemporain. Arpajon, 2000 habitants, jouxte la préfecture, Aurillac, 25 000 habitants ; on peut donc y disposer des services, commerces et équipements voulus, sans avoir à supporter les transports, les gens et les embouteillages pour y accéder.
Comme son nom l’indique, Arpajon est bordée par une rivière qui s’appelle la Cère. Et quand une eau à la fois vive et paisible coule quelque part, ce quelque part en est embelli et rafraîchi.
Je suis venu une douzaine de jours par an à Arpajon dans les années 2015 et 2020, lorsque j’étais invité à Aurillac pour animer des formations relatives à l’expression écrite et orale. Le responsable de l’organisme qui faisait appel à mes services et son adjointe étaient éminemment sympathiques ; ils formaient un tandem aussi original qu’efficace, et j’avais plaisir à intervenir pour leur compte.
Après avoir essayé quelques hôtels en centre-ville de la préfecture, j’avais découvert Les Provinciales à Arpajon ; je compris vite que la modestie de cet établissement cachait un rapport qualité-prix imbattable, je veux dire une soirée-étape à moins de 100 €, avec repas bon, chaud et copieux, chambre XXL, et accueil impeccable, prestations qu’on était sûr de ne pas trouver dans un trois ou quatre étoiles d’une grande ville, pour quatre fois plus cher. Une seule chose pouvait vous gâcher la soirée, comme partout : un voisin. Mais quand je réservais, je prenais toujours la précaution d’indiquer que je souhaitais, si possible, une chambre sans voisin ; et comme l’hôtel n’était presque jamais plein on me l’attribuait sans problème. Je pris donc mes habitudes aux Provinciales.
Deux autres éléments du patrimoine local me plaisaient particulièrement.
Le trésor que je remarquais le plus à Arpajon était la sonnerie des heures et des demi-heures au clocher de l’église. Nuit comprise. Surtout la nuit, ai-je envie de préciser, car les cloches s’entendent davantage quand la ville est silencieuse. Le silence était si rare, en 2025. Entendre à 22 heures au moment du coucher, à 2 ou 3 heures du matin pendant l’insomnie, à 6 h 30 au réveil les coups clairs et réguliers des heures, répétés 30 secondes après la première volée, était un enchantement, une sorte de réminiscence d’une époque révolue, celle d’une enfance où une seconde en valait au moins 10, où le temps était si abondant qu’il semblait infini. À Arpajon, non seulement les cloches ne gênaient pas – elles ne réveillaient pas –, mais en plus elles donnaient au bourg une sérénité que les habitants, et les voyageurs, appréciaient. Des cloches qui sonnaient les heures, et les demi-heures, c’était une continuité entre passé, présent et avenir, la marque d’une société civilisée qui perdurait encore un peu, ici au moins.
Le deuxième élément patrimonial qui m’était précieux le long de la Cère était une colline, qui dominait la cité tout en faisant partie d’icelle. Quand je disposais de trois quarts d’heure de temps après ou avant une animation de formation, j’aimais y accéder en passant derrière l’église, entre une garderie pour jeunes enfants et le parc d’une propriété, avant de prendre la route montante d’un petit lotissement sur la gauche. Une fois passé les quelques maisons aux jardins en terrasse, on pouvait continuer le chemin qui menait en haut de la butte.
J’avais toujours aimé les collines, notamment près des petites villes et des villages. Non seulement elles apportaient un relief bienvenu pour les yeux, mais en plus elles donnaient un but, une raison de promenade qui faisait que, quelles que soient les circonstances, on avait toujours une solution à portée, quand on avait trop mangé, pas assez bougé ou du vague à l’âme. La colline était là, pour nous servir, pour nous élever, pour nous permettre de mettre en application la recommandation du général de Gaulle à André Malraux : « Quand tout va mal autour de vous, regardez vers les sommets, il n’y a pas d’encombrements ».
Au sommet de la colline d’Arpajon, qu’on atteignait vite, un replat recouvert d’herbes douces invitait à s’arrêter pour inspirer à pleins poumons en dirigeant ses yeux de tous côtés. C’était vivifiant, lumineux. Il y avait même un banc de pierre, si simple et si en harmonie avec les lieux qu’on avait envie de s’y asseoir et même de s’y coucher.
Plus que tout, il y avait au sommet de cette colline deux arbres, deux épineux. L’un était un cèdre gigantesque, magnifique et impressionnant, un cèdre du Liban, d’Amérique ou des Alpes du Sud, comme on en voit dans les films et comme on voudrait en avoir dans son parc, si l’on avait un parc. Il devait mesurer 40 mètres de haut, et il aurait fallu 4 ou 5 humains pour entourer son tronc en se tenant les mains. L’autre arbre était plus modeste : moins grand, moins costaud, plus pâle. Il n’était pas vilain, seul il aurait été présentable, mais à côté de l’apollon à ses côtés il avait piètre allure. Qu’était-ce comme espèce ? Un mélèze peut-être. Je m’en voulais de ne pas être plus calé en arbres, moi qui les vénérais et les prenais pour modèles. Une année, en 2020, avec Céline qui les aimait autant que moi et les connaissait mieux, j’avais appris un peu ; et puis Céline était partie et j’avais oublié.
Un soir, alors que j’arrivais à Arpajon pour animer un stage de deux jours les lendemain et surlendemain, et que j’avais gravi la colline avant de gagner l’hôtel, une évidence me sauta aux yeux face à ces deux conifères du Cantal : j’étais celui de gauche, le faible, le maigre, alors que je voulais être celui de droite, le fort, le majestueux. Oui, cela m’apparut ainsi : ces arbres étaient l’un moi, l’autre mon idéal. Double personnification.
Je pris un peu de recul, me décalai de quelques pas à l’ouest puis de quelques pas à l’est pour les appréhender dans toutes leurs dimensions, et vérifier mon intuition. Sans conteste, les deux arbres étaient différents, mais ils avaient des caractéristiques communes. Je pouvais donc passer de l’un à l’autre. Ce n’était pas impossible. D’autant que ma volonté de progresser ne datait pas de ce jour-là ; j’avais depuis des décennies le souci de m’améliorer, humainement et intellectuellement, et je travaillais dur à cette fin, même si j’avais malencontreusement délaissé les contingences économiques et sociales. Le beau cèdre à côté du modeste mélèze me rappelait-il qu’il n’était pas trop tard ? Que, maintenant que j’étais devenu « un honnête homme », je devais me préoccuper davantage de m’ancrer quelque part et d'établir une position ?
Je m’assis 5 minutes sur le banc de pierre, face aux arbres, et décidai que oui. Pour mesurer mes progrès, chaque fois que je reviendrais animer une formation à Aurillac, et donc loger à Arpajon, là où les cloches de l’église marquent les heures et les demi-heures du jour et de la nuit, je monterais sur la colline pour contempler les deux arbres et je tâcherais de voir si je m’étais éloigné du mélèze et si je me rapprochais du cèdre. Autrement dit si j’avais trouvé les moyens de renforcer un peu ma stature, si j’étais enfin vu comme quelqu’un de notable et respectable, si mon apparence était davantage en rapport avec mon essence. Mince alors : à 55 ans, il était temps que je me soucie de devenir riche, beau et impressionnant !
Je me levai, saluai les maîtres en m’inclinant, promettant de revenir régulièrement me confronter à leurs augustes épines. Je redescendis par le côté opposé à celui par lequel j’étais monté. Il y avait là, dans un pré en pente, deux ânes, gardés par une clôture électrifiée ; un panneau indiquait d’un ton amical le nom de chacun mais déconseillait de leur donner à manger. Nous échangeâmes des regards. Peut-être aurais-je pu me comparer aux ânes plutôt qu’aux arbres ? Est-ce que je manquais de modestie ? Ce n’est pas impossible ; on n’est jamais assez lucide sur son insignifiance.
Je retrouvai la route goudronnée, et les maisons de ce côté, dont je savais que l’une d’elles était celle d’un jeune homme brillant que j’avais eu en formation et aidé à préparer un concours. Cette connaissance était un facteur de plus qui contribuait à me donner l’impression que je pourrais me sentir bien si je vivais à l’année dans ce patelin.
Je passai sous un long bâtiment de 4 étages, qui devait contenir une bonne cinquantaine d’appartements, seul immeuble de la cité, qui la gâchait un peu il est vrai. Mais il fallait bien loger tout le monde, et le monde, il y en avait, plus que de logements disponibles. Même si l’architecture des habitations à loyer modéré avait progressé, il restait de nombreuses « verrues » dont on ne se débarrasserait pas du jour au lendemain. Ici cependant, il n’y avait pas au bas des blocs de voitures aux moteurs ronflants, pas de scooters pétaradants, pas de télés hurlant leur vulgarité par les fenêtres ouvertes pour laisser passer la fumée des cigarettes ou des cocottes minute. Cantal Habitat, ce n’était pas les barres et les tours du 9-3.
Je contournai le centre de tri de la Poste, dont j’entendais les premiers mouvements le matin vers 6 heures. Là encore, tout se faisait dans le calme, avec peu de personnel et de bons espaces, à tel point que je me serais bien vu trier des lettres avant d’aller les distribuer moi-même, à pied bien sûr, heureux d’apporter des nouvelles au seuil des maisons où l’on m’inviterait à entrer. Mais j’étais trop vieux pour qu’on m’embauche, les gens ne s’écrivaient plus et les nouvelles étaient mauvaises.
Sur un des petits parkings de part et d’autre de l’hôtel, gratuits il va de soi, je stoppai devant ma voiture, pour prendre mon sac et le costume que j’avais emporté. J’entrai dans l’hôtel. La fille de l’accueil était là, jeune, mais déjà responsable de l’établissement.
– Vous allez bien ?
– Très bien puisque je suis là. Et que vous êtes là.
– Oh pff ! Il vous en faut pas beaucoup !
– Heureux les simples d’esprits, vous savez bien.
– Oui, ça me rappelle quelque chose.
Elle me donna la clé de la 17, la chambre, immense, qu’on me réservait car en bout de couloir et si la 15 était inoccupée.
– Vous descendrez dîner vers quelle heure ?
– 19 h 45, ça ira ?
– Ça ira. Vous prendrez…
– Comme habitude : l’entrée, le plat et un verre de vin blanc.
– C’était pas une bière l’autre fois ?
– C’est possible. Mais ce soir plutôt blanc.
– D’accord. On a allumé le feu, il fera bon.
– Dîner au coin du feu… Vous vous rendez compte ?
– Faut bien qu’on retienne nos clients !
– Je ne suis pas inquiet.
– On n’en fait jamais assez, vous savez.
– Je veux bien vous croire.
Je montai au second (oui, la 17 était au deuxième et dernier étage). Au bout du couloir, je tournai la clé dans la serrure, à l’ancienne. Je me déchaussai, posai mes affaires dans l’entrée (il y avait une entrée). J’entrai dans la chambre proprement dite. La 17 n’avait pas changé. J’ouvris la fenêtre. J’aperçus la colline, je devinai les arbres. La nuit tombait, l’air était frais. 18 h 30 sonnèrent au clocher de l’église.
J’allumai mon ordinateur en souriant. J’allais travailler, mais d’abord j’allais ouvrir un fichier que j’intitulerais : « Comment devenir un cèdre ? » ; il s’agissait de déterminer les moyens pour atteindre mon objectif. J’étais déjà bien, près du clocher, sous mon arbre modèle et dans la chaleur calme des Provinciales.
Vendredi 28 février 2025
Avec elle, enfin
(environ 12 minutes de lecture)
Il aimait cet endroit ; c’était peut-être même l’endroit qu’il aimait le plus dans cette ville qui avait été celle de son enfance, et qu’il avait quittée à 18 ans. Cet endroit était un cimetière, celui où étaient enterrés ses parents, avec qui il venait discuter de temps en temps. Il leur parlait et les écoutait avec aisance, bien plus que quand ils étaient vivants. La mort facilitait l’amour, c’est certain ; plus de gêne, plus de maladresses. D’une manière générale, les humains étaient plus agréables sous la terre que sur : ils ne parlaient plus, ne puaient plus, ne polluaient plus, enfin.
L’endroit était paisible au possible – les bruits de la ville étaient comme retenus par ce parc dit du « Crêt de Montaud » qui entourait le cimetière –, et harmonieux – le minéral et le végétal s’équilibraient entre le granit des sépultures et les cyprès qui bordaient les allées couvertes de gravier. Quelques jolies chapelles funéraires donnaient du relief aux alignements, apportant de l’art et de la majesté sans écraser les modestes aplats ; la hiérarchie n’est pas pesante quand tout le monde est réduit au silence.
En plus, on avait de ce jardin des morts sur la colline une vue quasi intégrale sur la cité, qui, à distance, replacée dans ses reliefs boisés, paraissait presque belle, ce qui, eu égard à la laideur de l’urbanisme local, traduisait pour le moins une distorsion de la réalité. Magie du cimetière, qui arrangeait les ossements humains aussi bien que les éléments urbains.
Comme chaque fois, il nettoyait la tombe, et plus encore la bande de cailloux blancs qui l’entourait. Il tenait à cette blancheur, qui faisait un joli cadre à la dalle et à la stèle gris clair sur laquelle étaient gravées des lettres d’or. Il enlevait les herbes vertes et noires qui avaient réussi à émerger, pour redonner à la blancheur la conception immaculée qu’elle méritait. Et puis il ramenait les cailloux blancs qui avaient glissé vers la tombe d’à côté, ce qui du coup avait dégarni celle de ses parents, peut-être en raison de la légère pente de l’« îlot n° 11 ».
– À moins que les voisins ne vous aient piqué ces cailloux. Serait-ce possible ? Papa, tu as vu quelque chose ? Jacques Béranger (1948 – 2023), dernier arrivé semble-t-il dans le caveau d’à côté, aurait-il profité d’un moment où tu étais assoupi pour venir gratter quelques granulés de pierre ? C’est sa fille ? dis-tu Maman, qui trouve assez moche la rigole terreuse devant la dernière demeure de son père ? Ah, les gredins ! Pilleurs de tombes ! Profanateurs ! Sacrilège !
Afin de reconstituer la ligne blanche, il récupérait devant la tombe d’à côté les cailloux qu’il avait commandés pour ses parents, et cette blagounette pour lui-même participait de cette légèreté qu’il aimait à trouver, désormais, auprès de ses chers défunts. Il était satisfait de les savoir là, débarrassés de leurs tourments et de leurs souffrances ; des plaisirs aussi certes. Mais d’une part ils n’en avaient plus beaucoup les dernières années, d’autre part maintenant qu’ils étaient morts ils ne manquaient de rien ; ni le désir ni le souvenir n’existaient. C’est un état qui doit être assez formidable, pensait-il, et il les enviait.
À défaut de trépas, il se serait bien vu gardien de cimetière, du moins si la maison à l’entrée constituait le logement de fonction. « J’irais chaque jour inspecter mes patients, j’aurais quelques préférences, certes, mais je les respecterais tous et je finirais par me familiariser avec chacun. Sans doute en découvrirais-je tous les jours, je ne parle pas des nouveaux arrivants, pour lesquels je serais heureux de faire de la place dans une fosse encombrée ou de creuser un trou, mais des oubliés, les presque effacés sur la longue liste d’une stèle familiale, et les abandonnés dont les pierres sont cassées, mangées par les racines et les arbustes. Je leur redonnerais une existence, si l’on peut dire, en tout cas une dignité. Ah le beau métier que voilà ! ».
Il rêvait de vivre au sein de cette humanité horizontale, aimable et acceptable, de préparer les retours à la terre, dont il serait l’artisan, d’aménager ce territoire qu’on lui confierait, afin que chaque défunt.e puisse être identifié.e, localisé.e, et honoré.e par ses visiteurs. Il en avait encore pour quatre ou cinq ans à enseigner, mais il était tenté de postuler dès à présent : passer des ados vivants aux adultes morts, quel luxe !
Il se redressa, le dos endolori. Il rassembla les pissenlits, euphorbes, liserons et autres chéropodes qu’il avait arrachés et alla les jeter dans la vasque de pierre prévue à cet effet. Après quoi il se lava les mains au robinet, lui aussi placé là pour faciliter la vie des nettoyeurs. N’était-ce pas un lieu merveilleux ?
Il revint devant la tombe parentale, enleva quelques brindilles qui restaient sur la dalle, replaça encore la composition florale. Puis il se signa et parla encore un peu à ses interlocuteurs.
– Je vous laisse. Soyez sages. La température doit descendre les prochains jours, mais l’isolation créée par l’air entre la dalle et les cercueils, ainsi que la décomposition de vos corps, vous prémunissent contre les coups de froid et autres refroidissements. Vous êtes immunisés. Ah, vous ne savez pas votre bonheur ! Ne plus redouter ni le froid ni la pluie… Et le vent, toi qui le craignais comme la peste, Papa : il ne t’atteint plus, aux deux sens du terme !
Il joignit les mains et s’inclina :
– Au revoir Papa. Au revoir Maman. Aimez-vous bien et profitez.
Il les salua et s’en fut lentement, pas pressé de quitter cet endroit où il se sentait en paix. C’était bon de savoir ses parents à l’abri de la souffrance, du non-sens et de la solitude. Il remonta le quadrilatère de l’îlot 11, qui devait bien à lui seul contenir – combien –, 200, 300 tombes ? Mais plutôt que de prendre à droite pour rejoindre l’allée centrale du cimetière, il continua vers le fond à gauche, en direction des îlots 14 et 15. Ce faisant, il longerait le bas du parc, ses arbres et ses chemins, où il allait jadis courir avec un vieil ami.
Sur une stèle, au sein d’une liste de prénoms noms appartenant à la famille Bérolier, deux dates le frappèrent : Louis (1915-2018), Jonathan (2007-2016). 103 ans pour le premier, 9 pour l’autre ! Il y avait quelque chose d’absurde et de révoltant dans ces chiffres. Ainsi, l’arrière-arrière-grand-père avait survécu à son arrière-arrière-petit-fils. Il continua son chemin, pensant qu’il était tragique de mourir trop jeune, mais que ça l’était à peine moins de mourir trop tard, pour soi-même comme pour l’entourage.
L’îlot 14 était plus sauvage que le 11, et situé sur un terrain moins plat ; on pouvait donc avoir l’impression que les tombes étaient disposées de guingois, qu’il y avait un certain laisser-aller dans l’aménagement. Ce n’était pas sans charme, et il pensait à ces minuscules cimetières de villages, accolés à l’église, où certaines tombes étaient ou descellées ou cassées par la végétation toute puissante. Il aimait plus que tout ces espaces à la fois clos et ouverts, où le granit brut, alimenté par la matière organique en dessous, semblait pousser sur l’herbe verte et moussue, à l’ombre d’un clocher mur et de deux cloches monumentales qui ne sonnaient plus guère.
Dans ce cimetière plus grand et plus urbain, il avisa une femme qui, comme lui quelques instants plus tôt, semblait dialoguer avec les habitants d’une tombe. D’instinct, il jeta un œil aux noms inscrits sur la stèle. Gérard Viseux (1938-2019), Josette Viseux, née Dulanche (1939-2022), Philippe Rochette (1960-2023). Il eut une pensée pour ces inconnus en passant devant la femme qui semblait les prier. Dix pas plus loin, il s’arrêta. Le nom d’abord, le profil de la prieuse ensuite, venaient d’activer quelque chose dans sa mémoire. Il se retourna. Et comme il fixait la femme, celle-ci sentit son regard et tourna la tête vers lui.
D’autres connexions se déclenchèrent dans leurs cerveaux respectifs, et c’est elle qui réagit la première :
– Fabrice ? Fabrice Milleron ?
– Valérie ? Valérie Viseux ?
– Viseux-Rochette, oui !
C’était elle. C’était lui. Ils se dévisagèrent, essayant de masquer l’effarement au profit de l’étonnement. Ils n’osaient pas bouger. Se prendre dans les bras, après 40 ans, aurait été incongru. Se faire une bise n’aurait pas été à la hauteur. Alors ils ne se touchèrent pas.
– Incroyable…, dit-elle en mettant sa main devant sa bouche comme si elle n’y croyait pas.
– Ça alors !…
– C’est fou !
– Oui. Quoique… Pas tant que ça, en fait. Nos parents sont stéphanois, et il n’y a pas 36 cimetières.
– 4 ou 5 quand même, et il y a 365 jours dans l’année, et pas mal de minutes dans une journée !
– C’est vrai. Eh bien… Ça fait… Non, on ne va pas se mettre à compter !
– Surtout pas !
Il regarda la tombe et demanda :
– Ce sont tes parents ? Gérard. Je me rappelle du prénom de ton père. Et ta mère… Quelle femme adorable !
– Oui, j’ai eu de la chance. Ils me manquent…
– Et Philippe Rochette, c’était…
– Mon mari, oui.
– Là, c’est prématuré comme décès…
– Il avait 63 ans. Cancer…
– Encore lui…
– Oui…
Ils détournèrent un peu leur regard pour limiter l’émotion.
– Une des choses que j’aime ici, dit Fabrice, outre le calme remarquable et le bon air, c’est la vue sur la ville. On voit à peu près tout.
– C’est vrai, répondit Valérie en se tournant elle aussi vers la cuvette en contrebas, les toits, les tours, les pylônes, les rocades…
– Le bas de ta rue doit être par là, dit-il en tendant le doigt. Tu habitais au 46, je me souviens.
– Tu as bonne mémoire. Toi, tu n’étais pas loin d’ici, répliqua-t-elle en remontant du bras vers la gauche. Une vieille maison, toute en hauteur.
– Exact.
– Vous étiez nombreux, là-dedans !
– 7.
– Et tu as deux enfants ? Du moins tu en avais deux quand on s’était croisés à la Fête du livre…
– Deux, c’est ça.
– Et tu es grand-père ?
– Non.
Il aurait été logique qu’à son tour il prenne des nouvelles de sa famille à elle, mais il sentit que ce parallélisme avait un côté systématique qui aurait affadi leur échange. Et il savait qu’elle avait l’intelligence pour comprendre cela.
Alors il revint à la ville qu’ils regardaient, encore éclairée par le soleil pâle qu’ils ne voyaient plus. Là étaient leur point commun, leurs points communs.
– La cathédrale… C’est étonnant, mais chaque fois que je la vois je pense au soir de l’élection de Mitterrand. Tu te souviens ?
Elle répondit du tac au tac :
– Le départ de chez Catherine, la remontée de la grande rue jusqu’à la Bourse du travail, avec un arrêt pour la fête improvisée devant la cathédrale en effet, les drapeaux qu’on avait décrochés…
– Et apportés le lendemain en cours d’anglais.
– Avec la prof qui n’avait certainement pas voté Mitterrand !
Elle indiqua un bâtiment au toit en ailes d’avion qui émergeait d’une autre colline en face. Comme elle ne disait rien, il risqua :
– La Maison de la culture ?
– Oui. Tu te souviens le concert nul d’un groupe indien ou quelque chose comme ça ?
– Pas vraiment.
– On avait quitté les allées en montant, on s’était un peu égarés dans les bois…
De ça, il s’en souvenait… Un amour pareil… Des moments d’une liberté phénoménale, d’une douceur exquise. Il était heureux qu’elle s’en souvînt aussi.
Sentant que l’émotion le gagnait, il enchaîna et tendit son bras plus au nord :
– Le Zénith n’existait pas à l’époque.
– Non. Ça ne nous empêchait pas d’aller voir des groupes. Téléphone…
– C’était pas à Lyon ?
– Non. Ici. Trust aussi. Et Bashung, au Palais des sports : il était plus bourré que nous !
– Ah oui ! « Je n’en peux plus », qu’il chantait ! Et il s’était écroulé.
Ils rirent. Il constata qu’elle avait gardé son rire clair de jeune fille. Il la fixa : elle avait 16 ans de nouveau.
– Tiens, continuait-elle, tu vois le petit immeuble, là, un peu à droite du Zénith, avant la gare ?
– Comment tu veux que je voie ça ? On est à au moins 3 kilomètres !
– Tu dois le voir, parce que c’est celui où habitait Michel. Et c’est là que…
C’est là qu’ils étaient, pour la première fois, « sortis ensemble », comme on disait à l’époque.
Pour le coup, il préféra fermer les yeux, pour mieux ressentir. C’était des moments si précieux, si forts, si uniques. La tête lui tourna.
– Si on s’asseyait ?
– Oui, répondit-elle. Tiens, là, sur Papa et Maman, ça leur fera plaisir ! Et ça ne gênera pas Philippe. Il était assez jaloux, mais maintenant qu’il n’est plus là je crois qu’il serait content pour moi de me voir avec un …
Elle s’arrêta et éclata de rire, de nouveau comme quand elle avait 16 ans :
– Excuse-moi, je sais pas comment t’appeler ! En dehors de ton prénom, je veux dire, quand je parle de toi ?!
Qu’était-il pour elle, en effet ? Un vieil ami, un ancien amant, un amour de jeunesse ?
– Un ex petit ami ?
– Si tu veux.
Il voulait bien, mais cette considération et ce qui précédait venaient de déclencher des pensées dans sa tête, pensées pour le moins déraisonnables car elles étaient teintées d’espoirs et de suppositions, et qu’elles ne manqueraient donc pas d’entraîner de graves et douloureuses désillusions. Il était assis sur la pierre tombale des parents et du mari d’une ex petite amie, qu’il n’avait pas vue depuis 40 ans, hormis une courte rencontre d’une heure 20 ans plus tôt, et ce crétin était en train de se dire que, après tout, pourquoi ne pas tenter, c’était sans doute un signe du destin, ça ferait une belle histoire, ce n’était pas illogique, etc. Une erreur, une folie.
Mais elle était assise là à côté de lui, elle paraissait avoir plaisir à reparler du passé et pas pressée de rompre ce moment de hasard. Et elle portait toujours un blue-jean et des bottes, comme pour lui montrer que non, tout ne foutait pas le camp, on pouvait encore compter sur quelques valeurs sûres. Dieu du ciel… Qu’est-ce qu’il était en train de fabriquer ?
Comme toujours lorsqu’une femme faisait battre son cœur, il perdait toute raison : l’émotion envoyait l’adrénaline, qui noyait le cerveau et empêchait les neurones de fonctionner ; les neurosciences expliquaient très bien ce phénomène désormais.
Il décida qu’il considérerait que son intuition était juste si, quand ils observeraient encore un lieu emblématique de la ville, Valérie évoquait un souvenir amoureux.
– Et le stade ? dit-il en montrant les tribunes du « Chaudron », autrement dit de « Geoffroy Guichard », le nom suffisait.
Et comme pour ne pas qu’il puisse s’accuser d’avoir orienté la réponse dans le sens qu’il souhaitait, ce fou, ce malade, il ajouta :
– J’y ai été pas mal avant de te connaître, et après. Mais il me semble qu’on n’y a pas été très souvent tous les deux, même avec les copains ?…
Elle répondit aussitôt :
– Tu te souviens pas la fois où on avait passé tout le match derrière les tribunes, côté opposé au terrain ?…
Oh, mon Dieu, si… Maintenant qu’elle en parlait, il s’en souvenait. Mais il n’y pensait pas au moment où il avait posé la question, il pouvait le jurer, sur la tête de ses parents, 75 mètres plus bas dans le cimetière. Ce soir-là, ils avaient passé le match à se confier des mots doux et à s’embrasser, sous les tribunes en effet, 30 000 personnes gueulaient au-dessus de leur tête et ils les entendaient à peine. Contre qui jouaient les Verts ? Combien avaient-ils gagné (les Verts gagnaient toujours, à la « grande époque ») ? Il n’en avaient bien sûr aucune idée.
Elle avait donc à nouveau évoqué un souvenir amoureux. Mais c’est d’instinct qu’il attrapa la main de Valérie la plus proche de lui, l’amena sur sa cuisse et la couvrit de sa deuxième main.
– C’est… tellement imprévu, tellement improbable, dans un tel lieu, de se rappeler tout ça… Ça me déboussole un peu, je t’avoue.
– Moi aussi, répondit-elle. Viens, restons pas là. J’avais fini, de toute façon.
Alors qu’ils se levaient, et qu’elle semblait donner un dernier coup de nettoyage à la tombe familiale, comme lui-même l’avait fait 15 minutes plus tôt sur celle de ses parents, il essaya d’interpréter son « Restons pas là ». Il fallait partir, certes, mais cette première personne du pluriel signifiait ensemble. Et l’impératif montrait indéniablement une volonté. Est-ce qu’elle aussi était prête à tenter l’impossible ?
– Allez, lança-t-elle.
Ils se dirigèrent vers l’entrée-sortie du cimetière, et cette fois c’est elle qui lui prit la main. Une moitié de la ville était déjà dans l’ombre. Seules les collines à l’Est étaient encore éclairées, la rocade vers la vallée du Gier, ainsi que le massif du Pilat, couché comme un ours géant qui arrêtait les constructions au Sud.
– Est-ce que ?… commença-t-il, mais il s’arrêta.
– Non, répondit-elle à la question qu’il n’avait pas posée, je n’ai pas retrouvé quelqu’un depuis la mort de Philippe, et je vis seule. Du moins quand je n’ai pas de petits-enfants, car moi j’en ai !
– Beaucoup ?
– 3. Pour l’instant !
– Félicitations.
– Oh…
Elle monta sa main pour attraper son bras et se serrer contre lui. Il la serra aussi. Qu’est-ce qui leur arrivait, bon sang ?
– Tu crois que cet appel du passé…
– … est un appel de l’avenir ? Peut-être bien !
Elle était toujours aussi vive, intelligente, pétillante.
– Tu habites où ? demanda-t-elle.
– À Lyon.
– Oh, le traitre !
– Je plaide coupable.
– Pour ta punition, tu viendras dorénavant passer tous les week-ends à Saint-Étienne. Ne t’inquiète pas, la maison est grande.
– Ton…
– Mon lit aussi, oui. Et il est tout neuf ! Peut-être qu’il t’attendait…
– Attends.
Il s’arrêta, la retint.
– Tu te rends compte de ce qu’on est en train de faire ?
– Je crois, oui.
– Et tu n’as pas peur ? Je suis un vieux con, tu sais.
– Et moi une vieille peau ! Je t’en remontrerai, tu peux être sûr !
Il l’attira vers lui.
– Tu n’as pas perdu une once de ce que j’aimais tant chez toi. Comment tu fais ?
– Ne dis pas de bêtises. Le temps a causé ses ravages.
– Pas pour moi. Je te vois toujours avec les mêmes yeux, tu es toujours aussi belle.
– Alors on a une chance.
– Et il faut la tenter ?
– Y’a intérêt !
Alors qu’ils remontaient l’allée centrale et apercevaient devant eux le portail ouvert du cimetière, il dit :
– On réservera notre place, ici. Et quand on y sera, on ne se quittera plus, enfin.
Ils sortirent du cimetière ensemble, leurs pas s’accordant naturellement. Derrière eux, les pierres et les noms gravés restaient figés dans le passé. Devant eux, la ville et la vie leur ouvraient une nouvelle voie.
Vendredi 21 février 2025
Histoire du XXIe siècle, 2e partie (2025-2049)
Les drames de la surpopulation
Histoire du XXIe siècle
Deuxième partie (2025-2049) – Les drames de la surpopulation
Chapitre 1 – L'effondrement économique (fin)
D – Au milieu du chaos, l’étonnante émancipation des pays du sud
Comme toujours, les populations du sud furent les plus impactées par les problèmes venus du Nord. Des millions de personnes retombèrent dans la grande pauvreté et moururent de faim. Mais cette fois, la baisse du pouvoir d’achat des pays développés était si forte, les circuits économiques mondiaux si perturbés par les faillites ou le manque de financements, que certains dirigeants comprirent que le moment était peut-être venu de sortir de la dépendance aux achats de matières premières, minières ou agricoles. Puisque les marchés s’étaient effondrés, puisque les prix avaient encore baissé alors qu’ils étaient déjà insuffisants pour assurer un revenu décent aux producteurs et aux petites mains qui extrayaient, récoltaient, transportaient, et que visiblement, vu les désordres politiques et sociaux entraînés par cette gigantesque crise, le cours des choses ne reprendrait pas de sitôt, quelques esprits éclairés proposèrent une réaffectation des terres et des productions. Si l’extérieur apportait moins de revenus, si l’économie et l’écologie renchérissaient le coût du transport, il était temps d’augmenter les productions vivrières au détriment des monocultures d’exportation, productions vivrières sur lesquelles on pourrait garder un certain contrôle et qui nourriraient à la fois le ventre et le porte-monnaie des populations locales.
Il ne s’agissait pas de retomber dans les erreurs marxistes du XXe siècle, autrement dit de nationaliser, restreindre l’initiative individuelle, obliger à des métiers et à des comportements. Tous ces plans dogmatiques où l’État prétendait régenter l’économie avaient invariablement conduit à la misère, à la répression, au désenchantement. Non, il s’agissait d’inventer enfin l’économie du XXIe siècle, c’est-à-dire non pas de tout changer – on ne réussissait rien de bon en prétendant faire table rase du passé – mais de mieux orienter le capital et de revaloriser le travail. Pour cela il fallait retrouver un sens : produire pour développer un lieu et les personnes qui habitaient en ce lieu. Et pour que les personnes soient motivées et fières de travailler, il fallait qu’elles contribuent à quelque chose qui ait du sens, et qui soit positif pour l’ensemble de la communauté.
C’est ce que comprirent trois personnes : le Sud-Africain Joshua Ibasi, économiste formé à Harvard et au MIT, Ministre des Finances de son pays entre 2038 et 2042, le Congolais Nélius Nbaku, Prix Nobel d’économie 2040, Président du Congo Brazzaville entre 2039 et 2046, et la Bengalaise Nafisa Sarkar, ingénieur agronome, ancienne responsable de la FAO (Food and Agriculture Organization, Nations-Unies) et fondatrice, en 2037, de la Fondation FLSHW (For a land at the service of the humans who work it).
Se référant entre autres aux expériences de Muhammad Yunus, « le banquier des pauvres », prix Nobel de la paix 2006, de Jacques Attali, économiste et philosophe, fondateur de Positive Planet (acteur majeur de la micro-finance), de l’économiste et philosophe Armatya Sen, créateur du concept des « capabilities » et de l’Indice de Développement Humain, Ibasi, Nbaku et Sarkar réussirent à convaincre 8 pays et non des moindres (Brésil, Indonésie, Nigéria, Afrique du Sud, Bangladesh, Congo, Éthiopie, Ukraine) d’adopter le programme suivant :
– suppression de 50 % des cultures liées à l’exportation sans transformation (quand il n’était pas propriétaire des terres, l’État imposerait fortement ce type de cultures pour les rendre dissuasives, aussi bien pour le producteur que pour l’acheteur) ;
– révision des concessions aux entreprises étrangères d’exploitation minière, désormais accordées pour une durée jamais supérieure à celle de la garantie d’un prix de vente fixe et décent ;
– incitations fiscales pour encourager toutes les productions socialement utiles et écologiquement responsables : agriculture en circuits courts, éducation, équipements et services de santé, énergies renouvelables, cohésion familiale et sociale… ;
– taxes et interdiction des prêts bancaires pour des productions préjudiciables d’un point de vue social et environnemental (élevage bovin et nourriture pour ces élevages, armes, fast fashion, distractions addictives, énergies fossiles…) ;
– lutte effective contre la corruption et les détournements de fonds ;
– investissements maximaux dans l’éducation et la formation ;
– investissements et embauches massives dans la construction d’infrastructures, notamment de routes (les 3 initiateurs avaient en effet noté qu’un des points communs au sous-développement était l’impossibilité de pouvoir compter sur des horaires et des délais tenus, en raison d’infrastructures, de routes notamment, défaillantes… « Il n’y a pas de développement possible sans une rigoureuse gestion du temps », répétait Nafisa Sarkar) ;
– baisse de 10 % des salaires publics pour financer une partie des investissements et suggestions aux acteurs privés de procéder de même ;
– emprunts raisonnés à la Banque Mondiale, si elle acceptait les conditions des États engagés dans cette voie et n’imposait plus les siennes.
Inutile de dire qu’un tel programme n’alla pas sans de fortes contestations, en interne comme en externe. Le Brésil à lui seul fit trembler la planète, pour une raison simple : il allait diminuer par deux les surfaces consacrées au café, à la canne à sucre, aux agrumes, au soja et au bœuf, productions pour lesquelles il était le premier exportateur mondial.
– Vous ne pouvez pas faire ça ! disait-on aux Brésiliens dans toutes les instances internationales.
– Et pourquoi ? répondaient-ils. Vous n’avez plus les moyens de nous payer et notre population a faim.
– D’autres pays prendront votre place !
– Pas sûr qu’ils y gagnent.
Il était là le coup de génie d’Ibasi, Nbaku et Sarkar : profiter de la faillite généralisée de l’économie mondiale pour réorienter des productions dans un but plus responsable pour la planète et plus profitable aux populations, locales comme internationales. Et le seul moyen de stopper un business était de supprimer la solvabilité des demandeurs. C’est ce qu’avait fait le krach de 2029 : il avait retiré aux Européens, Américains, Canadiens, Japonais, dans une moindre mesure aux Chinois et aux Indiens, les moyens d’acheter du soja, du bœuf, du café… Du coup, il était possible de proposer autre chose à des travailleurs au chômage ou sous-employés. Et un projet aussi simple et cohérent que celui des 3 régénérateurs de l’économie mondiale était de nature à entraîner l’adhésion du plus grand nombre : « Quand vous montrez aux gens que non seulement ils reprennent leur vie en mains, mais qu’en plus ils vont changer le monde dans un sens raisonnable et positif pour tous, vous pouvez obtenir une motivation considérable » (Nélius Nbaku).
Et en effet, les travailleurs pauvres, journaliers, saisonniers, vachers, ouvriers, planteurs, cueilleurs, ramasseurs, mais aussi mineurs, extracteurs, convoyeurs, des 8 pays qui suivirent les recommandations du trio, acceptèrent assez bien la perte de leur emploi, même si la plupart d’entre eux étaient dans la subsistance. Car les pays ayant initié ce retrait de la dépendance aux cours des produits agricoles fixés à la Bourse du commerce de Chicago et aux spéculateurs humains ou artificiels des gratte-ciel de Londres ou de New York avaient prévu d’aider les personnes privées de leur gagne-pain, essentiellement en mettant en place des fonds de solidarité. Surtout, on s’aperçut vite que les immenses espaces et moyens libérés par les terres qu’on n’exploiterait plus pour l’exportation d’un produit unique (sans parler de l’eau récupérée, de l’énergie économisée) permettaient non seulement de les remplacer par des polycultures davantage tournées vers la satisfaction des besoins locaux, mais aussi de construire des lotissements, des équipements, c’est-à-dire d’aménager le territoire de manière harmonieuse et équilibrée. Dans la plupart des pays, monta donc une sorte de ferveur, qui entraina des résultats incontestables. La débrouille n’était plus au service de possédants ou d’investisseurs, mais d’une société toute entière.
Comme toujours, les forces du mal tentèrent d’empêcher le bien d’advenir. Les grands propriétaires, au Brésil (fazenderos), comme en Afrique du Sud (trusts ou grandes familles blanches) ou en Indonésie (compagnies d’exploitation du charbon, du café, du thé, de palmiers), ne se laissèrent pas faire si facilement. Il y eut des combats sanglants entre leurs milices et la police, des membres des gouvernements furent assassinés, on se battit dans les hémicycles. Rappelons-nous que la violence s’était progressivement libérée, et généralisée ; on réglait souvent les différends économiques ou politiques par le meurtre ou l’agression. Certaines multinationales tentèrent elles aussi de garder leur main-mise sur les productions et exportations. Les lobbys ne fonctionnant plus – le vent avait tourné, après des années de crise l’heure n’était plus à la recherche de profit mais à une économie saine –, certaines entreprises employèrent des hommes de main pour intimider les locaux, menaçant juridiquement les institutions publiques et physiquement les travailleurs, faute de pouvoir les faire mourir de faim. Là encore, il y eut des combats, mais très vite chaque parcelle libérée d’une exploitation minière ou agro-industrielle fut défendue par des comités locaux, sortes de ZAD (Zones à défendre) qui prirent différentes formes selon les pays.
10 pays emboitèrent le pas aux pays pionniers, puis 10 encore. En termes macro-économiques, les conséquences furent spectaculaires. Par exemple, comme la production de soja chuta de 30 %, la viande de bœuf devint plus chère et plus rare, ce qui entraina une baisse de la consommation de 22 % entre 2030 et 2045. L’huile de palme, si décriée, dont l’Indonésie était jusque-là le premier exportateur mondial, disparut de la plupart des biscuits et autres produits sucrés ou cuisinés ; mieux encore, la raréfaction de sa production entraîna la disparition pure et simple de ces produits dits de malbouffe. Quand la Côte-d’Ivoire et le Ghana, producteurs à eux seuls de 50 % des fèves de cacao mondiales, se joignirent à ce qu’on finit par appeler l’économie INS (Ibasi, Nbaku, Sarkar) et supprimèrent la moitié de leurs cultures, le prix du chocolat augmenta de… 150 % dans les pays occidentaux. Moyennant quoi, toute une série de mauvais produits au chocolat disparut des étals. Le chocolat restant était de meilleure qualité, beaucoup plus cher, beaucoup plus rare, et, vu la terrifiante épidémie d’obésité dans le monde, ce n’était pas une mauvaise chose. Quand le Chili diminua sa production de cuivre par deux (il était le premier exportateur mondial), le prix augmenta tellement que, d’une part le Chili se trouva en position de force pour négocier de meilleures contreparties, d’autre part la recherche et l’innovation quant au transport de l’électricité (une de fonctions essentielles du cuivre) conduisirent à des découvertes bénéfiques pour tout le monde. Dernier exemple : l’arrêt de la production de coton au Pakistan (3e producteur mondial) et dans une moindre mesure en Inde puis en Chine raya purement et simplement de la carte les marques Shein, Zara et H&M, symboles de la fast fashion affligeante des années 2010-2020. Etc.
Comprenez bien : il ne s’agissait pas d’arrêter les échanges et de revenir sur le libéralisme qui, l’histoire l’avait montré, restait le meilleur moyen, de loin, pour que des milliards d’humains se nourrissent et s’épanouissent. Il s’agissait au contraire de redonner du sens au travail, à la production, au commerce, au mérite individuel, à la responsabilité collective.
En 2044, quinze ans après la faillite mondiale, la situation économique antérieure n’était pas rétablie et on avait enfin réalisé qu’elle ne se rétablirait jamais. On avait compris cette fois que l’abondance et l’insouciance ne reviendraient pas de sitôt, si elles revenaient un jour. Du coup, le monde était un peu plus paisible. Les bourses commençaient à s’auto-réglementer, en attendant les mesures d’un gouvernement mondial qui n’existait pas encore. Le volume du commerce avait beaucoup baissé, et la publicité était moins agressive ; tout simplement parce que les gens achetaient moins. Le chômage demeura élevé dans la plupart des pays pendant toute la décennie 2040, mais des solidarités s’étaient mises en place.
Avec le recul, on constate que cette purge, cette sortie de la bulle, était le seul moyen de mettre un coup d’arrêt à la folie de la production et de la consommation qui détruisait la terre et les hommes. Le ralentissement du transport favorisa les circuits courts, le manque d’argent fit que l’on supprima le superflu, l’incapacité des services publics obligea à se débrouiller entre particuliers, le prix ou la rareté des médicaments incita à s’en passer, etc. En 2045, après quinze ans de chaos, tous les pays avaient régressé en termes de Produit Intérieur Brut et de niveau de vie, mais des comportements économiques plus raisonnés s’étaient mis en place.
Malheureusement, ce retour douloureux à la raison économique fut gâché par des conflits militaires, des catastrophes climatiques et des épidémies de très forte intensité, qui à leur tour s’abattirent sur le monde.
Vendredi 14 février 2025
Histoire du XXIe siècle, 2e partie (2025-2049)
Les drames de la surpopulation
Histoire du XXIe siècle
Deuxième partie (2025-2049) – Les drames de la surpopulation
Chapitre 1 – L'effondrement économique (suite)
B – Le déchaînement de la violence sociale
En France, dès le début des signes de faillite de l’État, les manifestants professionnels organisèrent des rassemblements et des blocages. On marcha sur Matignon et l’Élysée. Et c’est là qu’apparurent les premiers morts, quand les manifestants voulurent forcer les barrages policiers. Les forces de l’ordre qui avaient été héroïques en subissant sans répliquer jets de pierre, de métal et de boules de pétanque pendant les mouvements dits « des gilets jaunes » (2018-2019) et « contre la réforme des retraites » (2023) ne purent cette fois rien faire d’autre que se défendre quand on leur tira dessus à balles réelles, et quand la foule fut telle que les barrages furent enfoncés et que les furieux pénétrèrent dans la cour d’honneur de l’Élysée. La bombe placée dans le hall d’entrée du Ministère de l’Économie à Bercy – 37 morts et 78 blessés le 22 mars 2030 – marqua les esprits sans les refroidir. Les logiques de l’engrenage et la mauvaise foi étant ce qu’elles sont, ce furent ensuite des commissariats qui furent pris pour cibles, et même, 270 fois au cours de la décennie 2030, des policiers qui furent visés et assassinés individuellement. Ce n’était plus la France, mais la Colombie. Ou plutôt c’était la France qui redevenait ce qu’elle n’avait jamais tout à fait cesser d’être : bête, violente, égoïste.
Le problème est qu’il n’y avait aucun projet commun et fédérateur, les individus étaient bien trop égoïstes pour se soucier d’autre chose que de leur intérêt personnel et immédiat : l’assistanat généralisé, l’addiction aux écrans, la disparition de la vérité produisaient leurs effets, prévisibles et désormais inévitables. On vit donc, entre 2030 et 2038, des tas de mouvements sporadiques – révoltes locales, combats dans des entreprises, sabotages d’administrations, terrorisme intérieur – décimer des familles et miner ce qui restait de la société française. Ce n’était pas une guerre civile, mais des guerres civiles ; il n’y avait pas 2 camps, mais 2000. Le taux de mortalité par homicide augmenta de… 3800 % (on passa de 1000 homicides par an en 2024 à 38 000 en 2038). On pouvait se faire attaquer partout et n’importe quand : par un malheureux qui crevait de faim, ou par un illuminé qui vous prenait pour cible parce qu’il fallait bien montrer son mécontentement et que la « convergence des luttes » pouvait maintenant prendre enfin le tour mortifère que ceux qui en France s’appelaient alors les Insoumis attendaient depuis longtemps. Les gauchistes et les syndicalistes décomplexés purent enfin tuer comme bon leur semblait. L’ordre, la paix et la sécurité n’existaient plus ; ils étaient contents.
Comme les États étaient exsangues et démunis de ressources, les citoyens au chômage ou sans allocations furent bientôt dépourvus de tout revenu. On mourut de nouveau de la faim dans les pays autrefois riches. On dormit dehors, en masse. On se battait aux repas gratuits. Le nombre de suicides augmenta de… 1250 % dans les pays de l’OCDE !
Tout le monde mentait, cachait, esquivait. Chacun.e réclamait tout et son contraire, demandant une loi qui résoudrait les problèmes par magie (y’a qu’à faut qu’on), avec autant d’exceptions que d’individus. La déloyauté devint la norme, la violence une manière d’obtenir ce que l’on souhaitait : on séquestrait des patrons et des directeurs pour obtenir le versement de compléments de salaire, on assassinait les puissants de ce monde pour rendre la justice qui se levait enfin. Bernard Arnault, pourtant octogénaire, fondateur et longtemps PDG du groupe mondial LVMH, Emmanuel Macron, ancien Président de la République, Mario Draghi, ancien président de la Banque Centrale Européenne, Jeff Bezos fondateur et ancien patron d’Amazon, parmi tant d’autres, n’échappèrent pas au meurtre avec préméditation.
On s’organisait comme on pouvait pour survivre. Des milices armées furent constituées dans certains quartiers, autour de certaines résidences. Des vigiles apparaissaient ici ou là, armés jusqu’aux dents, et l’on ne savait pas exactement pour le compte de qui ils opéraient. Mieux valaient ne pas trop chercher à comprendre, car les fusillades éclataient pour un oui ou pour un non. L’État, qui n’était alors qu’une faction parmi d’autres, recruta des policiers et des militaires, seuls emplois publics pour lesquels il y eut des embauches au cours de ces 9 années (2030 – 2038) qui, en France, causèrent la mort d’1.280.000 personnes (en plus des morts habituelles).
Je n’ai pas le temps de détailler ici ce qui s’est passé ailleurs. Au Japon, le hara-kiri du Premier Ministre en 2030, et plus encore la décapitation au sabre de l’empereur en 2034, traumatisèrent une société qui semblait prête à retourner à l’agriculture et au Moyen Âge pour stopper les horreurs de la dégringolade économique qui humiliait le pays de Yamaha, Toshiba, Nissan, Toyota, Hitachi… Ce pays reparti de 0 après 1945, qui avait été à la pointe de l’innovation et de la technologie dans les années 1970 et 1980, s’écroulait une nouvelle fois, victime de l’horreur économique, d’une démographie vieillissante, et d’une géographie pénalisante. Ce qu’on appela les émeutes de Kyoto, causèrent à elles seules la mort de 40 000 personnes en une semaine de février 2035.
En Italie, on assista à rien moins qu’une prise de pouvoir par la mafia, les mafias devrait-on dire, la Ndrangheta, la Camorra et Cosa Nostra suppléant à leur manière l’État défaillant, partageant le pays en trois « grandes régions » et divisant l’économie en « secteurs », non sans une certaine efficacité : il faut dire que le principe « tu payes l’impôt demandé ou tu prends une balle dans la peau » fonctionnait encore étonnamment bien au XXIe siècle dans la péninsule. Ce sont finalement les batailles entre les mafias, et leurs supporters, qui firent le plus de morts, estimés à environ 550 000 entre 2030 et 2040.
Avec leur génie, leur diversité, leur espace, les États-Unis réussirent presque à se passer du gouvernement fédéral ! J’habitais Boston à l’époque et je me souviens de la frénésie qui parcourait la ville. Les gens étaient plus excités qu’inquiets, plus tournés vers l’avenir que déplorant le passé. Je voyais là une fois de plus, mais à un niveau jamais atteint, la différence de mentalité entre les Français et les Américains. Les seconds étaient habitués à ne pas demander grand-chose à l’État central, ils essayaient de s’en sortir par eux-mêmes, ils se débrouillaient. Bien sûr la hausse des prix, la rareté de certains produits, la difficulté à se loger ou à payer ses factures de chauffage les touchaient de plein fouet ; mon mari, mes enfants et moi avons dû supprimer de nombreuses dépenses et faire attention à chaque dollar pour nous en sortir. Mais il y avait cette idée dans l’air que c’était un mal nécessaire, que quelque chose recommençait, et que la marche en avant allait reprendre. La mortalité augmenta beaucoup là aussi, mais les causes principales en furent surtout la pénurie de médicaments, que les laboratoires cessèrent purement et simplement de fabriquer, car ils n’étaient pas rentables et ne bénéficiaient plus du soutien de l’État fédéral en faillite. La surmortalité fut estimée à 3 500 000 unités pendant la décennie 2030 aux États-Unis.
Par contagion, cette punition des pays riches fit du mal aux pays pauvres. Car bien entendu toutes les aides publiques au développement et les investissements privés dans les infrastructures et les hautes technologies furent stoppés : des tas de chantiers restèrent inachevés, des projets utiles ne furent jamais concrétisés, et les économies locales s’en ressentirent. En Afrique centrale, dans les régions pauvres du Bangladesh, de l’Inde, du Pakistan, plus encore dans des pays en plein développement comme le Vietnam, les Philippines, la Thaïlande, le Brésil, le ralentissement des échanges internationaux porta un coup terrible à l’équilibre financier de millions de familles. Comme elles ne bénéficiaient pas des mêmes filets sociaux que dans les vieux pays industrialisés, la satisfaction des besoins de base (alimentation, abri, chauffage, soins) fut immédiatement remise en cause. Comme pendant le covid-19 mais à la puissance 10, beaucoup de familles retombèrent du jour au lendemain dans la grande pauvreté. Les maigres progrès réalisés au cours de la décennie sur les infrastructures routières et l’assainissement furent anéantis en quelques années. Il fut à nouveau très difficile de se déplacer en Afrique, en Asie Centrale, en Amérique Latine. Et dans ces trois zones, les épidémies de type choléra et malaria (ou paludisme) se propagèrent à nouveau, nous en reparlerons. Les taux de mortalité montèrent en flèche. On constatait une fois de plus ce paradoxe révoltant : nombre de pays du Sud souffraient de ne pouvoir exporter leurs productions agricoles et leurs minerais, alors que si ces productions avaient été orientées d’abord pour fournir la nourriture et les matériaux nécessaires aux populations locales, celles-ci auraient pu vivre convenablement.
Je me souviens cependant avoir été frappée, lors de ces terribles années 2030, par la résilience (mot tendance à l’époque, signifiant la capacité à surmonter un choc traumatique) nettement plus forte en Asie et en Afrique qu’en Amérique du Nord et en Europe. Parce que les Asiatiques et les Africains, auxquels on pourrait ajouter les Latino-Américains, avaient une longue habitude de la pauvreté, ils tombaient donc de moins haut, certains ne tombaient même pas. On verra dans le quatrième sous-chapitre que les pays du Sud parvinrent même, à partir de 2032, à profiter de l’effondrement économique du monde occidental pour réorienter leur économie.
Tandis que pour les Blancs d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord, la fin des loisirs et de l’insouciance fut extrêmement difficile à supporter. Ne pas être sûr de garder son pavillon et son jardin, faire attention à tous ses déplacements, craindre de se faire agresser, ne plus pouvoir partir en vacances, ne plus être soigné.e gratuitement, tous ces reculs dans le niveau de vie rendaient totalement démunis des être vulnérables, affaiblis par soixante-dix ans (1959 – 2029) d’État-providence (Europe) et d’assurances (U.S.A.) ultra-protecteurs. Les guérillas et combats internes en France, en Italie, au Japon, en Angleterre, en Espagne, au Canada, ne s’expliquent pas autrement que par la peur et la colère d’être privés de privilèges que l’on considérait comme un dû sans voir leur coût toujours plus exorbitant.
Ainsi, même dans les pays du nord, il fallut que la collectivité nourrisse des millions d’individus qui n’y arrivaient plus eux-mêmes. En France, dès 2030, les associations Restos du cœur et Banque alimentaire furent fusionnées et intégrées dans les services publics départementaux. Dans toutes les villes de plus de 5000 habitants, un repas fut servi chaque jour dans un équipement public (gymnase, salle polyvalente ou autre) à toute personne qui en avait besoin. Tous les pays procédèrent d’une manière à peu près similaire, avec des nuances selon les histoires et les habitudes. Il fallait pour être inscrit.e prouver une situation difficile chaque mois. Bien sûr, vu le chaos ambiant, des tas d’individus, souvent en fort besoin, n’étaient recensés nulle part et se présentaient tout de même. Il fallait donc traiter au cas par cas, ce qui provoquait nombre de tensions on s’en doute, surtout quand l’offre de repas était insuffisante par rapport à la demande. Il y eut des bagarres, des coups de couteau, et même d’épouvantables attentats, le plus meurtrier ayant eu lieu dans une banlieue de Londres le 26 avril 2033 : 277 morts et 402 blessés, apparemment parce qu’on avait refusé un potage à un couple la semaine précédente. Si besoin était, on se rendait compte que le partage n’était plus quelque chose d’inné après des décennies d’égoïsme forcené.
En gros, on revoyait fleurir les soupes populaires, et là encore le parallèle entre 1930 et 2030 s’imposait, avec trois différences majeures cependant : il y avait beaucoup beaucoup plus de nécessiteux, il fallut les soutenir beaucoup plus longtemps (en 2050, tout le monde n’avait pas retrouvé une autonomie financière, loin s’en fallait), et des forces de l’ordre étaient nécessaires en nombre pour limiter – éviter était désormais impossible – les bagarres, meurtres et autres joyeusetés de ces temps d’hyper-violence.
C – L’explosion de l’hôpital et la fin de l’université
Ce chaos économique et social, sans compter les conflits et épidémies dont nous allons parler ensuite, accentua la pression contre des institutions déjà mal en point en raison de la surpopulation. C’était une banalité de le dire :
– l’hôpital ne pouvait plus accueillir tous les patients qui se présentaient à lui, parce qu’ils étaient de plus en plus nombreux et de plus en plus exigeants ;
– l’école ne pouvait plus accueillir tous les élèves qu’on lui envoyait, parce qu’ils étaient de plus en plus nombreux et de moins en moins disciplinés.
Dans les deux cas, le manque de motivation et de qualités humaines d’une bonne partie du personnel (qui n’empêchait pas une autre partie, moins nombreuse hélas, d’effectuer un travail remarquable) compliquait sérieusement la donne (voir https://desvies.art/2022/03/04/lhopital-a-lheure-des-post-humains/).
Il y avait des nuances selon les pays, quelques exceptions dans les rares endroits qui ne fussent pas surpeuplés, mais le constat était le même à peu près partout : les soignant.e.s et les enseignant.e.s n’arrivaient plus à faire face. Quand, à partir de 2030, les élèves et les patients se transformèrent en hordes de sauvages prêts à tuer, la mission de ceux qui devaient s’en occuper devint impossible.
À l’hôpital, le tri des individus devint une évidence et une obligation. Des critères furent établis : les blessés et accidentés passaient avant les malades (je veux dire les blessés graves ; il n’était même plus la peine de venir si l’on avait besoin de points de suture ou de piqûres, l’hôpital ne s’occupait plus de cela), les épisodes sévères d’une maladie passaient avant la surveillance et la détection, les vieux et les enfants passaient avant les adultes. Autant dire que la prévention et le suivi baissèrent de manière assez considérable, ce qui logiquement augmenta de beaucoup les décès pour cause de cancers : de 10 millions de morts et 20 millions de nouveaux cas dans le monde en 2025, on est passé à 30 millions de morts et 75 millions de nouveaux cas en 2045. Il faut dire que, malgré les violences économiques et sociales qui causèrent environ 250 millions de morts en 15 ans, la population était elle passée de 8,2 milliards à 9,5 milliards pendant la même période ; cette démographie terrifiante était à elle seule la cause de tous les désastres que nous évoquons. Les problèmes respiratoires, cardio-vasculaires, digestifs, orthopédiques, psychosomatiques furent eux aussi relégués à un rang secondaire : nombre de vies furent gâchées par un défaut de prise en charge. Pour le dire autrement : le niveau de soins dans les pays riches descendit à celui des pays pauvres. Parce que les pays riches, à force de dépenser toujours plus et de travailler toujours moins, n’étaient plus riches.
Bien sûr, quand on enlève à une personne ce à quoi elle est habituée et qu’elle considère comme un dû, elle n’est pas contente. Biberonnés à l’égoïsme, affaiblis par l’effondrement économique, décomplexés par la violence sociale, ceux qui avaient l’habitude de se faire soigner pour le moindre bobo et gratuitement (les Français, les Anglais, les Scandinaves, les Italiens, les Allemands, les Brésiliens, les Canadiens) s’insurgèrent violemment contre cette réduction d’accès aux soins. En conséquence de quoi les hôpitaux furent transformés en lieux hautement sécurisés, avec portiques et contrôles d’identité à l’entrée, deuxième contrôle des identités et des raisons de la présence à l’entrée dans un service, caméras de surveillance, vigiles et patrouilles. Un des seuls bons côtés de la méga-crise économique et sociale fut la fin de la pénurie de personnel médical : non seulement les soignant.e.s qui avaient un travail le gardaient (même si pour eux comme pour les autres le salaire n’était plus garanti chaque mois), et ceux qui étaient au chômage n’hésitaient pas à postuler, quels que soient les horaires et le salaire, dont on s’apercevait soudain qu’ils n’étaient pas si mauvais.
Trois épisodes marquèrent les esprits :
– la prise du principal hôpital de Djakarta (Indonésie), en 2034, par un groupe armé Papou, qui voulait obliger l’établissement à soigner près de 200 de ses membres malades ou blessés. Après une semaine, l’armée donna l’assaut, ce qui entraîna un carnage, 426 morts, et une destruction quasi complète des équipements ;
– l’intrusion d’une bande armée de South Boston (États-Unis) à l’hôpital des enfants de la ville, là encore dans un but d’appropriation des médecins et services hospitaliers. Le problème fut non pas résolu mais rendu acceptable de manière un peu plus pacifique : 83 morts seulement ;
– les émeutes de l’hôpital de La Timone à Marseille (France), provoquées de l’intérieur cette fois, avec apparemment une union entre quelques malades et quelques infirmiers et techniciens contre la direction de l’établissement, après une décision de rationnement des médicaments. 187 morts et 224 blessés. Comme ailleurs, on exigeait un meilleur accueil de certaines populations ; la loi du plus fort prévalait.
Mais toute la violence du monde n’a jamais multiplié les bras des médecins et les dollars pour les payer. Le problème, très prévisible au demeurant depuis les années 2000 au moins, restait le même : trop de patients. Après avoir épuisé tous les endettements possibles, on ne pouvait plus payer l’addition : il fallait donc renoncer au repas, ce que certains n’acceptaient pas.
––––––––––
L’école était elle confrontée à un triple problème :
– les élèves n’obéissaient plus et n’avaient plus la volonté d’apprendre ;
– les programmes scolaires n’étaient pas adaptés à ces post-humains (individus au cerveau atrophié par la numérisation de leur vie) ;
– les budgets étaient en diminution, car les États en faillite.
Ce qui augmenta en revanche, dès l’année 2029, c’est l’absentéisme, qui alla même rapidement jusqu’à la déscolarisation chez de nombreux adolescents. Les punitions, avertissements et autres exclusions, pas plus que les rendez-vous avec les psychologues et les conseillers, ne purent empêcher des jeunes écervelés de profiter du chaos général pour déserter les bancs du collège et du lycée. Ceux dont les parents étaient absents ou impuissants devinrent incontrôlables. Les services sociaux, débordés par l’augmentation considérable (jusqu’à 500 % !) des demandes de soutiens (familiaux, financiers, sociaux…), n’arrivaient pas à suivre des jeunes rebelles qui cherchaient à s’extraire des institutions, une tactique qui aboutissait le plus souvent à deux résultats au bout de quelques mois : la vie dans la rue ou l’allégeance à un gang. S’il n’étaient pas vite sauvés par une rencontre, une prise de conscience, une incarcération et une réinsertion, ces despérados devenaient en quelques années des électrons dangereux et imprévisibles, à peu près irrécupérables.
L’école faisait ce qu’elle pouvait avec ce qui restait comme élèves et comme profs. Des examens sanctionnaient toujours des études, mais ils ne signifiaient plus grand-chose. Un diplôme ne garantissait aucune embauche, aucun avenir. D’autant qu’on assista dans plusieurs pays à un phénomène impensable quelques années plus tôt : la disparition de l’université, notamment en France, en Angleterre et en Italie, trois pays qui avaient pourtant été les créateurs de cette noble institution du savoir, 900 ans plus tôt.
L’explication est assez logique. Dès avant l’effondrement économique de 2029, l’utilité des universités était contestée, parce que les connaissances qu’elles apportaient aux étudiants étaient peu monnayables sur le marché de l’emploi d’une part, trop éloignées de la culture (ou de l’absence de culture) de ces étudiants d’autre part. Pour contrebalancer ces décalages de plus en plus prégnants entre savoirs académiques, nécessités professionnelles et comportements individuels, des liens avec les entreprises avaient été tissés, sous forme de stages obligatoires, d’alternances théoriques et pratiques, de séjours à l’étranger, d’immersions ici ou là… Mais il était logique de pousser la logique un peu plus loin et de finalement tout miser sur ces contacts avec le réel, d’autant que les intelligences artificielles suppléaient les cerveaux humains, pardon surclassaient les humains, pour synthétiser les savoirs théoriques, quels qu’ils soient et à volonté.
Je reproduis deux citations de personnalités de l’époque, qui montrent ce changement de paradigme quant à l’enseignement :
– Nicolas Sadirac, ex directeur général de l’École 42 (informatique et numérique pour les jeunes déscolarisés), fondée par l’entrepreneur Xavier Niel (fondateur des groupes Free et Iliad), affirmait ainsi : « … Le fait même de savoir n’a plus aucune valeur… Toute la valeur réside dans la capacité à créer et à être empathique… Apprendre ne sert à rien, c’est même dangereux et ça rend idiot… Donnez un trombone à un enfant de 3 ans élevé en Occident, il a 30 idées. On lui redemande à 12 ans, il en a dix fois moins. Pourtant les idées il les a toujours, il n’ose simplement plus s’exprimer… Il suffit de redonner confiance… Tous les patrons des plus grandes boîtes du monde savent que l’enjeu majeur est de trouver les bons talents pour ne pas mourir. Désormais, il suffit d’un mec avec une bonne idée pour briser un empire industriel. L’enjeu des grandes structures va être d’intégrer dans leur chaîne de valeur ces gens créatifs qui les aident à s’adapter » ;
– Jacques Attali, Français également, écrivait : « … une partie de plus en plus importante des cursus d’enseignement, dans pratiquement tous les domaines, est de plus en plus composée de stages dans des entreprises, rejoignant ainsi l’enseignement professionnel. Évolution plus récente, dans de très nombreux pays, en particulier là où les études supérieures sont financées par les étudiants, des entreprises viennent expliquer aux meilleurs lycéens en fin d’études secondaires (à la sortie du collège aux États-Unis) qu’ils n’auraient rien à gagner à s’endetter pour entrer dans une université alors que l’entreprise se propose de les engager tout de suite, de les former, de les rémunérer, arguant aussi que les universités ne sauraient avoir le même niveau de compétence dans les technologies de pointe… L’entreprise est donc, subrepticement en train de devenir le cadre, d’abord partiel, puis total, de l’enseignement supérieur. Cela pourrait entraîner l’effondrement des systèmes d’enseignements supérieurs, qui perdront leurs meilleurs élèves et leurs meilleurs enseignants, et des sources de revenus » ;
Quant à Peter Thiel, acteur incontournable de la tech américaine du début XXIe siècle, fondateur du système de paiement PayPal, premier investisseur de Facebook, Open AI et Deep Mind, il a offert lui chaque année entre 10 et 20 chèques de 100 000 dollars à des étudiant.e.s, entre 2010 et 2030, pour développer un projet, à condition… qu’ils arrêtent leurs études.
Ainsi le fruit était mûr, trop mûr. Quand les crédits vinrent à manquer, les États cessèrent de financer toute une série de masters, cursus et enseignants en sciences humaines, considérés comme non indispensables. Les budgets publics ne pouvaient pas, n’avaient pas à, payer des professeurs et des thèses sur la sculpture grecque ou les rites païens du Moyen Âge. Mais assez vite, entre 2030 et 2045 selon les États, on cessa de financer tous les établissements d’enseignement supérieur, même les cursus scientifiques, laissant cette tâche aux entreprises, aux parents, aux étudiants, éventuellement aux collectivités territoriales. L’université était un luxe qu’on ne pouvait plus se permettre, une désuétude, une inutilité.
Est-ce que le niveau général en pâtit ? Certaines connaissances furent perdues, oubliées, c’est évident. Mais tout était chamboulé à l’époque, tout le système économique et social était remis en cause, parce qu’on en avait abusé au lieu de le ménager pour le préserver. La destruction des cerveaux, la disparition d’une culture dite générale, furent davantage dues aux aliénations numériques qu’à la fin des universités, conséquence logique à la fois de la perte d’appétence pour les savoirs non directement utilitaires et de l’impossibilité de les financer pour 10 milliards de post-humains.
(La semaine prochaine : D – Au milieu du chaos, l’étonnante émancipation des pays du sud)
vendredi 7 février 2025
Histoire du XXIe siècle, 2e partie (2025-2049)
Les drames de la surpopulation
Histoire du XXIe siècle
Deuxième partie (2025-2049) – Les drames de la surpopulation
(environ 15 minutes de lecture)
En septembre et octobre 2024, j’avais publié la première partie d’une « Histoire du XXIe siècle », commencée l’été dernier, première partie qui concernait les années 2000–2024, intitulée « Naissance de la post-humanité ». C’est le début de la deuxième partie, qui couvre les années 2025-2049, intitulée « Les drames de la surpopulation », que je vous propose aujourd’hui.
La programmation est la suivante :
– 7 février 2025 : 2e partie, chapitre 1 (L’effondrement économique), section A ;
– 14 février 2025 : 2e partie, chapitre 1, sections B-C ;
– 21 février 2025 : 2e partie, chapitre 1, section D ;
– 14 mars 2025 : 2e partie, chapitre 2 (Quand les tyrans appuient sur le bouton), sections A-B ;
– 21 mars : 2e partie, chapitre 2, section C ;
– 28 mars : 2e partie, chapitre 2, section D ;
– avril-mai : 2e partie chapitre 3 ;
– juin-juillet : 2e partie chapitre 4.
Il me semble que l’on peut voir les années 2025-2049 comme le Moyen Âge du XXIe siècle. Je veux dire par là que ce deuxième quart fut sombre, violent, mortifère. Ce qui ne fut pas une surprise, même sur le moment : presque tous les terriens de 2020 savaient que les risques de catastrophes étaient considérables. Car les menaces étaient assez bien identifiées. Elles étaient :
– économiques : surendettement des entreprises, des ménages, des États ;
– climatiques : gaz à effet de serre, sécheresse, vents, inondations, montée du niveau des mers ;
– militaires : tyrans déstabilisant les démocraties, terrorisme, mercenaires, réarmement général ;
– épidémiologiques : multiplication des zoonoses créées par l’empiètement des hommes sur les territoires des animaux, résistance aux antibiotiques ;
– psychologiques : chute du respect, du souci de l’autre et de l’intérêt général, en raison de l’individualisme, des cerveaux détruits par les réseaux numériques, des croyances folles ;
– sociétales : corporatismes, populismes, complotismes, communautarismes.
De nombreux signaux d’alerte étaient au rouge, d’autant que les dangers dans un domaine stimulaient les dangers dans les autres domaines (liens évidents entre l’économie et le climat, entre le social et le militaire, le psychologique et le sociétal, et cætera et réciproquement). On voyait mal comment échapper à la matérialisation des risques dans les années ou décennies qui allaient suivre, et de fait on n’y a pas échappé. Parfois, l’histoire est logique. Parfois, les forces en présence sont telles qu’il est impossible de les arrêter ; l’événement a commencé avant même qu’il ne soit effectif.
Il y avait eu les Croisades, il y avait eu la Guerre de Cent Ans, il y avait eu les massacres napoléoniens, il y avait eu la Guerre de Sécession, il y avait eu les deux Premières Guerres mondiales, il y a eu Pol Pot et les khmers rouges, il y a eu le génocide au Rwanda, il y a eu le terrorisme islamiste, il y a eu la terreur sanglante exercée par les narco-trafiquants latino-américains, il y a eu les exactions de Vladimir Poutine. Et d’autres encore : les horreurs de masse n’ont pas manqué au fil de l’histoire. Auxquelles on pourrait ajouter la peste, le choléra, le paludisme, la syphilis, le sida et autres joyeusetés qui déferlèrent sur le monde au fil du temps.
Ce qui fut nouveau entre 2025 et 2049, ce n’est pas la nature des horreurs, mais leur degré. En termes de quantité de morts, le récapitulatif du paragraphe au-dessus apparait comme de la petite bière. Rien de plus logique, d’ailleurs : au XXIe siècle, la population a été jusqu’à 4 fois plus nombreuse que celle du XXe siècle, et les moyens de faire du mal étaient infiniment plus sophistiqués que précédemment. Le mal, ou le malheur si l’on ne croit pas à un mal intrinsèque à l’être humain, s’est ainsi répandu à grande échelle. Je m’excuse donc de ce chapitre très noir. Mais même les plus jeunes, ceux qui sont nés après 2050, ont entendu parler de ces terribles années sur la planète terre.
Je distinguerai quatre séries de catastrophes : économiques, militaires, climatiques, technologiques. Je les présenterai dans cet ordre car il y a une certaine chronologie entre elles ; pourtant, si l’ordre aurait pu être différent, ces catastrophes se seraient tout de même produites ; les situations étaient trop dégradées, les dangers trop importants. Un incendie peut commencer par telle ou telle étincelle, si le terrain est propice et foulé par des irresponsables, il se déclenchera de toute façon.
À partir de 2025, des orages d’une puissance jamais vue jusque-là se sont donc abattus sur le monde, qui les avait en bonne partie mérités. Je ne veux pas anticiper ici mes conclusions, pas dire si aujourd’hui, en 2100, on peut affirmer que cela fut une bonne chose, nous verrons cela en temps voulu. Pour l’heure, essayons de dégager ce qui fut marquant au cours des années 2025-2049.
Après rassemblement de toutes mes informations et réflexions, et en respectant la division en quatre chapitres de chaque partie que j’avais indiquée dans mon introduction générale, voici ce que je vous propose :
– chapitre 1 : L’effondrement économique ;
– chapitre 2 : Quand les tyrans appuient sur le bouton ;
– chapitre 3 : Les éléments déchaînés ;
– chapitre 4 : Les machines au pouvoir.
C’est parti. Habitants de 2100, voici l’enfer auquel vous avez échappé.
Chapitre 1 – L’effondrement économique
Début 2025, ceux qui auraient eu les moyens de corriger les erreurs les plus graves procrastinaient encore. J’écris « ceux qui auraient eu les moyens », car quand on est dans la survie (en raison d’une guerre, de la pauvreté, de la maladie), toutes les facultés sont tournées vers le court terme, pour éviter la mort, et c’est compréhensible. Mais les dirigeants et les populations du G20 (pour faire simple les 20 pays alors les plus puissants de la planète) étaient eux en capacité de modifier leurs comportements ; ils ont pourtant préféré pérenniser leurs habitudes. Je ne jette pas la pierre : peut-être est-il impossible pour les gouvernants comme pour les peuples de se séparer volontairement des biens matériels et des distractions dont ils ont pris l’habitude ?
Il me semble que c’est au niveau financier que l’on aurait pu éviter les dérives, donc les drames, notamment interdire et rendre impossibles les endettements. En permettant aux particuliers, aux entreprises, aux États d’emprunter toujours plus, et aux banques de prêter en conséquence (celles-ci savaient qu’en raison du « too big to fail » les États venaient à leur secours en cas de besoin), les pays déjà riches ont reporté sur les générations suivantes les charges du remboursement, vécu au-dessus de leurs moyens et aggravé des déséquilibres (épuisement de la terre, addiction à la consommation, abêtissement) qui ne pouvaient que se transformer en problèmes gravissimes. C’est bien connu : plus on recule le moment d’affronter une difficulté, plus celle-ci grossit et plus le combat est rude. Et quand la vague du tsunami est formée, on ne peut pas l’empêcher d’engloutir le rivage et le paysage.
En écrivant ce chapitre, je n’ai pu que constater la logique implacable des événements, qui auraient très bien pu être évités si on avait agi quand il était encore temps. Le plus incroyable est que beaucoup de gens ont souffert et sont morts à cause de l’argent, surabondant. Mais cet argent fut si mal utilisé entre 2000 et 2030 qu’il entraina des catastrophes.
1A – La chute de la France et l’effet domino
Les économistes, les politiques, et les papoteurs du samedi soir s’étaient souvent demandé, avant, à quoi ressemblerait le krach qui, cette fois, vu les sommes en jeu et la déconnexion totale de ces sommes avec les réalités matérielles, serait rien moins que phénoménal, et dramatique (en 2029, seules 4 % des transactions financières dans le monde concernaient des biens et des services). On se perdait en conjectures dans des articles contradictoires et des débats stériles, en finissant parfois par se convaincre, parce qu’il fallait bien conclure et trouver des raisons de se lever le lendemain, que finalement le pire n’adviendrait pas, autrement dit que la logique ne serait pas respectée. Et c’est vrai que ce moment fut tant de fois repoussé – on se remit des chocs pétroliers des années 1974-1979, on se remit de la bulle internet des années 2000, on se remit de la crise des subprimes et des dettes souveraines en 2007-2012, on se remit de la création de liquidités pour lutter contre la pandémie de covid-19 entre 2020 et 2022 – que l’on pouvait croire que la fête durerait encore un peu, au moins jusqu’à ma mort, et après moi le déluge !
Hélas. La fuite en avant a ses limites, et les mathématiques sont une science exacte, à la différence de l’économie, qui mériterait le titre de science inexacte, pour une raison simple selon moi : l’économie essaye de rationaliser des comportements avant tout guidés par l’émotion. Un bon économiste, si cela est possible, doit être au moins bon psychologue. Et ce qui advint en 2029 le prouve une fois de plus.
On dit que l’histoire ne se répète pas, et en effet le plus souvent elle ne se répète pas, même si quelques causalités demeurent, liées à la permanence des désirs humains à travers les siècles, donc à la psychologie de ces êtres humains. L’effondrement économique de 2029 n’est pourtant pas sans rappeler celui de 1929. On peut même dire qu’il en est la conséquence assez directe, pour deux raisons :
– c’est pour amortir les conséquences du krach de 1929, le fameux « jeudi noir » de Wall Street (ruine des épargnants, chômage de masse, antiparlementarisme, montée des fascismes), que l’on prit l’habitude de faire intervenir les États dans le jeu économique (mise en place de politiques de type keynésiennes, du nom de l’économiste John Maynard Keynes), tout en laissant toute latitude aux banques de continuer à financer des bulles spéculatives et aux particuliers de s’endetter encore. Entre 1929 et 2029, ce que j’appelle la conjugaison des endettements n’a cessé de se renforcer, dans une irresponsabilité générale entraînant la déconnexion complète des valeurs réelles et des circulations monétaires ;
– l’économie étant basée sur la confiance, la confiance dans les capacités du système à « tenir » ne cessa de faiblir au fur et à mesure que l’on approchait du mois d’octobre 2029. Les opérateurs amateurs et professionnels constataient la similitude des situations et anticipaient un effondrement, en bonne partie provoqué par leurs craintes, au demeurant justifiées. C’est parce qu’on redoutait l’arrivée de 2029, en raison des endettements fous et des souvenirs du siècle précédent, que 2029 se passa mal. Cette fois l’histoire résonnait, et l’écho fut assourdissant.
C’est assez logiquement la France qui s’effondra la première et entraîna le monde entier dans sa chute. La France n’était pas un pilier de l’économie mondiale, mais elle était tout de même un pan de mur porteur. Surtout, elle était un pays qui cumulait des données économiques explosives car tout à fait antinomiques : les dépenses sociales les plus fortes et le temps de travail le plus faible, des prélèvements obligatoires excessifs sur les classes moyennes et des niches fiscales encourageant la rente et la paresse, un déficit public abyssal et des effectifs exorbitants de fonctionnaires pour une productivité dérisoire, une consommation soutenue par l’argent public dilapidé dans des importations de produits étrangers, des savoir-faire perdus faute de réindustrialisation, une société dopée aux loisirs et aux vacances, des programmes scolaires inadaptés aux capacités et aux besoins des élèves.
Malgré ces paramètres alarmants, les Français parvinrent à soutenir étonnamment longtemps un train de vie bien au-dessus de leurs moyens, l’image du pays demeurant bonne aux yeux des investisseurs internationaux, alors même que ses fondations vacillaient. En 2024, la France crut encore qu’elle avait réussi à charmer le monde grâce aux Jeux Olympiques de Paris arrachés 7 ans plus tôt en se prostituant devant le C.I.O., et à sa cathédrale Notre-Dame pourtant bâtie elle 700 ans plus tôt, mais dont le toit avait dû être reconstruit après un incendie. L’argent facile apparu dans les années 1980, institutionnalisé dans les années 1990, devenu illimité dans les années 2000, couplé avec un assistanat incitant aux réclamations et à la déresponsabilisation, aboutit à une illusion générale et une gestion catastrophique des finances publiques.
Moyennant quoi les partenaires européens d’abord, excédés par cette France donneuse de leçons qui ne tenait pas un seul de ses engagements, finirent pas ne plus tenir compte de l’avis de Paris et même à mettre le pays au ban de l’Europe (la signature en 2028 de l’accord de coopération humaine et industrielle entre l’Allemagne, l’Italie et la Turquie marqua la marginalisation de la France par rapport à un centre de gravité européen dont elle était exclue, en raison de son arrogance et de son inconséquence).
Ce furent ensuite les grands groupes internationaux qui, lassés des incessants changements de cap gouvernementaux et des grèves à répétition, se désengagèrent de tout projet d’implantation durable, ou même temporaire, dans l’Hexagone. Le coup de grâce fut enfin donné par les investisseurs institutionnels (les fameux zinzins, autrement dit les marchés) qui, après moult alertes lancées notamment sous forme de notes dégradées des agences Moody’s, Fitch, Standard & Poor’s, refusèrent à la France sa perfusion mensuelle de milliards, à moins qu’elle accepte des taux d’intérêt qui, entre juillet 2027 et juillet 2029, augmentèrent de 150 % (de 2,5 à 6,25 %). Cela signifiait en gros : ou vous passez au pain et à l’eau dès maintenant, ou vous n’aurez ni pain ni eau dans 5 ans. La Banque Centrale Européenne baissa ses exigences comptables, déjà très lâches, pour permettre aux banques privées d’acheter des obligations bleu-blanc-rouge, mais cela ne changea pas la tendance : la dette française ne faisait plus recette, car on n’avait plus confiance dans la capacité de l’État à la rembourser, même à long terme.
La monnaie de la France étant l’euro, donc la même que celle de 26 autres pays, les économies étant très liées les unes aux autres, une panique s’empara des marchés, qui, par une irrationalité dont ils avaient le secret, se mirent à anticiper une insolvabilité non seulement de la France, mais aussi de l’Italie, du Japon et des États-Unis. Cette irrationalité était paradoxalement un sursaut de lucidité : on admettait enfin que les dettes publiques et privées de ces quatre pays avaient atteint de tels niveaux qu’elles ne pourraient jamais être remboursées. Ce qui apparaissait comme une évidence depuis au moins 20 ans était finalement pris en compte, alors qu’il n’y avait plus de solution.
Les banques centrales – la BCE européenne, la FED américaine, la Banque du Japon – furent alors placées devant un dilemme : ajouter encore des liquidités dans une économie mondiale qui en avait déjà beaucoup trop (l’argent des trafics, du tourisme et des paradis fiscaux le montrait assez), ou enfin cesser la fuite en avant. On pouvait aussi résumer le problème de la manière suivante : laisser les quatre pays incriminés revenir à la réalité, aussi brutale soit-elle, pour sauver le système qui globalement avait donné des résultats plutôt bons entre 1980 et 2020, ou alors continuer à garantir des emprunts qui prolongeraient les tendances suicidaires, ne seraient jamais remboursés, et n’empêcheraient peut-être pas l’effondrement en cours.
Les banques ne virent pas d’autres possibilités que d’arrêter les frais. Tout dès lors alla très vite. En France, le gouvernement à cours de ressources supprima 75 % des niches fiscales et 50 % des allocations sociales. Il ne renouvela aucun contrat de personnel travaillant dans l’administration (les collectivités locales furent invitées à faire de même sous peine de voir leurs dotations réduites de 50 % l’année suivante), il gela tous les indices, minimum vieillesse et salaire minimum y-compris. Dans un deuxième temps, car cela ne suffisait toujours pas, il supprima purement et simplement certains services publics, nous en parlerons dans notre troisième sous-chapitre.
Comme bien entendu une écrasante majorité de députés refusa ce remède, le gouvernement fut renversé par une motion de censure recueillant 89 % des voix. Mais en arguant d’une part de la possibilité d’agir par ordonnances (article 38 de la Constitution de la Ve République), d’autre part de son devoir de « gestion des affaires courantes », le gouvernement prit officiellement ces mesures. Toutes furent contestées devant le Conseil Constitutionnel, qui, à la fois respectueux du droit et lâche, les invalida. Elles furent cependant appliquées car… il n’y avait pas d’autres choix. Personne ne peut donner la pièce qu’il n’a pas dans sa poche.
Les bourses bien évidemment amplifièrent le mal. Au cours des mois d’octobre et novembre 2029, de gigantesques sommes d’argent furent retirées, déplacées, replacées. Cela entraîna dans un premier temps des chutes spectaculaires de valeurs : les actions Total, Airbus et LVMH chutèrent de 85 % en deux mois. Dans le même laps de temps, le CAC 40 chuta de 67 %, le Dow Jones de 54, le Nikkei de 72… Les obligations d’État françaises, italiennes, espagnoles, grecques, d’autres encore, ne trouvèrent pas preneurs, quels que soient les taux. Autrement dit, les États ne pouvaient plus se financer, ni à la Banque Centrale qui ne voulait pas augmenter la masse monétaire, ni sur les marchés qui ne prêtaient plus. Bien entendu, des petits malins, dont beaucoup travaillaient pour le compte d’institutions prestigieuses (les banques Société Générale, HSBC, Crédit Suisse, Goldman Sachs, les fonds souverains de plusieurs États, le gestionnaire d’actifs Blackrock) spéculèrent à la baisse des valeurs de groupes économiques, d’États, de fonds concurrents…
Très vite, les mouvements et les chutes furent tels que les cours furent suspendus, d’abord au Nasdaq de New York, puis ensuite dans toutes les bourses du monde. Car les chiffres tournaient si vite, montaient si haut et descendaient si bas qu’ils ne voulaient plus rien dire. Même le trading haute fréquence était inopérant, les ordres ne correspondaient plus à rien, le sens était perdu. D’autant que, je vais en parler juste après, les conséquences sociales et sociétales étaient terribles. Les premiers financiers shootés d’une balle dans la tête à la City de Londres, et le lendemain à Wall Street, filèrent les chocottes à toutes les chemises blanches de la planète. Les marchés, pourtant habitués à la violence et à l’irrationalité, étaient dépassés, engloutis par leur propre folie.
Comme il n’y avait plus d’argent pour acheter les produits qui sortaient des porte-containers partis de Shanghai, le commerce ralentit, des usines fermèrent en début de chaîne, des magasins en bout de chaîne. En 2030, le commerce mondial diminua de 28 % par rapport à 2029 (pour mémoire la chute n’avait été que de 5 % entre 2019 et 2020 au moment du covid). Le taux de chômage monta jusqu’à 35 % dans les pays de l’OCDE. Les entreprises comme les particuliers n’investirent plus, mais au contraire tapèrent dans leurs fonds propres, pour celles et ceux qui en avaient, et tant qu’il y en avait. Mais il n’y en avait plus beaucoup, voire plus du tout.
Une des conséquences les plus directes de cet effondrement fut le non paiement des salaires. Là, on ne pouvait pas plus concrètement sentir que le monde avait changé. Quand des centaines de milliers de salariés français, des centaines de millions dans le monde, du public et du privé, n’ont plus reçu leur salaire à la fin du mois, le réveil a été brutal pour ceux qui n’avaient jusque-là jamais connu la pauvreté. Les fonctionnaires n’en revenaient pas. Certes l’État garantissait qu’ils seraient payés, mais « dans les 6 mois, selon le rétablissement des capacités financières du Trésor Public ». Des gens qui n’avaient aucune idée de ce que c’était que « se serrer la ceinture » durent rogner sur leur budget sorties, shopping, et, crime de lèse-majesté en France, vacances. Ceux qui ne touchaient que le salaire minimum durent eux rogner sur leur nourriture. Le chiffre d’affaires de la loterie nationale et la consommation de tabac diminuèrent du même pourcentage entre 2029 et 2032 : 65 %. Ces drogués privés de leur dose étaient donc à point pour ajouter la violence à l’incivisme.
(sections B et C vendredi prochain : Le déchaînement de la violence sociale, L’explosion de l’hôpital et la fin de l’université)
vendredi 31 janvier 2025
Anaïs, Gabriel, les adultes et le monde
(environ 10 minutes de lecture)
Ils étaient dans la même classe de CM2 et ils rentraient de l’école. Ils étaient les seuls que leurs parents laissaient accomplir sans adulte le trajet école-domicile.
– On risque rien ! s’exclamait Anaïs quand on les interrogeait.
– Si on nous laisse pas nous débrouiller petit à petit, on n’apprendra jamais, ajoutait Gabriel.
C’était une des choses qu’Anaïs adorait chez Gabriel : il vous sortait une réflexion super intelligente à propos de n’importe quoi. Il avait 10 ans et il savait tout.
– Non mais c’est vrai, continuait-il, pourquoi ils surprotègent comme ça ?… C’est pas bon.
– Laisse, disait-elle en le tirant par la manche, et elle l’entrainait sur le boulevard.
Gabriel, lui, aimait tout d’Anaïs, absolument tout, même ses papiers de chewing-gum, la boue sur ses chaussures et la pluie dégoulinant sur sa capuche. Elle était extraordinaire, magnifique, au-delà, une princesse, une princesse que, miraculeusement, il était apparemment le seul à voir. Ce miracle ne durerait pas, il en était conscient ; dès l’année prochaine au collège, les garçons allaient se ruer dessus. Mais pour l’instant elle était là, avec lui, et elle semblait l’aimer presque autant qu’il l’aimait, ce qui était un autre miracle, très temporaire lui aussi. Il y avait trois sortes d’êtres humains : les adultes, les enfants et Anaïs.
Anaïs s’arrêta devant les étalages de la fleuriste, posa son nez sur différents bouquets, sortit même une tige pour l’amener jusqu’à elle tandis qu’elle se redressait. Qui ferait ça ? pensait Gabriel subjugué. Qui saurait faire ça avec autant de grâce et de naturel ? Elle mit la rose sous son nez à lui, ce qui le chatouilla, et elle éclata de rire en reposant la fleur.
Elle était déjà 3 mètres devant lui, regardant d’autres vitrines à droite, les voitures sur le boulevard à gauche, gesticulant comme si elle vérifiait l’élasticité de son corps. Anaïs pouvait vous faire une roue, et même un saut périlleux arrière, comme ça, d’un coup sur le trottoir, sans prévenir, pour elle ce n’était pas plus difficile que de mettre un pied devant l’autre. Une fois, elle avait oublié qu’elle avait son sac accroché aux épaules, et, alors que ses jambes s’élevaient dans les airs, le sac était tombé sur sa tête, et elle s’était retrouvée à plat dos sur le boulevard. Gabriel avait cru sa dernière heure arrivée, sa dernière heure à lui, mais sa respiration était repartie quand, au lieu de voir Anaïs morte ou en pleurs, il l’avait vue en train de rire de sa chute, les bras en croix sur le trottoir et regardant le ciel au-dessus d’elle, comme si elle était aussi forte que l’infini et capable de le maintenir à distance. Elle avait tendu le bras à Gabriel et il l’avait relevée, il avait même récupéré son sac, et il s’était dit qu’il n’y avait rien de mieux dans la vie que d’aider Anaïs, être son chevalier servant. Quand il avait vu et entendu deux mamies les regarder avec admiration et murmurer « C’est beau, la jeunesse », il était le plus heureux des garçons de 10 ans, tous pays et toutes époques confondues.
Ils arrivèrent au premier carrefour, ce qui inquiétait toujours un peu Gabriel, car Anaïs semblait penser qu’il suffisait qu’elle avance pour que les voitures s’arrêtent ; normal, c’était une princesse. Pour le rassurer, elle lui montrait le petit bonhomme vert sous le feu, ce à quoi il rétorquait :
– Tu ne peux pas faire confiance aux feux ; tu dois aussi vérifier qu’il n’y a pas de voiture qui arrive à toute vitesse.
Elle entendait, ou pas, et slalomait entre les voitures comme si elle volait, Gabriel suivant assez lourdement quelques mètres derrière. Quelquefois elle s’arrêtait avant même d’être remontée sur le trottoir, et il devait la pousser tandis que les véhicules redémarraient. Elle s’arrêtait pour lui poser des questions, parce qu’elle aimait les réponses de Gabriel, qui, disait-elle, lui agrandissaient le cerveau.
– Eh, pourquoi Mme Cottier a dit qu’on devait faire des efforts pour le climat ? C’est quand même pas de ma faute s’il pleut, ou s’il pleut pas !
– Ça va t’étonner, mais elle n’a pas tout à fait tort.
– Explique.
– Tu sais combien on est d’habitants sur la terre ?
– 1 milliard ?
– 8. On est 8 milliards.
– Bon, d’accord, on est 8 milliards. Et ben justement : qu’est-ce que moi toute seule Anaïs je peux faire ?
– Si toi toute seule tu gaspilles moins d’eau, si toi toute seule tu jettes pas tes papiers par terre, si toi toute seule quand tu seras grande tu rejettes moins de gaz avec ta voiture ou ton chauffage, ça ne changera pas grand-chose, on est d’accord. Mais est-ce que tu es d’accord pour dire que si tous les habitants de la planète font un effort, les 8 milliards, ça changera quelque chose ?
– Ah ben là oui !
– Et est-ce que tu es d’accord pour dire que tu fais partie des 8 milliards ? Et donc que tu dois faire ta part toi aussi, sans quoi on n’y arrivera jamais ?
Anaïs s’arrêta de nouveau, se tourna et Gabriel lui rentra dedans :
– Tu m’as eue, là ! dit-elle en plantant son index sur son thorax.
– La maîtresse nous a invités à être responsables. Tu connais le mot ?
– Oui, mais moi je veux être libre ! Libre, libre, libre !
Et disant ceci elle sautait, tournait autour de lui, étendait ses bras et elle décollait de terre. Gabriel subjugué la regardait bouche bée. Il attendit qu’elle soit un peu calmée pour continuer son raisonnement :
– Si tu es libre sans être responsable, tu ne seras pas libre très longtemps et tu seras malheureuse.
– Et pourquoi ?
– Je vais te donner un exemple.
– J’adore tes exemples !
– Écoute. Si les gens en voiture conduisent en toute liberté, s’ils ne respectent ni les feux rouges ni les limitations de vitesse parce qu’ils veulent être libres, tu imagines le nombre d’accidents et de morts qu’il y aurait ?
– Je crois que je comprends, fit Anaïs en grimaçant et hochant la tête. Mais on peut quand même être un peu libres ?
– Bien sûr, et même on doit tout faire pour l’être. Si tu respectes le Code de la route et si tu fais attention à l’environnement autour de toi, ça ne gênera pas ta liberté, au contraire, ça permettra qu’elle dure plus longtemps et que plus de gens en profitent.
– D’accord.
Ils longeaient maintenant la place du théâtre, avec la grande halle au fond, qui servait pour le marché, les concerts et les rassemblements.
– La dernière fois que j’ai vu mon père, c’était ici, lâcha tout-à-trac Anaïs.
– Y’a longtemps ?
– Oh oui.
– Il parle plus à ta mère ?
– Il a une autre famille.
– Et il veut pas mélanger les deux ?
– Faut croire que non.
– Ça te rend triste ?
– Un peu. Surtout pendant les vacances. J’aime pas les vacances. On fait rien. Ma mère bosse et elle a pas de sous.
– J’aime pas les vacances non plus. Mais chez moi c’est le contraire, c’est tout mélangé.
– T’es une semaine chez ta mère une semaine chez ton père, je sais. Je préfère quand t’es chez ton père, comme ça on rentre ensemble vu qu’on est voisins.
– Oui, ça c’est bien. Mais ma mère vit maintenant avec un monsieur qui a un fils et une fille, et mon père vit avec une femme qui a deux fils.
– Tu les aimes pas ?
– Moyen.
– Et ton frère ?
– Ça va.
– Moi, mon frère il est en train de devenir voyou. Il fait que des conneries.
– Il a quel âge ?
– 15.
Ils étaient d’humeur plus sombre quand ils arrivèrent à la rue qui allait vers le fleuve. Mais Anaïs se mit à jouer au foot avec une canette de coca, et oublia vite son père inexistant, sa mère pauvre et son frère voyou. Elle conduisit son ballon de fer sur une dizaine de mètres puis shoota comme si elle arrivait devant le but. La cannette fut si bien propulsée qu’elle partit avec une bonne puissance, légèrement sur la gauche, et quitta donc le trottoir pour atteindre la chaussée où elle tapa contre la portière avant-droite d’une voiture, qui pila aussitôt. Un homme en descendit, qui se précipita devant eux. Un peu étonné peut-être par l’âge de ceux qu’il devait considérer comme des agresseurs, il sembla renoncer à utiliser les poings mais vociféra avec des mots et des mains fort proches des visages enfantins :
– Vous êtes inconscients ou quoi ?! Mais qu’est-ce que vous avez dans la tête ?! Vous auriez pu tuer quelqu’un !
Le cerveau rationnel de Gabriel vit tout de suite que celui de son interlocuteur ne l’était pas.
– Excusez-moi, dit-il. J’ai mal visé. Mais je n’aurais pas dû tirer dans cette canette c’est sûr.
– Non, c’est sûr, réfléchis un peu !
Anaïs se tortillait et se fermait carrément la bouche avec les mains pour se retenir de disculper Gabriel et dire à cet imbécile d’automobiliste qu’il était ridicule de se mettre dans cet état pour une malheureuse cannette qui avait vaguement touché sa bagnole. Alors qu’un bouchon se formait derrière la voiture arrêtée, le type passa une main sur sa portière avant droite :
– T’as de la chance qu’il n’y ait pas d’éraflure, sinon il aurait fallu appeler tes parents ! asséna-t-il en menaçant le garçon.
– Je m’excuse, répéta Gabriel. Pardon. Au revoir Monsieur.
Et les enfants continuèrent leur chemin, tandis que l’adulte remontait enfin dans sa voiture, non sans avoir envoyé du bras se faire foutre celles et ceux qui subissaient sa bêtise. Crétin jusqu’au bout, il ne put s’empêcher de faire crisser ses pneus, et c’est beaucoup trop vite qu’il déblaya la rue.
– Non mais quel con ! s’exclama Anaïs.
– Un conducteur, ajouta Gabriel en haussant les épaules.
Anaïs le saisit par le poignet.
– Eh ! T fou, toi ?!
– Quoi ?
– Tu t’es accusé et c’était pas toi !
– Qu’est-ce que ça change ?
Anaïs le tira sur le côté du trottoir pour l’obliger à t’arrêter.
– Non mais Gab : personne aurait fait ça. Personne ! Prendre exprès à la place de quelqu’un d’autre…
– C’est rien. Allez, viens.
– Attends.
Anaïs mit ses deux mains sur les épaules de Gabriel – ils avaient la même taille –, avança son visage et posa ses lèvres sur la joue droite de son héros. Celui-ci resta interdit un moment, et comprit aussitôt la chance qu’il avait eue que la canette touche la voiture d’un imbécile. Tandis qu’il restait groggy par ce baiser, Anaïs avait repris sa route, en courant cette fois, comme si elle voulait être la première à arriver au pont.
Quand elle y fut, elle fit ni une ni deux, posa d’abord les deux mains sur la rambarde, et d’une légère pression, se donna l’élan qu’il fallait pour amener ensuite les pieds sur la rambarde. Elle se redressa et se mit à marcher comme un funambule sur le parapet du pont, en écartant les bras pour garder son équilibre. Gabriel 10 mètres derrière crut encore une fois que son cœur allait s’arrêter ; cette fille allait le tuer pour de bon. Elle ne lui avait encore jamais fait ça. Elle était folle, totalement inconsciente. Comme pourrait-elle un jour être responsable ? Les voitures ralentissaient pour la regarder, certains automobilistes ouvraient leur fenêtre pour crier : « Descends, tu vas tomber ». Elle s’en fichait et mettait un pied devant l’autre, comme si c’était très facile. Avec la lumière orangée du soleil qui baissait à l’ouest – on était un 31 janvier –, Gabriel voyait Anaïs en contre-jour, et c’était comme si une silhouette gracieuse au possible, plus haute que les voitures, marchait au-dessus de l’eau avec les collines en fond, collines qu’elle pouvait traverser d’un claquement de doigt si ça lui chantait. C’était une fée, une magicienne, un être extraordinaire, et Gabriel frissonna en pensant qu’un jour il risquait d’être privé d’elle, il ne savait pas comment il allait pouvoir vivre si Anaïs n’était plus là pour donner le merveilleux qui manquait à sa vie si terne.
Elle sauta au bout du pont et l’attendit, effectuant quelques flexions et grands écarts, comme pour continuer à se chauffer les muscles.
– T’es folle, lui dit-il en arrivant à son niveau.
– T’as eu peur ?
– Oui.
– Ah ah ! Je suis contente !
– Tu te rends compte du risque que tu prends ?
– Y’a pas de risque. Si je sens que je perds l’équilibre, je saute sur le trottoir !
– Et si ton pied glisse du côté du vide ? Ton poids t’entraînera et tu ne pourras pas te rattraper.
– Mais si. Et puis c’est pas toi qui disais qu’il ne fallait pas surprotéger les enfants ?
– Ça ne veut pas dire leur laisser faire n’importe quoi. Responsable, tu te souviens ?
– Et libre ! Libre !
– Les deux.
Elle coupa court à la discussion en lui prenant la main, et il fut obligé de courir derrière elle, son sac de classe trop lourd et mal ficelé tapant sur son dos, tandis que celui d’Anaïs était imperceptible, comme un vêtement collé à la peau qui lui allait parfaitement. Ils descendirent sur le chemin qui avait été aménagé le long du fleuve, qu’ils allaient emprunter sur 400 mètres environ, et qu’ils quitteraient pour remonter sur l’avenue qui partait vers l’Est où ils habitaient tous les deux.
Anaïs attrapa un cailloux plat – alors qu’il n’y avait pas de cailloux ici, encore moins des plats ! – et le lança comme il se devait pour qu’il réalise un magnifique ricochet qui créa des étincelles scintillantes à la surface de l’eau.
Elle demanda soudain :
– T’es pas pressé d’avoir un portable, toi ?
– Bof… Pourquoi faire ?
– Ben là on aurait pu faire une photo par exemple !
– Est-ce qu’on a besoin d’une photo ? Tu as fait ton ricochet, je l’ai vu, sur le pont pareil. Ce qui compte c’est de faire ou de vivre quelque chose, pas de le stocker dans un téléphone.
Encore le cerveau de Gabriel, se dit Anaïs. Chaque fois il me montre les choses d’une manière à laquelle je n’avais pas pensé.
– Et tout ce qu’on peut voir ? On peut trouver tout ce qu’on veut avec un téléphone !
– T’es sûre que t’as envie de tout voir ?
– Ben oui ! Pas toi ?
– Je crois qu’il y a des choses que j’ai pas trop envie de découvrir.
– Comme quoi ?
– Les guerres. Les gens méchants. Ou bêtes. Et les gens tout nus.
– Les gens tout nus ?! Tu veux dire qui font golo-golo ?
– Euh, oui.
– T’es pas obligé de regarder ça.
– C’est vrai.
Les voitures roulaient au-dessus d’eux, et ils croisaient ou doublaient des piétons qui se promenaient à la tombée du soir.
– Tu sais, si nos parents avaient pas fait golo-golo on serait pas là, reprit Anaïs.
– Parle pas de ça, c’est dégoûtant.
– C’est pas dégoûtant !
– Pour moi, si. Quand on aime quelqu’un on lui fait pas ça.
– Mais c’est le contraire !
– Moi je pourrais jamais te faire ça. Parce que…
Gabriel ne put achever sa phrase. Anaïs s’arrêta, se retourna, et le regarda par en dessous avec un sourire en coin :
– Parce que quoi ?
– Arrête.
– Parce que quoi ?!
– Arrête je te dis !
Elle repartit en sautillant, elle avait l’air contente.
Ils passèrent cette fois sous un pont, moins large que le précédent.
– Dis, à ton avis, reprit Anaïs, je ferai quel métier quand je serai grande ?
– Tu crois pas plutôt que c’est à toi de choisir ?
– Mais je sais pas ! J’ai aucune idée. Je me disais coiffeuse peut-être…
– C’est que tu connais pas encore tous les métiers qui existent. Tu commenceras à y penser au collège, ou au lycée.
– De toute façon je m’en fiche !
– Non, tu dois pas t’en fiche. C’est important. Il faut faire des études.
– Des études ?
– Un métier, ça tombe pas du ciel.
– Mais c’est horrible ! Faut que je trouve un mari riche, alors. Comme ça je serai pas obligée de travailler.
– On ne travaille pas que pour l’argent.
– Ah bon ?
– On travaille pour ne pas s’ennuyer, pour rencontrer des gens, pour apporter ce qu’on sait faire. Et pour être libre, comme tu le souhaites.
Du Gabriel tout craché. Où est-ce qu’il allait chercher tout ça ?
– Toi, tu seras astronaute !
– Astronaute ? Et pourquoi ?
– Parce qu’il faut être très intelligent, et un peu dans la lune.
– Et ça sert à quoi un astronaute ?
– Ça sert que tu pourras nous transporter vers les nouvelles planètes où on va habiter.
– Tu crois qu’on habitera sur des autres planètes ?
– Rappelle-toi ce qu’a dit Mme Cottier.
– Elle a dit que des Américains croyaient que la terre ne pourrait bientôt plus nourrir tout le monde, surtout si on vit vieux, et que dans ce cas vivre dans l’espace pourrait être une solution. Mais c’est pas pour tout de suite. On sera morts avant.
– Mais moi je vais pas mourir !
Gabriel regarda sa princesse, et il se dit qu’en effet elle était bien capable de ne jamais mourir. Mais lui, comment allait-il pouvoir la garder ? Pourquoi avait-il si peur de la perdre ? Il enrageait de ne pas être plus insouciant.
Ils prirent la rampe de terre pour rejoindre l’avenue et le niveau des voitures. Il n’y avait pas encore trop de monde, mais déjà les premiers employés de bureau quittaient la ville pour rejoindre la périphérie.
Ils arrivèrent à la petite maison de Gabriel, coincée entre une station service et un supermarché.
– Tu m’invites ?
– Aujourd’hui je peux pas, tu sais bien. Y’a du monde…
– On s’en fiche.
– Mon père voudra pas.
– Tu vas faire quoi, là ?
– Ben, mes devoirs. Toi aussi j’espère…
– Oh ça m’étonnerait.
– Eh ?
Gabriel avait attrapé le bas du blouson d’Anaïs.
– Quoi ? demanda-t-elle.
– Fais attention. Ne fais pas n’importe quoi.
– T’inquiète.
– La vie, c’est pas une partie de rigolade.
– Oh je sais bien. Je rigole pas toujours, tu sais !
– Je voudrais pas qu’il t’arrive quelque chose. Je crois que je pourrais pas le supporter.
– C’est gentil.
– C’est vrai.
Elle exécuta encore quelques sauts et mouvements, circulaires, comme une parade pour lui dire au revoir.
– Fais attention en traversant.
– Le petit bonhomme vert…
– Le petit bonhomme vert, mais tu vérifies quand même que les voitures sont arrêtées.
– Oui, chef.
Elle fit un vague salut militaire et s’en fut ; comme par miracle le bonhomme était vert et les voitures s’étaient arrêtées. En montant les quelques marches qui menaient à la porte d’entrée de chez lui sans la perdre des yeux, Gabriel se demanda jusqu’à quand Anaïs arriverait à modeler le monde à sa guise.
vendredi 24 janvier 2025
Bill, Barack et W au Capitole
(environ 10 minutes de lecture)
– Holly shit !
– Incredible !
– He did it…
Dans cette rotonde du Capitole de Washington, lundi 20 janvier 2025, le 47e Président des États-Unis, qui fut aussi le 45e, venait de prêter serment, répétant les phrases énoncées par le Président de la Cour Suprême, Brett Kavanaugh.
– Eh, vous avez vu, guys ? chuchota Barack en poussant du coude ses deux comparses. Il a bien levé la main droite, mais il n’a pas posé la main gauche sur les deux bibles tenues par sa femme !
– Les Évangélistes ne vont pas être contents… rigola Bill.
– D’autant, renchérit W, qu’il vient de faire imprimer son propre livre, Bible God Bless The USA, qu’il vend pour pas moins de 60 $ !
– Ce type ne peut pas s’empêcher de mettre de l’argent partout…
– Parce qu’il en a.
– Oui, le mythe est total. Ce mec aurait été incapable de monter la moindre petite entreprise s’il était parti de rien. Il a vaguement fait fructifier les millions de son père.
– Il aurait dû être viré dix fois…
– You’re fired, son of a bitch !
– W, on ne dit pas fils de pute, on dit Président.
– Sorry.
Ils applaudirent parce que les autres applaudissaient. On était mieux que dehors, mais il ne faisait pas très chaud quand même, sous l’immense dôme circulaire, éclairé par le cercle des 36 fenêtres qui agrémentaient la coursive sur les hauteurs à la base de la coupole. Ce qui réchauffait un peu l’atmosphère minérale du lieu était les immenses tableaux habillant les murs, peintures évocatrices et pas si moches des grandes heures de la construction des United States.
– Dis Bill, tu m’embarrasses, confia Barack : Hillary est venue, alors que ce vieux salaud lui en a fait voir de toutes les couleurs pendant la campagne de 2016. Respect à elle. Mais moi je n’ai pas pu convaincre Michelle, rien à faire. Elle répète : « Donald Trump président des États-Unis d’Amérique, pour la 2e fois, non vraiment, il y a quelque chose qui ne va pas ». Elle est limite traumatisée.
– Tu la tiens pas, Mec, rétorqua Bill, je te l’ai dit !… Les féministes c’est comme les autres, ça se mate !
– Eh, pouffa W, si on vous entendait les mecs ! Deux anciens présidents démocrates… Ah je regrette de pas avoir allumé l’enregistreur de mon phone ! J’aurais eu de quoi faire du buzz.
– Tu as raison, W, il est désormais impossible de plaisanter. Les gens – pardon les réseaux – ne comprennent pas le second degré. Chaque mot peut-être transformé en arme contre celui qui les a prononcés dans un contexte et avec une intention bien précise. C’est peut-être ça, l’ère Trump : la bêtise et la méchanceté partout.
– Donald en est à la fois la cause et le symptôme.
– Exactly.
L’assistance semblait s’impatienter. Il y avait un léger flottement.
– J’espère qu’on va pas encore se payer un chanteur.
– T’as pas aimé le ténor ?
– A cappella j’ai du mal.
– C’est vrai que même Carrie Underwood, que j’adore, sans guitare violon et banjo, c’était pas vraiment ça.
– Je me demande si elle chantait pas faux.
– Ça l’empêche pas d’être gaulée, la petite. Oh putain de Dieu…
– Bill, Dieu je sais pas, mais George te regarde.
Ils levèrent un instant les yeux vers la statue de George Washington, à l’entrée de la rotonde. Bill se signa.
W reprit :
– Moi question musique, ce qui m’étonne, c’est qu’il ait invité à l’Arena, devant les 20 000 gogols qui l’acclament, et souvent diffusé leur chanson lors de ses meetings, les Village People. Quand même : Y.M.C.A., c’est un hymne gay !
– Tu crois quand même pas qu’il écoute les paroles ?
– Et qu’il les comprend ?!
– C’est vrai, pardon. Tiens, sur le sujet orientation sexuelle, je vous donne un scoop : il annoncera dans son discours une grande nouvelle : il n’y a que deux sexes. Le masculin et le féminin.
Barack ne put s’empêcher d’éclater de rire, ce qui lui valut quelques regards hostiles.
– Et comment tu sais ce qu’il va déclarer ?
– On a été président ou on l’a pas été ? Tu vas pas me dire que t’as pas tes informateurs toi aussi…
– Si ça se trouve on a les mêmes…
– Tous des traîtres.
Le discours eut lieu – le plus long depuis celui d’Herbert Hoover en 1929 – et ils durent se le taper. La lutte contre « l’establishment radical et corrompu » et la création du Département de l’Efficacité Gouvernementale – « S’il n’y avait pas ce salaud de Musk derrière ça, je lui donnerai pas tout à fait tort sur ce coup-là » –, l'expulsion des immigrants en situation irrégulière – « Au moins il nous fait plus chier avec son mur » –, la fin du Green New Deal et l’accent mis sur l’extraction pétrolière – « Drill, baby drill, non mais on rêve ! » –, la taxation des produits étrangers – « Au lieu de taxer nos citoyens pour enrichir d’autres pays, nous taxerons les pays étrangers pour enrichir nos citoyens » – les mythes américains de la frontière et de la conquête, « la révolution du bon sens »…
Il fallut encore applaudir.
– Donald n’a pas été trop décousu pour une fois.
– Ça avait même un certain souffle…
– Il n’a pas quitté le prompteur des yeux.
– Il sait lire ?
– Il a trouvé le moyen de remercier les communautés noires et hispaniques, et de glorifier le « Martin Luther King Day »… Lui !
– Il a osé se présenter comme « un faiseur de paix et un unificateur ».
– Et il veut se payer le Panama, le Canada et le Groenland !
– N’oubliez pas qu’il a « été sauvé par Dieu pour rendre sa grandeur à l’Amérique ».
Il y eut un mouvement, et la foule se replia à l’intérieur. W reprit la main de Laura et Bill le bras d’Hillary, tandis que Barack saluait quelques huiles. Protocole et sécurité obligent, ils se retrouvèrent encore tous les 3 devant le buffet, celui-là même où Forrest Gump avalait 15 Dr Pepper d’affilée et déclarait en arrivant devant le Président Kennedy qu’il avait envie de pisser.
– Bon, voilà, il l’est de nouveau, reprit W en levant son verre d’eau gazeuse à destination de Donald Trump dont il ne voyait que le dos à l’autre bout de la salle.
– Dieu sait où ce malade va nous emmener… concéda Bill en tendant sa coupe.
– Je n’ai pas oublié, W, dit Barack en plaçant une main sur l’épaule de son prédécesseur à la Maison Blanche, ta prise de position après l’assaut du Capitole et la contestation de la victoire de Joe en 2020. Parler de « spectacle écœurant » et de « république bananière », venant d’un Républicain comme toi, c’était courageux.
– Ce bon vieux Jimmy était encore avec nous à l’époque.
– Rest in Peace, cher planteur de cacahuètes.
– J’ai peur, mes amis, que nous ayons de nouveau à défendre la démocratie au cours des quatre années qui s’annoncent.
– Sûr. Joe sera là aussi. Où est-il, d’ailleurs ?
Ils cherchèrent du regard le président sur le départ, qui, selon la tradition, allait être emmené en hélicoptère une dernière fois depuis la pelouse de la Maison Blanche.
– Il n’a pas démérité.
– Il a même fait un super boulot. C’est l’inflation qui l’a perdu, et deux ou trois conneries woke, mais il a donné les bonnes directions, à l’intérieur comme à l’extérieur.
– Je regrette le retrait d’Afghanistan, affirma W. Il fallait bien en partir un jour, mais c’était trop tôt, pas assez préparé. On avait fait le meilleur boulot possible entre 2002 et 2020 – je pense que toutes les femmes afghanes en témoigneraient –, et c’est de nouveau l’obscurantisme le plus complet. Quelle tristesse…
– Ce sont aussi ses problèmes moteurs et cognitifs qui ont limité Joe. C’est déjà beau qu’il ait pu faire un mandat ; deux c’était impossible.
– On ne maîtrise pas tout…
– Presque rien.
Ils regardèrent un moment la foule, souriant sans relâche, car on les saluait à tout va, sans pour autant oser les approcher. Ils aperçurent Javier Milei, « el loco » qui était en train de réaliser un miracle économique et social en Argentine, la petite Italienne Georgia Meloni « qui n’est pas plus fasciste que je suis évangéliste » précisa Bill, Jeff Bezos – « Amazon comme asshole » –, et cet enculé de Zuckerberg, un méta-salopard celui-là, toujours à jouer les innocents, alors qu’il était le premier créateur du chaos.
– Il faudra que ces mecs rendent des comptes, un jour, lâcha Barack. Musk et Zuckerberg détruisent la société en toute impunité ; ce n’est plus possible.
– Dream, baby, dream…
Ils furent interrompus par diverses personnes et durent revenir à des propos plus officiels. Mais ils se retrouvèrent une dernière fois tous les 3, comme si la fonction suprême qu’ils avaient occupée, chacun deux fois de suite, les soudaient inexorablement.
– Toi W, si tu avais un regret au cours de tes deux mandats, ce serait lequel ? L’Irak ?
Les yeux du Texan s’immobilisèrent un instant, puis il répondit avec calme :
– Les horreurs que nous avons découvertes et subies en Irak, bien sûr que je les regrette. Mais je ne regrette pas l’intervention. Il fallait y aller. Rappelez-vous le contexte. Après le 11 septembre, les États-Unis devaient reprendre l’initiative. Certes, on traquait Ben Laden, on était en Afghanistan, mais ça ne suffisait pas. Si on ne faisait rien, d’une part c’est l’islamisme qui s’imposait, d’autre part on laissait la voie libre aux Russes et aux Chinois. En prouvant que les États-Unis pouvaient encore agir pour défendre la liberté, on montrait aux Arabes, aux Russes et aux Chinois qu’on était encore vivants et qu’ils ne détruiraient pas de sitôt nos valeurs et notre système d’échanges basé sur la liberté et la réciprocité. Cela n’a pas été sans douleurs, mais j’ai prolongé le système économique et politique mondial garantissant la paix et la prospérité de presque 10 années.
Un ange passa, qui s’en alla jusqu’aux mânes d’Abraham Lincoln, assis sur son fauteuil de pierre blanche avec ses jambes immenses à l’autre bout du National Mall.
– Toi, Bill ?
– Oh, je sais ce que vous avez en tête, bande de vieux cochons ! La pipe de Monika, ok. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Pour ce genre de trucs, il ne faut pas se faire prendre. Et je me suis fait prendre. J’ai pu m’en sortir parce que c’était avant les réseaux sociaux, avant l’hystérie généralisée. Aujourd’hui…
– Hillary a été très bien.
– C’est vrai. Mais ne crois pas que c’est une sainte de son côté…
– Oh ? Elle aussi ?
– Qu’est-ce que tu crois ? On est des êtres humains, tout simplement. Et quand on a tant de pouvoirs, tant de sollicitations, que t’as des journées de 15 heures de travail, par moment tu cèdes au désir. Un désir bien innocent, qui ne regarde que deux personnes consentantes. C’est incroyable qu’on ne reconnaisse pas ça.
– À côté de JFK, on est tous des enfants de chœur…
Barack refusa la seconde coupe qu’on lui proposait et déclara :
– Eh ben moi les gars, je n’ai rien à me reprocher…
– Même pas la non intervention en Syrie après l’usage des bombes chimiques par Assad ?
– On me l’aurait reprochée si je l’avais lancée…
– C’est vrai.
– Non, mon problème, c’est justement ça : j’ai pas été mauvais, mais j’ai pas été bon. J’ai été le premier nègre président, et je n’ai rien fait d’extraordinaire. Même la réforme du système de santé, je n’y suis pas arrivé. Et je n’ai pas amélioré la situation des Noirs et des Hispaniques en difficultés. Mon bilan est quasi nul. N’est pas Nelson Mandela qui veut…
– Ne sois pas si dur avec toi, Man. Tu as marqué ton époque. Et toi aussi tu as stabilisé les choses. Souvent, on est jugé à ce qu’on fait. Mais ce qui est le plus dur, ce pour quoi on devrait nous féliciter, c’est précisément quand il ne se passe pas grand-chose, quand les gens peuvent continuer à vivre et à travailler comme bon leur semble. Empêcher la guerre, civile et extérieure, maintenir le système économique et social en état de marche, c’est ça le boulot principal d’un président. Ni plus ni moins.
– Il est aussi là pour donner des impulsions, des directions…
– Oui, et il le fait, nous le faisons. Mais on ne peut pas, on ne doit pas, agir à la place des entreprises et de la société civile. Les individus doivent prendre leurs responsabilités.
Ils avaient adopté un ton plus grave. À ce moment-là, Donald Trump se tourna, les vit et pointa un doigt sur eux avec un sourire goguenard.
– Où va nous emmener ce trou du cul ? se demanda W à son tour.
Leurs regards se portèrent alors sur Melania, sculpturale dans son manteau bleu marine et son foulard blanc, yeux cachés par un chapeau à large bord, et Ivanka, en tailleur vert elle, un béret de côté sur la tête laissant voir à l’arrière ses cheveux ramenés dans un chignon style années 30. Le corps, le visage et la peau de ces femmes étaient exceptionnels.
– Il y a une chose, et même deux, qu’on ne peut pas reprocher à Donald, et qu’on peut même légitiment lui envier, répondit Bill. Son épouse et sa fille. Ces deux gonzesses sont rien moins que les plus belles femmes du monde. Merde alors ! Avec la gueule qu’il a, con comme il est, ce fils de pute a décroché deux fois le summum de la beauté en ce bas monde ! Ça énerve, quand même…
– Money, man, money…
– La money ne te fait ni une taille, ni des yeux, ni une bouche, ni des seins !
– Un peu quand même, si.
– N’empêche, ils ont raté leur baiser tout à l’heure, Mélania et lui. Il est pas arrivé à la toucher ! Le chapeau, peut-être…
À cet instant, ils virent le nouveau président se dégager un peu comme s’il voulait parler et demander un micro.
– Mon Dieu, il ne pas pas refaire un speech ?…
– Mégalo quand tu nous tiens…
– Il est temps qu’on se tire.
Ils s’accoladèrent.
– Porte-toi bien, W.
– Tant que je pourrais encore profiter d’un coucher de soleil au Texas, je n’irai pas trop mal. Salut Bill.
– Moi, tant que je pourrai me promener le long des berges de l’Arkansas à Little Rock, je ne me plaindrai pas. Salut Barack.
– Je retourne à Chicago. Je crois que je n’ai pas encore fini mon travail pour les jeunes de North Lawndale.
– N’en fais pas trop, mec. À l’impossible nul n’est tenu.
– Rappelle-toi ce que vient de dire le président : « En Amérique, l’impossible, c’est ce que nous faisons le mieux ».
– Je préfère Mark Twain : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ».
– God bless America.
– God bless you.
Et ils s’éclipsèrent juste au moment où le nouveau président commençait ses élucubrations.
vendredi 17 janvier 2025
Le bateau ivre… de l'Éducation Nationale
(environ 18 minutes de lecture)
Ce fut une expérience bouleversante. Une plongée dans l’absurde, le constat d’un gâchis, l’évidence d’une inadéquation. Cet espace-temps où se mêlèrent le comique et le pathétique, le difficilement faisable et l’impossible, était un lycée.
J’y étais entré dans le cadre d’un remplacement que j’avais accepté, afin de réduire le nombre de mes déplacements professionnels. Me rendre au travail tous les jours au même endroit me paraissait un bon moyen de souffler un peu. Le rectorat me sollicita d’abord pour 10 jours, qui furent prolongés de 20 jours supplémentaires, le prof malade que je remplaçais n’ayant pas repris son service, qui comprenait, en français, 2 classes de Secondes et 2 classes de Premières. Dès la rentrée d’après les vacances solaires, on me proposa d’autres remplacements, que je dus décliner, pour des raisons de santé. Peut-être aussi à cause des considérations ci-dessous.
Un combat déséquilibré
Le lycée, je connaissais un peu. J’avais été élève comme tout le monde, j’avais été parent d’élèves, j’avais été invité en cours d’histoire et de français après la publication de certains de mes livres, j’avais animé des ateliers d’écriture pour une classe. Mon père avait été professeur en lycée, et quelques ami.e.s enseignant.e.s me faisaient part de leurs joies et de leurs peines professionnelles. J’étais moi-même devenu prof, à 50 ans (j’en ai 59), j’avais donné des cours de culture générale dans des masters de droit public et une école d’ingénieurs, je continuais à en donner dans une prépa sciences-po.
L’enseignement me plaisait, surtout il me paraissait important. Plus que jamais. S’il y avait encore un moyen de conserver une humanité, je veux dire des individus avec un cœur et un cerveau, contrebalançant ceux qui avaient déjà basculé dans ce que j’appelle la post-humanité, c’était là que ça se jouait, dans les salles de classes au sein desquelles s’escrimaient des professeur.e.s, qui exerçaient le métier le plus important, et désormais un des plus difficiles du monde.
J’avais été frappé par le livre et le film de François Bégaudeau, Entre les murs, qui montrait avec talent l’énergie phénoménale qu’il fallait pour « tenir » une classe, pas seulement pour intéresser les élèves, mais surtout pour obtenir le silence et la concentration. Ces cours m’avaient fait l’effet d’un combat de boxe, mais un combat dans lequel un des deux protagonistes, le prof, n’a pas le droit de donner le moindre coup. Son seul objectif est d’encaisser sans tomber, d’esquiver, de relancer. Alors les élèves cognent, contre le prof, cognent, contre la matière ou le sujet, cognent, contre le fait de se retrouver en position d’élève. Et chaque heure de nouveaux élèves arrivent, nerveux, susceptibles, moitié lymphatiques moitié hyperactifs.
Bégaudeau, c’était en 2006, donc avant l’addiction aux écrans. Quand moi j’avais été ado, vingt-cinq ans plus tôt, c’était déjà difficile. Alors en 2025, avec toutes les saletés que leur envoyaient TikTok et des influenceurs nuisibles à longueur de journées via leurs écrans contaminés, enseigner, c’était quasi mission impossible.
Car un autre combat se jouait là : entre l’homme et la machine. Entre l’imperfection du prof et la puissance de l’algorithme, entre la recherche des mots et la déferlante des vidéos, entre l’âpre construction de la discussion et la facilité de consultation du smartphone. Le cerveau étant par nature paresseux, ces ados inclinaient tous vers la machine, reléguant l’enseignant à un bruit de fond, un passage obligé, le plus souvent supportable, sauf si on avait la loose et qu’on tombait sur un psychorigide. De toute façon, un prof ne faisait pas le poids et n’avait pas le moindre intérêt aux yeux des drogués aux smartphones.
J’entends déjà ceux qui rétorqueront : « Mais un cours n’est pas un combat, il ne faut pas le voir comme ça ». Ah ah ! Ceux-là confondent éthiques de conviction et de responsabilité, conditionnel et indicatif. Il ne devrait pas être un combat ; mais il l’est. C’est un combat pour faire gagner l’autre, les autres, mais c’est un combat. Si vous ne vous battez pas, c’est que vous avez renoncé à votre mission, et il ne vous reste plus beaucoup de temps à vivre.
« L’enseignement n’est pas un transfert de connaissances »
Le renoncement surgit dans un endroit où je n’aurais pas cru qu’il pût survenir. Cette phrase – « l’enseignement n’est pas un transfert de connaissances » – fut prononcée dans le cadre d’une journée de formation qui rassembla dans un bâtiment dûment estampillé aux trois couleurs de l’État tou.t.es les contractuel.le.s en lettres modernes de l’Académie. Je précise que les deux formatrices, enseignantes titulaires expérimentées encore en fonction, délivrèrent une prestation de qualité, montrant que précisément elles savaient transmettre, aux ados comme aux adultes.
Leur affirmation m’apparut à la fois révolutionnaire – à quoi sert l’école si ce n’est à transmettre des connaissances ? – et juste – l’évolution des cerveaux humains et le développement de l’intelligence artificielle (pour faire simple) montrent qu’en effet la mission de l’école doit être entièrement revue. Mais c’est le lieu et le moment qui me sidérèrent : alors que je constatais, comme tant d’autres, que l’Éducation Nationale allait dans le mur faute de savoir, et/ou de pouvoir (c’est l’objet de cette note), se remettre en cause, deux de ses éminentes représentantes, qui au quotidien s’escrimaient à nourrir les élèves de Ronsard, Voltaire et Rimbaud, quand ce n’était pas Aloysius Bertrand, l’Abbé Prévôt et Ionesco, tenaient des propos en décalage complet avec leurs pratiques. Car, suivant les programmes, en donnant à leurs élèves ces nourritures inadaptées, elle visaient bien à « transférer des connaissances », l’effectivité de ce transfert étant vérifiée tout au long de l’année par des devoirs et des contrôles, avant d’être validée par le bac, outil par excellence de contrôle du transfert des connaissances.
Les autres participant.e.s étaient sans doute plus habitué.e.s que moi à ce qui n’était peut-être qu’un élément supplémentaire de langue de bois, car je fus le seul à questionner l’assertion. On me répondit aimablement : « Il faut cependant être convaincu.e qu’on a quelque chose à leur apporter » ; « On doit apprendre à comprendre ; nous sommes des professeurs de compréhension ». J’étais trop « bleusaille » en lycée et en enseignement du français pour renchérir, mais je ne peux m’empêcher de penser que si on veut aider les élèves à comprendre – et à aller plus loin ensuite – il vaut mieux leur proposer des textes compréhensibles et qui aient du sens pour eux.
« En fait, ce qui est important, c’est l’implicite. L’interprétation ». L’autre formatrice avait ajouté cela pour m’aider à comprendre. L’implicite ? Nous serions donc des transmetteurs d’implicite ? On soumet aux élèves des textes imbitables pour qu’ils déduisent du magma qu’ils représentent pour eux une pensée, une règle, une vérité ? Je me dis alors que, quand Amaury, élève de 1ère STMG, lâcha, tandis que nous suions sur la rencontre de Manon Lescaut et du chevalier Des Grieux, « Monsieur, elle est kilométrée, Manon ! », il avait compris l’implicite.
« D’accord, répondis-je à la seconde formatrice, merci ». J’étais sonné. Ça commençait fort.
Émotions contradictoires
Je me colletai à la réalité de la salle de classe 5 X 18 heures. Outre le considérable travail de préparation que cela me demanda, car je partais de 0, aucune de ces 90 heures ne fut facile, chacune ou presque réservant son lot d’inattendus. Quand j’avais réussi à créer une dynamique, que nous avions travaillé dans des conditions à peu près acceptables, je pensais en traversant le parc dans lequel étaient plantés les 5 bâtiments de l’établissement : quel beau métier ! Ces jeunes méritent d’être aidés. Je crois que je suis à ma place et que je peux le faire.
Et puis l’heure d’après avec une autre classe, ou la fois suivante avec la même classe, l’ambiance changeait du tout au tout : il fallait en permanence sévir pour obtenir un semblant d’attention et/ou de silence, des élèves qui d’habitude participaient étaient fermé.e.s voire hostiles, rien ne les touchait et ne les intéressait. Dans ces cas-là, je marchais en sortant d’un pas lourd avec des pensées sombres : quel métier atroce ! Il est impossible de faire quoi que ce soit avec ces desperados. Rarement, je n’ai ressenti autant d’émotions contradictoires que pendant ces 5 semaines en lycée.
La raison est assez simple : non seulement « les clients » sont difficiles, mais en plus on nage en pleine absurdité. Le prof est aux prises avec des contraintes qu’il ne peut maîtriser, alors qu’on lui demande de maîtriser 30 boules de nerfs aux prises avec les mêmes contraintes. Je ne reviens pas ici sur la calamité que constituent les smartphones, sans doute le premier de tous les maux, j’en ai parlé par ailleurs (voir notamment https://desvies.art/2024/09/20/histoire-du-xxie-siecle-premiere-partie-2000-2024-naissance-de-la-post-humanite-chapitre-1-la-numerisation-du-monde/).
Je voudrais montrer l’absurdité du système sur trois points plus spécifiques à l’Éducation Nationale : les programmes de français, les rythmes scolaires, les règles du lycée.
Des programmes absurdes
Malgré les formatrices, les manuels et les collègues, j’eus beaucoup de mal à comprendre ce qui était attendu des élèves de Premières en fin d’année, qui est, en Français, celle du bac. Les élèves eux-mêmes n’en ont qu’une très vague idée. Il convient déjà de saisir que le programme est divisé en « objets d’études », au sein desquels le professeur doit choisir une « œuvre » qui doit être intégrée dans un « parcours » (plusieurs œuvres de siècles et de genres différents autour d’une même thématique), complété de « lectures commentées » (des extraits d’œuvres) et d’une « lecture cursive » (œuvre d’un siècle différent de l’œuvre étudiée). Relisez la phrase, que j’ai rédigée le plus simplement possible, vous allez vite voir la difficulté. J’ajoute qu’on parle aussi de « corpus », mot dont je connais bien sûr la définition ; mais je ne suis jamais arrivé à comprendre de quoi il s’agissait en l’espèce, et comment il s’intégrait dans (ou entre ?) les objets, les œuvres, les parcours et les lectures. C’est peu glorieux j’en conviens, excusez-moi. Si vous abandonnez la lecture de mon texte ici, je ne vous en voudrai pas.
Ça, c’est le cadre. Je ne vais pas détailler le fond, mais juste vous indiquer le contenu des objets d’études de Français, pour que vous admiriez leur adéquation avec les besoins et aspirations d’un ado de 2025. En Première, les quatre objets d’études sont : La littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle, Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle, La poésie du XIXe au XXIe siècle, Le théâtre du XVIIe au XXIe siècle. Facile, adapté, cohérent. Ne vous laissez pas abuser par le XXIe qui borne 3 de ces 4 objets d’études, et qui pourrait laisser croire à un effort de modernité dans cet effrayant passéisme, limite nationaliste car exclusivement consacré aux auteurs francophones : s’il y a un siècle qui passe à l’as, faute de temps, c’est bien celui qui concerne les jeunes, sauf à travers quelques auteurs tendance on ne sait pas trop pourquoi, comme Philippe Jaccottet (1925-2021), dont on étudie L’effraie, recueil de poèmes en vers libres, contenant Portovenere, Agrigente, Les eaux et les forêts, subdivisée en I, II, III et IV, et des vers comme « Tu es ici, l’oiseau du vent tournoie » (pardon Philippe, ce n’est pas de vous que je me moque, mais de ce que l’on fait de vos textes, infligés à des élèves dans des conditions où il est impossible qu’ils les apprécient).
Tout bleu que j’étais, une contradiction m’apparut entre l’ambition folle de ce programme et le renoncement à la transmission : s’il ne s’agit plus de transférer des connaissances, pourquoi embêter les Secondes avec Le melon de Saint-Amand (1634) et les Premières avec Le mimosa de Francis Ponge (1952) ?
Le pire est à venir. Malgré la complexité des constructions à élaborer pour faire coïncider objets, parcours, œuvres et lectures (et corpus ?), cela vaudrait le coup d'essayer si l’on essayait de savourer les textes issus de ces croisements. Mais le but n’est pas là. Il ne s’agit pas de prendre plaisir à lire, mais d’analyser, de disséquer, de chercher la petite bête. C’est un peu comme si on proposait aux élèves un gâteau, non pas pour le déguster, mais pour le casser, afin d’essayer de découvrir les ingrédients, leur nature, leur teneur, leurs proportions, leur cuisson. Donc ils goûtent d’abord la farine, ensuite les œufs, ensuite la levure, ensuite le sucre, ils recommencent, doivent varier les combinaisons… Et comme c’est ainsi immangeable, ils vomissent.
Je n’invente rien. À l’oral, le jeune ou la jeunette de 16 ans doit produire l’analyse linéaire d’un texte (ligne par ligne), en spécifiant tous les « procédés » utilisés par l’auteur.e (à qui l’on prête une fois sur deux des intentions qu’il n’avait pas, mais c’est un autre débat). Les ados sont notamment tenus de faire ressortir le paratexte, l’énonciation, la composition, le lexique, la grammaire. Ils ont intérêt à savoir ce qu’est une anaphore, une prolepse, un chiasme et un zeugma, à ne pas oublier de mentionner une assonance et une allitération, à trouver la proposition subordonnée conjonctive circonstancielle de condition qui se cache dans la page. Ils disposent certes d’une demi-heure de préparation et ont vu en cours les deux textes sur lesquels ils sont interrogés (un choisi par l’examinatrice dans la liste présentée, un choisi par eux). Mais il est fort à parier qu’après un pareil traitement ils seront dégoûtés pour longtemps, si ce n’est à jamais, de tout ce qui ressemble à de la littérature.
L’épreuve écrite est un peu moins destructrice. Il y a des petites différences selon les types de Premières, mais elle consistait pour mes ouailles en, au choix, un commentaire de texte (pour lequel on retrouve les mêmes exigences qu’à l’oral) ou une contraction de texte (résumé) suivie d’un essai, ce qui laisse un peu plus place d’une part à l’appréciation d’un écrit dans sa globalité (contraction) et à la réflexion personnelle (essai).
Le plus affligeant est que ces programmes et ces modalités n’ont quasiment pas évolué depuis le temps où j’étais élève de Première, c’est-à-dire il y a 45 ans. Et déjà ils étaient aberrants. Aujourd’hui, alors que la société a tellement changé, ils le sont davantage encore.
Des rythmes absurdes
Je distinguerai ici les cours, les journées, les semaines, l’année.
Cette question de l’absurdité du rythme des cours, elle m’est apparue lors du remplacement, pas quand j’étais élève, parce que je n’avais pas la conscience pour ça, et pas dans mes précédents ou autres enseignements, car mes cours dans le supérieur sont programmés sur des plages de 2, 3 ou 4 heures.
Au lycée en 2024-2025, je réalisai que, comme il fallait bien quinze minutes pour que les élèves oublient un peu l’avant, l’après et l’a-côté – quand on y parvenait – et qu’ils anticipaient souvent la fin du cours cinq ou dix minutes avant l’heure effective – quand ce n’était pas quinze –, à peine avions-nous réussi à entrer dans un sujet, à nous concentrer un peu sur les stances de Rodrigue ou sur l’incipit de L’Éducation sentimentale (les pauvres…), la cloche sonnait et le maigre acquis s’envolait aussitôt, dans un fracas de chaises déplacées, de bousculades, d’interpellations et de consultations de smartphones.
Au cours d’après en maths, en sciences de la vie ou en histoire, le même fractionnement se reproduisait. Les élèves passaient ainsi leur journée à se déplacer de salle en salle, arrivant toujours bourrés d’émotions, d’excitations et d’addictions, si bien qu’ils savaient à peine où ils se trouvaient, se laissant porter par la vague, l’habitude, ou les indications de leur espace numérique de travail. Il est bien sûr très difficile dans ces conditions de retenir quelque chose d’un cours, même l’essentiel.
Avec entre 28 et 32 heures de cours par semaine, ils leur arrivaient d’avoir des journées de 6 ou 7 heures, et donc 6 ou 7 cours différents dans la journée. Loin de moi la volonté de dire que l’on travaille trop dans notre bon pays. Mais pour un jeune de 16 ans, chauffé à blanc par 1200 autres jeunes autour de lui et 1200 stimulations des réseaux diaboliques, c’est trop. Il n’est pas en condition d’assimiler ce qu’il entend, ce qu’il fait. J’ai bien noté qu’il ne fallait pas chercher à lui transmettre des connaissances, mais même s’il ne s’agit que de le faire lire, discuter, écrire, écouter, 30 heures par semaine, c’est trop.
Ce bourrage des jours et des semaines est d’autant plus absurde que les vacances sont trop longues. C’était évident depuis longtemps, mais plusieurs études sérieuses l’ont démontré récemment. 2 semaines à la Toussaint, 2 semaines à Noël, 2 semaines en février, 2 semaines à Pâques, 9 semaines en été : cela fait 17 semaines de vacances. Sans compter 1 de plus liée aux jours fériés. Comme celles de la journée, ces ruptures dans l’année cassent la concentration, compliquent la mémorisation, empêchent la progression.
J’ajoute que, lorsque leurs cours commencent à 8 heures, nombre d’élèves doivent se lever à 6 heures, si ce n’est 5 h 30, pour aller prendre le car de ramassage scolaire. Ils sont ainsi très nombreux en manque de sommeil, ce qui aggrave encore la situation.
Des règles absurdes
Dernière série d’absurdités rencontrées au cours de ces 5 semaines bouleversantes : les règles auxquelles sont soumis, ou non soumis, les élèves.
Comme je ne vis aucun livre au cours des premières séances, je posai la question. J’appris qu’ils avaient tous un manuel, que celui-ci était chez eux, qu’ils ne l’ouvraient jamais et qu’ils ne l’apportaient jamais.
– Il sert à quoi ? demandai-je.
30 voix répondirent gaiement :
– À rien !
Peut-être, me dis-je, sont-ils passés au dématérialisé. Mais je ne vis pas plus d’ordinateurs ou de tablettes sur les tables que de livres (il me semblait que de nombreux Conseils Départementaux fournissaient les élèves de collèges en tablettes, et que les Conseils Régionaux faisaient de même pour les élèves de lycée, mais visiblement ce n’était pas le cas partout). Une collègue à qui je m’ouvris de cette incongruité m’apprit que, à part exceptions, ils étaient ignares en informatique. Parfaitement à l’aise pour récupérer ou transférer une vidéo sur un réseau, ils ne maitrisaient aucun logiciel de bureautique et tapaient sur un clavier azerty comme des petits vieux en situation d’illectronisme.
Ils écrivaient donc sur du papier. Le prof que je remplaçai, me dirent-ils (mon prédécesseur n’avait pas répondu aux messages que je lui avais envoyés pour tenter de me mettre en phase avec son travail), leur avait conseillé d’utiliser un classeur plutôt que des cahiers, mais ne leur avait pas donné de consignes particulières pour organiser ce classeur. Du coup… Si la majorité, me sembla-t-il, avait fait l’effort de trouver un classement à peu près cohérent (cours, méthodo, exercices, ressources…), certains élèves venaient parfois en cours avec quelques feuilles, volantes ou dans une pochette, d’autres venaient sans rien.
Ils comptaient sur les photocopies que donnaient les enseignants, et là aussi je me rendis compte que l’école française n’était pas vraiment à la pointe : le nombre de photocopies distribuées était colossal. En 2024-2025. Moi qui avais quelques scrupules à utiliser la carte qu’on m’avait confiée pour accéder aux photocopieuses (énormes, nombreuses et en parfait état), je voyais des collègues imprimer à tour de bras… des connaissances qu’on avait pourtant renoncer à transférer.
En matière de discipline, on n’était pas à une contradiction près non plus. Au préalable, je rappelle que tout espoir de respect automatique du maître est à bannir, au risque de graves désillusions. Ce temps est révolu, sauf peut-être en primaire, et encore. Dans un combat, il faut s’imposer. Je ne sais pas si l’autorité naturelle existe, mais là aussi, ça ne fonctionne plus guère devant des ados gavés à la dérision (talk-shows), au relativisme (réseaux) et à l’humiliation (Hanouna et autres calamités du même tonneau). Il faut donc frapper, pas fort mais nettement, et vite. Soit dès le premier cours, le deuxième à la rigueur.
Comme je n’étais que remplaçant, j’ai temporisé. C’est-à-dire que j’ai attendu 4 cours pour coller un élève intenable, et que je n’ai enlevé que 10 points à celui que je pris en train de copier sur son iPhone lors de l’évaluation de fin de trimestre. Je payai cher ces faiblesses, et ne parvins jamais à obtenir le silence nécessaire à un travail dans de bonnes conditions, alors que j’y étais toujours arrivé par ailleurs.
Les heures de colle – on dit retenue – sont tout à fait dérisoires, archaïques, j’en suis convaincu. Mais je m’aperçus – grâce au fil de discussion ouvert sur Pronote pour chaque classe – que c’était quasiment la seule arme à disposition des professeur.e.s et la seule arme utilisée (avec un système de gradation, avertissement, 2 heures, 4 heures). Envoyer un élève chez le proviseur ou le conseiller principal d’éducation ne servait à rien (sauf en cas d’acte grave), et cela aurait condamné ces deux professionnels à passer leur temps à recevoir des élèves.
Il faut dire que la pression morale – si tu ne travailles pas tu n’auras pas ton bac – n’a plus l’effet qu’elle pouvait avoir auparavant, si elle en a jamais eu, sur les élèves indisciplinés. D’une part parce qu’ils savent qu’il y a de bonnes chances qu’ils obtiennent leur bac même en ne travaillant pas en cours, d’autre part parce que les plus récalcitrants ne se projettent pas dans l’avenir. Le nihilisme qui a touché toutes les jeunesses de tous les temps existe encore.
La condition qui me parait déterminante pour la discipline des élèves, c’est l’attitude générale de la direction de l’établissement. On voit tout de suite quand on arrive dans un lycée si l’endroit est tenu ou pas : les élèves se lèvent-ils quand l’adulte entre en classe ? Disent-ils bonjour et au revoir ? Se taisent-ils quand on le leur ordonne ? Rectifient-ils leur position ou leur démarche à l’approche d’un enseignant ? On voit à quelques détails si la direction a su imposer un minimum de respect dans l’établissement. On distingue aussi les établissements dans lesquels l’équipe pédagogique est unie, et si un enseignant est soutenu par le conseiller principal d’éducation, la proviseure adjointe et le proviseur quand il rencontre un problème de discipline. Je dirais que cela m’a semblé être plutôt le cas dans mon lycée en fin d’année.
Suggestions (qui déplairont aux syndicats, aux parents, aux médias, aux politiques…)
Il me paraît logique de terminer mon propos en formulant quelques suggestions. Non pas dans un quelconque espoir de prise en compte, bien sûr. Mais par honnêteté intellectuelle, pour la cohérence de la réflexion et le respect des lecteurs.
À partir des quelques éléments de constat rappelés ci-dessus, je proposerais, si j’avais voix au chapitre, les aménagements suivants :
– des cours de 2 heures, un le matin de 9 h 30 à 11 h 30, un l’après-midi de 13 h 30 à 15 h 30 ;
– donc des journées de 4 heures de cours, les lundi, mardi, jeudi et vendredi, de 2 heures le mercredi matin, soit 18 heures de cours par semaine en lycée (option possible de 2 heures supplémentaires le mercredi après-midi) ;
– la suppression de 5 semaines de vacances, en réduisant les petites vacances (Toussaint, Noël, Février, Pâques) et les grandes vacances (été) d’une semaine. On passerait ainsi de 17 semaines à 12 semaines de vacances, soit une moyenne de 1 semaine de vacances par mois. Pour les enseignant.e.s, ces 5 semaines de vacances en moins seraient compensées par une augmentation de salaire ;
– l’interdiction des smartphones au lycée, afin que le temps d’école soit un temps d’échange avec les autres (élèves et enseignants), avec soi-même, avec le silence, qui permette une immersion dans les matières et les programmes étudiés, sans parasitages. À l’entrée de l’établissement, près des portiques, chaque élève bénéficierait d’une mini-consigne, accessible avec sa carte, dans lequel il rangerait son smartphone avant de pénétrer dans l’établissement, le passage dans le portique vérifiant cette absence de smartphone ;
– une refonte complète des programmes de français, impliquant la suppression du théâtre, de la poésie, du roman avant le XIXe siècle, et le remplacement par des études, non linéaires, de textes faisant la part belle à la culture générale et aux questions contemporaines, via la fiction et la non-fiction, en partant de ce que les élèves connaissent pour approfondir et élargir progressivement vers ce qu’ils ne connaissent pas (soit l’inverse de la démarche actuelle) ;
– l’utilisation systématique, à partir de la Seconde, d’un ordinateur portable, avec formation d’une semaine au traitement de texte, au classement, à l’accès aux ressources (les aider à identifier les sources fiables est une urgence absolue). Le wifi en salle de classe serait accessible aux moments choisis par le professeur (les élèves n’ayant pas de smartphones en leur possession, le bluetooth serait inopérant).
Il y aurait beaucoup d’autres choses à revoir, bien sûr. Mais si on adoptait déjà ces six mesures, on donnerait une chance à l’Éducation Nationale de continuer à remplir sa mission fondamentale. Si l’on perdure dans les absurdités actuelles, de plus en plus de personnes – enseignants, élèves et parents – se détourneront d’elle et chercheront ailleurs les moyens de se former et de gagner leur vie. Qui sait si l’on ne verra pas bientôt des entreprises ou des groupes financiers recruter des jeunes dès le plus jeune âge pour les former, moyennant rémunération, aux métiers de demain ? On irait encore plus loin dans le corporatisme, la sélection par l’argent et on risquerait l’embrigadement des enfants.
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En plus de ces réflexions, je garderai de mon séjour en absurdie les visages, les voix, les sourires et les gestes d’Ahmad, Érina, Chiara, Elyès, Andréa, Molly et quelques-un.e.s encore. Même si certain.e.s m’ont plus marqué que d’autres – comment pourrait-il en être autrement ? –, je n’ai jamais oublié que tous ces élèves, même les plus difficiles, sont des enfants qui arrivent à l’école avec parfois de lourdes charges, ou au contraire une absence angoissante de repères, et qu’ils méritent chacun notre plus grande attention et nos efforts maximaux. Je garderai pour moi quelques paroles de reconnaissance éperdue, qui m’aident à considérer que je n’ai pas été tout à fait inutile à ces jeunes.
Je pense enfin à celles et ceux qui continuent ce métier impossible, magnifique et indispensable. Il faut les aider en revoyant les programmes, les rythmes et les règles. Nous sommes tous concernés. Une société qui ne parvient pas à éveiller ses jeunes aux réalités du monde et à l’altruisme se prépare un sombre destin.
vendredi 10 janvier 2025
Composition sur les corps
(environ 3 minutes de lecture)
En début d’année passée, je vous avais proposé une Variation sur les cons et une Digression sur les culs. Je complète aujourd’hui avec une Composition sur les corps, écrite dans le même style.
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On oppose souvent le corps et l’esprit, à tort selon moi, car le cortex fait partie du corps. Plutôt que de corps et âme, on devrait donc parler de corps-à-corps ; et revoir le corpus.
Tout est corporel, nous le savons bien, de la cornée aux cors-aux-pieds, en passant par les coronaires.
Le corps sain n’est ni corpulent, ni biscornu ; il est cordial. Et raccord, plus ou moins : plus, c’est le corps sage, moins, c’est le corps sot. S’il est incorrect, s’il s’agite à cor et à cri, s’il écorche ses coreligionnaires, le corps ira en correctionnel.
Même grand, il se peut que le corps soit malade ; les organes se corrodent et il devient corrosif. Le corps n’échappe ni aux carences, comme le scorbut, ni au virus, comme le corona, peu sensible aux anticorps. La cortisone et les corticoïdes le soulagent un temps, mais le cornaquent dans la dépendance. Surtout quand le cordage vieillit. Il n’y a que le repos, alors, pour éviter les cormorans ; chut, le corps y dort.
On classe parfois les corps par catégories : le corps est médical, diplomatique, électoral, les corps sont d’armée ou de métiers, et les grands corps de l’État. Sans oublier les corporations, qui souvent s’encordent avec la corruption. Je préfère les individualités : Coralie, Corinne, à la rigueur Corentin. Et je deviendrais fou sans les descendants de Corneille. Mais rien de mieux qu’une Corona avec une choriste sur une corniche de Corinthe.
En Espagne, à Cordoue (Cordoba), on trouve le corazon et les corognes. Au Nord, c’était les corons ; en Cornouailles, le corned-beef. Ailleurs aussi, à Cordouan, dans le Vercors ou dans les Corbières, le corps naît. Et que ce soit en Corrèze, en Corse – Cocorico – ou en Corée, le corps sait.
Les plus agréables des corps, bien sûr, sont les corps beaux, et mieux encore les corps dons. Parmi ceux-ci, il y a le cor de basse et le cor de chasse, le corail et la corolle, ces créations au cordeau. Magnifiques aussi sont les chorégies, quasi égales des coryphées, qui chantent les correspondances entre Dieu et les hommes. Plus prosaïques, mais non moins délicieux, les corn flakes, la chicorée, la coriandre (et les cordons bleus, pour ceux qui aiment). L’homme, certes, craque pour les corps nichons, qui sont ses cornes d’Abondance.
Parfois les corps se battent, pour des histoires de Coran, de corsaires, de score, ou de décor. Ils sont en désaccord, frappent en corner, et c’est la corrida. Certains refusent d’être corvéables, d’entrer dans le cortège. Ils ne veulent pas être corps rompus, ils ne supportent pas les Corléone. Refusant d’être encornés dans un corral, ils se regroupent en corps francs, accordent leurs forces et infligent aux cornards la correction méritée.
Un rien peut désaccorder les corps. Par exemple, la licorne est sympathique, le bicorne moins ; la Corvette est une voiture synonyme de liberté, la cornette de la sœur des Cordeliers en revanche… L’habit ne fait pas le moine, oui, pourtant le corps corrobore. Ou édulcore. Ou incorpore. Quelques incorrigibles ne veulent pas jouer corporate. La pécore picore, le corniaud écornifle… On ne peut les mettre à la corbeille et l’on ne sait comment escorter ces coriaces.
Aurai-je le temps de corriger encore ? Moi qui me suis jeté à corps perdu dans les corrélations, j’en ai agencé des mots, j’ai même battu des records ! Mais quand viendra l’heure de ma mort, il n’y aura pas le quorum à mon enterrement, personne pour crier « encore, encore ». Normal : j’ai disparu dès 30 ans pour m’adonner aux concordances.
Qu’on me trouve un arbre, cornouiller ou autre, et que vienne à l’occasion une guitare ou une cornemuse. Et puis, qu’on me laisse m’accorder à ma manière avec les corps célestes.
vendredi 3 janvier 2025
Flocon magique
(environ 2 minutes de lecture)
La neige commençait à recouvrir la pelouse, les thuyas, le figuier. Comme elle était rare, je ne me lassais pas de la contempler depuis la fenêtre de mon bureau, de plain-pied sur le jardin. Ce moment de la chute arrêtait le temps. Sous la pureté des flocons, les mouvements des hommes devenaient incongrus. La neige en plus étouffait les sons, adoucissait les bruits. Quand elle se mettait à tomber, le monde disparaissait, un autre apparaissait.
À cet instant, la femme que je n'attendais plus a surgi. Et je ne peux m’empêcher de rapprocher les deux phénomènes. En conscience ou pas, elle a profité de la transformation de la nature pour modifier l’état de deux individus. Parce qu’elle venait du portillon qui donne sur la rue, elle est arrivée dans l’encadrement de la fenêtre par la droite. Comme je ne regardais pas l’écran de mon iMac mais la neige, je l’ai vue tout de suite. Du moins j’ai vu d’abord une forme, ensuite une fée, blanches, avant que mon cerveau tire une conclusion sensée de ces éléments.
Elle s’est tournée vers moi. Au milieu du blanc de la neige, du blanc de son bonnet, du blanc des barreaux de la fenêtre, son visage rose et ses yeux bleus se détachaient. Des mèches blondes coulaient devant ses oreilles. Un ange s'était posé devant moi.
C’était une fille que j’avais courtisée sans succès. Cela n’avait pas été facile pour moi, ce n’était jamais venu tout seul, mais jusqu’à peu j’avais réussi à vivre au moins une belle histoire chaque année. Désormais, je traversais un désert sans fin, j’étais devenu invisible. Pourtant, je n’avais jamais cessé de lancer des bouteilles à la mer, c’est-à-dire des mots, des messages, des sourires, des invitations… Parce que j’y croyais. Parce que je me disais qu’un jour ça marcherait. À force. C’était mathématique. Une belle aurait besoin de moi, envie peut-être, et me remarquerait, ou se souviendrait.
Il a fallu 6 ans. 2190 jours, et puis ce jour est arrivé : une femme qui me plaisait a débarqué chez moi.
Elle est restée. Pendant deux ans. Qui sont passés à toute vitesse. Je donnerais ma vie pour ces deux années. Voici ce qu’elle m’a dit lorsque, me levant à son apparition, je suis sorti et que nous nous sommes retrouvés devant la porte d’entrée :
– Il ne me reste plus beaucoup de temps. Si tu es d’accord, je veux terminer ma vie avec un homme bien. Pour une fois. J’ai toujours été attirée par des connards et des mauvais garçons. Je ne sais pas si je le regrette, c’est ainsi. Maintenant, c’est avec toi que je veux être. Tu sauras m’aimer et je crois que je saurai aussi.
Elle m’a rendu heureux, je l’ai rendue heureuse. Elle m’a même répété :
– J’aurais dû être malade plus tôt.
Ce ne sont ni la santé ni la durée qui garantissent le bonheur.